Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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septembre 2008

mardi 30 septembre 2008

Quand le gouvernement enfume l'automobiliste

Mise à jour importante : L'arrêté ministériel est paru au JO du 4 octobre : le « gilet jaune » est entré en vigueur, mais seulement le 5 octobre 2008. Voyez ce billet pour plus d'informations.


Décidément, la sécurité semble tout permettre, y compris le mensonge renforcé par des campagnes de publicité, et l'enfumage d'automobiliste (et de journaliste par la même occasion).

Vous vous souvenez de la campagne lancée en juin dernier, qui montrait un grand couturier revêtu de l'ignoble mais très pratique gilet réfléchissant ? La presse avait repris en chœur le couplet chanté par les communiqués de presse : « le gilet jaune et le triangle rouge sont obligatoires à compter du 1er juillet, mais, grand seigneur, le gouvernement n'appliquera les sanctions qu'à compter du 1er octobre.»

Exemple ici.

À ces mots, le juriste tique. Une obligation qui n'est pas sanctionnée (je ne dis pas forcément pénalement) n'est pas une obligation. Si je suis obligé d'avoir un gilet jaune, mais si je n'en ai pas, je n'ai pas d'amende, cela revient à la même situation que ne pas être obligé d'en avoir un.

Un juriste qui tique a la puce à l'oreille, et il aime chercher des poux dans la tête, à force de fréquenter la vermine, sans doute.

Et c'est en vain qu'il aurait cherché, quand l'été s'annonçait encore, le texte rendant obligatoire ledit gilet.

Car en effet, ce n'est que par un décret n°2008-754 du 30 juillet 2008 portant diverses dispositions de sécurité routière (art. 19), publié au JO le 1er août, que le gilet de haute visibilité (c'est la terminologie officielle) est entré dans le code de la route (art. R.416-19 du Code de la route), bien après être entré dans l'habitacle des automobiles françaises, avec entrée en vigueur au 1er octobre 2008 (art. 23).

Bref, contrairement à ce que vous a affirmé (à vos frais) la Sécurité Routière (organisme interministériel), le gilet réfléchissant n'est PAS obligatoire depuis le 1er juillet.

Et je crois même que j'ai mieux.

L'article R. 416-19 nouveau du Code de la route, qui entre en vigueur à minuit, est ainsi rédigé :

II.-Le conducteur doit revêtir un gilet de haute visibilité conforme à la réglementation lorsqu'il est amené à sortir d'un véhicule immobilisé sur la chaussée ou ses abords à la suite d'un arrêt d'urgence. En circulation, le conducteur doit disposer de ce gilet à portée de main.

(…)

IV.-Un arrêté du ministre chargé des transports fixe les caractéristiques de ces dispositifs et les conditions d'application des I et II du présent article. V.-Le fait, pour tout conducteur, de contrevenir à une ou plusieurs des dispositions du présent article ou à celles prises pour son application est puni de l'amende prévue pour les contraventions de la 4e classe.

Or l'arrêté prévu par le IV n'a pas été pris à ce jour par le ministère des transports (ou alors merci de me le signaler, que je rectifie promptement). Dès lors, les caractéristiques des gilets à haute visibilité n'étant pas définies, les policiers sont dans l'impossibilité de vous verbaliser pour le défaut de gilet conforme à la réglementation, faute de réglementation à laquelle se conformer ! Bref, l'obligation du gilet n'entrera même pas en vigueur demain.

Voilà ce qui arrive quand on préfère faire de la com' que du droit. Je vous laisse pour ma part méditer sur le niveau d'infantilisation où en est arrivé l'État à l'égard de ses citoyens, qui en est à nous mentir plutôt qu'à nous informer sur l'état réel du droit en vigueur, et sur l'efficacité de la publication des normes au JO comme mécanisme de contrôle démocratique, en vous posant cette question : comment appeler une démocratie où l'État se comporte comme si le peuple était sous tutelle ?

Et pour les terre-à-terres, rappel de la réglementation qui entrera en vigueur… un jour :

— Vous êtes tenu d'avoir un gilet dans l'habitacle. Il n'a pas à être visible de l'extérieur, inutile de l'utiliser comme décoration de fauteuil. Vous êtes tenu de le revêtir dès lors que votre véhicule est immobilisé suite à un arrêt d'urgence, même en ville, même en plein jour, tant que vous restez à proximité du véhicule.

— Les cyclistes sont tenus de porter un tel gilet de nuit ou de jour si la visibilité n'est pas suffisante (brouillard, pluie) hors agglomération. Si je puis me permettre d'ajouter que je vous en recommande vivement le port en agglomération de nuit.

L'arrêt de la cour d'appel de Versailles dans l'affaire «La Rumeur»

Comme promis, voici l'arrêt de la 8e chambre de la cour d'appel de Versailles du 23 septembre 2008 relaxant le chanteur Mohamed Bourokba dit Hamé des faits de complicité de diffamation publique envers une administration publique.

Oui, complicité, car il est l'auteur du texte litigieux. L'auteur principal de la diffamation est celui qui en a assuré la publicité, soit le président d'EMI France, Emmanuel De Buretel de Chassey (non, ce n'est pas son nom de rappeur, c'est son vrai nom).

Je passe sur le rappel de la procédure : la cour rappelle que le tribunal correctionnel de Paris a relaxé une première fois le chanteur, que la cour d'appel de paris a confirmé ce jugement, que la cour de cassation a cassé cet arrêt dans une décision déjà commentée ici.

Souvenons-nous, car cela a son importance ici, que la diffamation est l'imputation de faits de nature à porter atteinte à l'honneur ou à la considération, par opposition à l'injure qui est une expression outrageante n'imputant aucun fait.

Voici la motivation sur les trois passages retenus par le parquet.

— Sur le premier passage :

« Les rapports du Ministère de l'Intérieur ne feront jamais état des centaines de nos frères abattus par les forces de police sans qu'aucun des assassins n'ait été inquiété.»

Considérant que le Parquet de Paris, à l’origine de la poursuite, estime que cette affirmation est gravement diffamatoire dans la mesure où il s’agit de l’imputation de faits précis de nature à faire l’objet d’un débat et qui portent atteinte à l’honneur et à la considération de la police nationale en ce qu’ils insinuent l’existence de comportements contraires à la loi de la part des services de police;

Considérant que ce propos est situé en début de deuxième partie du texte intitulé “insécurité.- sous la plume d’un barbare” ; qu’il y a lieu de le replacer dans le contexte d’une campagne présidentielle très axée sur le sentiment d’insécurité particulièrement développé dans les banlieues dont les populations, loin d’être à l’origine de ce sentiment, seraient au contraire victimes d’une grande insécurité physique et morale en même temps que d’une précarité matérielle ;

Considérant que s’égrène alors une diatribe dénonçant le silence observé parles grands témoins qui devaient avoir vocation à mettre en évidence le paradoxe exposé plus haut ;

Considérant ainsi que le passage litigieux ne peut être appréhendé et compris que s’il est replacé dans le contexte général de l’écrit fustigeant l’ensemble des forces politiques et des acteurs sociaux, responsables d’avoir, depuis vingt ou trente ans, laissé les populations défavorisées s’enfoncer dans le misérabilisme de l’insécurité;

Considérant que dans un tel contexte, le passage relevé apparaît particulièrement imprécis à la fois dans l’espace et dans le temps, et ne saurait être rattaché, fut-ce indirectement, à des épisodes précis d’affrontements tels que des ratonnades ; qu’il y a d'ailleurs lieu de relever que le texte n’impute pas aux services de police des centaines de meurtres de jeunes de banlieues, mais des centaines de “nos frères abattus”, cette traduction inapropriée étant de nature à dénaturer le sens et la portée du passage incriminé;

Considérant qu’il ya lieu de constater que [Hamé] se garde bien, tout au long de la chronique, de se référer à des événements déterminés ou des situations précises ;

Considérant que le phénomène d’insécurité policière ainsi que décrit, situé dans un contexte très ciblé, ne peut s’interpréter comme une dénonciation des services de police destinée à permettre au lecteur de se remémorer voire d’imaginer des agressions préméditées ayant entraîné la mort de centaines de jeunes victimes avec la soutien actif de la hiérarchie policière œuvrant pour que de telles exactions demeurent inconnues ou impunies ;

Considérant que les propos incriminés ainsi replacés dans leur contexte ne constituent qu’une critique violente et générale des comportements abusifs susceptibles d’être reprochés sur une période d’un demi-siècle aux “forces de police” à l’occasion d’événements pris dans leur globalité, qu’ils soient passés à l’histoire ou relèvent de l’actualité; qu’il y a lieu sur ce premier passage de confirmer le jugement entrepris.

Explications : l'arrêt de la cour d'appel de Paris ayant été cassé, la cour d'appel de Versailles juge l'appel du jugement du tribunal correctionnel de Paris. D'où cette conclusion.

La cour estime que la phrase citée en introduction doit, pour être comprise, lue à la lumière du paragraphe où elle se situe. Paragraphe qui est une diatribe critique à l'égard de la police, mais de manière générale et sur plusieurs décennies, sans se référer à aucun événement précis. Dès lors, faute de faits précis, on n'est pas dans le domaine de la diffamation, mais de la critique qui n'est pas interdite.

— Sur le deuxième passage

« La réalité est que vivre aujourd'hui dans nos quartiers, c’est avoir plus de chance de vivre des situations d’abandon économique, de fragilisation psychologique, de discrimination à l’embauche, de précarité du logement, d’humiliations policières régulières...».

Vous vous en doutez, c'est ce dernier passage qui froisse la robe du procureur. Voyons ce qu'en dit la cour.

Considérant que ce passage se situe dans le droit fil du précédent en dressant un inventaire des facteurs aggravant le phénomène d’insécurité dans les quartiers de banlieue, au nombre desquels les humiliations policières régulières, étant observé que la citation à l’origine de la poursuite tronque l’énumération, au risque de modifier l’équilibre du texte ;

Considérant que la généralité des constats dressés ainsi que l’évocation d’humiliations policières régulières dans leur ensemble en tant que phénomène de société ne sont pas constitutifs du délit de diffamation car incompatibles avec l’articulation de faits précis telle qu’exigée par une jurisprudence ancienne et constante ; que la diatribe de l’auteur se situe dans le cadre d’une analyse très critique de dix vecteurs d’insécurité sociale transformant les responsables de la délinquance en victimes au quotidien ; qu’il y a d’ailleurs lieu de remarquer que le style pamphlétaire adopté par [Hamé] induit également, de par ses excès, une absence d’imputation de faits précis, une spécialiste en analyse linguistique énonçant que le narrateur “reste dans le champ du débat d’idées générales, dans une rhétorique d’indignation”;

Si je peux traduire moins élégamment : Hamé parle mais ne dit rien.

Considérant en conséquence que ce passage est manifestement insusceptible de constituer l’imputation de faits précis au sens de l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881, l’assertion litigieuse se limitant à traduire une opinion portant sur un sujet largement débattu.

Exprimer une opinion, fût-elle fausse d'ailleurs, n'est pas en soi un délit, liberté d'expression oblige, à quelques exceptions près (révisionnisme, apologie de crimes de guerre). Ici, Hamé ne faisait qu'exprimer une énième variante de : « c'est la faute de la société » comme source du malaise des banlieues. Les “humiliations policières régulières” n'imputent aucun fait précis mais font partie d'une énumération des sources des tensions qui parfois explosent, ici le comportement de la police.

Troisième et dernier passage :

« La Justice pour les jeunes assassinés par la police disparaît sous le colosse slogan médiatique “touche pas à mon pote !”»

Considérant que ce passage constitue en fait une note par rapport à un autre situé dans la première partie du texte ; que d’ailleurs, là encore, la partie civile [erreur de plume : il n'y a pas de partie civile ; il s'agit du parquet] ne poursuit comme diffamatoire qu’une partie de la note, au risque de rendre le message envoyé difficilement compréhensible dans la mesure où il s’agit presqu’exclusivement de fustiger le rôle de certaines organisations, telle SOS RACISME, destinées à récupérer et saper les tentatives d’organisation politique de la jeunesse des cités au milieu des années 80 ;

Considérant que, replacé dans ce contexte externe, le terme “assassiné”, censé porter atteinte à l’honneur et à la considération de la police, n’impute pas davantage d’événement ou de fait précis localisé dans l’espace ou dans le temps ; que le caractère global de la mise en cause ne permet pas d'individualiser des abus condamnables, les « humiliations policières régulières» étant évoquées parmi d'autres facteurs d'exclusion ;

Considérant qu'à défaut d'une articulation précise de faits de nature à être, sans difficulté, l'objet d'une preuve ou d'un débat contradictoire, il ne peut s'agir que d'un propos injurieux, une requalification n'étant pas possible au regard des dispositions de la loi de la presse.

Et la cour de confirmer le jugement de relaxe du 17 décembre 2004.

J'avoue ne pas très bien comprendre ce passage, notamment l'avant-dernier paragraphe, où l'on voit rejaillir les “humiliations policières régulières” qui font partie du deuxième passage. On ne se relit jamais assez, surtout quand on rédige un arrêt qui va aller devant la chambre criminelle de la cour de cassation… Toujours est-il que le sens de l'argumentation de la cour est clair : ce dernier propos, parlant de jeunes assassinés par la police n'est pas une diffamation, faute de l'imputation d'assassinats déterminés pouvant faire l'objet d'un débat, mais, vu son caractère général et flou, était susceptible d'être une injure. Or la requalification est impossible en droit de la presse, et l'infraction est prescrite depuis longtemps, elle ne peut plus être poursuivie.

En conclusion, la cour d'appel de Versailles est loin de donner un diplôme d'honorabilité au texte rédigé par Hamé. Le vocabulaire choisi (“diatribe”, qui est un écrit ou discours dans lequel on attaque, sur un ton violent et souvent injurieux, quelqu'un ou quelque chose) et la citation de l'expertise produite en défense laissent entendre que la cour a plutôt estimé être en présence d'une logorrhée verbeuse et vide, ce qui n'est pas un délit, surtout dans le rap.

lundi 29 septembre 2008

Ca va bien, oui, mais ailleurs...

Par Gascogne


Mme le Garde des Sceaux (que dix mille robes Dior lui soient octroyées) a décidemment une conception très spéciale de la justice : elle convoque les procureurs généraux comme de vulgaires préfets de justice pour leur remonter les bretelles pour des décisions qu'ils ne prennent pas, elle veut baillonner toute velléité de liberté de parole tant chez les magistrats que chez les avocats, elle souhaite pouvoir choisir qui doit distribuer la bonne parole aux pioupious de l'école, elle s'étonne des lois qui fonctionnent bien mais qui ne fonctionnent pas bien, tout bien réfléchi, tout comme d'ailleurs elle demande qu'appel soit formé sur une excellente décision protectrice des victimes.

A bien l'entendre, on comprend mieux pourquoi elle réagit ainsi : dans une interviouve donnée à la télévision israélienne lors de son récent voyage (en Français, comme quoi il est effectivement normal que les chargés de formation de l'Ecole maîtrisent la langue de Shakespeare, la formation en 1997 étant visiblement défaillante), elle compare à trois reprises en moins d'une minute (à 10'30 environ) les systèmes judiciaires israéliens et français, pour constater les différences, puisqu'en Israël, les juges et les procureurs sont indépendants, et la cour suprême est indépendante (il suffit de voir sa jurisprudence, paraît-il). Si, si, cela paraît extrêmement étonnant, mais c'est comme cela.

Que le bon peuple dorme tranquille, ici, tout est sous contrôle.

Allez, je m'en retourne à mon train train, je prépare la citation directe de Me Eolas pour outrage à la Dame (que dix mille angelots accompagnent ses pas).

Bon ben alors, ça va bien ou pas ?

Rachida Dati, le 11 juin 2008 :

Depuis un an, nous avons lutté contre la récidive. C’était une attente des Français. Nicolas Sarkozy s’y était engagé. Nous avons mis en place des outils efficaces :

C’est d’abord, la loi sur les peines planchers. Elle a instauré un régime clair pour les récidivistes. Cette loi a déjà été appliquée : 9250 décisions rendues par les tribunaux, c’est la preuve que cette loi était nécessaire et attendue.

Propos pour lesquels il vous en souvient Rachida Dati avait écopé d'un prix Busiris en récidive.

Un commentateur disant être Guillaume Didier,porte-parole du Garde des Sceaux, avait répliqué que je commettais une erreur dans mes estimations, et que

Le taux d’application de 20 % avancé par Maître Eolas n’est donc pas exact, il dépasse les 50% comme le disait Madame Rachida Dati.

Dont acte, les peines planchers, c'est un grand succès.

Mais alors ?

Les photos de Rachida Dati en robe du soir à l'inauguration de la Biennale des antiquaires, l'autre semaine, n'ont pas été appréciées à l'Elysée. Les « amis » de la garde des Sceaux se sont empressés de faire savoir dans le Tout-Paris que le Président reprochait à sa ministre de ne pas s'occuper assez des peines planchers...

C'est un grand succès dont il faut s'occuper. Et relancer les groupies.

La ministre de la justice Rachida Dati a convoqué vendredi cinq procureurs généraux afin de leur faire savoir son mécontement.

Son mécontentement, vraiment ? Alors qu'en juin, elle était ravie ?

