Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

mercredi 6 juin 2007

mercredi 6 juin 2007

Soyons clairs

Je souhaiterais faire une mise au point sur une question soulevée en commentaires à plusieurs reprises.

Certains commentateurs, s'ils ne contestent nullement la gravité de l'agression d'hier, se demandent en quoi cette agression serait plus grave qu'une agression identique visant un enseignant, ou une caissière de supermarché. Au nom de l'égalité républicaine, tous les coups de couteaux ne se valent-ils pas, et pourquoi, sous prétexte qu'une personne aurait fait des études de droit, réussi un concours, et porterait une robe, deviendrait-elle ainsi plus digne de protection que ses concitoyens ?

Je souhaite faire un sort à cet argument, qui repose sur un point de vue faussé.

Oui, bien sûr, une agression au couteau est un acte grave et intolérable, qui appelle une sanction ferme, peu importe qui en est la victime. L'auteur de cette agression encourt la réclusion criminelle à perpétuité, mais pas parce que la victime est magistrat : c'est le tarif pour toute tentative d'assassinat, si l'instruction devait confirmer l'intention homicide et la préméditation (même si à titre personnel, l'existence de la première me paraît douteuse).

La loi aggrave la répression des agressions sur les magistrats, mais ils sont au milieu d'une liste de personnes que la loi estime dignes d'être particulièrement protégées, qui regroupe les policiers, les avocats, mais aussi les enseignants, les conducteurs de bus, les concierges et les arbitres de foot.

Non, ce qui rend cette agression particulièrement intolérable n'est pas un respect suranné pour la robe ou une solidarité déplacée des gens de justice, qui vivent du jugement des agressions mais ne supporteraient pas de connaître ce que vivent leurs clients.

Nous vivons dans une société qui connaît la paix civile. Demandez à un Yougoslave, à un Algérien, à un Ivoirien, à un Colombien ce que c'est qu'un pays qui ne connaît pas cela, où les institutions publiques sont à ce point en faillite qu'elles laissent les citoyens livrés à eux même.

Cet état de paix n'est pas naturel. Il doit sans cesse être maintenu. Et une société démocratique qui vit en paix suppose un pouvoir et des contre-pouvoirs légitimes, c'est à dire à l'abri des pressions.

On n'imagine pas que le législateur vote des lois sous la menace, ou que le président de la République exerce ses fonctions dans la peur.

Et bien le juge, c'est le détenteur d'une parcelle du troisième pouvoir, le pouvoir judiciaire. Et ce pouvoir joue un rôle essentiel dans ce maintien de la paix civile, car c'est celui avec lequel le citoyen est le plus directement en contact. Quel que soit le conflit qui vous opposera à votre prochain, ce n'est pas le plus fort de vous deux, ou celui qui pourra se payer des gros bras, ou tirera le mieux avec son arme, qui imposera sa volonté à l'autre. C'est le juge qui tranchera, en appliquant la loi qu'a votée le parlement, et dont l'exécutif assure l'effectivité (notamment en donnant à la justice les moyens de juger).

Lors de la récente élection présidentielle, beaucoup de personnes ont manifesté leur inquiétude vis à vis des pressions que le nouveau président pourrait être tenté d'exercer sur l'autorité judiciaire, en rappelant les propos très durs qu'il a employés à l'égard de magistrats déterminés ("faire payer" tels juges qui avaient remis en liberté une personne qui a récidivé, traiter tel autre, soupçonné d'être trop doux, de "démissionnaire"). Que cette inquiétude soit fondée ou non, elle est saine, car une telle pression serait inacceptable. Et il existe des moyens détournés d'exercer ces pressions : ça peut être une prime réduite au minimum légal, une inscription au tableau d'avancement retardée, une admonestation "amicale" dans le bureau du président à la suite d'une remarque du procureur, etc. Ces pressions, subtiles, et inefficaces sur un esprit fort, sont intolérables dans leur principe même.

