Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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samedi 17 janvier 2009

samedi 17 janvier 2009

Cachez-moi ces tortures que je ne saurais voir

La République des Tartuffes vient, encore une fois, de se faire taper sur les doigts.

La France vient à nouveau de se faire condamner par la Cour Européenne des Droits de l'Homme pour atteinte à la liberté d'expression. Pour une décision rendue par un tribunal, validée en appel, et ayant reçu l'onction de la cour de cassation.

L'affaire y ayant donné lieu est bien connue : il s'agit de la condamnation de la société éditrice PLON et de ses deux dirigeants pour apologie de crimes de guerre à la suite de la publication du livre de témoignage du Général Paul Aussaresses « Services Spéciaux Algérie 1955-1957 » (Plon 2001). Le général Aussareses a été lui aussi condamné mais n'a visiblement pas saisi la cour européenne des droits de l'homme.

On a torturé et assassiné pendant la guerre d'Algérie. Dix ans après la fin de l'Occupation. Pas des mouvements clandestins. L'armée française. Sur ordre. Mais il ne faut pas le dire. Cette névrose française de l'histoire revisitée, toujours pour la plus grande gloire du pays. Ce qui permet à la France de continuer en toute bonne conscience à se poser en donneuse de leçon au monde entier sur les droits de l'homme, sans réaliser qu'en dehors de l'Hexagone, nul n'est dupe. Vous croyez que Guantanamo ne doit rien à Alger ?

Car quand même, quelle hypocrisie, quelle tartufferie que de condamner un éditeur qui publie le témoignage d'un des principaux acteurs de ces « opérations spéciales », dans le cadre d'opérations dites de « guerres contre-révolutionnaires », qui dit la vérité, fût-ce avec cynisme puisqu'il expliquait ne pas regretter et estimer qu'aucune autre solution n'existait.

C'est ce qu'a fait la cour d'appel de Paris, en reconnaissant que le témoignage lui-même a un intérêt historique « incontestable », mais que :

la liberté d'expression doit s'exercer dans le cadre des limites fixées par la loi, notamment dans le respect des dispositions qui interdisent l'apologie de crimes de guerre ; qu'au-delà du témoignage, le livre comporte, comme l'a jugé à juste titre le tribunal, une apologie de crimes de guerre ;

et que

dans son très bref « avertissement », l'éditeur ne prend aucune distance vis-à-vis du texte du Général Aussaresses ; qu'il se borne à annoncer un « témoignage direct », « sans équivalent », qui « contribue à faire comprendre la terrible complexité d'une époque qui continue d'habiter notre présent » ; que bien au contraire, dans la « quatrième de couverture », il glorifie le général Aussaresses en le présentant comme une « légende vivante » et décrit la mission du général Aussaresses comme « la mission la plus douloureuse ».

Ou comment faire du politiquement correct une police de la pensée : vous pouvez publier des témoignages sur des crimes de guerre, mais à condition de dire que l'auteur que vous publiez est très méchant, qu'il faut l'agonir et le couvrir d'opprobre. Toute autre position, ou le rappel d'une carrière militaire extraordinaire, vous rend coupable d'apologie de crime de guerre. (C.A. Paris, 11e ch., 25 avril 2003).

Approbation de la cour de cassation qui conclut son arrêt par cette précision :

En effet, celui qui se réclame du droit à l'information, fondement de la liberté d'expression, n'est pas tenu d'assortir l'exposé des faits qu'il rapporte de commentaires propres à justifier des actes contraires à la dignité humaine universellement réprouvés, ni de glorifier l'auteur de tels actes.

Non, en effet, il n'est pas tenu de la faire. Mais est-ce trop exiger qu'il soit libre de le faire ?

C'est ce que rappelle la cour européenne des droits de l'homme (Orban et autres contre France, requête no 20985/05).

Et elle ne prend pas de gants.

D'une part, avec une fausse naïveté cruelle, elle relève :

La Cour ne perçoit (…) pas en quoi le fait de qualifier la mission [du Général Aussaresses] en Algérie de « la plus douloureuse » équivaut à une glorification de l'auteur ou des faits dont il témoigne. Quant au recours à l'expression « légende vivante » pour qualifier le général Aussaresses, elle n'y discerne pas davantage une volonté de glorification de celui-ci. Outre le fait qu'une telle expression peut recevoir plusieurs acceptions, y compris négatives, elle renvoie manifestement, en l'espèce, à la réputation que le général Aussaresses avait « dans les cercles très fermés des services spéciaux » au moment où il avait été envoyé en Algérie.

Ensuite, si elle reconnaît la valeur de l'argument soulevé par le Gouvernement français que « la mémoire des tortures pratiquées par certains militaires français reste encore très vive et douloureuse chez ceux qui les ont subies », la cour relève qu'ils remontaient alors à plus de quarante ans et que

s'il est certain que les propos litigieux dont il est question en l'espèce n'ont pas pour autant perdu leur capacité à raviver des souffrances, il n'est pas approprié de les juger avec le degré de sévérité qui pouvait se justifier dix ou vingt ans auparavant ; il faut au contraire les aborder avec le recul du temps.

Et vient le moment de l'estocade.

Cela participe des efforts que tout pays est appelé à fournir pour débattre ouvertement et sereinement de sa propre histoire.

Fallait-il aller devant la CEDH pour rappeler une telle évidence ? Dans le doute, la cour en remet une couche.

Il y a lieu de rappeler à cet égard que sous réserve du paragraphe 2 de l'article 10[1], la liberté d'expression vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de « société démocratique ».

Et paf. Et ce, à l'unanimité des sept juges. Re-paf.

Mais terminons néanmoins sur une note optimiste. Les juridictions françaises ne sont pas entrées en résistance contre la CEDH. À force de condamnations (qui sont toutes reprises en détail dans les bulletins d'information de la cour de cassation), la jurisprudence s'infléchit et les tribunaux rendent de plus en plus des décisions faisant prévaloir la liberté d'expression sur la défense de l'ordre. De plus en plus, des condamnations sont écartées, quand bien même la loi le permettrait, au nom de l'absence de nécessité de cette interdiction dans une société démocratique. Voyez le jugement relaxant le bâtonnier Hoarau raillant le MBA de Rachida Dati, ou encore plus récemment la relaxe de militants pour les droits des sans-papiers relaxés du chef de diffamation envers la police aux frontières qualifiée de bras armée de la xénophobie d'État.

Ce n'est tout de même pas encore gagné quand on voit qu'un simple « Casse-toi pov'con » brandi sur le passage du cortège présidentiel a été qualifiée d'offense au Chef de l'État alors même qu'il s'agissait manifestement d'une citation ironique de ce dernier.

Le combat pour la liberté d'expression a encore de beaux jours devant lui.

Notes

[1] 2. L'exercice de ces libertés [d'expression, d'opinion, de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées] comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire.

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