Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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dimanche 20 septembre 2009

dimanche 20 septembre 2009

Douteuse initiative

Rue 89 m’apprend (Essonne : la délation par mail dans les quartiers passe mal, par Pierre Haski) que la Direction Départementale de la Sûreté Publique (La Sûreté Publique est une des divisions de la Police Nationale, la plus grande et la plus connue : les policiers de nos commissariats qui mettent le deux tons le dimanche à l’heure de la sieste pour dévaler une rue déserte, c’est eux) a mis à disposition des citoyens une adresse e-mail pour dénoncer les infractions dont ils ont connaissance, avec invitation à joindre photos et vidéos pouvant servir de preuve. Confidentialité garantie précise l’affichette reproduite ci-contre. Sous l'entête République Française, ministère de l'intérieur, de l'Outre Mer et des collectivités territoriales, Direction Départementale de la Sureté Publique de l'Essonne : Aidez la police nationale dans son action au service des citoyens. Vous pouvez transmettre vos renseignements (témoignage, photo, vidéo) à l'adresse suivante : (…) Confidentialité garantie. Poil au zizi. Non, cette dernière phrase n'y est pas, il est d'usage que je mette un peu d'humour dans mes textes alternatifs comme Easter Egg pour ceux qui auront la curosité de le lire ou pour les malvoyants qui ont droit à ce petit privilège.

L’article parle de la polémique suscitée par cette initiative. Certains y voient un retour de la délation, passée de mode depuis quelques décennies après avoir été en vogue quelques années, d’autres un constat d’échec et la conséquence de la suppression irréfléchie de la police de proximité par l’ancien ministre de l’intérieur. Bref, argumentation morale et politique.

Mais qu’en pense le juriste ? Vous allez voir que s’il n’a rien à redire au principe, les modalités choisies lui semblent en délicatesse avec la loi, ce qui est tout de même un comble.

Sur le principe, commençons par quelques définitions juridiques.

Le droit distingue la plainte de la dénonciation, la délation n’étant pas du vocabulaire juridique.

La différence est simple : la plainte émane de celui qui se prétend victime : à ce stade, il n’est que plaignant, il ne deviendra victime qu’une fois l’infraction établie par un jugement, d’où l’abus de langage des associations de victimes et des avocats se disant au service des victimes : ils sont essentiellement au service des plaignants, mais c’est vrai que c’est moins sexy. La dénonciation émane d’un tiers, qui porte à la connaissance des autorités une infraction dont il a été témoin mais qui ne le concerne pas directement.

La dénonciation a mauvaise presse. Dès l’école maternelle, nous sommes soumis à une pression sociale décourageant la dénonciation et la plainte qui lui est assimilée. On devient un rapporteur, un cafteur, bref, on se fait mettre au ban de la classe. Cette même pression existe durant toute l’enfance et l’adolescence. La dénonciation est vécue comme un acte de lâcheté, comme la preuve que l’on n’est pas assez fort pour régler ses problème soi même. Cette inhibition perdure bien sûr à l’âge adulte, et devient même une règle fondamentale chez les délinquants. Malheur à celui qui en prison a une réputation de “balance”. Alors que personne ne voit que c’est un mécanisme de défense très simple du fautif : “oui, j’ai fait une bêtise, mais lui, il m’a dénoncé, c’est pire ; en fait, je suis la victime”.

Eh bien il est temps de tordre le cou à cet état de fait. La dénonciation ne doit pas être entachée d’opprobre. Cela peut surprendre dans la bouche d’un avocat, mais seulement ceux qui pensent qu’un avocat est quelqu’un qui favorise la délinquance et ne rêve que d’impunité. Demandez-vous à qui profite le crime (façon de parler ici). Un jeune homme rackette ses petits camarades à l’école. Ses victimes n’osent pas porter plainte, leurs camarades n’osent pas le dénoncer. Qui profite objectivement de cette situation ? Cette omerta est-elle civique ?

Dans une société démocratique, nous avons renoncé à nous faire justice à nous même, nous avons abandonné le recours à la violence et confié l’exerce de toute contrainte à l’État qui seul peut y avoir légalement recours (hormis quelques hypothèses où l’urgence impose une réaction violente comme la légitime défense). L’État doit protéger toute personne se trouvant sur son territoire, et punir ceux qui violent la loi, selon les formes et modalités prévues par cette même loi.

Quoi qu’en pensent certains de nos concitoyens qui sonnent le tocsin dès qu’ils entendent le nom du président de la République, nous ne vivons pas dans un état policier, nonobstant la politique volontiers répressive adoptée par l’actuel Gouvernement, politique dont je dis régulièrement ici le mal que je pense. Donc, la police n’a pas les moyens de découvrir par elle-même toutes les infractions. J’ajoute que certaines sont par leur nature très difficile à déceler par la police. Par exemple, les violences conjugales, qui ont lieu dans un cadre familial et donc privé. Vous pouvez multiplier par dix les patrouilles sur la voie publique, les maris violents ne seront pas inquiétés. 