Elle s'inquiète en effet que le recours aux peines planchers soit le plus faible de France dans le ressort de leur Cour d'appel respective. Ces peines planchers sont réservées aux multirécidivistes majeurs ou bien mineurs de plus de 16 ans qui passent pour la troisième fois devant un juge.

Nope ; la deuxième fois suffit.

Rachida Dati invitera régulièrement les magistrats du Parquet à se justifier lorsque leurs résultats seront considérés comme préoccupants concernant tous les délits. Ainsi, de faibles condamnations pour violences conjugales vaudra au Procureur d'une juridiction donnée d'être convoquée Place Vendôme.

Et gare à vous si les époux de votre région sont plus respectueux de leur conjoint qu'ailleurs. Les anomalies statistiques seront considérées comme de la dissidence politique.

Nobody does it better…

Nicolas Sarkozy, le 13 octobre 2006 :

Je ne veux pas faire une discrimination positive sur des critères ethniques qui serait la négation de la République. Mais je veux que sur la base de critères économiques, sociaux, éducatifs, on mette tous les moyens nécessaires pour combler des écarts qui sont devenus insupportables et qui mettent en péril la cohésion nationale. Il faut aider ceux qui veulent s’en sortir à s’en sortir.

Ou éventuellement les empêcher d'entrer.

La Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l'Égalité (HALDE, mais on devrait dire HALDÉ), apprends-je via Michel Huyette (attention : site en Comic Sans), a rendu trois délibérations, non encore publiées sur son site, relevant trois cas de discrimination à l'embauche… à l'École Nationale de la Magistrature.

Ainsi, soit un poste vacant pour enseigner aux bébés embastilleurs[1] les mystères et gloires de la fonction de juge d'application des peines. Soit le magistrat A. et le magistrat B., tous deux candidats à ce poste.

Le magistrat A. a été quatre années juge d'application des peines (JAP). Le magistrat B., un an. Avant d'être JAP, le magistrat A. a exercé dans quatre postes différents, contre un seul pour le magistrat B. Le magistrat A. a enseigné en faculté et est déjà intervenu ponctuellement devant des auditeurs de justice, ce qui n'est pas le cas du magistrat B. Ajoutons que le magistrat A. comme le magistrat B. sont tous deux des femmes, ce qui exclut que ce critère soit pertinent. Le directeur de l'École, qui doit donner un avis, indique sa préférence pour le magistrat A.

Seulement voilà, le magistrat A. exerce des responsabilités dans le Syndicat de la magistrature (SM), clairement marqué à gauche.

Et, mystères de la vie, c'est le magistrat B. qui est pourtant finalement retenu par la Chancellerie (la décision relevant du Garde des Sceaux, qui n'a pas à indiquer les motifs de son choix).

Le magistrat A., supputant une discrimination de nature politique, saisit la HALDE, qui demande des explications. La réponse de la Chancellerie vaut son pesant de canapés Dalloyau : le magistrat B. a été préférée car… elle parle mieux l'anglais. Et Dieu sait que pour former des futurs JAP aux mystères de la computation de la mi-peine, l'anglais est indispensable.

Et par trois fois estimera la HALDE (délibérations 2008-186, 2008-187 et 2008-188), des membres du Syndicat de la magistrature présentant objectivement un meilleur profil que d'autres impétrants seront écartés au profit de candidat plus… politiquement corrects.

Pour citer Michel Huyette, dont je partage pleinement l'opinion :

Ce qui rend beaucoup plus mal à l'aise, c'est de savoir que les décisions telles les recrutements à l'Ecole de la magistrature sont prises au plus haut niveau du ministère de la justice, de fait par la ministre et ses plus proches collaborateurs. Or le premier cercle autour de tout Garde des sceaux est constitué de.... magistrats qui, la plupart du temps, obtiennent des postes prestigieux lorsqu'ils retournent en juridiction, notamment des postes de procureur général dans une cour d'appel. Or la ministre de la justice a demandé il y a quelques mois que dans chaque tribunal un membre du Parquet (un substitut du procureur de la République) soit spécialement chargé de traquer et de poursuivre devant les tribunaux correctionnels les auteurs de toutes formes de discrimination. Et ses proches collaborateurs quand ils deviendront procureurs généraux transmettront très certainement aux procureurs dont ils seront les supérieurs hiérarchiques des consignes de fermeté envers toute personne ayant décidé de mettre en œuvre un mécanisme discriminatoire, par exemple lors de l'embauche en entreprise.

Décidément, place Vendôme, l'air pince rudement, et il fait très froid.

Notes

[1] Le terme officiel est « auditeur de justice ».

jeudi 25 septembre 2008

La France (encore) condamnée pour atteinte à la liberté d'expression

À force de taper dessus, ça finira par rentrer, c'est ce que doivent se dire les juges de la Cour Européenne des Droits de l'Homme (CEDH) qui viennent à nouveau de condamner la France pour violation de l'article 10 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (CSDH), dite brevitatis causa Convention Européenne des Droits de l'Homme.

Petit cours accéléré de droit européen

La CSDH est une convention signée le 4 novembre 1950 à Rome, dans le cadre du Conseil de l'Europe, institution distincte de l'Union Européenne (même si toute les États membres de l'UE sont membres du Conseil de l'Europe, l'inverse n'étant pas vrai). Le Conseil de l'Europe, qui siège à Strasbourg, comporte 47 membres, dont la Turquie, la Russie, la Georgie, l'Arménie et l'Azerbaïdjan, pourtant situés sur le continent asiatique. La confusion Conseil de l'Europe / UE est fréquente puisque le drapeau de l'UE est emprunté au Conseil de l'Europe, de même que l'Hymne à la joie. Ajoutons que l'UE a un organe appelé le Conseil Européen et vous comprenez le cauchemar des étudiants en droit européen.

La CSDH repose sur un mécanisme simple et efficace. La convention (modifiée et enrichie de protocoles additionnels) pose un certain nombre de droits, et précise les limites qui peuvent leur être apportés et les conditions dans lesquelles ces limites peuvent être posées. La Convention est invoquable directement devant le juge interne, mais si le juge interne estime que la Convention n'est pas violée, le justiciable peut, après avoir épuisé les recours internes, porter l'affaire devant la CEDH qui dire si oui ou non il y a eu violation de la CEDH, et éventuellement accorder une indemnité de ce fait.

La loi française prévoit qu'une condamnation par la CEDH peut donner lieu à un recours en révision contre la décision définitive ainsi condamnée.

La France a signé la convention dès le 4 novembre 1950, mais va mettre 25 ans à la ratifier, c'est-à-dire à la faire entrer en vigueur en droit interne (3 mai 1974, testament politique de Georges Pompidou). Encore sera-ce avec des réserves excluant la possibilité de saisir la CEDH, réserves qui ne seront levées qu'en 1981. France, pays des droits de l'homme. La Turquie l'a faite entrer en vigueur dès 1954.

Les droits reconnus par la Convention sont : le droit à la vie (art. 2), l'interdiction de la torture (art. 3), du travail forcé (art. 4), ces deux droits étant les seuls absolus, c'est à dire sans limite admise, le droit à la liberté et à la sûreté (art. 5, qui a tant fait pour les droits de la défense notamment en garde à vue), le droit à un procès équitable (art. 6), la légalité des délits et des peines (art. 7), le droit à une vie privée et familiale (art. 8, la dernière ligne de défense des étrangers sans papiers), la liberté de pensée, de conscience et de religion (art. 9), la liberté d'expression (art. 10, qui nous intéresse aujourd'hui), la liberté de réunio net d'association (art. 11), la liberté du mariage (entre deux personnes de sexe opposé s'entend, art. 12), le droit à un recours effectif (art. 13, les étrangers lui doivent tant là aussi), l'interdiction de la discrimination (art. 14). Ajoutons-y la propriété et le respect des droits acquis par le premier protocole additionnel, très important lui aussi.

Revenons-en à l'article 10

Il est ainsi rédigé :

Article 10 : Liberté d’expression

Le premier paragraphe pose le principe.

1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

Le second pose les limites admises.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.

Le test en trois étapes

Saisie d'un recours, la cour examine toujours le problème en recherchant s'il y a eu atteinte à la liberté d'expression, puis si la réponse est positive, si elle entre dans le cadre d'une des exceptions, puis si la réponse est encore positive, si l'atteinte était nécessaire dans une société démocratique. Si la réponse est positive, le recours est rejeté. Problème pour la France, c'est que la réponse à cette troisième question est régulièrement négative.

Ce fut déjà le cas en 2006 quand la France a été condamnée pour avoir retenus comme diffamatoires et donc illicites les propos tenus à la télévision par Noël Mamère critiquant les mensonges du Dr Pellerin sur le nuage de Tchernobyl qui, n'ayant pu obtenir de visa, s'était arrêté à la frontière française. J'en avais parlé à l'époque.

La leçon en deux couches

La leçon n'a pas porté, et c'est une deuxième couche (enfin… si seulement ce n'était que la deuxième…) que passe la Cour dans un arrêt Chalabi c. France (Requête no 35916/04).

Le Magazine Lyon Mag' avait publié en novembre 2001 une interview avec un ancien membre du conseil d’administration de la Grande Mosquée de Lyon contenant des propos fort critiques à l'égard du directeur de cette moquée, Kamel Kabtane, lui reprochant notamment une gestion « pas claire » de la mosquée, quand bien même un récent contrôle fiscal avait conclu à la sincérité et à l'exactitude des comptes. Ce passage fut retenu comme diffamatoire parle tribunal correctionnel de Lyon, confirmé par la cour d'appel de la capitale des Gaules. La cour de cassation rejeta le pourvoi de Lyon Mag dans un arrêt du 30 mars 2004.

LYon Mag' ayant soulevé la violation de la CSDH dans son pourvoi (c'est le troisième moyen de cassation du pourvoi), il était recevable à aller se plaindre devant la Cour européenne, et grand bien lui a pris.

La cour constate qu'il y a eu atteinte à la liberté d'expression, puisqu'il y a eu condamnation civile pour diffamation (l délit était amnistié).

La cour constate que cette atteinte correspond aux limites posées par l'article 10.2 de la CSDH : le resoect de la réputation des personnes.

Et, comme dans l'affaire Mamère contre France, la cour constate que cette atteinte était disproportionnée et donc non nécessaire dans une société démocratique (c'est le paragraphe 40 et ceux qui suivent).

La cour constate en effet que les propos étaient mesurés, reposaient sur une base factuelle existante à l'époque des faits (une mise en examen pour escroquerie), et, s'agissant du directeur d'une institution religieuse, relevaient de la critique légitime à laquelle doit s'attendre toute personne dans le cadre de son activité publique.

Les juges français ont, en matière de diffamation, une vision trop souvent restrictive de la liberté de critique qui est exclusive de la diffamation, et de la bonne foi qui l'excuse. La jurisprudence évolue, sous les coups de boutoir de la CEDH, mais trop timidement encore.

Pour un avocat de la défense, c'est plutôt une source de satisfaction.

Mais pour un citoyen, ça devient humiliant, à la longue.

mercredi 24 septembre 2008

Brève de prétoire

Audience correctionnelle, rapportée dans Le Nouveau Détective (je suis allé chez le coiffeur hier). Une femme est poursuivie pour avoir mutilé son époux, en l'occurrence l'avoir émasculé.

Ligne de défense : elle accuse le chien d'avoir attaqué son époux.

La prévenue, à la présidente : « J'ai regardé mon chien et je lui ai dit : “c'est toi qui as fait ça ?” Il m'a fait “non” de la tête. Mais il ne faut pas le croire, madame le président. »

La présidente, dubitative, se tourne vers le mari.

« Est-ce que c'est possible ? »

Réponse du mari :

« Non, madame le Président. Il ne mange que des croquettes. ».


Si vous voulez d'autres brèves de prétoires, voyez ici.

Affaire « La Rumeur », suite (et fin ?) Le chanteur Hamé relaxé

Je vous avais parlé de l'affaire « La Rumeur » l'année dernière dans ce billet.

Après la cassation de l'arrêt de la cour d'appel de Paris, la cour d'appel chargée de réexaminer l'affaire, la cour d'appel de Versailles, a rendu son arrêt le mardi 23 septembre, et a relaxé le chanteur Mohamed Bourokba, dit « Hamé ».

Je suis bien en peine de vous expliquer pourquoi, n'ayant pas eu accès à la décision. Tout ce que dit la presse est que les propos ne seraient pas diffamatoires, ce qui est un peu tautologique puisqu'il y a eu relaxe. Maigre consolation, je ne suis pas le seul puisque le chanteur déclare au site du nouvelobs.com :

On ne connaîtra pas les détails de cette décision.

En tant qu'avocat, je me fais un devoir de faire mentir La Rumeur. Quelqu'un peut-il m'en envoyer une copie à eolaschezmaitre-eolas.fr, que j'édifie aussi bien mes lecteurs qu'Hamé ?

Ô Blogueurs Républicains…

Une petite annonce dans une journée chargée qui sera sans billet.

Ce soir, comme chaque dernier mercredi du mois se tient la République des Blogs, rencontre mensuelle et informelle de blogueurs et lecteurs de blogs à thématique politique, au sens large et donc noble, de tous bords du moment qu'ils sont ouverts au dialogue et raisonnablement assoiffés. De vraies superstars des blogs avec certificat d'authenticité décerné par Lieu-Commun seront là, comme l'élégant Jules de Dinersroom, que vous trouverez sans nul doute non loin du comptoir, surtout si vous êtes une jeune fille célibataire, Authueil, en train de titiller des blogueurs de gauche (désolé mesdemoiselles, il est marié), et bien d'autres. Si vous voulez mettre un visage sur un pseudo ou une main dans une figure, l'occasion est excellente.

Sans pouvoir affirmer que j'y serai, emploi du temps oblige, je relaie néanmoins l'information, l'initiateur de cette sympathique coutume, Versac, ayant appliqué à son blog le rituel de Seppuku.

Attention toutefois pour les habitués : la brasserie Le Pavillon Baltard, hôte habituel, est fermé pour travaux. C'est donc en face, chez mon confrère Maître Kanter, qu'aura lieu l'assemblée, comme ce fut le cas en juillet et en août.

C'est donc au 16 rue Coquillière dans le premier arrondissement, à la Taverne de Maître Kanter - Les Halles. Métro ligne 1, Louvre-Rivoli, ligne 4 et RER A, B et D Les Halles, bus lignes 67, 74 et 85 arrêt Louvre Coquillière stations, Vélib 1024 Louvre-Coq-Héron ou 1012 Bourse du Commerce, à partir de 19 heures, mais n'attendez pas la foule avant vingt heures.

mardi 23 septembre 2008

Recasé

Georges Fenech, magistrat, ancien député en froid avec les chiffres, a trouvé son point de chute. Il est nommé président de la Miviludes, la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires. En effet, rien de ce qui est sectaire ne lui est inconnu.

Le blog journal d'un avocat s'associe à l'ensemble de la magistrature pour se réjouir de cette nomination.

Combien ça vaut ?

Par Dadouche



« A la majorité de 8 voix au moins, la Cour et le jury réunis condamnent X à la peine de.... ».
Cette formule quasi rituelle annonce la réponse à la question que se posent (peut-être pas en ces termes, mais dans l'esprit) tous ceux qui participent à une décision pénale : combien ça vaut ?
Elle est ici formulée crûment, elle résonne comme un réflexe d'épicier, elle paraît faire litière de toute la complexité d'une affaire criminelle et d'un procès d'assises, et pourtant on ne peut mieux le résumer.
Combien vaut une vie humaine ? Certaines ont-elles plus de valeur que d'autres ? Le passé d'un homme peut-il excuser un crime ou en atténuer les justes conséquences ? Doit-on souffrir à la hauteur des souffrances que l'on a infligées ? Pourquoi 10 ans plutôt que 15 ? 1 plutôt que 12 ? perpétuité plutôt que 5 dont une partie avec sursis ? La personnalité de l'accusé doit-elle prendre le pas sur la gravité intrinsèque des faits ? Ou l'inverse ?
Est-ce qu'un meurtre « vaut » plus qu'un viol ? Est-ce que la mort de la victime « vaut » plus qu'une tentative ? est-ce que quinze braquages, "ça vaut" plus que douze ? Et combien d'années par braquage ? Est-ce qu'il y a un barême, une échelle absolue des valeurs ?

Le remarquable article de Pascal Robert-Diard a suscité parmi les commentateurs des interrogations, des assertions, et quelques divagations sur les peines prononcées par les cours d'assises.

On retrouve en vrac les questions ou affirmations suivantes :
- pourquoi 12 ans, alors qu'un meurtre c'est 30 ans ?
- depuis un bon nombre d'années les cours d'assises, lorsqu'il y a un doute, au lieu d'acquitter, condamnent à demi: 7 ans, 10 ans pour un meurtre...
- en cas de doutes graves et sérieux, on acquitte, en cas de doutes légers, on condamne à demi-peine, en cas d'absence totale de doute, on condamne lourdement.
- pour un même meurtre (tuer quelqu'un d'une balle de coup de fusil dans la cervelle, après une dispute), on peut recevoir huit, douze ou trente ans, en fonction"de la personnalité de l'auteur et des circonstances des faits",il devient difficile de prévoir. On a l'impression que le jugement se fait "à la tête du client".

Signalons d'abord qu'Eolas et Anaclet de Paxatagore (message personnel : Paxa ! Reviens !) avaient, dans un temps que seuls des lecteurs ante jugement de Lille peuvent connaître, consacré un fort intéressant billet à quatre mains sur le juge et la peine, dans lequel ils rappelaient (notamment) que la peine résulte à la fois de la gravité intrinsèque des faits et du parcours du délinquant.

