Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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mercredi 18 juillet 2007

mercredi 18 juillet 2007

L'autre Justice (2)

Après avoir découvert l'existence d'une juridiction administrative, et examiné son fonctionnement ordinaire, passons à la pratique et à l'extra-ordinaire.

Le juge administratif a à connaître des procédures extra-ordinaires, qui sont jugées de manière totalement différente du contentieux ordinaire (trois juges, procédure écrite, observations du commissaire du gouvernement). Ces procédures ont comme particularité commune d'être jugées par un juge unique, d'être orales (de nouveaux arguments peuvent être soulevés pendant l'audience), et sans commissaire du gouvernement.

Vous vous souvenez que la procédure ordinaire est : requête, mémoire en défense, puis mémoires en réplique, jusqu'à ce que la clôture ait lieu. Audience devant trois juges, observations du commissaire du gouvernement, délibéré, puis notification du jugement par voie postale. Le mécanisme est souple, mais souffre de sa simplicité : la facilité de recourir à la justice administrative pour le contentieux du recours en excès de pouvoir entraîne un grand nombre de contentieux et le temps de traitement des dossiers avoisine les deux années, sachant que le recours n'a aucun effet suspensif : pendant ce temps, la décision attaquée continue de faire effet.

Il est deux séries de cas où la procédure change assez radicalement : les référés et le contentieux des reconduites à la frontière (RAF, à ne pas confondre avec l'autre RAF). Les premiers me fournissent amplement sujet à un billet, je reviendrai plus tard sur le contentieux des étrangers.

Ces référés ont été créés par la loi du 30 juin 2000. Sans être totalement inconnus auparavant, ils constituent une petite révolution culturelle dans le procédure administrative, écrite et sereine. Les juges administratifs (et les greffiers, sans qui nous ne serions rien, juges et avocats) s'y sont pourtant adaptés sans difficulté, et ces procédures sont aujourd'hui banales.

Le Code de justice administrative (CJA) distingue entre les référés liés à une urgence et les autres.

Les référés en urgence sont le référé suspension (article L.521-1 du CJA), le référé liberté (Article L.521-2 du CJA), et le référé conservatoire (article L.521-3 du CJA).

Le référé suspension vise à obtenir provisoirement la suspension de toute mesure administrative qui n'a pas encore été pleinement exécutée, contre lequel un recours en excès de pouvoir a été introduit, recours reposant sur un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction du recours, un doute sérieux quant à la légalité de la décision.

Le référé liberté vise à demander au juge toute mesure nécessaire à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle l'administration au sens large, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge doit statuer dans les 48 heures.

Le référé conservatoire vise à obtenir, même en l'absence d'une décision administrative préalable, toute mesure utile qui ne fait pas obstacle à l'exécution d'une décision administrative. C'est assez mystérieux en apparence, mais en réalité, c'est fort simple.

"Pas de décision administrative préalable nécessaire" : c'est le corollaire du fait que la mesure ne doit pas "faire obstacle à l'exécution d'une décision administrative". Si on veut faire obstacle à une décision, il faut opter pour le référé suspension ou le référé liberté. On peut solliciter en référé conservatoire la communication de documents préparatoires à une décision administrative vous concernant mais qui n'a pas encore été prise.

Les référés qui ne supposent par d'urgence sont le référé constat, qui vise à voir désigner un expert pour pour constater sans délai les faits qui seraient susceptibles de donner lieu à un litige devant la juridiction (procédure qui a été utilisée pour faire constater les conditions matérielles de rétention des étrangers dans le centre de rétention de Paris), et le référé instruction, qui vise à voir prescrire toute mesure utile d'expertise ou d'instruction, par exemple une expertise médicale constatant l'état d'un patient traité dans un hôpital public. Je laisse de côté certains référés très particuliers, en matière fiscale ou de respect des installations classées, qui concernent un contentieux très spécifique.

Quelques exemples tirés de l'actualité récente.

Il y a un an, le préfet du Morbihan a pris un arrêté réquisitionnant l'aérodrome de Vannes-Meucon pour que le Teknival 2006 puisse s'y dérouler. Problème : le préfet ne tient d'aucune loi le pouvoir de réquisitionner ainsi une propriété privée (quand bien même le propriétaire était la commune de Vannes) pour satisfaire le besoin de jeunes gens de réduire sensiblement leur ouïe et leur espérance de vie par l'effet cumulé de décibels, d'éthanol, de tétrahydrocannabinol et de méthylénédioxyméthamphétamine (ou si vous préférez, de bière, de shit et d'ecsta). Au contraire, la loi du 15 novembre 2001 sur la sécurité quotidienne a introduit dans la loi n°95-73 du 21 janvier 1995 un article 23-1 imposant aux organisateurs des raves-parties de souscrire une déclaration préalable auprès de l’autorité préfectorale. Cette déclaration doit être assortie de toute une série d’indications sur les mesures prises pour garantir la sécurité, la salubrité, l’hygiène et la tranquillité publiques. La loi impose aussi de joindre diverses pièces, à commencer par l’autorisation écrite d’occuper le terrain donnée par le propriétaire de celui-ci. Enfin, la déclaration doit être déposée en préfecture un mois à l'avance et la préfecture peut s'opposer à la tenue de la rave party au plus tard huit jours avant. Ici, rien de tel. Les organisateurs (si on peut les affubler de ce titre pompeux vu leur comportement) ne se sont pas souciés d'effectuer les démarches prévues par la loi : ni déclaration, ni accord du propriétaire. En toute logique, la sanction aurait dû être : pas de déclaration, pas de manifestation.