Il n’y a donc rien de choquant qu’un citoyen porte à la connaissance de la police les infractions dont il a connaissance (sous une petite réserve personnelle, ci-après). Tout discours renvoyant aux heures les plus sombres de notre histoire, ou faisant de ces citoyens des mouches à l’affût, caméra à la main derrière leur rideau relève de cette même pression sociale qui favorise paradoxalement les comportements associaux. 

Tout au plus peut-on faire une distinction entre les actes qui font des victimes et ceux qui n’en font pas. Dénoncer des violences, je ne vois pas de quoi froncer les sourcils. Dénoncer un sans-papier ou un port illégal de décoration, délits qui ne font pas de victimes, me laisse plus réservé. Pour ceux qui me répondront que la loi c’est la loi et que les sans-papiers sont des délinquants comme les autres, je répondrai que le délit consiste uniquement à ne pas avoir une autorisation que l’administration délivre arbitrairement, ce qui revient à dire que c’est l’administration qui décide qui est délinquant et qui ne l’est pas, et j’ajouterai que vue la quantité d’annulations de ces décisions que j’obtiens, je considérerai les sans papiers comme des délinquants le jour où les préfectures respecteront la loi en la matière. Et bien sûr j’exclus tout acte de dénonciation fait en violation du secret professionnel, ce qui est un délit. J’anticipe les commentaires qui ne manqueront pas sur ce dernier point, comme d’habitude.

Revenons-en à notre dénonciation électronique. Sur le principe, donc, rien à dire. 

Mais deux points me font tiquer.

D’abord, la mention confidentialité garantie. C’est une promesse qui ne peut être tenue. Si la dénonciation débouche sur des poursuites, c’est un droit fondamental de la défense que d’être confronté à son accusateur, c’est-à-dire de savoir qui est à l’origine de la dénonciation (cela peut d’ailleurs avoir des conséquences sur la régularité de la procédure). L’avocat de la défense aura le droit d’avoir accès à ce courrier électronique initial. Et il pourra et la plupart du temps devra le communiquer à son client pour avoir ses observations sur ce point. Ajoutons le cas où la personne dénonce des faits faux pour se venger d’un ennemi. Il commet alors le délit de dénonciation calomnieuse, puni de cinq ans de prison, et cette promesse de confidentialité ne saurait faire obstacle à l’identification du dénonciateur par la police. Et même dans l’hypothèse où le dénonciateur croit de bonne foi que son voisin qui salit sa terrasse en arrosant ses pétunias est un dangereux tueur en série, ce qui exclut la dénonciation calomnieuse, une dénonciation à la légère est une faute civile susceptible d’engager sa responsabilité et exposant le fautif à devoir payer des dommages-intérêts à l’objet de sa dénonciation. Vous le voyez : refuser de communiquer l’identité de l’auteur du mail de dénonciation serait dans bien des hypothèses illégal. 

Ensuite, cette invitation à joindre des photos et des vidéos me pose un problème s’il s’agit de faits de violence. Là, on est dans la provocation à la commission de délits.

En effet, l’article 222-33-3 du Code pénal, créé par une loi du 5 mars 2007 afin de lutter contre le happy slapping (quelqu’un sait si ce délit a été poursuivi au moins une fois ?) qualifie de complicité le fait d’enregistrer sciemment, par quelque moyen que ce soit, sur tout support que ce soit, des images relatives à la commission de ces infractions. Il punit de cinq ans de prison le fait de les diffuser, mais les envoyer comme pièce jointe à un e-mail n’est pas un acte de diffusion, un courrier électronique étant une correspondance privée. 

Vous me direz que l’alinéa 3 prévoit que le présent article n’est pas applicable lorsque l’enregistrement ou la diffusion résulte de l’exercice normal d’une profession ayant pour objet d’informer le public ou est réalisé afin de servir de preuve en justice.

Certes, mais la loi pénale est d’interprétation stricte, même dans ses exceptions. Il faut que l’image soit réalisée afin de servir de preuve en justice. Le fait d’envoyer l’image à la police à l’appui de la dénonciation de faits délictuels ne constitue pas à proprement parler une réalisation afin de servir de preuve en justice, ne serait-ce que parce que la personne qui les réalise ne sera pas partie à l’éventuel procès qui n’est même pas engagé au moment où les images sont prises. 

Ajoutons que si la personne filme des faits se passant dans un lieu privé, comme l’appartement du voisin, il commet le délit d’atteinte à la vie privée (art. 226-1 du code pénal : 1 an de prison et 45000 euros d’amende). La loi ne prévoit aucune exception si les images sont réalisées afin de servir de preuve en justice.

Bref, un bon moyen de faire d’une pierre deux coups : la dénonciation permet de poursuivre un délit (un bâton pour les stats) ET de poursuivre le dénonciateur (un deuxième bâton dans la case). La DDSP91 va faire péter ses chiffres cette année, et le préfet de l’Essonne est sûr de ne pas devoir aller voir Brice tout rouge lui souffler dans les bronches.

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