J'avais moi même tenté dans un billet-fiction de retracer dans les grandes lignes comment une cour d'assises peut, dans son délibéré, déterminer une peine.

Le documentaire Cour d'assises : crimes et châtiments diffusé par France 3 ce soir, qui suscitera lui aussi j'en suis sûre de nombreux commentaires, donne à voir trois crimes, trois criminels [1], trois peines.

Tous encouraient la réclusion criminelle à perpétuité.

Jeannot R. est condamné pour tentative d'assassinat sur son épouse, séquestration et violences avec arme contre les gendarmes à 10 ans de réclusion (15 ans requis)
David A. est condamné pour le meurtre de son père à 5 ans d'emprisonnement dont 3 ans et demi assortis d'un sursis avec mise à l'épreuve (6 ans requis)
Benjamin C. est condamné pour meurtre aggravé à 30 ans de réclusion (perpétuité requise).

A titre liminaire, rappelons que si on se pose cette question, c'est que l'on considère la culpabilité acquise. Dans un délibéré, on n'aborde la question de la peine qu'une fois que l'on s'est prononcé sur la culpabilité.
Chaque intervenant dans un procès pénal a sa réponse sur ce que "ça vaut", en fonction des intérêts qu'il représente.

Le premier à se poser la question du « combien ça vaut », c'est le législateur.
C'est lui qui fixe dans le code pénal la peine maximale qui peut être prononcée par une juridiction pénale pour une infraction donnée.
Ici, qu'il s'agisse de la tentative d'assassinat, du meurtre d'un ascendant ou du meurtre avec torture et acte de barbarie, le législateur a décidé que « ça vaut » le plus en prévoyant la réclusion criminelle à perpétuité.
C'est la fonction dissuasive de la peine : on espère effrayer les criminels en puissance en leur promettant un dur châtiment s'ils contreviennent aux lois de la société.

C'est ensuite à l'avocat général de résoudre l'équation impossible : dans cette affaire précise, pour cet accusé, quelle est la peine qui garantira au mieux les intérêts de tous et notamment ceux de la société.
C'est à lui qu'est revenu, dans les trois affaires montrées dans le documentaire, la tâche de rappeler que c'est à la vie humaine qu'on a attenté.
Même si c'est la vie d'un tyran domestique, qui a battu sa femme et ses enfants impunément pendant des décennies à coups de « Mirza ».

Des réquisitions particulièrement clémentes, s'agissant d'une victime haïssable, ne risqueraient-elles pas de sous-entendre qu'il y a des vies qui ne méritent pas d'être protégées ? A quelle durée d'emprisonnement évalue-t-on la vie humaine ?
L'avocat général doit aussi s'interroger sur l'avenir : la société doit-elle être protégée durablement du criminel ? S'agissant de Benjamin C., c'est clairement une peine d'élimination qui a été requise contre un jeune homme qui présente une personnalité dangereuse. S'agissant de Jeannot R., plus tout jeune, peut-être bien aussi.
Le rôle de l'avocat général est cependant plus complexe que cela et ne se limite pas à la défense des intérêts de la société. Mais il est certainement celui qui les a le plus à l'esprit.

Les avocats tentent également de répondre à cette question, que ce soit en défense de l'accusé ou au soutien des intérêts de la partie civile.
La partie civile ne requiert pas de peine. Elle fait cependant souvent savoir quel degré de sévérité elle attend de la cour. Il arrive, dans des drames familiaux, que l'avocat plaide une relative clémence, pour sauvegarder les intérêts et l'avenir commun de tous.
Il arrive, plus souvent, qu'il souligne l'horreur du crime et s'attache à rappeler à la cour et aux jurés que la peine a une fonction rétributive et doit être une sanction à la hauteur des souffrances infligées. Et c'est ce que fait l'avocat de la famille de la victime de Benjamin C.
L'avocat de l'accusé doit quant à lui (quand il plaide la peine et non l'acquittement) mettre en perspective les faits commis par son client avec l'histoire personnelle de celui-ci. Non seulement son passé, qui peut comporter des éléments d'explication du passage à l'acte, mais aussi son avenir, qui dépendra étroitement de la décision. Les « paliers » se situent souvent à des durées symboliques : celle qui implique un retour en prison, celle qui prive d'un espoir de réinsertion sociale rapide, celle qui élimine durablement voire définitivement.

Enfin, c'est à la Cour et aux jurés d'apporter la réponse, singulière à chaque affaire, à cette question lancinante : « combien ça vaut  ?».
Ils doivent avoir à l'esprit les intérêts de tous et ne trahir ni ceux de l'accusé, ni ceux de la victime, ni ceux de la société. La quadrature du cercle quoi.
Chaque jury d'une même session est unique. Chaque session d'assises comporte un panel différent de jurés potentiels. Chaque semaine de la session (voire chaque affaire) voit siéger des assesseurs différents. Chaque cour d'assises a son président. Et chacun a son idée sur ce que « ça vaut ».

Il n'y a aucune réponse absolue. C'est vertigineux. Mais c'est bien comme ça.

Parce que chaque affaire est unique. Chaque criminel est singulier. Chaque plaidoirie ou réquisitoire porte différemment.

Bien sûr, les magistrats professionnels, qui siègent régulièrement aux « assiettes » ont en tête des points de référence. Chacun se souvient que, pour des faits « du même genre » la cour avait prononcé telle peine. Mais pourquoi « ça vaut » 10 ans plutôt que 5 ? Pourquoi 15 plutôt que 12 ?

Parce que c'était lui, parce que c'était eux. Parce que c'était cette audience, cet accusé, ce jury, cet avocat, parfois cette actualité.

S'il n'y a en fait aucune réponse in abstracto à ce "combien ça vaut", on peut néanmoins apporter des éléments aux interrogations rappelées plus haut :

- pourquoi 12 ans, alors qu'un meurtre c'est 30 ans ?

Parce que la peine est individualisée en fonction non seulement des circonstances de fait mais aussi de la personnalité de l'auteur (et parfois de la victime), de son âge, de ses perspectives de réinsertion. Qui imaginerait condamner Jeannot R. ou David A. à la perpétuité qu'ils encouraient ?

Il ne faut pas non plus se leurrer. Comme le souligne Florence Aubenas dans le documentaire, certains sont plus égaux que d'autres devant la justice.
Ceux qui parviennent à verbaliser, ceux qui présentent bien, ceux qui ont un avocat expérimenté et parviennent à s'en remettre à lui, ceux qui ont fait leur paix avec eux-mêmes, ceux qui expriment des regrets, pour tous ceux là, "ça vaut" moins que pour ceux qui dissimulent leur peur derrière une apparente arrogance, ceux qui ne trouvent pas les mots qu'il faut ou qu'on attend d'eux, ceux qui ne peuvent eux mêmes croire à ce qu'ils ont fait et nient des évidences, ou ceux qui n'ont (et souvent à tort) pas confiance dans leur avocat commis d'office et à l'aide juridictionnelle parce que "si c'est gratuit c'est que c'est moins bien".
C'est aussi le rôle des magistrats professionnels, qui voient défiler toute l'année en correctionnelle, en surendettement ou encore en assistance éducative les petits cousins de ces accusés difficiles, de désamorcer l'impression laissée aux jurés.
C'est parfois difficile...

-depuis un bon nombre d'années les cours d'assises, lorsqu'il y a un doute, au lieu d'acquitter, condamnent à demi: 7 ans, 10 ans pour un meurtre...

Cette affirmation ne repose sur rien.
Je ne dis pas qu'il n'arrive jamais qu'un juré vote la culpabilité alors qu'il n'a pas d'intime conviction, parce qu'il voit que c'est l'opinion générale. C'est regrettable, c'est trahir son serment, mais c'est humain. Comme il est humain, trois jours après le délibéré, de se réveiller en sueur en se demandant si on n'a pas fait une erreur.
En revanche, les mécanismes de vote et de majorité me paraissent limiter considérablement le risque de décisions de culpabilité malgré un doute réel.
Une peine de 7 ou 10 ans d'emprisonnement pour un meurtre n'a en soi aucune signification à cet égard. Sauf peut-être que le cours de la vie humaine a baissé, tandis que celui de l'innocence abusée a grimpé en flèche, si l'on en croit les peines régulièrement supérieures à 10 ans de réclusion prononcées pour des viols sur mineurs.
Par ailleurs, il faut se rappeler que la culpabilité n'est pas nécessairement votée à l'unanimité (elle doit recueillir 8 voix sur douze) [Et dix sur quinze en appel - NdEolas]. Quoi de plus normal que les jurés ou magistrats qui ont pu voter "non" à cette première question s'attachent, dans la suite du délibéré, à faire descendre autant qu'ils le peuvent la peine finalement prononcée ?

- en cas de doutes graves et sérieux, on acquitte, en cas de doutes légers, on condamne à demi-peine, en cas d'absence totale de doute, on condamne lourdement.
Il me semble que le documentaire de France 3 apporte un démenti éclatant à cette affirmation si étayée...

- pour un même meurtre (tuer quelqu'un d'une balle de coup de fusil dans la cervelle, après une dispute), on peut recevoir huit, douze ou trente ans, en fonction"de la personnalité de l'auteur et des circonstances des faits",il devient difficile de prévoir. On a l'impression que le jugement se fait "a la tête du client".

C'est exactement ça, à ce léger détail près qu'aucun meurtre n'est jamais le même, dans ses ressorts ou dans ses protagonistes.
Et pourtant, beaucoup de greffiers d'assises peuvent prédire, avec une marge d'erreur infime, à la fin des débats, la peine qui sera finalement prononcée.

On ne sait sans doute toujours pas "combien ça vaut", mais j'espère qu'on comprend un peu mieux comment on calcule.

Notes

[1] dans la dernière affaire, je ne mentionnerai que Benjamin C., seul majeur des deux criminels et ne pouvant donc prétendre à une atténuation de la peine en vertu de l'excuse de minorité

lundi 22 septembre 2008

Discutons de cour d'assises : crimes et châtiments

Simple billet pour ouvrir un fil de discussion sur le documentaire de ce soir sur France 3.

À vos questions et commentaires.

Cachez moi cette virginité que je ne saurais voir !

C'est auprès de Molière, à moins que ce ne soit de Giraudoux, que le parquet général de Douai, chargé par le Garde des Sceaux (que ses ennemis placent leur économies en subprimes) de faire appel du jugement du tribunal de grande instance de Lille ayant prononcé l'annulation d'un mariage pour erreur sur une qualité essentielle, l'époux ayant cru à tort que son épouse était vierge, que le parquet général disais-je est allé cherché ses arguments.

C'est aujourd'hui que la cour d'appel la plus septentrionale a examiné ce bien curieux appel, ou le demandeur et le défendeur n'avaient rien demandé. Je ne sais pas si la recevabilité de l'appel du parquet a fait débat. La question devra être examinée d'office par la cour, et la question du délai me paraît poser une première difficulté, je m'en étais expliqué à l'époque.

Il demeure, l'émotion un peu hâtive étant retombée, voyons, concrètement le résultat de cette intervention de l'État dans une affaire strictement privée et qui était réglée. Tâchons d'en rire, de peur d'avoir à en pleurer.

Bref rappel : au point de départ, nous avions monsieur, qui ne veut plus être marié avec madame et madame, qui ne veut plus être mariée avec monsieur. Monsieur choisit la voie de l'annulation, madame dit « Hé bien puisqu'annulation il veut, qu'annulation il y ait et qu'on me fiche la paix ». Le juge dit donc qu'il y avait lieu à annulation. Et le parquet de dire… rien du tout, ayant d'autres chats à fouetter.

Trop de concorde dans le prétoire, ça ne se pouvait pas. Féministes et laïcistes s'émeuvent, leur brâme attire l'attention de la presse, qui décide d'en faire une affaire d'État à grand coups de doctes débats d'où les juristes sont systématiquement écartés, les intérêts en cause les dépassant supposément, puisqu'ils ne trouvent rien à redire à ce jugement.

Rachida Dati, bénies soient ses factures de réception à la Chancellerie, après avoir dit que ce jugement était fort bon et la nullité de mariage fort bonne en soi, a décidé qu'il fallait donc faire appel de ce jugement.

Et le parquet général d'aller souffler sur les braises en train de s'éteindre.

Premier acte : demander la suspension de l'exécution provisoire. Chose faite. L'hymen est donc reconstitué (juridiquement, s'entend), jusqu'à ce que la cour statue.

Deuxième acte : revient le temps de l'apaisement. « Vous voulez ne jamais avoir été mariés, mes enfants ? À la bonne heure ! » s'exclame le procureur général. « Mais demandez-le autrement, sans parler de la virginité de la femme célibataire, vous savez que cela est un sujet délicat chez notre Très Bien Aimée Garde des sceaux, qu'un million de papillons volettent autour de ses motards d'escorte », leur sussure-t-il. « Cachez-moi cette virginité que je ne saurais voir. Tenez. Sa Sainteté (je parle du pape, là, pas du Garde des Sceaux) vient de nous rendre visite. Invoquons le droit canon, et soulevez l'absence de vie commune après le mariage. Oui, je sais, ça n'a jamais été une cause de nullité du mariage, pas même en droit canon : c'est un procès en grâce de la dispense d'un mariage conclu et non consommé, canon 1697, mais que vous importe : vous êtes musulmans ; et puis c'est promis, nous fermerons les yeux et ne ferons pas de pourvoi en cassation. De nos jours, en République, si les apparences sont sauves qui se soucie du droit ? »

Dans son coin, Tartuffe rougit de honte.

Mais peine perdue. Les trois parties, époux, épouse et parquet ne peuvent s'entendre. La guerre des trois aura bien lieu; et à l'acte trois, comme il se doit.

Acte trois donc : disputons et disputons-nous devant la cour. Puisqu'on reconvoque les époux, ils ont bien l'intention de donner du travail aux conseillers de la cour.

— « Je n'entends rien à vos chattemites arguties », s'exclame le mari, qui pour être ingénieur n'en a pas moins du vocabulaire. « Elle m'a menti, la sotte[1], et je la veux sur la sellette ! Je maintiens mes demandes à l'identique. »

— « Fi !» s'exclame l'épouse « Je ne toucherai pas à son petit banc[2] de peur qu'il ne boude[3]. Réflexion faite, je suis bafouée. Or il est interdit de bafouer son épouse. Le respect est une des obligations du mariage depuis la loi n°2006-399 du 4 avril 2006, et nous nous mariâmes en juillet 2007, après l'entrée en vigueur de cette loi. Je demande la nullité du mariage pour son bafouage et manque de respect, et évalue le prix de mon honneur à 50.000 euros un euro, par chèque de préférence. »

Je vois le sourcil des partisans de la dignité de la femme se lever : le respect, qui a fait défaut de toutes parts dans cette affaire, serait-il la solution ?

Nenni, car le respect est un devoir respectif d'un époux envers l'autre, et non une condition de formation du mariage : son défaut fonde un divorce, mais pas une action en nullité, qui ne peut porter que sur le consentement au mariage avec cette personne, tout le débat était là. Mais quand on voit que le parquet en est à proposer le défaut de communauté de vie, on comprend que dans ce débat, le droit a rejoint la Raison dans la tombe.

Faisons le bilan, si vous le voulez bien.

Nous avions deux époux qui ne voulaient plus l'être et étaient tombés d'accord pour une solution rapide, à défaut d'être élégante. Si fait, a dit la justice.

Mais la société en a décidé autrement. Elle est intervenue, sous la pression d'une partie de l'opinion publique, qui était soit aveuglée par son idéologie, soit tenue dans l'ignorance de ce que disait réellement ce jugement, dans cette séparation, ravivant les plaies, jetant de l'huile sur le feu, aggravant les traumatismes, instaurant la discorde là où il y avait une concorde. Elle a obligé les époux à des dépenses supplémentaires que ni l'un ni l'autre n'ont l'intention de supporter, mais sont décidés à faire peser sur l'autre, rajoutant encore des griefs sur le champ de bataille. Car pour la République, il vaut mieux une bonne guerre qu'une mauvaise paix.

Le parquet général a finalement dû proposer une solution ni rapide ni élégante, mais qui va permettre à ceux s'étant invités à la noce de faire progresser leur agenda, et de piétiner la vie de cette jeune femme en prétendant voler à son secours.

Suis-je le seul à ressentir un immense sentiment de gâchis ?

Délibéré le 17 novembre.

Notes

[1] il a aussi de l'humour.

[2] La sellette est un petit banc inconfortable où s'asseyaient les accusés lors des interrogatoires sous l'ancien régime.

[3] Son épouse aussi a de l'humour.

Citation du jour

Nicolas Sarkozy, président de la République, s'adressant au pape Benoît XVI :

Et c’est en pensant à la dignité des personnes que nous affrontons la si délicate question de l’immigration, sujet immense qui demande générosité, respect de la dignité et en même temps prise de responsabilité.

Clap. Clap. Clap.

Via Autheuil.

vendredi 19 septembre 2008

La défense décodée

Extraordinaire article, et je pèse mes mots, de Pascale Robert-Diard dans le Monde 2 de cette semaine. Un vrai travail de journaliste, de chroniqueur judiciaire, de témoin, et je crois une première.