Et bien non. C'est le préfet, Madame Elisabeth Allaire, qui va s'occuper de tout, et utiliser ses pouvoirs de police pour mettre élus locaux, riverains, aéro-clubs et usagers de l'aérodrome devant le fait accompli. Le 23 juin 2006, un arrêté de réquisition est pris. Aussitôt, un recours en annulation est formé, et un référé suspension est introduit devant le tribunal administratif de Rennes. L'audience est fixée au 28 juin à 9h30. La réquisition ayant pris effet le 26 juin, l'urgence est établie. Le préfet ayant agi en dehors et même à rebours de la loi, il existait un moyen sérieux de contester la légalité de cet arrêté. Le tribunal a donc suspendu l'arrêté préfectoral le temps que le recours soit jugé.

La France étant un Etat de droit, le préfet a aussitôt obtempéré à l'injonction de la justice et le Teknival a été annulé.

Ha. Ha. Vous y avez cru, hein ? C'est ce qui aurait dû se passer, dans un Etat respectueux des lois.

Le préfet a formé un pourvoi en cassation et a repris le 30 juin des arrêtés identiques à ceux venant d'être annulés. Ils ont même eu droit à un numéro spécial du Registre des Actes Administratifs. Prévenante, Madame Allaire a même prévu une dérogation à la réglementation sur le bruit, sans que les organisateurs n'aient rien demandé. Le Teknival s'est donc tenu illégalement, paralysant une semaine un aérodrome servant notamment à des fins sanitaires et de sécurité en mer. Pourtant, le pourvoi en cassation n'est pas suspensif, et le préfet ne pouvait pas l'ignorer.

Je ne peux m'empêcher de citer les mots du commissaire du gouvernement devant le Conseil d'Etat, qui a jugé le pourvoi le 17 janvier 2007 (et a déclaré le pourvoi sans objet, la décision attaquée ayant produit tous ses effets, elle ne pouvait plus être suspendue).

« Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». Ainsi est rédigé l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, acte fondateur de notre contrat social. Superficiellement la présente affaire peut sembler revêtir une assez faible portée, eu égard tant à son objet – la suspension d’une réquisition pour la tenue d’une rave-party – qu’au dispositif de la décision que nous vous proposerons d’adopter – un non-lieu à statuer. Toutefois quand on prend la peine d’y réfléchir d’un peu plus près, on ne peut que constater que ce contentieux de l’urgence renvoie à des questions assez fondamentales, du simple fait que dans cette affaire l’administration a consciemment, délibérément et ouvertement violé une ordonnance d’un juge des référés suspendant l’exécution d’une de ses décisions.

Le fait est en lui-même suffisamment exceptionnel – et en l’état de notre information sans précédent dans votre jurisprudence - pour avoir justifié l’inscription de ce recours au rôle de votre formation[1]. (...) De manière encore plus profonde et au delà même de la seule question de la crédibilité des procédures d’urgence, il nous semble que sans exagération aucune la présente affaire soulève un véritable enjeu du point de vue de la séparation des pouvoirs garantie par l’article 16 de la Déclaration de 1789. La France se fait à juste titre le promoteur de l’Etat de droit et de la séparation des pouvoirs dans les pays où ils ne sont pas respectés. Mais qu’en reste-t-il lorsque, dans notre pays même, l’administration comme ce fut le cas ici passe par pertes et profits une décision de justice revêtue de la formule exécutoire ? Lorsque l’administration passe en force, la tentation de l’arbitraire se lève à l’horizon. En matière de respect de l’état de droit, rien dans aucun pays n’est acquis à tout jamais ; ne l’oublions pas. On aura compris qu’en filigrane de cette affaire en apparence anodine est ici en cause rien moins que le principe de la soumission de l’action administrative au droit et à la justice.

Mais il y a une justice, et Madame Elisabeth Allaire a été révoquée de ses fonctions et rayée de la fonction publique, de même que son supérieur.

Ha. Ha. Ca fait deux fois que je vous ai bien eus. Le 13 décembre 2006, elle a été nommée membre du Conseil supérieur de la Cour des comptes en qualité de personnalité qualifiée. En effet, avec un tel respect de la loi, qui a pour le moment coûté 6000 euros en frais de procédure au contribuable, elle est plus que qualifiée pour vérifier les comptes publics... Quant à son supérieur, il est désormais président de la République.

Et après ça, on reproche aux cyclistes de griller des feux rouges à vélo.

