Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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mercredi 9 mai 2007

mercredi 9 mai 2007

Du fichage génétique des enfants

- Le bonjour, cher Maître.

- Ma lectrice, vous revoici ! Quelle joie est la mienne. Savez vous que des lecteurs me demandent de vos nouvelles ?

- Ha, je vous reconnais bien là. Me voici à peine arrivée et déjà vous me troublez de vos compliments. Pour un peu, j'en oublierais la raison de ma visite.

- « Pour un peu »... J'en déduis qu'il n'en est rien, et que votre question ne fait que s'attarder sur vos lèvres - et qui pourrait l'en blâmer ?

- Allez-vous cesser, méchant ? Car l'affaire dont je viens vous entretenir m'a causé quelque émotion.

- Je ne saurais le souffrir : parlez, je vous en conjure.

- Et bien voici. Un peu noyée dans le brouhaha de la campagne, la presse s'est faite écho d'une curieuse affaire qui n'a pas été sans émouvoir Daniel Schneidermann entre autres.

- Bigre. Il en faut prou pour émouvoir ce flegmatique cerbère des médias. De quoi s'agit-il ?

- Deux galopins de huit et onze ans accompagnaient leur mère dans un hypermarché. Echappant momentanément à sa surveillance, ils ont dérobé quelques jouets (balles rebondissantes, tamagoshis) pour une valeur d'environ 50 euros.

- 50 euros ? Gageons qu'il y avait plus que deux tamagoshis et deux balles rebondissantes, mais passons.

- Hélas pour eux, la technologie n'a pas apporté que les tamagoshis, elle a aussi créé les caméras de surveillance. A la caisse, les surveillants du magasin sont intervenus. La mère, honteuse et confuse, aurait payé les jouets, jouets qui ont aussitôt fini à la poubelle selon l'adage : le crime ne paie pas.

- La morale est donc sauve. Qu'en fût-il du droit ?

- Voilà où le bât blesse : le magasin a néanmoins porté plainte, et quelle ne fut pas la surprise des parents de recevoir une convocation par la gendarmerie aux fins de prise des empreintes génétiques de leurs enfants. Stupeur puis colère du père, qui s'est refusé à cette mesure.

- Encourant à son tour les foudres de la loi. Qu'est-il advenu ?

- Et bien finalement, cette affaire a trouvé un épilogue heureux, puisque le procureur de la république a classé l'affaire après un rappel à la loi.

- Tout est bien qui finit bien, alors.

- Je vous trouve bien désinvolte. Trouvez vous normal que l'on fiche des bambins de cet âge, et qu'un gendarme déclare au plus âgé « qu'il serait photographié, qu'on lui prendrait ses empreintes digitales et aussi ses empreintes génétiques, ajoutant même que mon fils ne pourra pas forcément faire le métier qu'il veut plus tard car il sera fiché ! »

- Il n'a qu'à moitié raison. Le fichage génétique est sans conséquence sur de futures carrières : c'est un casier judiciaire défloré ou un signalement au STIC qui constitue un obstacle parfois dirimant à la profession d'avocat, de magistrat, ou de bagagiste dans un aéroport (mais pas à la présidence de la République...) Vous sollicitez mes lumières, elles sont toutes à vous. Ce fichage génétique, ou plus exactement des empreintes génétiques, a été créé par la loi du 17 juin 1998.

- Par le gouvernement Jospin, donc ? Pourtant, on entend beaucoup le nom de notre futur président dans cette affaire.

- Il y tint un rôle. Cette loi de 1998, dont je pense peu de bien, est une loi de circonstances. Elle fut votée massivement par des parlementaires persuadés d'agir pour le bien, et illustre une fois de plus que l'enfer est pavé de bonnes intentions.

- Loi de circonstances ? Quelles circonstances ?

- Deux affaires sans lien entre elles mettant en scène deux dangereux criminels pervers : Guy Georges, "le tueur de l'est parisien", interpellé en mars 1998, et Marc Dutroux, arrêté en août 1996. Le lien commun est que ces meurtriers précédaient leurs meurtres de viols, le second s'en prenant exclusivement à de jeunes mineures.

- Je m'en souviens, en effet. Le traumatisme de l'opinion publique était immense.

- Et c'est ce qui a fait du criminel sexuel le nouvel ennemi public numéro un. D'où cette loi de 1998, qui a fait des infractions sexuelles, même les moins graves, une catégorie à part, a aggravé leur répression et voulu protéger les mineurs. Son idée était de faire de l'enfant victime d'abus sexuel une personne particulièrement protégée, et de punir lourdement son bourreau.

- Intentions louables.

- Sans nul doute. Et qui ont semé les graines qui ont éclos trois ans plus tard dans le Pas de Calais. Mais revenons en au Fichier National Automatisé des Empreintes Génétiques, le FNAEG. Il a été créé par l'article 28 de cette loi, et figure aux articles 706-54 et suivants du Code de procédure pénale. Il visait à réunir les empreintes génétiques des personnes reconnues coupables du meurtre ou l'assassinat d'un mineur précédé ou accompagné d'un viol, de tortures ou d'actes de barbarie, ou d'un viol ou d'une agression sexuelle, y compris sur majeur. En effet, lors de l'affaire Guy Georges, du "matériel génétique" de l'auteur des meurtres avait été retrouvé, mais n'avait pu être exploité faute d'un tel fichier. La loi ajoutait que les empreintes des personnes contre lesquelles il existait des indices graves et concordants d'avoir commis ces faits seraient aussi prélevées.