Pascale Robert-Diard a suivi un confrère, et quel confrère, Grégoire Lafarge, durant tout un procès d'assises, et même avant, lors des rendez-vous préparatoires entre l'avocat et le client. Vous y verrez comment un avocat pénaliste « prépare » un client, et vous verrez que ce n'est pas lui apprendre par cœur un gros mensonge, mais lui permettre de se défendre au mieux et tenter de lui donner le courage de dire la vérité.

Puis vous suivrez l'audience, assis sur le banc de la défense, à côté de l'avocat, là où on voit tous les regards, à portée d'oreille des conseils chuchotés en plein interrogatoire. Vous verrez quelle partie d'échec à quatre joueurs se joue entre la défense d'un côté, le parquet te la partie civile de l'autre, et le président au milieu, supposément au-dessus, qui fait semblant de n'avoir pas d'opinion alors qu'on la voit comme le soleil à midi.

Du vécu, il y a tant de moments que je reconnais pour les avoir vécu moi-même. Elle décrit formidablement bien la relation si particulière, si forte et pourtant éphémère, qui unit un avocat et son client devant la cour d'assises.

Je retiendrai, parmi d'autres, cette phrase, qui correspond à la fin de la plaidoirie de l'avocat de la défense.

Quand Me Lafarge rejoint son banc, le regard des jurés reste aimanté à sa robe. Il est vidé.

Jamais je n'ai ressenti un épuisement aussi complet, absolu, qu'à la fin d'une audience d'assises. Pas tant physique (on arrive encore à tenir debout, à sourire, à serrer des mains, à dire des amabilités au président, à l'avocat général et au confrère, et on sort en marchant sur ses deux pieds. Mais moralement, psychiquement. Un procès d'assises, c'est des mois d'attente, des heures de préparation, une concentration continue, une heure de plaidoirie pour tout donner, et quand la plaidoirie est terminée, la machine est lancée, il n'y a plus qu'à attendre, et toutes les digues qui canalisaient votre énergie cèdent enfin. Après un procès d'assises, on ne dort pas, on tombe dans le coma. Un sommeil lourd et sans rêve. Aucun des autres intervenants du procès n'est autant engagé que l'avocat de la défense, car l'accusé, on le porte à bout de bras. La beauté du métier, mais aussi son côté destructeur si on n'y prend pas garde.

Bref, un formidable point de vue de l'intérieur de la profession d'avocat, servi avec le style parfaitement adéquat. Bref, la presse comme je l'aime. C'est long, mais ça se lit tout seul. Méfiez-vous, d'ailleurs : il est impossible de s'arrêter quand on a commencé.

Puisqu'on s'est déjà rencontré, permettez-moi un brin de familiarité : bravo Pascale. Vous devriez ouvrir un blog.

Allez, je vous laisse aller vous régaler.

C'est ici.

Parquet flottant

Par Gascogne


Par un arrêt non encore publié en date du 18 septembre 2008, la chambre criminelle de la Cour de Cassation vient de porter un nouveau coup aux dispositions nationales régissant la vie de nos parquets.

Au départ de cette bien sombre histoire est une disposition législative que le monde entier nous envie mais dont il faut bien reconnaître qu'elle est assez spécifique. Trop, même. Il s'agit de l'article 505 du Code de Procédure Pénale. Selon ce texte, le procureur général près la cour d'appel (le sous-chef des parquetiers) dispose d'un délai d'appel de deux mois en matière correctionnelle. Jusque là, rien de bien transcendant. La spécificité de ce texte réside dans le fait que le condamné moyen, tout comme d'ailleurs le procureur de la République près le tribunal de grande instance (le sous-sous-chef), ne disposent quant à eux que d'un délai de 10 jours pour faire appel de ces décisions (art. 498 du même Code).

Ces dispositions signifient donc en pratique que si le procureur de Tataouine les Oies, pris la tête sous les piles, a laissé passer le délai d'appel d'un dossier (dix jours, c'est court), il pouvait toujours aller faire repentance tête basse (le poids des piles) auprès de son chef adoré pour lui demander de faire appel. Après sévère remontrance et humiliation publique, l'erreur était ainsi corrigée.

Le problème est que la personne poursuivie ne pouvait se retourner vers personne. Si elle laissait passer son délai d'appel, il était trop tard. La décision était exécutoire. Elle pouvait certes écrire un petit courrier au procureur général, mais on imagine assez bien l'empressement de celui-ci pour faire appel d'une décision qu'il trouvait bonne, puisque condamnant lourdement l'insolent innocent.

Cette différence des appels n'est pas neutre : en effet, lorsque seul le condamné fait appel, ce que l'on nomme un appel principal, la cour ne pourra pas aller au delà de ce que le tribunal a prononcé. Par contre, si le procureur fait appel, la cour retrouve la possibilité de se prononcer dans le cadre du maximum fixé par la loi. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle les procureurs font systématiquement ce que l'on nomme un appel incident lorsque le condamné ose contester la première décision.

La Cour Européenne des Droits de l'Homme (cette instance castratrice des parquets, comme déjà signalé) a condamné la France sur cette base en estimant que l'article 6 de la convention, qui traite notamment de l'égalité des armes entre les parties, était violé (malgré de savantes recherches, je n'ai pas retrouvé l'arrêt en question : si quelqu'un peut mettre un lien en commentaire, je lui en serai éternellement reconnaissant et débiteur). La Cour de Cassation vient de lui emboîter le pas en estimant qu'il convenait désormais que les cours d'appel considèrent les appels du procureur général intervenant plus de dix jours après la décision contestée comme irrecevables. C'est une application pure et simple de la suprématie de la norme européenne sur la loi française, puisque l'article 505 du CPP n'est en rien abrogé.

Il semblerait que les délices de la distinction entre décision exécutoire (après dix jours) et décision définitive (après deux mois) soient en passe de ne plus être enseignés à l'ENM...

Encore un sujet pour le 13 heures de TF1 sur la disparition de nos spécificités nationales...

jeudi 18 septembre 2008

Si on ne peut plus dire n'importe quoi en plaidant, maintenant…

Le Monde nous apprend qu'un confrère, et pas n'importe lequel, un primus inter pares, comme on dit à la machine à café, un bâtonnier en exercice, rien que ça, est cité en correctionnelle pour avoir, au cours d'une plaidoirie, émis un sarcasme sur le Garde des Sceaux, que je vais donc ménager prudemment dans le billet qui suit.

Le bâtonnier Georges-André Hoarau est cité pour avoir diffamé notre Excellent et Bien-Aimé Garde des Sceaux, que Mille anges chantent sur son passage, quand, alors qu'il plaidait en défense dans une affaire de faux en écriture privée, il s'est exclamé, sans doute pour tenter d'arracher un sourire à un tribunal assommé par la chaleur, à moins que ce ne soit le talent oratoire du bâtonnier : « Un procès qui n'aura jamais lieu, c'est celui de notre grand chef à tous, madame Rachida Dati, qui utilise un faux, un MBA. »

Contrairement à ce que j'ai cru dans un premier temps, ce n'est pas le fait d'être traité de « notre grand chef à tous », nous l'horrible piétaille, l'effroyable plèbe qui patauge dans la glèbe des égouts méphitiques que sont les tribunaux ayant échappé à la Très Juste Éradication lors de la Sainte Réforme de la carte judiciaire, qui a froissé les Sublimes Oreilles du Garde des Sceaux (je me prosterne dès que je pense à elle). C'est le fait qu'elle ait fait l'usage d'un faux, à savoir un faux Master of Business Administration.

Rappelons pour les petits nouveaux qui viennent d'arriver que la diffamation consiste à imputer publiquement à une personne des faits de nature à porter atteinte à l'honneur et à la considération de cette personne. Par opposition à l'injure, qui est toute expression outrageante ne comportant l'imputation d'aucun fait précis.

La diffamation se reconnaît en ce que les affirmations diffamatoires peuvent faire l'objet d'un débat. Rappelons que dans certaines conditions, prouver la véracité des faits diffamatoires entraîne la relaxe. Accuser une personne d'avoir fait usage de faux, c'est lui imputer un délit : affirmation diffamatoire par nature, car je suis bien placé pour savoir que l'imputation d'un délit peut donner lieu à débat.

Le fait que le propos ait été tenu lors d'une audience publique constitue la publicité, élément constitutif du délit (la diffamation non publique est une contravention de la 1e classe, passible de 38 euros d'amende au maximum).

Enfin, comme je l'ai déjà rappelé ici, les avocats, comme les magistrats, sont des citoyens comme les autres et sont soumis à la même responsabilité pénale. Un avocat peut diffamer, et il doit en répondre. Aucun privilège ici.

Aucun ? Pas tout à fait. Il y a une immunité, dite « immunité de la robe », posée à l'article 41 alinéa 3 de la loi du 29 juillet 1881.

Ne donneront lieu à aucune action en diffamation, injure ou outrage, ni le compte rendu fidèle fait de bonne foi des débats judiciaires, ni les discours prononcés ou les écrits produits devant les tribunaux.

Vous devinez déjà l'axe de défense de ce Très Vilain et Très Honni Confrère qui a médit de notre Garde des Sceaux (que mille soleils éclairent son chemin sauf la nuit pour qu'elle puisse dormir) : ses propos sont couverts par l'immunité de la robe.

Dieu merci pour notre Garde des Sceaux adorée (je pleure de bonheur quand je vois son image), rien n'est moins sûr.

En effet, principe fondamental, la loi pénale est d'interprétation stricte. En ce qu'elle punit comme en ce qu'elle excuse. Et la jurisprudence pose une réserve importante au domaine d'application de l'article 41 alinéa 3.

Dans un arrêt du 4 juin 1997, soit l'année même où l'Aphrodite de la place Vendôme (bénies soient les bottes Dior qui ont reçu ses divins pieds) devenait magistrate, la cour de cassation a précisé que :

l'immunité accordée aux discours prononcés et aux écrits produits devant les tribunaux par l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881, destinée à garantir aussi bien la liberté de la défense que la sincérité des auditions, est applicable, sauf le cas où ils sont étrangers à la cause, aux propos tenus et aux écrits produits devant les juridictions d'instruction comme de jugement (…).

Sauf dans le cas où ils sont étrangers à la cause.

Et il faut bien reconnaître qu'ironiser sur le prétendu faux diplôme (béni soit-il) de la Garde des Sceaux (qu'un millier de fleurs éclosent à chacun de ses pas) n'avait rien à voir avec le dossier de faux dans lequel le bâtonnier Hoarau (que dix-sept cyclones s'abattent sur son cabinet et mélangent ses dossiers) plaidait.

Dès lors, l'immunité de l'article 41 ne joue pas, à mon sens.

Il demeure, et redevenons sérieux quelques minutes, cette affaire me déplaît profondément. Je n'ai jamais demandé une immunité absolue pour l'avocat qui plaide. Il ne naît jamais rien de bon de l'irresponsabilité que donne une immunité absolue. Par exemple, les parlementaires ont une immunité absolue lors des débats législatifs (c'est le même article 41). Ils peuvent proférer toutes les âneries qu'ils veulent, et même en faire des lois (oui, j'ai du mal à rester sérieux quelques minutes).

Cette saillie n'a certainement pas été le point fort de la plaidoirie du bâtonnier Hoarau, et je suis, à titre personnel agacé par les avocats (dont le bâtonnier Hoarau n'est pas, j'en suis convaincu) qui, au nom de la liberté de la défense, nuisent à la défense, confondant liberté de tout dire et droit de dire n'importe quoi.

Mais est-ce que cela mérite d'être poursuivi pénalement ? La justice n'a-t-elle rien de plus important à connaître que les écarts d'un avocat lors d'une plaidoirie à la Réunion ?

D'autant que je ne peux pas m'empêcher de faire le rapprochement avec la convocation de ce vice-procureur et de son procureur général, pour être soupçonné d'avoir, là aussi lors d'une audience, critiqué une loi-phare de l'actuelle garde des Sceaux. Qui s'est fini par une explication digne de Tartuffe.

Ce bâtonnier ne risque pas la prison, ni même une lourde amende. Ce vice-procureur n'a pas été sanctionné disciplinairement. Mais là n'était pas le but. C'est de l'intimidation méthodique. Quiconque froissera la susceptibilité ministérielle subira des tracasseries, hiérarchiques ou judiciaires. Qu'on se le dise, comme ça, ils y réfléchiront à deux fois, ces porteurs de robe. Qu'ils se rabattent sur Outreau pour critiquer la justice, ça, ça ne dérange pas le ministre, au contraire, puisque c'est les juges qu'on attaque ainsi.

Car il ne vous aura pas échappé, pas plus qu'à moi, que de nombreux journaux s'étaient fait l'écho de cette histoire de la mention d'un diplôme de MBA dans le dossier de demande d'intégration de Rachida Dati à l'ENM, alors que la future ministre, qui était bien inscrite au MBA d'HEC à l'institut supérieur des affaires (ISA) avait abandonné ce cursus en mai 1993 sans obtenir le diplôme.

Pas de faux diplôme, donc, mais un mensonge, dénoncé à raison par la presse, quand bien même la garde des Sceaux avait par la suite su démontrer qu'il n'est nul besoin de diplôme quand on a un bon carnet d'adresse.

Mais on ne va pas se fâcher avec la presse dont on a tant besoin et qui à l'occasion sait se montrer si complaisante. On tempête, mais on s'attaque aux bâtonnier d'Outre-mer, on n'a rien à en tirer, c'est moins dangereux, et ils ne sont jamais complaisants.

Et voilà comment on rétablit le crime de Lèse-Majesté en République.

mercredi 17 septembre 2008

La plume d'Aliocha

Mes lecteurs connaissent sans doute Aliocha, pseudonyme d'une journaliste qui intervient souvent en commentaires, et avec qui j'ai écrit un article à quatre mains. Vous connaissez sa plume, pointue comme un fleuret, et sa passion pour son métier.

Gaudeamus ! Elle a sauté le pas et ouvert son propre blog, La Plume d'Aliocha. On y parle de journalisme, au sens large ou qu'il soit économique, juridique ou technique.

Longue vie à ce blog. Eu égard au talent de sa créatrice, je ne doute pas de son succès.

Cour d'assises : crime et châtiment sur France 3

Je relaie ici un avis de Pascale Robert-Diard (Spoiler alert : dans le billet “la gouaille et les santiags” où Pascale Robert-Diard parlait pour la première fois de ce documentaire, elle annonce le résultat d'une des affaires), chroniqueuse judiciaire au Monde.

Lundi prochain, 22 septembre, sur France 3 passe un documentaire d'Amal Moghaizel, intitulé « Cour d'assises : crimes et châtiments ». Ce documentaire suit trois procès d'assises d'une même session à la cour d'assises de l'Oise, qui siège à Beauvais.

Si Pascale Robert-Diard ne tarit pas d'éloge sur ce documentaire, cela me suffit pour réserver ma soirée du 22.

La fiche du programme.

Trois procès d'Assises, trois histoires criminelles au coeur de l'Oise. Des histoires de tous les jours, faites de passion, de jalousie, et d'ignorance.

La première est celle de Jeanot R., un ancien mécanicien qui ne travaille plus depuis longtemps. Il boit, et le jour où sa femme lui annonce qu'elle le quitte, Jeannot lui tire dessus. Il la blesse et se remet à boire comme si de rien n'était. Le GIGN est appelé à la rescousse. Malgré les sommations, il tire aussi sur les gendarmes. Pour ce geste absurde et pour sa violence, Jeannot risque 10 à 20 ans de prison.

David A., lui, était le souffre-douleur d'un père tyrannique, comme ses deux sœurs qui ont subi dans leur âme et leur chair la cruauté de ce père impitoyable. Un jour, la coupe est pleine. Au cours d'un déjeuner familial, David prend sa carabine et tire sur son père. Il espère de tout cœur que la Cour excusera ce parricide.

La troisième histoire est la plus effroyable. Deux jeunes d'un petit village de l'Oise tentent de rejouer une version provinciale du film " l'Appât ", piège mortel tendu par des adolescents à des parisiens fortunés. Benjamin C. et Lucile P. attirent un jeune cadre de la région pour lui voler sa carte de crédit. Avec l'argent, ils rêvent de partir loin, de s'évader à l'autre bout du monde. En Nouvelle-Zélande, exactement, où personne ne les retrouvera, où ils pourront vivre leur amour librement. Ce rêve troublé par trop de drogues et d'exaltation va les entraîner trop loin. Non seulement ils tuent le jeune cadre mais ils l'achèvent à coups de hache et le décapitent. Un crime atroce passible de 30 ans de prison.

mardi 16 septembre 2008

Shine on you crazy diamonds

Syd n'est plus tout seul… In memoriam Richard Wright.

(Le solo vocal est de Clare Torry)

Fausse bonne idée

Je lis dans le Bulletin de cette semaine (page 295, 4 du pdf) les premières pistes qu'explore le barreau pour la réforme du Bureau pénal, le service qui s'occupe des commissions d'office d'avocat en matière pénale à Paris, des gardes à vue, et des permanences pénales.

Pour mes amis les mékéskidis

Un petit décryptage rapide : est commis d'office un avocat à qui le bâtonnier demande (et ses désirs sont des ordres…) d'assurer la défense d'une personne qui lui en a fait la demande. Nous pouvons également être commis d'office à l'audience par le président de la juridiction.