Mais ce ne sont que des pressions économiques, menaçant l'évolution de la carrière du magistrat.

Alors que dire de la pression exercée sur la personne du magistrat ? Si au nom de l'indépendance et de l'impartialité, on se scandalise qu'on puisse menacer de ne pas promouvoir un magistrat, comment pourrait-on tolérer qu'un juge craigne pour sa vie au moment de délibérer ? L'affaire d'hier visait à confier un enfant de trois ans à ses grands-parents, sa mère étant impliquée dans des problèmes de stupéfiants, soit qu'elle consomme, soit qu'elle trafique, soit les deux. Il est établi par le témoignage des avocats présents que l'agresseur a exigé du juge qu'il change sa décision avant de le frapper quand il lui a expliqué que sa décision étant prise, elle était irrévocable, mais pouvait être attaquée par la voie de l'appel. Elle visait donc à obtenir de la justice une décision autre que celle qui avait été prise. Serait-il tolérable qu'un juge des enfants décide désormais de laisser des enfants de trois ans dans des familles où ils sont en danger, en pensant "plutôt lui que moi" ? Non, n'est-ce pas ? Cette simple idée est insupportable.

Voilà pourquoi cette agression est d'une gravité exceptionnelle qui la place au-dessus d'une simple agression au couteau. Pas à cause de la personne victime : à cause de la fonction fondamentale qu'exerce celle-ci, sans laquelle il n'y a plus de société, il n'y a plus de République, il n'y a que le chaos et la loi du plus violent.

Et ce qui mue la tristesse en colère, c'est que des agressions contre des magistrats et des greffiers ont déjà eu lieu, ont donné lieu à des signaux d'alarme par la profession, à des promesses du gouvernement, des gesticulations, des plans pompeusement baptisés, qui n'ont pas été tenus. Parce que d'un point de vue comptable, un magistrat agressé coûte moins cher que la sécurisation d'un palais de justice (50.000 euros par an au bas mot).

Le palais de Metz a ainsi eu UN portique magnétique, révélait son procureur, pour cinq entrées, et pas de personnel pour le mettre en oeuvre. Alors que cette simple mesure de sécurité, ridicule comparée à ce qu'on me demande de traverser pour avoir le privilège de m'asseoir dans le siège trop petit d'un avion, empêcheraient la plupart de ces agressions, du moins celles par armes, les plus dangereuses. Voyez ce que disent les magistrats en commentaire : cela traduit la préoccupation de tout ce corps. Quand est-ce qu'un magistrat sera tué dans l'exercice de ses fonctions, en pleine audience ?

Parce que si cela arrive un jour, ce sera trop tard. Le mal sera fait, la peur se sera insinuée. Voyez déjà ce que raconte Juge du Siège, qui nous dit qu'il a dû récemment oter la plaquette portant son nom de la porte de son bureau pour échapper à un justiciable menaçant écumant le palais à sa recherche.

Il y a une vraie urgence ici. J'espère que la Garde des Sceaux l'a effectivement compris.

Mes logiciels, comme mes clients, sont libres. Ce blog est délibéré sous Firefox et promulgué par Dotclear.

Tous les billets de ce blog sont la propriété exclusive du maître de ces lieux. Toute reproduction (hormis une brève citation en précisant la source et l'auteur) sans l'autorisation expresse de leur auteur est interdite. Toutefois, dans le cas de reproduction à des fins pédagogiques (formation professionnelle ou enseignement), la reproduction de l'intégralité d'un billet est autorisée d'emblée, à condition bien sûr d'en préciser la source.

Vous avez trouvé ce blog grâce à

Blog hébergé par Clever-cloud.com, la force du Chouchen, la résistance du granit, la flexibilité du korrigan.

Domaine par Gandi.net, cherchez pas, y'a pas mieux.

Calendrier

« juin 2007 »
lun.mar.mer.jeu.ven.sam.dim.
123
45678910
11121314151617
18192021222324
252627282930

Contact