- Nous sommes loin du vol de Tamagoshis par des enfants.

- Loin ? Nous n'en sommes qu'à deux pas, dont le premier fut franchi le 15 novembre 2001.

- Que s'est-il passé ?

- Le malheur le plus fréquent de notre république : le vote d'une loi. La loi sur la sécurité quotidienne, qui, malgré son intitulé, a bien été voté par un parlement de gauche, par laquelle le même parlement qui avait voté la loi du 15 juin 2000 qui a tant fait pour les droits de la défense retombait dans l'idéologie sécuritaire. L'article 56 de cette loi réécrit les articles consacrés au FNAEG et élargit leur domaine. Ce ne sont plus seulement les infractions originelles qui entraînent le fichage au FNAEG, mais les crimes d'atteintes volontaires à la vie de la personne, de torture et actes de barbarie et de violences volontaires ayant entraîné une mutilation sur un mineur, ou le crime de violences habituelles sur un mineur, les crimes de vols, d'extorsions et de destructions, dégradations et détériorations dangereuses pour les personnes, et les crimes constituant des actes de terrorisme.

- Jusque là, je n'y trouve rien à redire : ce sont des faits graves, d'ailleurs, il ne s'agit que de crimes, passibles de la cour d'assises.

- Je vois que vous me lisez avec attention. Mais notez l'apparition du vol dans cette liste. Certes, il doit être criminel, mais le mot est apparu. Il ne disparaîtra pas.

- Les mots sont ils donc si importants ?

- En droit, vous n'avez pas idée. Tenez, un exemple. La loi va changer une conjonction de coordination : "ou" à la place de "et". Et l'esprit de la loi va être chamboulé.

- Vous m'intriguez. Où donc ?

- Dans la phrase disant que les personnes suspectes de ces crimes verront leurs empreintes prélevées : il suffit désormais d'indices graves ou concordants, et non plus graves et concordants. Le fichage des suspects devient donc le principe, et n'est plus l'exception.

- Voilà le premier pas. Où est le second ?

- Il fut franchi par le législateur le 18 mars 2003, par la loi sur la sécurité intérieure, proposée par notre futur président, qui est aussi l'ancien ministre de l'intérieur.

- Et que fît-il ?

- Trois fois rien. Il a juste rajouté quelques lignes à la liste des infractions donnant lieu au fichage. Et il n'a après tout fait que continuer sur la route empruntée par le législateur précédent : puisque des infractions donnent lieu à fichage quand elles sont qualifiées de crimes, pourquoi n'en irait-il pas de même pour les délits ? Après tout, c'est assez grave pour justifier la prison. Et voici donc ajoutés à la liste la quasi totalité des délits d'atteinte aux biens et aux personnes (liste complète à l'article 706-55 du code de procédure pénale), dont le vol simple commis par nos deux Arsène Lupin en culottes courtes.

- Ou comment en trois lois, on glisse d'une mesure visant les pires criminels à une concernant toutes les personnes comparaissant un jour devant les juridictions répressives. Mais même les enfants ?

- La loi est muette là dessus, et pour cause : elle visait initialement les auteurs de crimes sexuels ! Mais elle a gardé son mutisme malgré ses évolutions, et aujourd'hui, elle n'exclut donc pas les enfants.

- Même âgés de huit et onze ans ?

- La loi est la même pour tous. Or l'article 122-8 du Code pénal, modifié par la loi Perben I du 9 septembre 2002, a supprimé la responsabilité pénale à treize ans pour lui substituer le critère de la capacité de discernement. Un enfant de huit ans peut donc commettre un vol, s'il a assez de discernement pour comprendre que les caisses d'un hypermarché ne sont pas réservées à ceux qui ne sont pas assez malins pour dissimuler des objets sur eux. Dès lors qu'un enfant de huit ans peut commettre un vol, il peut être fiché au FNAEG.

- Mais pourtant le FNAEG avait été initialement créé pour protéger les enfants victimes ?

- Oui, mais qui les protège du législateur ?

- Et combien de temps est-on fiché au FNAEG ?

- Quarante ans en cas de condamnation pour les faits ayant donné lieu au prélèvement : article R.53-14 du code de procédure pénale

- Et le classement sans suite de l'affaire fait-il obstacle au fichage au FNAEG ?

- Non, dès lors qu'il existe des indices graves ou concordants qu'elles aient commis une des infractions donnant lieu à fichage. Dans ce cas, le fichage ne dure que 25 ans (même article). Le procureur de la République entérine une illégalité en renonçant à ce fichage. Mais je lui donne mille fois raison. Cela illustre une de mes prises de position : je n'ai rien contre des textes de loi répressifs ou sécuritaires tant qu'ils ne dépouillent pas les magistrats, procureurs ou juges, de leur pouvoir d'en écarter les effets quand les circonstances l'exigent. Ici, le procureur ne l'avait pas, il l'a pris quand même, et je l'en applaudis.

- En somme, la justice doit être aveugle, mais elle ne doit pas être sourde.

- Madame, si vous vous montrez plus spirituelle que moi, je n'ai plus qu'a vous admirer en silence.

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