Les gardes à vue sont gérées par un système d'astreinte : chaque jour est divisé en deux parties, la journée (7h-21h) et la nuit (21h-7h). Les avocats parisiens peuvent s'inscrire à trois astreintes par mois (il y a peu, c'était quatre), une astreinte couvrant une journée ou une nuit. L'avocat d'astreinte est ensuite appelé sur son téléphone mobile (il y a peu, c'était encore des bons vieux Tatoo®) et on lui indique le commissariat où il doit se rendre et le nom du gardé à vue.

Les permanences pénales couvrent deux types de permanence : les permanences mises en examen et les permanences comparutions immédiates. Les permanences mises en examen consistent à se tenir à disposition des juges d'instruction, principalement celui de permanence, pour assister des personnes qui lui sont déférées (=amenées directement des commissariats à l'issue d'une garde à vue) pour être mises en examen. Le cas échéant, cela inclut l'audience devant le juge des libertés et de la détention en vue d'un éventuel placement en détention provisoire. Elle peuvent commencer le matin (vers 10 heures) et sont censées se terminer dans ce cas vers 17-18 heures, ou commencer à 14 heures et dans ce cas durent jusqu'à ce que tous les dossiers aient été traités (20h-22h selon les jours, voire plus tard les jours fastes). Les permanences comparution immédiates concernent les prévenus, eux aussi déférés à l'issue d'une garde à vue, pour être jugés dans la foulée. Ils sont présentés à un procureur (seuls), qui recueille leur déclaration, et leur notifie par procès verbal leur citation pour l'audience de l'après midi. Ils peuvent à ce moment demander un avocat commis d'office, et le dossier nous échoit. Les permanences de comparutions immédiates commencent elles aussi en plusieurs vagues : 11h00 pour les premiers dossiers (on peut espérer en avoir fini à 18 heures), 14 heures pour le reste (on finit quand Dieu, dont le président est le prophète en son prétoire, le veut).

Combien ?

Plusieurs avocats sont de permanence pour les gardes à vue (je ne sais pas combien au juste, mais je crois que ça tourne autour de la quinzaine), pour les comparutions immédiates (quatre par fournée, ce me semble, plus un pour les victimes), mais on est seul pour les mises en examen (deux en fait, un du matin l'autre de l'après midi).

À Paris, pour pouvoir être commis d'office ou volontaire pour les permanences et les gardes à vue, il faut avoir suivi une formation de six fois quatre heures, dispensée par un éminent confrère. Contrairement à ce qui se fait dans la plupart des autres barreaux (mais notre nombre pléthorique nous le permet), il faut être volontaire et avoir suivi une formation pour être commis d'office à Paris.

Et combien ?

Les permanence mise en examen est payée au dossier : environ 75 euros H.T. pour une mise en examen, 50 euros H.T. de mieux en cas de débat contradictoire devant le JLD. Les permanences comparutions immédiates sont, il me semble forfaitisées ; en tout cas on touche environ 300 euros H.T. pour une permanence. Les gardes à vue sont payées à l'intervention, 63 euros H.T. de jour et 92 euros H.T. de nuit (il existe un supplément en cas de déplacement hors de la ville où siège le tribunal, mais il est évidemment inapplicable à Paris).

Revenons à nos moutons

Le Conseil s'est ému de certains problèmes liés au fonctionnement du bureau pénal, problèmes que je ne connais pas et qui n'ont pas été détaillés. J'ai cru comprendre qu'un certain copinage faisait que certains confrères étaient plus commis que les autres. La nouvelle me laisse pantois : vu les niveaux de rémunération, les choses sont claires : à Paris, un avocat ne peut pas vivre des commissions d'office. C'est au mieux un complément de rémunération pour les collaborateurs (= avocats débutants employés par un ou plusieurs avocats installés pour les assister dans le traitement de leurs dossiers). D'où la jeunesse des commis d'office. L'ingratitude financière de la chose fait que rapidement, ils demandent à être radiés des listes.

Parmi les pistes explorées par la Conseil de l'ordre, dont certaines me paraissent excellentes (mise en oeuvre, en concertation avec les services du Tribunal, des moyens nécessaires à l’amélioration des conditions matérielles d’exercice des missions confiées aux avocats de permanence : oui, par pitié, un ordinateur et une imprimante, avec un accès aux bases de données juridique, et des codes à jour pour nous éviter de transporter les nôtres, mon “kit 23e[1]” pèse 8 kilos !), une m'a fait bondir et prendre la plume virtuelle, car je le crains, nous sommes ne présence de la fausse bonne idée par excellence.

Le conseil de l’Ordre a décidé de veiller plus généralement à une répartition équitable entre les confrères volontaires des différentes permanences pénales dont l’accomplissement, traditionnellement destiné aux jeunes avocats, sera limité à une durée maximale de dix années, à une permanence par mois et au choix de deux modules maximum pour les permanences pénales avec obligation de suivre les ateliers de formation pratique ou spécifiques aux modules choisis.

Du diable si je comprends ces histoires de modules ; quand je lis « une permanence par mois », je m'exclame : HEIN ? J'en ai une par trimestre ! Mais quand je lis « l'accomplissement des permanences pénales sera limité à dix années », mon sang se glace.

Parce que cet couperet est au-dessus de ma tête, et je n'en comprends pas la raison.

La fausse bonne idée

La seule justification est que les permanences seraient « traditionnellement destinées aux jeunes avocats ». L'argument de la tradition est très fort dans la profession, mais en l'espèce, il ne me semble pas exact. Si ce sont les jeunes avocats qui s'occupent depuis toujours de la défense des plus démunis, c'est qu'ils en ont le temps, tout simplement. Les permanences, pour les collaborateurs, sont un gain net : leur rémunération professionnelles n'est pas diminuée en raison de leur participation à ces permanences puisqu'ils sont commis par le bâtonnier (et autrefois, comme ils n'étaient pas rémunérés par leur patron, c'était un gain tout court). Pour un avocat installé, c'est un manque à gagner, la rémunération ne compensant pas une journée de perdue au cabinet.

Et je sais d'expérience que des avocats inscrits sur les listes depuis dix ans, et même depuis plus de cinq ans, il y en a peu. Mais je crois qu'ils, que nous devrais-je dire, apportons quelque chose : notre expérience. Combien de fois ai-je aidé un jeune confrère, empêtré dans un concours réel d'infraction, un conflit de qualification, une nullité de procédure qu'il n'arrivait pas à formuler, sans parler des questions de droit des étrangers qui se posent de manière récurrente à la 23e ?

Que ce soit clair : ces permanences, je ne les fais pas pour l'argent. Aucun avocat installé ne les fait pour l'argent : on est financièrement perdant. Je les fais parce que j'aime ça, profondément, et que j'estime que les prévenus à la 23e doivent avoir aussi une chance de tomber sur un avocat expérimenté. Et dussè-je faire une entorse à ma proverbiale modestie, je crois que je ne suis pas trop mauvais dans cet exercice, à en croire les résultats que j'obtiens.

Alors m'en écarter de fait, par l'argument du jeunisme et de la tradition, je ne comprends pas où est l'intérêt du justiciable là-dedans. Je croyais que ce devait être notre principale préoccupation, au-delà de filer un pourboire aux jeunes confrères (le rapporteur du Conseil de l'Ordre est ancien président de l'UJA) et de se disputer pour gratter 300 euros par trimestre.

Alors de grâce, chers confrères, laissez-moi mes quatre permanences par an, laissez-moi aller aider mes jeunes confrères qui en auraient besoin, laissez-moi tenter d'aider les hommes qui n'existent pas, laissez-moi aller voir régulièrement comment ça se passe dans l'usine pénale où on juge à la chaîne.

Je ne pense pas y déranger.

Notes

[1] C'est la 23e chambre qui, à Paris, juge les comparutions immédiates

lundi 15 septembre 2008

Bon vent !

Dans la série “Nos préfets ont la classe”.

Le 1er septembre dernier à 11 heures du matin, à Sainte-Rose, en Guadeloupe, un Haïtien qui achetait des chaussures à son fils de cinq ans, né en Guadeloupe et n'ayant jamais mis les pieds en Haïti, en vue de la rentrée des classes le lendemain (il allait effectuer sa troisième rentrée des classes, en maternelle grande section), a été contrôlé par la police. Sans titre de séjour, il a été aussitôt menotté sous les yeux de son fils, qui a été embarqué avec lui.

La mère, présente en Guadeloupe mais également en situation irrégulière, n'a pas osé aller chercher son fils, de peur d'être elle même arrêtée et reconduite à la frontière avec eux. Voilà ce qui arrive quand on fait des préfectures des souricières.

La procédure a été menée tambour battant puisque l'après midi même, à 16 heures, le père et le fils sont dans un avion, direction Port-Au-Prince. Pratique, comme ça, aucun juge n'aura eu à connaître de l'affaire. Cela semble révéler qu'un précédent arrêté de reconduite à la frontière avait déjà été pris il y a moins d'un an, et qu'il était définitif, car l'article L.512-3 du CESEDA interdit l'exécution d'un arrêté de reconduite à la frontière avant l'expiration du délai de recours de 48 heures.D'où ma déduction que le contrôle en question était tout sauf inopiné. Ça sent l'interpellation en urgence avant la rentrée. Mise à jour : ce délai suspensif est inapplicable en Guadeloupe, en Guyane et à Mayotte ; on comprend mieux que 80% des reconduites effectives à la frontière aient lieu dans ces trois territoires.

Mais il y a mieux.

Le 1er septembre, Haïti, déjà dévasté par les ouragans Fay et Gustav, était sous la menace directe de l'ouragan Hanna, qui a frappé l'île trois jours plus tard, faisant 529 morts. Le préfet le savait parfaitement. Et il les a lâché tous deux là bas, tels qu'ils étaient lors de leur arrestation, sans même un vêtement de rechange.

Le père et son fils ont survécu, car ils étaient dans le sud de l'île, et c'est le nord qui a été le plus durement touché ; mais la maison où ils avaient trouvé à se loger a été détruite, toit arraché.

Je vous laisse imaginer ce que c'est que pour ce petit garçon de cinq ans, né en France et qui y a toujours vécu, de passer brutalement à la préparation de la rentrée à l'école Viard-Sainte-Rose, où il allait retrouver ses copains, à l'arrestation de son père, à la séparation d'avec sa mère, puis, cinq heures plus tard, l'embarquement dans un avion pour un pays qu'il ne connaît pas et qui est dévasté par déjà deux cyclones, puis de subir l'impact d'un troisième, puis d'un quatrième (Ike a mis une deuxième couche après Hanna, faisant 74 morts de mieux), de voir le toit de cette maison qu'il ne connaît pas et qui est désormais la sienne s'envoler sous ses yeux. Qui a dit “traumatisme” ?

Cette affaire a créé une certaine émotion en Guadeloupe. Au point que le préfet de Région, Emmanuel Berthier, son nom mérite d'être cité, a cru devoir s'expliquer dans un communiqué extraordinaire.

Pour [le préfet], la procédure a été respectée, dans le cadre de l'article 78.2.

La procédure a été respectée. L'absolution absolue du fonctionnaire. Au passage, quelqu'un sait ce que c'est que cet article 78.2 ?

[Il] ajoute que la mère a immédiatement jointe afin qu'elle récupère son fils de 4 ans. Mais cette dernière, installée à Sainte-Rose, ne s'est pas déplacée.

On lui avait même réservé un siège à côté de son fils ! Quelle mauvaise mère !

Dans ce communiqué, Emmanuel Berthier déclare également « que depuis 5 ans, la mère et le père de famille se maintenaient en situation irrégulière sur le territoire français, sans avoir engagé de procédure de régularisation » auprès de ses services.

Ce qui ne dispense pas le préfet de s'assurer que sa décision de reconduite ne porte pas une atteinte disproportionnée au droit du père et du fils à une vie privée et familiale normale garantie par la convention européenne des droits de l'homme, ni ne viole l'article 3.1 de la convention internationale des droits de l'enfant qui stipule que « Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu'elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale». C'est pas moi qui le dis, c'est le Conseil d'État (arrêt CE, 2 juin 2003, n°236148, Préfet de police c/ Swieca).

J'aimerais donc que le préfet détaille en quoi envoyer un enfant de cinq ans dans un pays qu'il ne connaît pas, dévasté par deux ouragans et attendant le passage de deux autres est conforme à l'intérêt supérieur de l'enfant, considération primordiale dans sa décision. Juste par curiosité intellectuelle.

La Préfecture conclut son communiqué en expliquant qu'afin de recomposer la cellule familiale, « une aide au retour et à la réinstallation a été proposée à la mère », en Haïti.

Dans sa grande largesse, la République lui offre le billet d'avion et environ 2000 euros pour participer à la reconstruction du pays. Elle est vraiment trop sympa, la République. On comprend que ses serviteurs soient aussi zélés.


PS : Je comprends l'émotion que peut susciter ce billet ; moi-même, je ne prétendrai pas l'avoir écrit dans un état d'esprit serein. Mais merci d'éviter dans les commentaires tout parallèle avec une période historique relativement récente. C'est idiot, ça déshonore celui qui utilise cet argument, et ça n'apporte rien, et je les supprimerai tous.

Et pendant que je vous tiens, faites moi aussi grâce du couplet “la loi, c'est la loi, être sans papier est un délit, on ne peut pas accueillir toute la misère du monde”. C'est idiot, ça déshonore celui qui utilise cet argument, et ça n'apporte rien, et en l'espèce, la loi protégeait cet enfant ; le préfet a fait en sorte qu'aucun juge ne puisse être utilement saisi. Et s'il veut un droit de réponse, mon blog lui est ouvert, je le publierai ci-dessous.

vendredi 12 septembre 2008

Avis de Berryer : Nicolas Dupont-Aignan

Peuple de Berryer, sors de ta torpeur ! La Conférence Berryer reprend ses travaux, et se tourne vers les minorités opprimés, vers celui qui s'écrie : « Liberté, je crie ton NON ! », l'autre petit Nicolas, j'ai nommé : Nicolas Dupont-Aignan, député de la 8e circonscription de l'Essonne, aujourd'hui et demain maire d'Yerres, président de « Debout la République ! » (ce qui n'interdit pas aux citoyens présents de rester assis), et blogueur.

Sous le rapport de monsieur Grégory « Dragonslayer » Saint-Michel, les deux sujets suivants seront traités, puis les candidats maltraités (Méfiez-vous, Nicolas Dupont-Aignan est un ancien sous-préfet, ça doit donc être un vicelard).

1er sujet : Existe t il une stratégie de l'échec?

2ème sujet : Faut il se méfier des nains connus ?

Les impétrants peuvent prendre contact, par courrier électronique seulement, avec le maître de cérémonie, Cédric « Swordmaster » Alépée, à l'adresse suivante : cedricalepee.avocat[chez]yahoo.fr.

Vous avez le temps d'écrire un beau discours, profitez-en, car la conférence aura lieu le vendredi 10 octobre 2008 à 21h30, salle des Criées, au palais de justice, entrée par la grille du Boulevard du Palais (prenez l'escalier Louis XVI à votre droite, puis en haut, première à gauche : vous voilà Salle des Pas-Perdus ; la Salle des Criées est à votre gauche, c'est écrit au-dessus des deux portes qui y mènent).

Les règles de sécurité en vigueur font qu'il est impossible de réserver des places : la distribution se fera au prix de la course, ouverture des portes à 19h45, arriver en avance est chaudement conseillé eu égard au nombre de places limitées (l'entrée est gratuite, est-il besoin de le préciser).

jeudi 11 septembre 2008

Stabat Laïcitas dolorosa juxta crucem¹

Par Anatole Turnaround


Sous cet intitulé austère[1], c’est un divertissement que je vous propose.

Il s’agit d’un de ces jeux qu’on propose aux enfants pour éveiller leur sagacité, ou qu’on utilisait autrefois dans les test de recrutement militaires pour écarter des rangs les recrues dont la sagacité semblait devoir rester toujours assoupie. Le jeu consiste à examiner un groupe de quelques éléments qui partagent un caractère commun, à l’exception d’un seul, qui ne le possède pas, et qu’il s’agit d’identifier.

Souvenez-vous, et jouez avec nous à CHERCHEZ L’INTRUS .

Voici quatre informations, laquelle est en discordance avec les autres ?

PREMIER ELEMENT

ARTICLE PREMIER. La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances (Constitution française de 1958)

DEUXIEME ELEMENT

ART. 2.- La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimées des budgets de l'État, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l'exercice des cultes. (Loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l'État)

TROISIEME ELEMENT

Conseil d'Etat, 3 mai 1950, Demoiselle Jamet.
Extrait du Rapport public du Conseil d'Etat concernant cet arrêt :

Si les opinions religieuses d'un agent public ou d'un candidat à la fonction publique ne sauraient être regardées comme incompatibles, en tant que telles, avec le devoir de stricte neutralité qui s'imposent à eux, la manifestation de ces opinions peut se heurter à ce principe. Encore faut-il distinguer les activités purement privées de celles qui peuvent interférer avec les fonctions exercées. Le Conseil d'État censure l'administration lorsqu'elle entend dénier d'une façon générale aux candidates ayant des croyances religieuses l'aptitude aux fonctions d'institutrice et instituer une incapacité de principe entièrement étrangère à la législation en vigueur.

QUATRIEME ELEMENT

Des détenus de la Maison d’arrêt de Bonneville aident à la montée de la croix sur l'un des sommets du Môle.

