Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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dimanche 12 octobre 2014

dimanche 12 octobre 2014

Martine et Yuliana

Je n’ai jamais rencontré Yuliana. C’est dommage c’est elle était vraiment très jolie sur son passeport, mais d’un autre côté, ce n’est pas plus mal car j’étais contre elle. J’étais l’avocat de celui qui l’avait violée sous la menace d’un couteau.

J’ai connu l’histoire de Yuliana à travers un procès verbal d’audition de police. Elle devait être confrontée à mon client dans le cabinet du juge d’instruction. En l’attendant, j’avais discuté avec l’interprète en langue roumaine, qui était le même qui avait assisté Yuliana au commissariat. Il en savait donc plus encore que ce qu’il y avait sur le PV. D’emblée, il m’a dit : « Ne vous en faites pas. Elle ne viendra pas. Elles ne viennent jamais. Je doute même qu’elle soit encore en France. » Je lui ai demandé si ce qu’elle avait raconté était vrai selon lui. Il a hoché la tête, disant qu’elle lui en avait même dit un peu plus. C’était il y a des années, je n’ai pas pu oublier.

Yuliana était moldave. Une jolie jeune fille de 19 ans, de cette beauté issue du mélange des sangs latins et slaves de ce carrefour des deux Europes. À 17 ans, encore au lycée, elle a eu un amoureux, Ivan, si beau, si sûr de lui, qui lui faisait de si beaux cadeaux venus de l’ouest, d’Allemagne et même de France, pays où il allait souvent pendant de trop longues absences, pour ses affaires. Il avait de l’argent, une belle voiture, et s’intéressait à elle. Il parlait même de l’épouser. De l’emmener à Paris pour leur voyage de noces. Elle en était folle. Si folle que sans attendre de passer devant le pope, elle a fait l’amour avec lui plusieurs fois. Est tombée enceinte. Elle a gardé l’enfant car il le voulait. Ils allaient se marier de toutes façons. Elle était si heureuse.

Le cauchemar s’est déchaîné dès son petit garçon né. Ivan l’a emporté et lui a dit que si elle ne faisait pas ce qu’elle disait, elle ne le reverrait jamais. Et ce qu’il voulait, c’est qu’elle aille se prostituer à Paris. Car c’était ça ses affaires. Il avait une écurie. Yuliana était une des mères d’un de ses enfants, et il les tenait ainsi. Oh, il n’était pas tout seul Ivan, il faisait partie d’un vrai réseau qui déversait ses beautés terrifiées dans toute l’Europe.

Yuliana tapinait sur les Maréchaux, dans le nord de Paris. Le bus des femmes (que je salue au passage, vous faites un boulot fabuleux, merci pour elles) passait dans son quartier, elle venait se reposer un instant, boire un café, discuter, faire une réserve de capotes, Ivan ne lui en donnait pas, car les clients préfèrent sans. Mais Ivan veillait et il était là, à côté du bus, à la surveiller. « Parle et tu ne reverras jamais ton fils » disait son regard. Si la pause durait trop longtemps, il appelait sur le téléphone portable.

Comme si les malheurs de Yuliana ne suffisait pas, elle a croisé une nuit un jeune homme en voiture. Il voulait une fellation, elle a annoncé le tarif, il a accepté, elle est montée, il est allé se garer dans un terrain vague. Mais voilà, ce jeune homme avait un truc, et son truc, c’était de se faire offrir la prestation sous la menace d’un couteau. Et de piquer le sac à main, après. Pour rigoler, puisqu’il était de bonne famille, faisait des études brillantes et avait du bien. Ça aurait pu tourner mal d’ailleurs car quand il a pris le sac à main, elle est devenue comme folle et s’y est agrippée frénétiquement ; il l’ frappée (du poing) pour qu’elle lâche, mais rien n’y a fait et il lui a finalement dit de dégager avec son sac. Ce n’était pas sa recette de la soirée qu’elle voulait sauver, même si Ivan l’aurait sûrement cognée à son tour pour s’être fait piquer le grisbi. Ça, elle avait l’habitude. Il ne pouvait pas savoir que dans son sac, il y avait la seule photo de son fils qu’Ivan avait bien voulu lui donner. Un gros poupon souriant sur les genoux d’une mégère patibulaire que Yuliana ne connaissait pas. J’ai vu cette photo, la police en avait fait une photocopie avant de la lui rendre. C’était son trésor. Sa bouée de sauvetage.

