Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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vendredi 3 mars 2006

vendredi 3 mars 2006

La cour de cassation promulgue la loi DADVSI

La cour de cassation vient de jeter un pavé dans la marre en cassant l'arrêt rendu le 22 avril 2005 par la cour d'appel de Paris dans l'affaire dite "Mullholland Drive". Et cet arrêt contient, caché dans un recoin, un bout de phrase qui fera sûrement gloser des juristes des pages et des pages, et qui a donc tout naturellement échappé à la presse grand public.

Re-situons le débat.

L'acquéreur d'un DVD du film de David Lynch Mullholland Drive fut pris au dépourvu quand, voulant effectuer une copie de sauvegarde dudit DVD en fut empêché par un dispositif anti-copie rendant la partie numérique de l'oeuvre aussi inaccessible que l'était déjà sa partie visuelle. Fort marri, il alla crier son ire chez UFC-Que Choisir ? qui lui fit bon accueil et les compères décidèrent de concert d'aller chanter pouille en justice contre le producteur, l'editeur et le diffuseur de l'oeuvre pour atteinte au droit à la copie privée.

Le tribunal de grande instance de Paris les débouta de leurs prétentions le 30 avril 2004, les condamnant en outre à 8000 euros de frais de justice.

Ni une ni deux, les plaideurs portèrent leur querelle devant la cour d'appel, espérant trouver Quai des Orfèvres les cinéphiles qui leur firent défaut Boulevard du Palais.

Grand bien leur fit, car la 4e chambre de la cour, le 22 avril 2005[1] réduisit à néant ledit jugement, accueilli à bras ouvert la demande de notre cinéphile informaticien évincé et lui accorda 150 euros de dommages intérêts, 30000 à UFC et 1500 euros de frais de procédure. Surtout, la cour, emporté par son amour du 7e art, et préférant peut être Apollon à Thémis, fit interdiction au producteur et à l'éditeur du film d'apposer quelque dispositif anti-copie que ce soit sur leurs DVD. Les déboutés invoquèrent alors Mars et partirent en guerre contre cet arrêt du côté du Quai de l'Horloge.

Très grand bien leur fit car les Conseillers de la première chambre civile [2] firent choir la foudre de Zeus sur l'arrêt rendu de l'autre côté de l'Île de la Cité.

Et cet arrêt, en la forme, a de quoi retenir immédiatement l'attention des juristes : il est court, ne cite pas le pourvoi, commence par un visa suivi d'un chapeau et casse l'arrêt qu'il examine : ce sont tous les indices des arrêts de principe destinés à marquer pour longtemps la jurisprudence de la cour.

Descendons de l'Olympe du droit et soyons le Prométhée de la procédure :

La cour rappelle à titre de prolégomène les faits :

Attendu que, se plaignant de ne pouvoir réaliser une copie du DVD “Mulholland Drive”, produit par les Films Alain Sarde, édité par la société Studio canal et diffusé par la société Universal Pictures vidéo France, rendue matériellement impossible en raison de mesures techniques de protection insérées dans le support, et prétendant que de telles mesures porteraient atteinte au droit de copie privée reconnu à l’usager par les articles L. 122-5 et L. 211-3 du Code de la propriété intellectuelle, M. X... et l’Union fédérale des consommateurs UFC Que choisir ont agi à l'encontre de ceux-ci pour leur voir interdire l’utilisation de telles mesures et la commercialisation des DVD ainsi protégés, leur demandant paiement, le premier, de la somme de 150 euros en réparation de son préjudice, la seconde, de celle de 30 000 euros du fait de l’atteinte portée à l’intérêt collectif des consommateurs ; que le Syndicat de l’édition vidéo est intervenu à l’instance aux côtés des défendeurs ;

Puis vient le visa.

Le visa est la liste des textes de loi que la cour va interpréter. Rappelons que la cour de cassation a comme mission première d'unifier l'interprétation de la loi ; ce visa indique donc expressément que c'est sous cette aune que devra désormais être mesuré l'article concerné.

Ce visa, le voici :

Vu les articles L. 122-5 et L. 211-3 du Code de la propriété intellectuelle, interprétés à la lumière des dispositions de la directive n° 2001/29/CE du 22 mai 2001 sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information, ensemble l’article 9.2 de la convention de Berne ;

Tiens, tiens ? Ca ne vous dit rien ? La directive citée est précisément celle dont la transposition est en cours avec le projet de loi DADVSI. La cour de cassation va interpréter le code de la propriété intellectuelle en tenant compte de cette directive alors même que la loi de transposition n'est pas adoptée. Je n'oserais affirmer que c'est une première, mais je le crois ; en tout cas c'est une évolution notable (Monsieur le Professeur Rolin, pouvez vous éclairer ma lanterne, car jouer les Prométhée sans feu m'est insupportable). [Mise à jour : Paxatagore, Nemesis de mes erreurs, apporte des précisions fort utiles sur son blog et en commentaires. La cour de cassation a déjà interprété des textes internes à la lumière d'une directive européenne en voie de transcription. Il n'y a pas nouveauté ici, à ceci près que la copie privée fait partie de la marge de manoeuvre laissée aux Etats et que le projet de loi en discussion la protège. La cour de cassation ne se contente pas d'appliquer la partie de la directive qui est claire et ne laisse aucun choix aux Etats membres. Mais à sa décharge, elle casse un arrêt qui fait interdiction au producteur, à l'éditeur et au distributeur de mettre des dispositifs anticopie sur les DVD, ce que la directive autorise expressément. La cour pouvait difficilement laisser passer ça.]