Plus sérieusement, cette affaire a stupéfié les juges administratifs, et la plaie est encore ouverte. Et elle devrait révolter les citoyens ; ma colère n'est pas retombée.

Autre exemple : l'affaire de la soupe au cochon.

J'ai déjà parlé de cette affaire. Une association ne faisant guère d'efforts pour cacher sa xénophobie se proposait de distribuer sur la voie publique une soupe au cochon. Le préfet de police, craignant que des troubles ne se produisent ) cette occasion, a interdit cette distribution. Curieusement, l'association ne va pas choisir la voie du référé suspension (peut être instruite par l'affaire du Teknival), mais le référé liberté, arguant d'une atteinte manifestement illégale à sa liberté de manifester, ce qui est beaucoup exigeant qu'un moyen propre à créer un doute sérieux sur la légalité de la décision. C'est à cette aune qu'il faut lire la décision finalement rendue : le juge des référés, puis le Conseil d'Etat saisi en appel (et non en cassation, s'agissant d'une référé liberté), ont simplement déclaré que la décision du préfet ne portait pas une atteinte manifestement illégale à leur liberté de manifester. Peut être que cette décision était illégale, ça se discutait. Mais le fait que ça se discute démontre que ce n'est pas manifestement illégal.

Et concrètement, ça se passe comment ?

Vous recevez votre convocation par télécopie. L'audience est publique, dans une des salles du tribunal. Le juge est accompagné de son greffier, qui forment le tribunal que le juge préside.

Le juge prie le greffier d'appeler les affaires au rôle (vous n'êtes pas forcément le seul à avoir présenté un référé). Le greffier énonce alors le nom de l'affaire ("Affaire 07-12345, Monsieur Lerequérant, représenté par Maître Eolas, contre la commune de Blogville, qui n'est ni présente ni représentée").

Le juge résume l'affaire : "Par requête en date du 15 juillet, Monsieur Lerequérant demande au tribunal de suspendre la délibération du Conseil municipal du 10 juillet 2007 décidant de renommer la bibliothèque municipale J.K. Rowling en bibliothèque Loanna et de condamner la commune de Blogville à lui verser la somme de 1.500 euros au titre de l'article L.761-1 du code de justice administrative. La requête a été notifiée à la commune de Blogville qui a répondu par un mémoire que Loanna ayant bien écrit un livre, elle avait la qualité d'écrivain et pouvait avoir une bibliothèque à son nom. Vous avez reçu copie de ce mémoire, maître ?

Acquiescement de l'avocat, ou suspension d'audience pour permettre au défenseur d'en prendre connaissance, mais en pratique, le greffier se sera préalablement assuré que l'avocat avait eu connaissance de la requête et le cas échéant lui en aura donné aussitôt une copie.

"C'est en cet état que l'affaire se présente. Maître, vous avez la parole pour le requérant." conclut le juge en se saisissant de son stylo, prêt à noter les seuls points qui l'intéressent :
un recours au fond a-t-il été déposé ?
Y a-t-il urgence à statuer ?
Le recours en excès de pouvoir contient-il un moyen propre à faire naître un doute sérieux sur la légalité de la décision ?

Tout propos de l'avocat ne répondant pas à une de ces questions est oiseux et agacera rapidement le président.

La première question est rapidement résolue, l'avocat dépose sur le bureau du juge une copie du recours visé par le greffe s'il l'a déposé en personne, ou lui présente l'accusé de réception du greffe. La troisième ne pose ici guère de difficulté non plus, qualifier Loana d'écrivain relevant de l'erreur manifeste d'appréciation (CE 4 avril 1914, Gomel[2]). Sur le deuxième point, c'est plus douteux, mais gageons que l'excellent avocat du requérant saura aisément démontrer ce point, méritant ainsi amplement que le juge fasse droit à l'intégralité de sa demande au titre de l'article L.761-1 (concrètement, les sommes accordées tournent autour de 500 euros pour un tel référé).

La plaidoirie terminée, le juge déclare qu'il en sera délibéré, et indique quand sa décision sera rendue (généralement, il en connaît le sens à ce moment, mais il doit la rédiger et vérifier quelques éléments de jurisprudence). L'audience est levée.

Demain, troisième et dernier volet de cette tétralogie (je n'ai jamais su compter en grec) sur le contentieux spécifique des étrangers. Enfin un peu d'exotisme.

Notes

[1] Le Conseil d'Etat avait réuni deux sous sections pour juger un référé.

[2] Il s'agit de la présentation habituelle d'une jurisprudence. D'abord, la juridiction, ici CE indique Conseil d'Etat, sinon on écrit TA pour un tribunal administratif ou CAA pour une cour administrative d'appel, suivi de la ville, et TC pour tribunal des conflits ; puis la date, puis le nom du requérant, qui devient le nom de l'arrêt. Dans les écritures produites en justice, on ajoute les références documentaires : revue où l'arrêt a été publié, numéro de l'arrêt, ce qui permet de le consulter aisément

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