La juge d’instruction est venue interrompre ma discussion avec l’interprète. 30 minutes de retard, aucune nouvelle, la confrontation était annulée. Peu de temps après, l’avis de fin d’instruction était rendu, et le dossier a fini correctionnalisé. Yuliana n’a jamais donné de ses nouvelles ; l’interprète m’a expliqué que dès qu’une fille avait parlé à la police, le réseau l’expédiait aussitôt dans un autre pays d’Europe et elle ne remettait jamais les pieds dans le pays. C’est ce qui a dû lui arriver. La revedere, Yuliana.

Des années plus tard, j’ai fait la connaissance de Martine. J’étais son avocat, au hasard d’une commission un soir de permanence. Martine exerçait la même profession que Yuliana, mais c’était une indépendante.

Une mère de famille dans sa cinquantaine, qui avait dû arrêter l’école tôt pour gagner sa vie, elle s’était mariée, avait eu trois enfants, dont elle s’était merveilleusement occupée jusqu’à ce que son mari la quitte. Elle a fait une dépression, a fini par pardre son travail à mi-temps, a sombré dans la précarité. Alors, elle qui habitait au fin fond de la Picardie, elle a acheté d’occasion une camionnette blanche et est montée à Paris plusieurs fois par semaine, et elle se prostituait dans un des bois qui borde Paris, mais jamais le mercredi, jour des enfants car elle ne voulait pas qu’ils la voient et posent des questions à leur parent sur cette dame habillée un peu bizarre qui attendait dans une camionnette avec une bougie allumée. Au fil des ans, elle s’est constituée une clientèle de fidèles. C’est qu’elle a du cœur, Martine. Elle écoute. Elle se souvient des histoires de chacun, de leurs confidences, leur demande des nouvelles de la situation. Ils l’invitent même au restaurant, avant de passer à la prestation essentielle.

Grâce à ça, à cinquante ans passé, elle arrive à gagner plus de 3000 euros par mois, parfois plus, elle qui gagnait un demi SMIC. Elle a pu s’acheter une petite maison coquette avec un jardin, où elle peut recevoir ses enfants, devenus majeurs, et qui ignorent tout du métier de leur mère, et qui l’ignoreront toujours.

Seulement voilà. Un jour, sur instruction du commissaire qui a reçu des instructions du préfet qui a reçu des instructions du ministre de l’intérieur, il y a eu une opération coup de poing, et Martine s’est retrouvée embarquée, et placée en garde à vue, pour racolage passif. Ah, le racolage passif, laissez-moi vous en toucher un mot.

Ce délit a été créé en 2003 par la volonté d’un ministre de l’intérieur qui avait de plus hautes ambitions et aimait bien cacher la poussière sous le tapis en prétendant avoir résolu le problème. Le racolage était jusque là une contravention, et devait être actif. En 2003, il est devenu un délit passible de prison, et permettant donc la garde à vue. Il se définit, si j’ose dire, ainsi : “Le fait, par tout moyen, y compris par une attitude même passive, de procéder publiquement au racolage d’autrui en vue de l’inciter à des relations sexuelles en échange d’une rémunération ou d’une promesse de rémunération est puni de deux mois d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende”. Y compris par une attitude même passive. Vous ne faites rien ? C’est pas grave, vous êtes coupable quand même. Ce délit est une honte. Son existence est une honte. Mais ce n’est rien à côté de la honte que devraient ressentir les parlementaires qui, conscient de l’inutilité, de l’injustice et de l’absurdité de ce délit, ont mille fois voulu l’abroger, et y ont renoncé mille fois, la dernière en date à l’occasion de la réforme pénale. Un froncement de sourcil du premier ministre, attitude même passive s’il en est à des fins de racolage électoral, a suffi à faire plier pavillon. À ce jour, ce délit est toujours en vigueur. Sans doute plus poursuivi, mais il est là, à la disposition de la prochaine majorité qui voudra taper sur les prostituées pour se faire mousser.

Parce que voilà ce que ça donne, concrètement.

