C'est une enveloppe perdue parmi les factures, les recommandés et les courriers officiels. Elle attire tout de suite l'attention par son écriture tremblante, un peu enfantine, signature de celui pour qui écrire est une épreuve. Un coup d'œil au dos confirme l'intuition. Un nom, un numéro d'écrou, une adresse que l'on connaît par cœur : c'est la lettre d'un client détenu. C'est la première qu'on lit, toujours.
À l'intérieur, du papier à lettre bas de gamme avec des lignes pré-tracées, ou parfois la simple page d'un cahier d'écolier arrachée, à gros carreaux, parce que c'est là-dessus qu'il a appris à écrire.
C'est un client que l'on vient de défendre aux assises, pour un braquage minable. Pas de blessés, mais un casier bien fourni. 7 ans fermes. Une autre affaire en cours, en correctionnelle, mais qui ajoutera quelques années au compte à rebours avant la sortie. Peu de chances d'obtenir la confusion des peines, mais le client le sait et s'est fait une raison.
Cela fait quatre ans qu'il est en détention provisoire. Aucun problème de discipline. Il a été transféré dans quatre maisons d'arrêt d'affilée au cours de l'instruction. Ce qui a eu pour conséquence que pendant trois années, il n'a pas eu de parloirs avec sa famille, trop pauvre pour faire le voyage jusqu'à ses lieux de détention. Il n'a pas vu son fils pendant trois ans (il en a sept aujourd'hui). Il l'a vu grandir par ses dessins et les photos glissés avec le courrier, et son sourire édenté est la principale source de lumière de sa cellule.
Le procès d'assises l'a ramené il y a trois mois dans la maison d'arrêt de sa ville d'origine. Il a enfin pu revoir sa famille. Sa compagne. Sa mère. Son fils.
Mais le verdict est tombé, il ne fera pas appel. Il est encore sous mandat de dépôt pour une autre affaire, mais cette maison d'arrêt est trop pleine.
Un vendredi, on vient lui apprendre qu'il allait repartir pour une autre maison d'arrêt. Loin. Trop loin pour sa famille.
Alors, le mardi suivant, il a pris le stylo que se partagent ses codétenus et lui, une feuille de papier et il a écrit à son avocat, car il n'y a qu'à lui qu'il arrive à se confier. C'est le seul qui l'écoute, le comprend, le défend. Et il a écrit, avec peine, ces mots que l'avocat qui le lit se prend dans la figure.
La lettre, comme cette histoire, est authentique, l'orthographe est inchangée, seul quelques éléments ont été modifiés ou ôtés pour anonymiser la lettre.
Maïtre,
je vous écrie car je suis a bou ils mon dis que je suis
transféré alors que je vien juste d'avoir parloir avèc ma mère et
que ma copine ma écrie
pour me dire quelle allée venire me voir avec mon fils.
Maïtre je peu pas repartire je préfair encore me
foutre en l'air, donque je
suis déssidé a ma suissidé
même si j'ai peur de le fair, je vé le fair
d'une façon ou d'une autre parce que je peu plu vivre comme
sa.
La seul chose que je demende c'est pouvoir voir ma famille et ont me le
refuse, à quoi sa saire les lois ou ils dise que tou
détenu doi être dans
la prison la plu proche ou vie sa famille ?
Maître si je vous écrie c'est pour que quand je
serai dans le journal comme
encor un détenu suissidé quil s'ache pourquoi je
me suis tuée, parce que
ont me transfère alor que ma famille et ici et que elle ne
peu pas venire me
voir dans une autre prison, je conte sur vous Maître.
Et pour ma mère, vous lui diré que je l'aime, je
sais je vous laisse le
sale boulo mais j'ai pas la force de lui dire.
Maître je vous laisse et je vous dis encor mèrci
de m'avoir défendu et
soutenu, Mèrçi
La lettre date d'il y a trois jours. Aussitôt, on prend son dictaphone pour dicter un fax au directeur d'établissement lui signalant le risque suicidaire.
Et là, le téléphone sonne. C'est la mère du client. Elle est en larmes et dit que c'est très urgent. Un frisson glacial nous traverse et on dit que bien sûr, on prend l'appel.
La nuit précédente, son fils s'est ouvert les veines dans sa cellule.
Il a pu être sauvé par l'intervention rapide des surveillants alertés par ses voisins de cellule.
Aux dernières nouvelles, son transfert, repoussé par son hospitalisation, est toujours d'actualité. Les décisions d'affectation sont considérées comme des mesures administratives d'ordre intérieur ne faisant pas grief, c'est à dire insusceptibles de recours (CE, 8 décembre 1967, Kanayakis).
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Depuis le début de l'année, 107 personnes se sont suicidées dans les prisons en France, le dernier en date dimanche dernier, à la maison d'arrêt de Bordeaux-Gradignan. Il avait 24 ans.
Ajout 14h30 :