Une directive européenne n'a en effet aucun effet juridique direct en droit interne, elle ne fait qu'imposer aux Etats membres de la transposer dans leur législation interne avant une certaine date, date qui en l'espèce est dépassée depuis longtemps[3]. La cour de cassation prend acte de la carence du législateur, trop occupé à boire du champagne punch au Palais de Tokyo, et décide de tenir compte de ce texte dans son interprétation pour anticiper sur la marche du législateur. En cela, elle se rapproche de ce que fait le Conseil d'Etat depuis longtemps et prend sur elle d'intégrer dans la législation française une directive non transposée par le biais de l'interprétation de la loi. Rien que ça rend cet arrêt très important, au-delà du seul problème de droit d'auteur.

Vient ensuite le chapeau.

Le chapeau est un paragraphe qui pose l'interprétation des textes visés par la cour de cassation. En somme, la cour joint le geste à la parole, et annonçant qu'elle va interpréter le code de la propriété intellectuelle "à la lumière de la directive", elle nous révèle aussitôt quelle est cette interprétation.

Attendu, selon l’article 9.2. de la convention de Berne, que la reproduction des œuvres littéraires et artistiques protégées par le droit d’auteur peut être autorisée, dans certains cas spéciaux, pourvu qu’une telle reproduction ne porte pas atteinte à l’exploitation normale de l’oeuvre ni ne cause un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l’auteur ; que l’exception de copie privée prévue aux articles L. 122-5 et L. 211-3 du Code de la propriété intellectuelle, tels qu’ils doivent être interprétés à la lumière de la directive européenne susvisée, ne peut faire obstacle à l’insertion dans les supports sur lesquels est reproduite une oeuvre protégée, de mesures techniques de protection destinées à en empêcher la copie, lorsque celle-ci aurait pour effet de porter atteinte à l’exploitation normale de l’oeuvre, laquelle doit s’apprécier en tenant compte de l’incidence économique qu’une telle copie peut avoir dans le contexte de l'environnement numérique ;...

Traduction : la directive DADVSI que le législateur n'a pas été fichu de transcrire en temps et en heure permet expressément de s'opposer à la copie même privée d'une oeuvre, et la convention de Berne, qui elle est en vigueur, prévoit qu'il est permis de s'opposer à une telle copie quand ellle porte atteinte à l'exploitation normale de l'oeuvre ou cause un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l'auteur. Ce n'est qu'une question de temps pour que ce qu'ont fait le producteur et l'éditeur ne devienne légal, et même ça devrait déjà l'être depuis longtemps. Et bien voilà, je fais comme si ça l'était d'ores et déjà.

Voici la règle posée. Maintenant, la cour va l'appliquer aux faits de l'espèce.

D'abord, faites entrer l'accusé, la cour expose comment la cour d'appel a statué. Pour faciliter la lecture, je mets en italique les propos qui sont ceux de la cour d'appel et de cette cour seulement :

Attendu que pour interdire aux sociétés Alain Sarde (le producteur), Studio canal (l'éditeur) et Universal Pictures vidéo France (le distributeur) l’utilisation d’une mesure de protection technique empêchant la copie du DVD “Mullholland Drive”, l’arrêt, après avoir relevé que la copie privée ne constituait qu’une exception légale aux droits d’auteur et non un droit reconnu de manière absolue à l’usager, retient que cette exception ne saurait être limitée alors que la législation française ne comporte aucune disposition en ce sens ; qu’en l’absence de dévoiement répréhensible, dont la preuve en l’espèce n’est pas rapportée, une copie à usage privé n’est pas de nature à porter atteinte à l’exploitation normale de l’oeuvre sous forme de DVD, laquelle génère des revenus nécessaires à l’amortissement des coûts de production ;

Vient ensuite la sentence de mort de l'arrêt de la cour d'appel de Paris :

Qu’en statuant ainsi, alors que l’atteinte à l’exploitation normale de l’oeuvre, propre à faire écarter l’exception de copie privée s'apprécie au regard des risques inhérents au nouvel environnement numérique quant à la sauvegarde des droits d'auteur et de l’importance économique que l’exploitation de l’oeuvre, sous forme de DVD, représente pour l’amortissement des coûts de production cinématographique, la cour d’appel a violé les textes susvisés.

C'est carrément une violation de la loi que retient la cour de cassation, c'est fort et cinglant.

La cour de cassation et la cour d'appel sont toutefois d'accord sur un point, qui n'est pas nouveau mais qu'il est bon de rappeler : la copie privée n'est pas un droit, mais une exception au principe de l'interdiction de toute copie de l'oeuvre. Cette exception cesse dès lors que d'autres intérêts protégés par la loi sont remis en cause, et c'est exactement le cas selon elle en matière de copie de DVD. Interdire tout dispositif anti copie, tout DRM pour parler clairement, c'est pour la cour de cassation sacrifier les intérêts légitimes de l'auteur en compromettant l'exploitation normale de l'oeuvre qui se retrouverait immédiatement disponible au téléchargement à grande échelle (car juridiquement, la distinction entre une copie privée réalisée en local à partir d'un DVD ou en réseau P2P est sujette à controverse : la cour d'appel de Montpellier, à laquelle s'est ralliée le tribunal de grande instance de Paris, ne la fait pas, tandis que Pontoise et Meaux la font). Et en plus de cette atteinte, la loi va bientôt expressément autoriser les DRM et même aurait dû le faire il y a de ça trois ans.

En somme, la cour de cassation a commencé à appliquer la loi DADVSI, avant même qu'elle ne soit votée.

Notes

[1] Arrêt disponible sur Juriscom.net

[2] Civ.1e, 28 février 2006, pourvois n°05-15.824, et 05-16.002

[3] La directive devait être transposée avant le 22 décembre 2002

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