J’ai trouvé Martine en larmes, dans le minuscule local à entretien du commissariat. Maquillage en déroute, bas résille déchiré, elle n’avait plus très fière allure, même si je devinais qu”elle devait être encore fort belle correctement pimplochée. Ses premiers mots ont été de s’excuser de me recevoir dans cette tenue.; Elle était désolée d’avoir posé un lapin à son client et voulait que je le prévienne ; j’ai hélas dû décliner, la loi me l’interdit. Pour le reste, sa plus grande crainte était que sa famille l’apprenne, je l’ai rassurée, le risque était nul en la matière. Sa trouille était telle que, envahie par le désespoir à l’idée de cette honte qu’elle ne pensait pas pouvoir surmonter, elle avait utilisé le gobelet en plastique qu’on lui avait donné pour boire pour, une fois déchiré en lanière, tenter de s’ouvrir les veines. Oui, avec un gobelet en plastique. Ses efforts avaient tout au plus réussi à causer une rougeur et quelques estafilades superficielles rajoutant encore au pathétique. Voilà ce à quoi on pousse des femmes pour pouvoir parader dans les médias.

Puis vint l’audition, car ce délit, il faut bien le caractériser. La gardée à vue est confrontée aux constatations des policiers pour voir si elle les confirme ou si elle les conteste. Or les policiers déclaraient ici l’avoir vu sortir de sa camionnette, en mini-jupe et cuissardes, et avoir traversé la rue “en se dandinant”, tel est le mot qui avait été employé dans le PV. Et là, j’ai vu un gardien de la paix béjaune, à peine sorti de l’Ecole Nationale de Police, demander à une dame qui aurait pu être sa mère, qui se tenait recroquevillée et emmitouflée sous sa veste, écrasée par la honte de sa tenue en déroute qui révélait à tous ceux qui passaient dans ce bureau collectif ce qu’elle était : “Confirmez-vous vous être dandinée en traversant la rue ?”. J’ai interdit à ma cliente de répondre à cette question. Pas tant parce que la loi ne définit pas le dandinement, mais parce que la correction, que dis-je, la décence la plus élémentaire aurait dû faire réaliser à ce gardien de la paix le caractère grotesque et grossier de la question.

Cette garde à vue est une exception. Des gardes à vue pour racolage, j’en ai eu d’autres, mais d’ordinaire, les policiers ne cachent leur exaspération de devoir faire ces procédures, surtout à l’encontre des indépendantes, qui, soyons clairs, ne font chier personne (je suis infiniment plus poli que le vocabulaire employé par les fonctionnaires de police). Cette abrogation, ô parlementaires en papier, même la police l’attend et l’espère pour pouvoir passer à autre chose de plus sérieux. Honte à vous.

Je vous laisse à ces deux histoires pour nourrir votre réflexion sur les propositions gadget qu’on vous présentera régulièrement sur la prostitution, en le présentant comme un phénomène monolithique se traitant en mesures simples, comme, au pif, pénaliser le client. Les clients de Martine sont-ils des délinquants dont la place est en prison ? Martine est-elle seulement un trouble à l’ordre public ? Pourquoi emmerder cette pauvre Martine quand Ivan peut relever ses compteurs tranquille et s’assurer que Yuliana ne traîne pas trop dans le bus des femmes ?

Des histoires de prostitution, j’ai eu à en connaitre des dizaines. Toutes tristes, certaines sordides, quelques-unes au-delà du soutenable. Et je tire de cette expérience que les visions simplistes sont condamnées à être au mieux inutiles, au pire nuisibles car elles frapperont forcément des innocentes. La prostitution, c’est moche, c’est sale, c’est sordide. La seule conclusion que j’en tire est que les prostituées doivent être protégées et respectées dans leur humanité. Trouvez moi une solution qui remplisse ces conditions, et je serai avec vous. En attendant, par pitié, foutez-leur la paix.

PS : le sujet de ce billet n’est pas ma relation avec le client ayant agressé Yuliana. J’étais son avocat, il a eu la meilleure défense que je pouvais lui procurer, et je ne vous dirai pas ce à quoi il a été condamné. Mais aujourd’hui, je pense bien plus à Yuliana qu’à lui. Et je lui dédie ce billet, ainsi qu’à Martine.

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