Durant l'été 2007, la croix placée sur l'un des sommets du Môle a été détruite par la foudre.

Les communes du massif de Môle ont decidé d'apporter une attention particulière à ce problème. Après plusieurs réunions de travail, il a été decidé de confier la réalisation à une entreprise d'une nouvelle croix.

La pose de la croix a été organisée le 6 septembre au départ de saint-Jean à 7h30 par 4x4 jusqu'au Môle d'Ayze.

La croix en mélèze, d'un poids d'environ 130kgs a ensuite été acheminée à dos d'hommes en 2 pièces détachées jusqu'au sommet.

Portée par des volontaires dont des détenus de la maison d'arrêt de Bonneville dans le cadre d'un projet écocitoyen à l'exemple du denaigement (sic) du refuge du couvercle réalisé en juin de cette année.

(Publié le 10 septembre 2008 sur le site intranet de la direction interrégionale des services pénitentiaires de Lyon).




Et maintenant, à vous de jouer, amis ou ennemis du port de signes religieux ostentatoires dans le service public !


Mise à jour : Afin de bien comprendre la démarche de l'auteur, je vous invite à lire son commentaire n°66 ci-dessous.

Notes

[1] « La laïcité, douloureuse, se tenait près de la croix ».

mercredi 10 septembre 2008

Y'a pas de mal à préférer le Vélo'V au Vélib'

J'avoue avoir parfois du mal à comprendre l'intérêt de certains de mes confrères pour créer des polémiques à partir de rien.

Épisode du jour : le procès intenté par la LICRA au dessinateur Siné, pour « incitation à la haine raciale », à la suite de la tribune de ce dessinateur sur la supposée conversion au judaïsme du président du groupe UMP au Conseil Général des Hauts de Seine pour pouvoir épouser sa fiancée, par un contrat de mariage de confiance.

Mon confrère Alain Jakubowicz, avocat de la Ligue, a cité le tempétueux dessinateur devant le tribunal correctionnel de Lyon.

Mon confrère Jean-Yves Halimi, dans une tribune publiée sur Rue89 où il défend Siné, pose cette question :

Pourquoi Lyon et non Paris où l’hebdomadaire concentre un plus grand nombre de lecteurs et de victimes potentielles de la prétendue provocation ?

ajoutant plus bas :

Enfin le choix de Lyon plutôt que de Paris sur lequel différentes interprétations circulent et que j’ai traité sur une forme interrogative m’apparaît découler du souci de la LICRA de ne pas se retrouver devant la juridiction qui a relaxé Val au nom de la liberté de critiquer une religion lorsqu’il a été poursuivi pour les caricatures de Mahomet et de poursuivre Siné pour les mêmes raisons qui avaient valu à Val d’être lui-même attaqué.

Le texte litigieux ayant été publié dans un journal à diffusion nationale, pouvait en effet connaître de l'affaire tout tribunal de grande instance de France dès lors qu'on pouvait prouver que le journal a été distribué dans son ressort (une facture d'un kiosque à journaux suffit).

L'avocat du dessinateur, mon confrère Dominique Tricaud, a demandé à ce que l'affaire soit renvoyée devant le tribunal de Paris, évoquant le fait que son client avait auparavant cité le journaliste Claude Askolovitch pour diffamation devant ce tribunal, pour avoir qualifié son client d'antisémite. C'est ce qu'on appelle une exception de connexité (article 203 du CPP).

Refus du tribunal de Lyon : l'affaire sera bien jugée aux pieds de Fourvière et de la Croix-Rousse.

Réaction de l'avocat de la Ligue après cette victoire procédurale :

« On a dit aussi que le juge lyonnais est un ami. Mais je connais aussi celui de Paris ! Il n’y a rien de tout cela. Ces réactions sont dictées par un parisianisme exacerbé. Il y a des chambres de la presse dans plusieurs grandes villes de France, et celle de Lyon est particulièrement compétente. L’audience est fixée fin janvier, le jugement tombera en mars ou avril. A Paris, j’aurais dû attendre au minimum un an de plus. »

L’avocat reconnaît que ce choix de « délocalisation » est « un coup de pied de l’âne » de sa part, « une provocation qui a marché ».

Vous aurez deviné que l'un des éléments déterminants est la durée de la procédure. Si Lyon statue plus vite que Paris, voici une excellente raison d'y aller plaider. Mais elle ne suffit pas en soi. Il y a d'autres chambres de la presse (à Nanterre par exemple) et rien ne dit que Lyon est le tribunal le plus rapide. Quant à l'accusation de parisianisme pour expliquer le choix de la capitale des Gaules, il prêtera simplement à sourire.

Mais il y a aussi une autre raison, qui, croyez-moi, est sans doute la plus déterminante.

Dominique Tricaud, avocat de Siné et demandeur à la jonction parisienne, est avocat au Barreau de Paris. Alain Jakubowicz, avocat de la LICRA, est avocat au Barreau de Lyon.

L'enjeu, c'est de plaider à 20 minutes de son cabinet à ou à deux heures de TGV. Pour l'avocat, ça compte, c'est l'emploi du temps de la journée qui en dépend. C'est le premier point auquel on s'intéresse quand on est saisi d'un dossier : où le faire plaider le plus près possible de chez soi ? Ou : comment transférer à l'adversaire les frais de déplacement et d'hôtellerie. Tactiquement, ça compte.

Pour les lecteurs de Rue 89, l'intérêt me paraît moins évident.

Pourquoi je n'ai pas parlé d'EDVIGE

J'ai reçu nombre de demandes, par courrier électronique ou en commentaires, d'un billet sur le fichier EDVIGE ; et au passage aucune sur sa sœur CRISTINA, dont le décret n'a PAS été publié, le gouvernement ayant opposé le secret-défense (qui a dit le mot "leurre" en parlant d'EDVIGE ?). Au passage, je demande la prison pour celui qui a eu l'idée de donner un prénom aux fichiers de police, c'est insupportable. Ainsi, le gouvernement a tenté de créer un fichier qui ficherait entre autres les personnes rendant visite aux étrangers détenus en Centre de Rétention et ceux les hébergeant en cas d'assignation à résidence (montrer de la compassion à l'égard d'un étranger, c'est suspect), baptisé ÉLOI (pour ÉLOIgnement…). Le Conseil d'État y a mis bon ordre, trouvant qu'Éloi n'était pas sain.

La polémique sur EDVIGE a enflé, et rien n'est venu.

Un petit mot d'explication, des fois que l'on croie y voir de l'indifférence ou de l'approbation tacite.

Faire un billet prend du temps, matière durable, certes, mais non renouvelable. Il ya la rédaction proprement dite, bien sûr, mais aussi le travail de recherche.

Sur le droit des étrangers, le droit pénal, ou des sujets d'actualité qui font appel à des notions simples de droit (nullité d'un mariage, acquisition de la nationalité française), ces recherches sont pour moi très rapides : ce sont des domaines que je connais bien.

Mais la création d'un tel fichier est un processus juridique terriblement complexe, car le législateur, dans un moment d'égarement, a institué des garde-fous sans réaliser que le fou à garder c'était essentiellement lui-même.

Et j'ai un principe dans ce blog : mes billets doivent avoir une valeur ajoutée, apprendre quelque chose, éclairer le lecteur. Enfiler des clichés comme des perles sur les thèmes de 1984 et quand les nazis reviendront, ils seront bien content d'avoir accès à l'orientation sexuelle des syndicalistes, je le laisse à d'autres.

Un tel billet, dont je n'ai jamais écarté l'idée, m'aurait demandé un temps considérable, qu'en ces temps de rentrée je n'ai pas.

Désolé de vous faire défaut MAIS quand un Lieu-Commun tombe, un autre sort de l'ombre à sa place.

Il y avait plus compétent que moi pour faire ce billet et il l'a fait. Cliquez, allez, courrez, volez chez le professeur Frédéric Rolin qui vous narrera par le menu l'histoire de la génèse d'EDVIGE, et son contenu. C'est long, c'est dense, on dirait du Eolas, avec un plan en deux parties et deux sous-parties en plus.

Et je joins ma voix numérique à celle de l'éminent professeur : les pétitions, c'est bien (n'hésitez pas à la signer), les slogans, c'est sympa, mais le concret c'est mieux : exigeons la publication de l'avis du Conseil d'État sur le projet de décret. Puisque Gérard Gachet est serein, quel mal y a-t-il à ce que nous le soyons avec lui ?

lundi 8 septembre 2008

Casse-toi, pov'délit

À son corps défendant, un citoyen de la Mayenne va enfin permettre de répondre à une question que nombre d'avocats, dont votre serviteur, se posaient depuis fort longtemps.

Hervé Éon, apprenant le passage par le palindrome chef-lieu de canton de la Mayenne, a décidé de lui tourner un compliment à sa façon, en brandissant sur le passage du présidentiel aréopage une pancarte avec ces quelques mots : « Casse toi, pov'con », allusion à une anecdote bien connue survenue lors du dernier salon de l'agriculture, où le président eu une réaction peu présidentielle à un propos peu civique.

Las, il n'eut guère le loisir de brandir son œuvre, étant interpellé à l'approche du train présidentiel, et conduit aussitôt au commissariat pour y être ouï.

Tout cela se termina avec une convocation en justice pour le 23 octobre 2008 pour offense au président de la République pour notre porte-pancarte, et un magnifique hors-sujet pour Rue89.

En effet, sous la plume de Chloé Leprince, le journal qui n'en est pas un rebondit sur cette anecdote pour parler de la hausse considérable des affaires d'outrage, sujet récurrent et sur lequel un pamphlet vient de sortir.

La discussion a son intérêt, tant le délit d'outrage pose problème, avec une regrettable confusion victime-enquêteur (la première étant le collègue de bureau du second), et un indéniable conflit d'intérêt (le policier qui s'estimera outragé et vous interpellera a un intérêt financier puisque vous allez l'indemniser, et un outrage, c'est une procédure qui se traite en quelques heures, un cambriolage, c'est une procédure qui se traite en plusieurs jours, pour faire toujours une croix dans la case ; voyez où est l'incitation). Leur nombre a presque doublé en dix ans, sans que le manque d'éducation de mes concitoyens me semble une explication convaincante.

Mais le sujet n'est pas là, et je ne vais pas commettre la même erreur que Chloé Leprince.

En effet, l'outrage à personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée de service public est prévue par le Code pénal, à l'article 433-5.

Or comme le relève un autre article de Rue89, écrit par le principal intéressé, c'est ici une offense au chef de l'État qui est poursuivie, prévue par l'article 26 de la loi du 29 juillet 1881.

Mes lecteurs réagiront aussitôt en lisant cette date : mais oui, c'est la loi sur la liberté de la presse.

Il ne s'agit donc pas du même délit.

L'outrage est défini comme « les paroles, gestes ou menaces, les écrits ou images de toute nature non rendus publics ou l'envoi d'objets quelconques adressés à une personne chargée d'une mission de service public [ou dépositaire de l'autorité publique], dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice de sa mission, et de nature à porter atteinte à sa dignité ou au respect dû à la fonction dont elle est investie. »

Ici, notre lavallois a brandi en public un écrit, en l'espèce une pancarte : l'outrage est inapplicable, car il y a publicité. C'est la loi sur la presse qui s'applique, et qui en l'espèce prévoit en son article 26 un délit spécial, le délit d'offense au Président de la République.

L'offense au Président de la République par l'un des moyens énoncés dans l'article 23[1] est punie d'une amende de 45 000 euros.

Le Président de la République a donc son article à lui, contrairement à la plèbe au reste de ses concitoyens, qui se contenteront du délit d'injure ou, selon, de diffamation. Ils sont moins sévèrement réprimés, mais surtout, l'injure peut être excusée en cas de provocation et la diffamation peut soit être couverte par l'exception de bonne foi soit par l'offre de preuve de la véracité des faits diffamatoires. Pas l'offense au chef de l'État.

Or ce délit pose un vrai problème de droit. Il a été créé à une époque où le Chef de l'État était sans pouvoir ni responsabilité, comme le sont les rois dans les royaumes parlementaires (Royaume-Uni, Espagne, Pays-Bas, Danemark, Suède, Belgique, encore que le roi Albert II soit amené à jouer un rôle politique bien malgré lui ces temps-ci) et dans les républiques parlementaires strictes que sont la République Fédérale d'Allemagne, l'Italie ou Israël (Angela Merkel, Silvio Berlusconi ou Ehoud Olmert ne sont que premier ministre ou équivalent ; les présidents de ces Républiques sont respectivement Horst Köhler, Giorgio Napolitano et Shimon Peres). De là vient d'ailleurs leur irresponsabilité politique (ils ne peuvent être renversés par une motion de censure).

Or depuis la Constitution du 4 octobre 1958, le Président de la République est devenu le personnage central de la vie politique. Il a des pouvoirs réels, et ceux qu'il n'avait pas, il les a pris. Il est en revanche demeuré irresponsable politiquement et pénalement. Le contreseing du premier ministre de l'article 19 prête à sourire, et quand on lit en dessous à l'article 20 que le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation, l'hilarité nous saisit. Les institutions ont intégré cette logique, faisant de la responsabilité du gouvernement devant l'assemblée une farce.

Bref, à occuper le devant de la scène, le président est devenu la proie des critiques les plus vives. Dans un pays où la liberté d'expression est reconnue comme un des droits les plus précieux de l'homme, comment peut-on faire bon ménage avec un délit qui punit toute offense, quelle qu'elle soit et sans possibilité d'excuse ?

La 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris a déjà donné un élément de réponse quand, saisie de poursuites pour un délit cousin, le délit d'offense à chef d'État étranger, elle avait déclaré ce délit contraire à l'article 10 de la CESDH et dès lors constaté sa désuétude, déboutant un aréopage de grands démocrates en la personne de Messieurs les présidents de la République tchadienne Idriss Déby, de la République congolaise Denis Sassou Nguesso et de la République gabonaise Omar Bongo, à l'occasion de la sortie du livre Noir Silence. Qui arrêtera la Françafrique ? (F.-X. Verschave, les Arènes, 2000).

Le 25 juin 2002, la CEDH condamnait la France pour l'existence de ce délit (affaire Colombani c. France), délit qui a finalement été aboli par la loi Perben II du 9 mars 2004.

Mais il reste le délit d'offense à chef de l'État. Il était tombé quasiment en désuétude. Le Général de Gaulle n'avait fait engager des poursuites que 5 fois, et sous Pompidou, une fois seulement, je crois. Le Président Giscard d'Estaing a indiqué en début de mandat qu'il n'aurait jamais recours à ce délit, le considérant comme désuet (même si l'affaire des diamants de Bokassa lui a fait regretter ces propos) et Mitterrand n'a lui non plus jamais eu recours à ce délit, imité en cela par son successeur Jacques Chirac.

Et aujourd'hui, le procureur de la République de la Mayenne nous le ressort du formol ! Ce qui était une question d'école va donc être posée aux juges correctionnels de Laval : le délit d'offense au président de la République est-il conforme à l'article 10 de la CESDH ou doit-il rejoindre le délit d'offense à chef d'État étranger dans l'institut médico-légal des délits morts brutalement d'une exposition prolongée aux droits de l'homme ?

À titre personnel, je vois mal comment les juges vont pouvoir estimer que l'arrêt Colombani contre France ne s'applique pas ici tant la Cour européenne des droits de l'homme avait été claire :

(§69) : …le délit d'offense tend à porter atteinte à la liberté d'expression et ne répond à aucun « besoin social impérieux » susceptible de justifier cette restriction. Elle précise que c'est le régime dérogatoire de protection prévu par l'article 36 pour les chefs d'États étrangers qui est attentatoire à la liberté d'expression, et nullement le droit pour ces derniers de faire sanctionner les atteintes à leur honneur, ou à leur réputation, ou encore les propos injurieux tenus à leur encontre, dans les conditions de droit reconnues à toute personne.

Ici, on a le même régime dérogatoire, et le « besoin social impérieux » qui peut le justifier me paraît pour le moins évanescent.

Contre cette position, on peut faire observer que la cour, en 2002, entendait protéger la liberté de la presse, et non la liberté de manifester son opposition, et que c'est l'impossibilité pour le prévenu Colombani d'apporter la preuve de la vérité des faits qu'il avançait (le faible enthousiasme du roi du Maroc dans la lutte contre le trafic de cannabis) qui a chiffonné la cour, alors qu'ici, on est dans le domaine de l'injure, et que l'exception de vérité ne pourrait être invoquée, et le pourrait-elle d'ailleurs qu'elle ne serait d'aucun secours, car il est de notoriété publique que le Président Sarkozy n'est pas pauvre.

Mais l'article 26 de la loi de 1881 ne distingue pas selon que l'offense est injurieuse ou diffamatoire, et cet article forme un bloc. Je vois mal comment il pourrait être contraire à l'article 10 de la CESDH dans un sens mais pas dans l'autre.

Bref, il est bien possible que le Président Sarkozy, sans nul doute à l'origine de ces poursuites (je n'imagine pas un seul instant le procureur de la République de Laval prendre de lui-même l'initiative de déterrer un délit inutilisé depuis 34 ans car un olibrius a brandi une feuille A4 avec cette citation sur le passage du président), fasse avancer les droits de l'homme et la liberté d'expression, peut-être un peu malgré lui. Qu'il en soit néanmoins remercié, et Hervé Éon avec lui.

