Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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mardi 25 septembre 2007

mardi 25 septembre 2007

La machine folle

A lire, ce très bon article du Monde, Expulsions d'étrangers : les objectifs fixés mettent policiers et juges sous tension.

Quelles que soient vos opinions sur la question, votre absence de sympathie pour la cause des étrangers, vous ne pouvez pas rester insensible à ce que cet article met en lumière : une utilisation aberrante et absurde des moyens de l'Etat, dont on ne cesse de nous répéter qu'ils sont limités.

Extraits, avec quelques explications que je crois utiles :

"A Paris, les unités judiciaires de traitement en temps réel[1] sont en surchauffe avec parfois plus de 80 % de gardes à vue portant sur des infractions à la législation des étrangers", ajoute un autre [policier]. "Les magistrats de permanence sont eux aussi excédés et nous demandent parfois ironiquement si nous sommes encore intéressés par arrêter de vrais délinquants..." Un troisième s'interroge : "Dans mon département de l'ouest de la France, je les trouve où et comment mes étrangers en situation irrégulière ?"

Ca, c'est sûr que reconduire des étrangers à la frontière, pour la préfecture de la Roche Sur Yon (Vendée), il va falloir taper dans les Bretons.

Au tribunal de grande instance de Bordeaux[2], les procédures concernant les étrangers sont passées d'une centaine en 2001 à 600 en 2006. Olivier Joulin, vice-président du tribunal, membre du Syndicat de la magistrature[3], souligne que, "si le préfet de Gironde, lui aussi convoqué par le ministre, saisit les juges des libertés et de la détention pour atteindre les objectifs assignés, il leur faudra prononcer 500 décisions de maintien en centre de rétention en trois mois, l'équivalent de ce que nous avons fait en neuf mois." Le contentieux des étrangers, qui, représente de 30 % à 40 % de l'activité des deux JLD, "en représenterait le double. Cela se fera au détriment des autres contentieux".

Les « autres contentieux », c'est juste le contentieux de la détention provisoire. Prêts pour un nouvel Outreau ?

Une JLD de la région parisienne évoque "une machine qui tourne à vide" : des étrangers continuent d'être présentés à la justice, mais, faute de place en centre de rétention, les décisions ne vont pas être appliquées.

Ca, je confirme, je l'ai vécu, mais je ne vous dirai pas où ça se passe. A l'arrivée à l'audience, le greffier vient nous dire que le centre de rétention étant complet, le préfet remet en liberté tous les étrangers dont le maintien est prononcé. Sachant qu'il fait appel de toutes les remises en liberté, sur annulation de la procédure ou assignation à résidence, les avocats escamotent aussitôt leurs pièces et se contentent de "s'en rapporter". La première fois, j'ai dû aller au dépôt pour m'assurer qu'on ne m'avait pas menti. Le temps que j'y arrive par les couloirs du palais, mon client était déjà dehors.

Les magistrats des tribunaux administratifs, pour leur part, ont donné l'alerte[4] : leurs juridictions sont en passe d'être asphyxiées par le contentieux des étrangers. Celui-ci représente déjà plus du quart des requêtes enregistrées (quelque 44 000 sur un total de 167 000) et connaît un rythme de croissance qui ne cesse de s'accélérer : sur le seul premier trimestre, les affaires en droit des étrangers se sont accrues de 10,29 %, contre 6,14 % pour l'ensemble du contentieux.

"Le contentieux des étrangers étant le seul contentieux de masse pour lequel nous soyons soumis à un délai, nous ne jugeons plus le reste", relève Stéphane [Julinet], délégué du Syndicat de la juridiction administrative (SJA). A Paris, sur l'ensemble des requêtes audiencées entre la mi-septembre et la fin octobre, 70 % relèvent du droit des étrangers, 21 % du droit fiscal et 9 % seulement des litiges portant sur les autres politiques publiques.

Ces 9% recouvrent entre autres les permis de construire illégaux, le droit de l'environnement, et toute la responsabilité de l'Etat, notamment les victimes transfusionnelles (VIH, hépatite...), celles des infections nosocomiales, et les patients en bonne santé décédés dans un hôpital. Ces victimes de l'Etat attendront (quatre ans en moyenne). Pourquoi devrait-elles être pressées sous prétexte qu'elles ont l'hépatite C ou portent le VIH ?

Rappelons que même si la pensée de leur présence vous insupporte, ces étrangers ne font rien d'autre qu'être là. Ils travaillent, pour la plupart, payent leur loyer, leurs impôts (l'Etat n'a RIEN contre les étrangers quand il s'agit de payer la taxe d'habitation ou quand ils supportent la TVA sur leurs achats). Ceux qui commettent des délits relèvent de la juridiction pénale et de la peine d'interdiction du territoire : ils n'entrent absolument pas dans le circuit décrit ici.

Permettez moi une dernière citation. Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, article 15 : La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration.

Je crois que ceux qui ont bâti par empilement de lois cette machine folle qui consume en vain les moyens de l'Etat et le conduit à démissionner de ses fonctions de protection des citoyens et de sa fonction régalienne de justice ont de sérieux comptes à rendre. Seul l'aveuglement des citoyens les met à l'abri pour l'instant.

Ouvrez les yeux, il est plus que temps.

Notes

[1] Il s'agit des services chargés de réprimer la petite délinquance aussitôt qu'elle se commet, de l'arrestation aux comparutions immédiates. Les étrangers interpellés sont d'abord placés en garde à vue pour infraction à la législations sur les étrangers (ILE) le temps que la préfecture prenne un arrêté de reconduite à la frontière. Aussitôt cet arrêté pris, l'affaire est classée sans suite. Après avoir immobilisé inutilement les policiers, dont un officier de police judiciaire, qui ont surveillé et interrogé l'étranger.

[2] Un étranger frappé d'une arrêté de reconduite à la frontière peut être, et c'est souvent le cas en pratique, placé dans un Centre de Rétention Administratif (CRA) pour 48 heures par le préfet. S'il souhaite maintenir l'étranger au-delà de cette période (c'est toujours le cas en pratique car la reconduite ne peut pas être exécutée dans ce délai, qui est le délai de recours suspensif contre l'arrêté, voir plus bas), il doit saisir le juge des libertés et de la détention pour qu'il ordonne le maintien en rétention pour une durée de quinze jours, renouvelable une fois. Le JLD vérifie lors de cette première audience que la procédure a bien été respectée, faute de quoi l'étranger est aussitôt relâché. A titre exceptionnel (c'est le terme qu'emploie la loi), le juge peut aussi assigner à résidence un étranger qui peut justifier d'un domicile.

[3] Marqué à gauche, pour ceux qui préfèrent tirer sur le facteur plutôt que recevoir des mauvaises nouvelles.

[4] Outre l'audience devant le JLD pour la régularité de la procédure, l'étranger peut saisir le tribunal administratif pour obtenir l'annulation de l'arrêté de reconduite à la frontière. Ce recours doit être présenté dans les 48 heures, week ends et jours fériés inclus, et examiné en 72 heures. Mentionnons aussi les Obligations de Quitter le Territoire Français, OQTF : un préfet qui refuse un titre de séjour peut prendre en même temps un titre équivalant à un arrêté de reconduite à la frontière, qu'on appelle l'OQTF ; l'étranger étant libre par hypothèse, l'Etat est beaucoup plus généreux : un mois pour le recours, trois mois pour le juger. Vous avez remarqué ? Quand il s'agit des affaires concernant les citoyens, l'Etat n'est plus pressé et ne fixe plus de délai. C'est ce qu'on appelle avoir le sens des priorité, ou : charité bien ordonnée...

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