Notes

[1] Discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics, soit par des écrits, imprimés, dessins, gravures, peintures, emblèmes, images ou tout autre support de l'écrit, de la parole ou de l'image vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics, soit par des placards ou des affiches exposés au regard du public, soit par tout moyen de communication au public par voie électronique.

dimanche 7 septembre 2008

Tawtiouffe

Ce blog est ami des États-Unis, pour de multiples raisons, toutes meilleures les unes que les autres.

L'une d'entre elles, qui nous retiendra aujourd'hui, est qu'ils sont comme nous. Voici une vidéo qui va vous montrer qu'on n'y est pas dépaysé.

Il s'agit d'un remontage d'un extrait de l'émission The Daily Show, présentée par Jon Stewart. Sa chaîne de télévision s'opposant à ce que l'extrait correspondant de l'émission soit reprise sur Youtube, ce qui me permettrait de le sous-titrer, un internaute a simplement remonté les extraits qui la composaient, et qui ne sont pas soumis à copyright. J'en suis désolé pour vous, l'ironie mordante de Jon Stewart étant de l'ambroisie au milieu de ces écœurants brouets. Les éminents anglophones qui me lisent pourront savourer directement l'extrait intégral sans les sous-titres à la fin de ce billet.

Jon Stewart aime à dénoncer l'hypocrisie et la tartufferie des politiques. Avec un moyen redoutablement efficicace : le rapprochement de leurs propos tenus dans des circonstances différentes. En l'espèce, avant et après le choix d'une femme, Sarah Palin, sénateur inexpérimenté et mère d'une fille de 17 ans enceinte alors qu'elle défend des valeurs familiales strictes (ce détail m'indiffère mais a de l'importance pour la compréhension de la vidéo).

Et voici dans l'ordre d'apparition à l'écran : Karl Rove, ancien Deputy Chief of Staff de la Maison Blanche (l'alter ego de Josh Lyman pour ceux qui ont l'excellente idée de regarder The West Wing), devenu consultant pour Fox News ; Bill O'Reilly, éditorialiste bien connu de Fox News ; Dick Morris, ancien conseiller politique de Bill Clinton, peu reconnaissant puisque désormais il dit pis que pendre sur eux et tout particulièrement Hillary ; Nancy Pfotenhauer, ancienne présidente du Forum des Femmes Indépendantes et actuelle conseillère en politique économique du candidat McCain. Comme quoi, un esprit chagrin pourrait croire que ces personnes ont un avis principalement lié aux circonstances qui, si elles devaient changer, pourraient faire changer leur opinion, s'il le faut du tout au tout. Ça donne même le vertige.

Et pour les anglophones performants, voici l'extrait de l'émission The Daily Show With Jon Stewart du 3 septembre 2008, avec les commentaires au vitriol du maître de cérémonie.

Bon dimanche à tous, et vive la mémoire à long terme.

vendredi 5 septembre 2008

Est-il interdit de juger un musulman pendant le Ramadan ?

Je me permets de poser la question qui semble brûler les doigts de certains journalistes. Comme je suis blogueur, j'ai le droit d'écrire n'importe quoi.

Libération titre « Une première : un procès repoussé pour cause de ramadan », répétant en cela l'affirmation reprise dans la dépêche AFP d'un avocat d'une partie civile, qui, signalons-le était opposé à ce renvoi. Comme quoi il n'est nul besoin d'avoir un blog pour dire n'importe quoi : j'ai déjà vu des renvois sollicités et obtenus pour ce motif, le parquet acquiesçant, je vous expliquerai pourquoi plus bas.

Le Figaro montre qu'il n'a pas peur de la contradiction quand il titre Un procès renvoyé pour cause de ramadan et commence son article par “ L'ordonnance [décidant le renvoi] mentionne simplement que [cette mesure est décidée] «dans le souci d'une bonne administration de la justice».”, reprise texto de la dépêche AFP.

Des syndicats de magistrat font part de leur étonnement. L'Union Syndicale des Magistrats (ATTENTION : site moche), majoritaire (60% des voix aux élections professionnelles) et modérée, ceci expliquant cela, si vous voulez mon avis, a ainsi déclaré par la voix de son secrétaire général, Laurent Bédouet : "Cela me paraît assez surprenant", "au nom du principe de la laïcité". Je ne puis qu'approuver la prudente réserve de Laurent Bédouet, mais elle a un prix : un seul paragraphe dans une dépêche AFP.

Parce qu'au Syndicat de la Magistrature, on sait donner aux journalistes ce qu'ils attendent, et on a 5 paragraphes. Mais on fait que 28%, c'est un choix.

Pour la présidente du Syndicat de la magistrature (SM, gauche), Emmanuelle Perreux, la décision est "aberrante".

"Il faut en revenir aux grands principes : on vit dans une république laïque. Le service de la justice, c'est un fonctionnement républicain qui obéit à ce grand principe de la laïcité et il ne peut pas être question que le cours de la justice tienne compte de fêtes religieuses, quelles qu'elles soient".

Je prends note que désormais, les audiences ordinaires auront aussi lieu le dimanche et à Noël.

"Le service public ne pourrait plus fonctionner normalement car dans toute religion, il y a des fêtes", a-t-elle insisté.

Il aura échappé à cet éminente magistrate que ce n'est pas le caractère festif du Ramadan qui posait problème.

Pour autant, a-t-elle ajouté, rien n'empêchait l'avocat de la défense d'intervenir une fois le procès entamé.

"S'il estime que son client est trop faible, il ordonne une expertise médicale et c'est sur la base de cette expertise qu'on décide ou non le renvoi de l'affaire", a expliqué Mme Perreux, soulignant que des reports d'audiences pour raisons de santé se font "tous les jours".

C'est cette dernière affirmation qui me permettra de faire la transition entre la présentation des faits par la presse et l'explication de ce qui s'est passé, et en quoi, selon moi, ce renvoi était justifié, et ne heurte aucun principe républicain, au contraire.

Que s'est-il donc passé ?

Heureusement, les dépêches AFP contiennent tous les éléments permettant de reconstituer ce qui s'est très certainement passé.

Mes lecteurs savent que la cour d'assises est la juridiction qui juge les crimes, les infractions les plus graves, et qu'elle est composée de juges professionnels et de jurés. Le président de la cour d'assises a la lourde responsabilité de la police de l'audience, c'est-à-dire de s'assurer que le déroulement de l'audience a lieu sans incident de nature à remettre en cause l'équilibre du procès. À cette fin, la loi lui reconnaît des pouvoirs propres, qu'il exerce avant même le début de la session d'assises.

En effet, comme je vous l'ai expliqué, la cour d'assises est une juridiction qui n'est pas permanente. Elle siège dans le cadre de sessions de quinze jours, en principe une tous les trois mois. La cour d'assises est composé de trois magistrats professionnels, dont le président, qui forment la cour au sens strict, et de neuf jurés, qui forment le jury. Le jury est désigné par tirage au sort au début de l'audience.

Mais tant que la session n'a pas commencé, le président, qui est président à plein temps, est tout seul. Les deux juges professionnels qui l'assisteront (les assesseurs) sont occupés à leurs fonctions habituelles, et le jury n'est que virtuel. Pourtant, des questions se posent, d'organisation notamment. Le président doit les résoudre, prendre évidemment connaissance du dossier, et décider du déroulement des débats (prévoir un interprète, décider dans quel ordre les faits et la personnalité seront abordés, prendre contact avec les experts pour fixer l'heure de leur audition sans leur bloquer la journée, l'ordre d'audition des témoins, etc…). C'est du boulot, organiser sa session d'assises.

Certains actes sont obligatoires : l'interrogatoire de l'accusé (art. 272 du CPP par exemple). D'autres sont facultatifs ou exceptionnels : art. 283 et suivants du CPP.

Et parmi ces pouvoirs reconnus par la loi se trouvent celui de l'article 287 du CPP :

Le président peut, soit d'office, soit sur réquisition du ministère public, ordonner le renvoi à une session ultérieure des affaires qui ne lui paraissent pas en état d'être jugées au cours de la session au rôle de laquelle elles sont inscrites.

Cette décision est souveraine, a précisé la cour de cassation (crim. 9 déc. 1998, bull.crim n°337), c'est-à-dire n'est pas susceptible de recours, et donc n'a pas à être motivée (c'est-à-dire indiquer les motifs qui ont conduit le président à prendre cette mesure).

C'est en application que l'article 287 du CPP que le président a renvoyé l'affaire devant être jugée le 14 à la session de janvier 2009.

Pourquoi ? Il n'a pas à le dire. C'est simplement “dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice”. Donc, affirmer que le renvoi a eu lieu “pour cause de Ramadan”, c'est faire dire quelque chose à ce qui ne parle pas, et ça, cela relève moins des salles de rédaction que des arrières-salles insonorisées des commissariats.

Voilà en quel état les choses se présentent du point de vue du droit. Passons aux faits.

Le 16 septembre prochain devait s'ouvrir devant la cour d'assises d'Ille-Et-Vilaine, siégeant à Rennes, un procès pour des vols à main armée. Le principal accusé étant musulman, il applique les règles du jeûne du mois de Ramadan. Je précise qu'en maison d'arrêt, si vous êtes musulman, il est très délicat de ne pas respecter le jeûne du Ramadan vis à vis des autres détenus musulmans. Mais ceci est une autre histoire.

Son avocat constate que le procès doit se tenir alors que ce mois de jeûne touchera sa seconde moitié. Il estime que son client sera de ce fait affaibli, et surtout, un procès d'assises étant une expérience éprouvante et épuisante, et pouvant durer longtemps, son refus de s'alimenter et de boire risque de ne pas lui permettre de se défendre dans des conditions satisfaisantes pour que le procès soit équitable au sens de l'article 6 de la CESDH. Il s'en émeut auprès du président de la cour d'assises, qui, après avoir sans doute pris les avis des autres avocats du dossier, respect du principe du contradictoire oblige, décide souverainement de renvoyer le dossier au mois de janvier. Ajoutons que d'autres raisons venaient visiblement militer également pour un renvoi. D'après un parquetier interviewé sur France-Info, un enquêteur devant témoigner est mis en examen pour un délit sexuel, des témoins de l'accusation attendent un jugement dans une affaire de drogue… Bref, ce procès ne s'annonçait pas osus les meilleures auspices.

Mécontentement des avocats des parties civiles, qui avaient probablement déjà bloqué plusieurs jours pour cette affaire, et qui voient une affaire fort ancienne (sept ans !) encore retardée. Mécontentement aggravé par le fait qu'ils n'ont aucun recours contre cette décision. Sauf devant le tribunal médiatique. D'où information de la presse.

Cette décision est-elle contraire au principe de la laïcité ?

Pas du tout. Le principe de laïcité peut se résumer par “la République reconnaît toutes les religions et n'en favorise aucune en la subventionnant ou en lui obéissant”. Ici, il ne s'agit pas de se plier à un ordre religieux (la cour n'est pas tenue de jeûner elle aussi) mais de constater un état de fait : à cause d'un jeûne, religieux certes mais peu importe, il pourrait aussi bien être politique, l'accusé sera en état de faiblesse physique et sera intellectuellement diminué par la faim, la fatigue et la soif. Il risque même de faire un malaise si les débats sont animés.

Or il est important qu'un accusé puisse se défendre. Ce n'est pas une règle religieuse, c'est une règle républicaine, laïque car fondée sur le principe du procès équitable et des droits de la défense. Cela suppose d'être en pleine possession de ses moyens du début à la fin des débats. Le fait qu'il soit privé de liberté est déjà une entrave assez sérieuse. Soumettre à une personne jeûnant depuis deux semaines à l'épreuve d'un procès d'assises où va se jouer une peine pouvant aller jusqu'à quinze, peut être vingt ans, n'est pas conforme aux principes républicains.

Il n'est pas question de renvoyer toutes les affaires tombant un jour de fête ; je me souviens d'ailleurs de l'histoire de cet avocat, dont le nom m'échappe, qu'il me pardonne, du tombeau où il se trouve, qui plaidant une affaire où la mort avait été demandée, affaire qui était jugée un 24 décembre, avait fait durer sa plaidoirie au risque d'indisposer les jurés, alors que des confrères l'exhortaient à faire court pour permettre aux jurés de rentrer chez eux pour le Réveillon. Il a plaidé, plaidé, pour conclure vers 22 heures. À ce moment, alors que les jurés allaient se retirer pour délibérer (sans les juges professionnels, à l'époque), la salle de la cour d'assises a résonné du son des cloches des églises appelant les fidèles pour la messe de la Nativité. Bien que les faits jugés aient été sordides et l'accusé peu sympathique, les jurés ont été incapables de condamner à mort alors que partout en France on chantait la naissance du Sauveur. Ils ont voté les circonstances atténuantes.

De plus, il n'aura échappé à personne, fut-il président du Syndicat de la Magistrature, que les juridictions sont, sinon fermées du moins en service très restreint le dimanche et jours fériés, et que parmi ces jours fériés, il y a Noël, Pâques, la Toussaint, l'Ascension, la Pentecôte et l'Assomption. Pour ne pas parler du dimanche, qui n'est que le Sabbat. Je ne me souviens pas avoir vu ces jours-là des magistrats venir siéger néanmoins au nom de la laïcité.

Ici, l'accusé était non pas en train de faire la fête, mais de traverser une épreuve épuisante, qui nuisait à sa capacité à se défendre. La loi ne permet pas de l'alimenter de force, et il est douteux qu'un accusé contraint à manquer à ses convictions religieuses soit plus à même de se défendre qu'un accusé affamé. Il fallait donc soit passer outre et lui faire un procès déséquilibré, au risque de l'erreur judiciaire, au nom d'une laïcité intransigeante. Je sais que certains, surtout s'il s'agit d'islam, sont partisans de cette posture. Soit. Mais qu'ils ne se disent pas républicains. Intégristes, oui, ça leur ira bien.

Et l'expertise médicale suggérée par Emmanuelle Perreux ?

Elle suppose que la cour se réunisse, que les témoins et experts soient cités, les avocats présents, les jurés tirés au sort, puis que l'avocat de la défense dépose une demande d'expertise, que la cour, statuant seule (art. 315 et 316 du CPP), examinera avant de rendre un arrêt (non susceptible d'appel ou de pourvoi en cassation avant la décision au fond, art. 316 al. 2 du CPP) afin de désigner un médecin, décrire sa mission et fixer une date limité de dépôt du rapport, avant de… renvoyer l'affaire à une autre session, car les débats ne peuvent être interrompus (art. 307 du CPP) sauf à les recommencer du début et l'affaire ne peut plus être jugée tant que l'expert n'a pas rendu son rapport. Je vous laisse juges de l'opportunité et de la pertinence de cette suggestion laïquement correcte.

Une première ?

Certainement pas. La demande de renvoi est fréquente en matière judiciaire. Toutes les audiences correctionnelles commencent invariablement par l'examen de ces demandes, et c'est aussi le cas au civil, devant les tribunaux d'instance, de commerce, de proximité et les conseils de prud'hommes. Ils sont quasiment inexistants devant la juridiction administrative, mais quand on a attendu trois ans pour avoir une audience, on ne la repousse pas (accessoirement, l'utilité de l'audience devant la juridiction administrative est toute relative, exception faite des référés et des reconduites à la frontière).

Et quand des prévenus détenus sont musulmans de stricte obédience, la même question se pose : sont-ils en état d'être jugés ? La plupart du temps, oui, une audience correctionnelle étant plus courte qu'une audience d'assises. Mais certaines affaires (au hasard : de terrorisme) peuvent s'étaler sur des jours, des semaines voire des mois. Il peut paraître raisonnable, si la défense le demande, de renvoyer le procès à une date ne posant pas ce problème. Je l'ai vu, et le parquet ne s'y est pas opposé, quand bien même il est aussi, entre autres, le gardien de la laïcité.

Comme avec le mariage de Lille, comme avec le faux inhumé malgré lui, comme avec la nationalité française et la Burqa imaginaire, on assiste encore à un emballement médiatique à cause d'une affaire qui n'en est pas une, où on a l'impression, comme mon titre volontairement déformant par provocation le laisse entendre, qu'on est en présence d'une de ces fameuses “offensives” de l'islam radical contre les valeurs de la République, thème qui tient à cœur à nombre de gens désireux de vendre des livres.

La République est tolérante, et elle se refuse à mettre quiconque face au dilemme de choisir entre sa défense et le respect de sa foi. C'est tout, et c'est ça qui fait qu'elle est précisément l'antinomie de l'intégrisme.

Un préfet, ça a la classe

… c'est même à ça qu'on le reconnaît.

Mes lecteurs se souviendront que le 6 février 2007, la cour de cassation avait jugé, en des termes clairs et définitifs, de l'illégalité des interpellations des étrangers en préfectures quand ceux-ci répondent à une convocation faisant miroiter un avancement de leur demande. J'en avais parlé sur mon blog le 14 février.

Cela n'a pas empêché le préfet du Calvados de faire des misères à Madame X…, de nationalité nigérianne. Elle avait déposé en ses services un dossier le 8 février 2007. Le préfet l'a convoquée le 13 mars 2007 (soit plus d'un mois après la décision de la cour de cassation) pour « examen de sa situation administrative », examen qui a été fort bref puisque les services de police, avisés par le préfet, ont aussitôt interpellé Mme X… et l'ont placé en rétention administrative.

Le premier président de la cour d'appel de Caen a refusé de maintenir Mme X… en rétention au-delà des 48 heures que la loi donne discrétionnairement au préfet, reprenant la jurisprudence récente de la cour de cassation.

Décidément têtu, le préfet a porté l'affaire devant la cour de cassation, qui l'a renvoyé dans les cordes en reprenant sa motivation précédente, confirmant ainsi la fermeté de son opinion :

Ayant relevé que l'administration ne pouvait utiliser la convocation à la préfecture de Mme X... pour un examen de sa situation administrative nécessitant sa présence personnelle pour faire procéder à son interpellation en vue de son placement en rétention, le premier président, tirant les conséquences de ses constatations, en a exactement déduit que la procédure était irrégulière.

Jusque là, c'est du simple entêtement préfectoral. On a l'habitude, et les avocats le rendent au centuple à l'administration.

Mais là, en plus, il y a une touche d'élégance suprême qui confine au raffinement.

Le dossier que Mme X… avait déposé un mois plus tôt était une demande d'asile.

Au moins, la requérante n'a pas dû se sentir dépaysée.

mercredi 3 septembre 2008

Je ne suis pas Jean-Baptiste Soufron

… et m'en désole chaque jour. Ha, être à nouveau jeune et beau, porter avec nonchalance un blouson de cuir et dire “tu” aux journalistes du Mouv'.

Mais non. Je suis un vieux barbon qui ne passe que sur France Culture (Ha, pardon, lui aussi), dis « vous » aux journalistes et ne parviens pas à parler djeunz dans mes explications juridiques radiophoniques.

Et d'ailleurs, jean-Baptiste Soufron le sait, qu'il n'est pas moi. Il a d'ailleurs son blog à lui.

Alors, pourquoi diable a-t-il laissé dire au début de son intervention de ce matin sur le Mouv', dans la rubrique “Tête À Net” du Morning du Mouv', qu'il était l'auteur du Journal d'un avocat ? Je l'ignore. Un moment d'inattention fatal, sans doute. On se demande d'ailleurs où le journaliste est allé pêcher une telle énormité. Quand le journaliste a itéré son errement à la fin, je puis comprendre qu'étant bouté hors antenne, mon confrère ne pouvait plus récriminer ; mais au début, lors du lancement, pourquoi être resté coi ?[1] Il avait l'opportunité de dissiper le malentendu qui nuit tant à sa réputation d'avocat le plus hot du barreau désormais.

Lui, jeune avocat, qui a prêté serment il n'y a pas un an, beau, évidemment, brillant, forcément, ami des stars, laisser croire par inattention qu'il était un dinosaure du web et du barreau comme moi, c'est un coup à détourner la clientèle et, ce qui est pire, faire fuir les filles.

Je lui présente donc mes sincères excuses pour le préjudice que cette méprise va causer à sa réputation, en espérant que ce qui pro quo ne provoquera pas des appels téléphoniques erronés à son cabinet. Je ne puis invoquer comme excuse que le fait que je n'y suis pour rien.

Le corpus delicti :


Épilogue :

Notes

[1] Quand je vous dis que je ne sais pas parler djeunz…

lundi 1 septembre 2008

Au fait, comment on fait un procès à Amy Winehouse ?

— Mon cher maître, vous allez croire que c'est chez moi une manie, mais je suis toute colère et frustration.

— Ma chère lectrice ! Que vous a fait Aliocha pour vous mettre dans cet état ?

— Elle, rien, ou si peu. Disons qu'elle est redoutablement persuasive : alors que j'allais vous rendre visite ce vendredi, elle m'a remis une invitation pour la presse pour le festival de Rock en Seine du soir même, afin que je la laisse aller vous entretenir d'histoires d'enfance interdites.

— Aliocha est une amie des arts, c'est connu.

— Sans nul doute ; mais ce n'est pas le cas de la principale invitée : le public venu applaudir la chanteuse anglaise Amy Winehouse a appris une heure avant de début du spectacle que l'artiste leur ferait faux-bond.

— Non que ce soit une surprise, l'extravagante chanteuse ayant fait de même un an plus tôt au même endroit.

— Ce n'était peut-être pas totalement imprévisible, mais ce n'en est pas moins frustrant.

— Ajoutons à cela que seuls les plus fripons des calomniateurs pourraient accuser l'artiste de boire de l'eau, mais qu'à chaque fois qu'on essaie de la faire aller en cure de désintoxication, elle répond : non, non, non ; que ladite artiste avait en outre annoncé qu'elle renoncerait définitivement à la scène après le 5 septembre et l'on comprendra qu'on avait autant de chance de voir Amy à Saint-Cloud que Serge Gainsbourg à la Bourboule.

— Sans doute, mais je suis peu consolée. Et en lisant que la direction du festival avait annoncé que c'était la goutte de Whisky qui faisait déborder le vase, et que cette fois, les tribunaux auraient à sanctionner, j'ai tout de suite pensé à vous.

— Alors, chère lectrice, je ne puis éprouver de rancœur à l'égard de Mademoiselle Winehouse, si elle a conduit vos pensées vers votre humble et dévoué serviteur.

— Flatteur. Mais permettez-moi de vous le demander tout de gob : ayant, moi, de la rancœur, pourrais-je me joindre au festival, et crêper le chignon, qu'elle a volumineux, d'Amy Winehouse ?

— Las, ma chère lectrice, rien n'est moins sûr : car ici, contrairement à ce qui se passe chez la chanteuse, il y a loin de la coupe aux lèvres. Car un spectacle musical comme celui là est, juridiquement, une partie de billard à trois bandes, alors que le droit, lui, préfère la ligne droite.

— Empruntez donc cette voie, cher maître, et expliquez-moi en quoi, je vous prie.

Si tu ne viens pas à Rock en Seine, c'est Rock en Seine qui viendra à toi

— Vos prières sont pour moi des décrets divins. En droit civil, qui s'applique ici, la responsabilité peut naître de deux sources. Soit contractuelle (la faute vient de l'inexécution d'une obligation née d'un contrat ; par exemple votre fournisseur d'accès internet manque à vous fournir un service continu comme il s'y est engagé) ; soit extra-contractuelle (la faute n'a rien à voir avec un contrat, quand bien même par ailleurs les parties seraient liées par un contrat ; par exemple un salarié cambriole son employeur commet une faute extra-contractuelle).

— Jusque là, je vous suis.

— Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée, et qu'une responsabilité soit contractuelle ou extra-contractuelle. Le fondement textuel n'est pas le même (1147 du Code civil pour la responsabilité contractuelle, 1382 pour l'extra-contractuelle), les délais de prescription étaient autrefois distincts (30 ans pour la contractuelle, 10 ans pour l'extra-contractuelle, maintenant tout le monde est à 5 ans), et surtout la faute extra-contractuelle peut parfois poser problème car on doit étudier le comportement du fautif et le comparer à celui d'un bon père de famille dans une situation analogue, tandis que la faute contractuelle est simple à déterminer : c'est le manquement à une obligation née du contrat. Ce n'est pas en soi un faute de livrer une marchandise à 15 heures, mais ç'en est une si vous vous étiez engagé à le faire à 10 heures.

— Je vois où vous voulez en venir : il faut se demander laquelle de ces voies je vais devoir emprunter.

— Absolument. Revenons en à notre diva de la saoule. Qui peut lui demander des comptes de son absence ? Il faut pour cela chercher le contrat.

Les spectateurs

— Les spectateurs, mon cher maître, ont ce me semble payé un octroi pour ouïr la perfide albionne. Le paiement ne caractérise-t-il pas un contrat ?

— La plupart du temps, oui, et ici tel est le cas.

— Problème réglé, alors ?

— Que nenni ! Car un contrat a un effet relatif. Il ne lie que les parties à ce contrat, et les spectateurs, nonobstant le nom qui figurait sur leur billet, n'ont pas passé de contrat avec l'adoratrice de Dionysos.

— Vous vous gaussez, maître ? Ils ont payé, fort cher au demeurant, pour ouïr Amy Winehouse, et vous me dîtes qu'elle n'y peut mais ?

— Pas tout à fait, mais analysons ce qu'est, juridiquement, un billet pour le festival de Rock en Seine. C'est un instrumentum.

— Me voici bien avancée.

— Le mot contrat recouvre deux choses distinctes, et si les juristes adorent distinguer, ils aiment à nommer ce qu'ils distinguent afin qu'on ne les confonde pas. L'accord de volonté faisant naître des effets de droit, premier sens du mot contrat, est un negotium. L'écrit qui le constate et sert de preuve de l'existence du contrat est l'instrumentum. Le contenu et le contenant, en somme.

— Il est vrai que chaque fois que je vais chez mon boulanger ou mon coiffeur, nous ne signons pas de contrat écrit !

— Absolument. L'usage et la valeur modeste de ces contrats vous en dispense, ce d'autant que les prestations réciproques sont en principe immédiatement exécutées : votre boulanger vous remet votre baguette, votre coiffeur vous rend encore plus belle si c'est possible, et vous les payez sur le champ. Pour le contrat de spectacle, il y a exécution différée de la prestation : vous devez payer d'abord, puis vous rendre sur les lieux de l'exécution — du contrat, rassurez-vous. Là, la présentation de votre billet pour permet d'entrer. Ce billet est en effet un titre au porteur, prouvant que vous avez payé le prix, et vous donnant droit à entrer dans le lieu du concert (le billet étant alors partiellement déchiré pour marquer que cette première obligation a été exécutée).

— Et à qui ce contrat lie-t-il le spectateur ?

— À l'organisateur du spectacle (que l'on appelle producteur), ici l'organisateur de Rock en Seine, c'est à dire la Société par Actions Simplifiée GARACA, au capital de 150.000 euros, immatriculée au registre du commerce et des sociétés de Paris sous le numéro B 448 253 344, et dont le siège social est à Paris, 15 rue du Louvre, dans le premier arrondissement, à l'ombre du clocher de Saint-Germain-l'Auxerrois.

— C'est donc à cette société que des spectateurs frustrés devront aller chanter pouilles ?

— Et cette société doit probablement s'y préparer.

— Donc c'est la société GARACA qui va aller dégriser Amy Winehouse ?

— Non point, car pas plus que les spectateurs n'ont passé un contrat avec Amy Winehouse, la société GARACA n'a signé un contrat avec elle, chère lectrice.

Le producteur

— Mais Amy Winehouse vit-elle sur l'Olympe pour que nul ne puisse la toucher ?

— Non point. Mais si elle n'a pas le temps d'aller chanter, vous comprendrez qu'elle en ait encore moins pour négocier des contrats et discuter de ses cachets - pas d'Alka Seltzer®, c'est ainsi qu'on appelle le salaire versé à un artiste qui exerce son art.

— Mais alors comment travaille-t-elle, quand elle en a l'envie du moins ?

— Les artistes d'une certaine célébrité ont recours à un mandataire, que l'on appelle agent artistique. Autrefois, on employait un terme italien, impresario, un peu désuet aujourd'hui. C'est lui qui négocie les clauses du contrat, principalement le montant du cachet, mais aussi, quand l'artiste a un tel renom que les producteurs sont prêts à tout pour qu'il vienne à leur spectacle, des stipulations sur les conditions d'hébergement, de transport, y compris la marque de champagne et la couleur des fleurs qui doivent décorer leur loge. L'agent artistique est rémunéré en retenant un pourcentage des cachets ainsi négociés.

— Est-ce avec cet agent artistique que la société GARACA a contracté ?

— Il semblerait que oui. Je ne suis pas dans les petits papiers du festival, mais cela semble ressortir du communiqué publié sur le site du festival (tout en flash, donc pas de lien direct). J'avance, sous toutes réserves, que c'était ici une partie de billard à trois bandes c'est à dire trois contrats.

— Laissez-moi récapituler. Le spectateur a contracté avec GARACA qui a contracté avec l'agent artistique qui a un contrat avec Amy Winehouse.

— Un sans-faute, chère lectrice.

Le porte-fort

— Une question me vient, cher maître.

— Laissez-là venir à moi.

— Vous m'avez dit qu'un contrat n'a d'effet juridique qu'entre ceux qui y sont partie.

— C'est l'effet relatif ; mais ce n'est pas moi qui le dis, c'est l'article 1165 du Code Civil.

— Mais alors comment l'agent artistique peut-il contracter au nom d'Amy Winehouse ?

— Il ne le peut pas.

— Vous vous moquez.

— Je suis on ne peut plus sérieux en matière de droit des contrats. Le contrat par lequel un agent artistique conclut l'engagement d'un de ses protégés s'appelle un contrat de porte-fort.

— Je suppose que cela n'a rien à voir avec le fait de soulever un haltérophile ?

— En effet, chère lectrice. Ce contrat est ainsi appelé car l'agent artistique se porte fort qu'Amy Winehouse viendra chanter aux lieu et heure convenues. C'est l'article 1120 du Code civil, à la rédaction un peu absconse car c'est du français juridique du XVIIIe siècle. Mais pour un juriste, en peu de mots, il est pourtant limpide. Sachez qu'il s'est engagé à ce qu'Amy Winehouse vienne chanter, et que c'est lui et lui seul qui est responsable à l'égard de la société GARACA. Si les spectateurs ont fait la grimace, sachez que lui, à l'heure qu'il est, doit tirer une bien vilaine figure.

Et l'extra-contractuel dans tout ça ?

— La cause est entendue, la foule désemparée n'avait pas de contrat avec Amy Winehouse. Néanmoins, ne peut-elle se retourner contre elle sur le terrain extra-contractuel ?

— Qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse, en somme ? Las, cela me paraît fort délicat, tant juridiquement que pratiquement.
Juridiquement, nous voilà sur le terrain de l'article 1382 du Code civil. Il faut une faute, un préjudice et un lien de causalité entre les deux. Où est la faute ?

— Dame, cher maître ! Ai-je besoin de vous le dire ? De ne point être venue chanter !

— Qu'importe qu'elle ne soit point venue, puisque le spectateur n'était pas partie. Vous tentez de réintroduire du contractuel là où il n'y en a pas.

— D'accord, elle ne s'était pas engagée envers le public à venir. Néanmoins, ne pas respecter ses engagements ne peut-il être regardé comme une faute extra-contractuelle à l'égard de ceux qui ne sont pas partie au contrat ?

— Je vous l'accorde : un contrat est un fait pour les tiers, mais un comportement léger et négligent est une faute. La cour de cassation a clairement posé dans un arrêt d'assemblée plénière du 6 octobre 2006 que le manquement à une obligation contractuelle constituait une faute qui, si elle causait un préjudice à un tiers, pouvait donner droit à indemnisation, comme me le rappelle opportunément Raven-hs en commentaire. Poursuivons donc avec le préjudice. Quel préjudice a-t-elle causé ?

In Vino Veritas

— La déception de son public.

— Déception pour avoir été à la hauteur de sa réputation ? Mais soit. À combien estimer ce préjudice ?

— Mais au prix de la place !

— Ce qui met le préjudice à 45 euros maximum, ce qui est peu pour justifier un procès. Mais surtout, c'est oublier The Roots, The Raconteurs, The Streets, Louis XIV, Scars On Broadway, Kate Nash, The Jon SPencer Blues Explosion et Justice, et j'en passe : un festival n'est pas un tour de chant : il y avait pluralité d'artistes, ettous sauf la Dive Bouteille ont honoré leur rendez-vous, la prestation de The Streets ayant d'ailleurs paraît-il été excellente. Festival il y eut. Sauf à pouvoir démontrer que vous n'étiez venu que pour voir Amy Winehouse et que les autres artistes ne présentaient aucun intérêt (ce qui sera un peu difficile, si vous avez acheté un billet pour un festival), ce n'est qu'une portion de ce prix que vous pourriez exiger comme indemnisation. Il en va de même d'ailleurs à l'égard de GARACA puisque le préjudice est exactement le même, indépendamment de la nature de la responsabilité. GARACA qui prend les devants en annonçant aux festivaliers déçus qu'elle étudie un moyen de les indemniser par un rabais sur la prochaine édition. Quand je vous disais qu'il se préparaient à faire face à l'ire des foules.
Bref, votre réparation risque fort d'être symbolique.

— Et celle de GARACA ?

— Celle de GARACA dépendra essentiellement du contrat. Remboursement de l'éventuelle avance sur cachet, c'est évident. Plus un préjudice de réputation (planter ses spectateurs deux années de suite, ça ne fait pas bien dans le CV). L'agent artistique doit négocier dur avec la société GARACA. Mais tout cela se passant entre gens de bonne société, nous ne connaîtrons jamais le contenu de l'accord, qui sera officialisé par un communiqué de presse sur le mode embrassons-nous folleville.

— Cher maître, vous êtes un artiste du droit : vous m'avez éclairée.

— Vous me faites rougir, mais soyons certains que des lecteurs plus versés que moi dans le droit du spectacle apporteront des précisions et rectifications. Je leur en épargnerai une : oui, la venue d'un artiste à la réputation internationale fait intervenir bien plus que trois contrats et quatre intervenants (ainsi, la mise en place de la scène et de la sonorisation, la rétribution des musiciens accompagnant l'artiste est faite sous la supervision indirecte de l'artiste lui-même, via d'autres agents). Afin de simplifier mon propos, je me suis contenté de la seule question de la responsabilité de l'artiste qui manque à son engaement de venir se produire. L'art n'est peut-être pas une marchandise, mais c'est bel et bien une industrie comme les autres.

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