Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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mardi 24 février 2015

[Reprise] Avocat.net : braconniers du droit ?

Je reprends mes activités sur ce blog en accueillant un article écrit par mon confrère Michèle Bauer de l’excellent quoique provincial barreau de Bordeaux. Cet article, repris sur le site du Village de la Justice, très prisé des professionnels, a déplu à Jurisystem, la société exploitant le site avocat.net, qui a d’abord exigé de l’auteur le retrait de cet article, mais manque de pot, ledit auteur était avocat et, se sachant dans son bon droit, a refusé. L’avocat de cette société a alors eu recours à un subterfuge, s’adressant au Village de la Justice en qualité d’hébergeur. Ce site, peu désireux de s’exposer au risque et au coût d’un procès, et n’ayant sans doute pas connaissance de l’infaillible technique des 3P2T, a plié et a retiré l’article.

Et ça m’agace. Pratiquant le droit de la communication en ligne, je suis souvent confronté à des clients pots de terre qui, menacés par un pot de fer en parfaite mauvaise foi (car je crois mes confrères agissant ainsi trop compétents pour ignorer que leur demande sur l’article 6, I, 5 de la LCEN était totalement infondée) préfèrent céder bien que je leur aie expliqué que la victoire les attendait dans le prétoire, car un procès, ça angoisse, ça fout la trouille, et ça coûte cher, même quand je ne suis pas dans la cause (et quand j’y suis je ne vous raconte pas. Surtout le coût). 

Pour ma part, je n’ai pas peur des prétoires. Je m’y sens comme chez moi. Mon hébergeur est Typhon, et ils ont un service juridique qui ferait fuir des Ultralisks à coups de citations du Digeste. Donc, je reprends ci-dessous l’article en question en lui donnant une visibilité supérieure encore à celle du Village de la Justice. Et pendant que la société Jurissystem lit avec intérêt la fiche Wikipédia de Barbara Streisand. Et j’envisage très sérieusement, à bons entendeurs salut, de renouveler cette pratique chaque fois que la LCEN, texte protecteur de la liberté d’expression sur internet, sera invoquée pour la censurer à coups de menaces d’un procès. Go ahead, punk. Make my day.

Ci-dessous le texte de l’article, initialement publié ici.

 

Avocat.net : braconniers du droit ?

Le site Avocat.net vient d’être condamné à changer de nom tel était le titre de Anne Portmann dans un article du Dalloz actualité du 11 février 2014.

J’étais inscrite sur avocat.net et j’ai supprimé ma fiche après lecture de la décision que dont vous pourrez prendre connaissance: tgiparisjurisystem

Ce site permet aux avocats inscrits de recevoir des demandes de devis de clients qui cherchent tous pour la majorité des avocats au plus bas prix, la compétence fait rarement partie des critères de recherches… (voir mon article sur je veux l’avocat qui pratique les prix les plus bas: attention danger!).

En tout état de cause, je me suis interrogée dès mon inscription sur ce site: de quoi vit-il ? Aucune publicité sur ce dernier, les avocats ne règlent rien non plus, les clients qui demandent des devis ne semblent pas payer pour en recevoir….

Avec ce jugement du Tribunal de Grande Instance, j’ai enfin compris, avocat.net rédigerait des actes pour les fameux clients qui demandent des devis et même peut-être conseillerait les internautes. J’avais déjà observé que des fiches étaient rédigées non par des avocats mais par des juristes…

Aussi, les Consoeurs et Confrères inscrits sur ce site seraient utilisés pour permettre au site d’être rassurant et crédible (vous pensez ce site s’appelle avocat.net alors!!!), les Confrères et les Consoeurs inscrits (dont je faisais partie) amènent ainsi du trafic sur le site et une certaine notoriété. Ils permettraient au site de vendre ses actes de juristes et non d’avocats (donc toujours le même problème pas de secret professionnel, pas d’assurance pour couvrir une mise en cause dans le cadre d’une responsabilité professionnelle !).

Bien entendu, ceux qui s’inscrivent ne semblent pas être informés de cette activité concurrente à la leur, les avocats sont les moutons de la bergerie, avocat.net est le loup caché. Mais manque de chance, le CNB vient de voir le loup (enfin me direz-vous, avocat.net existe je crois depuis presque deux ans, mais il n’est jamais trop tard pour voir le loup -c’était pour le jeu de mot, car le jugement précise que l’assignation a été délivrée le 28 décembre 2012, le loup a été vite vu dès sa sortie-).

Notre Institution représentative s’est émue de ce site qui entretient bien volontiers une confusion. En effet, le CNB a assigné avocat.net devant le Tribunal de Grande instance de Paris.

Le CNB a considéré que la Société Jurisystem qui exploite ce site faisait un usage prohibé du titre d’avocat pour proposer des services juridiques, des actes de démarchages interdit et se livrait par conséquent à des pratiques trompeuses.

Le CNB a également fait valoir que des services d’une juriste étaient proposés par la Société. En outre, le site se qualifie seul de « comparateur n°1 d’avocats en France », ce qui est une pratique trompeuse (j’ajouterai que le site précise même que 99% des clients étaient satisfaits, sur quels chiffres s’appuyait-il, mystère…).

Le TGI de Paris a considéré que l’usage de la dénominiation « avocat.net » sans adjonction d’autres termes est de nature à laisser penser à l’internaute que le site ainsi désigné est exploité par des avocats ou que les services proposés sur le site émanent d’avocats.

Par conséquent, le Tribunal a interdit cette Société de faire usage de la dénomination avocat.net pour désigner ce site et ceci sous astreinte de 150 euros par jour de retard (pour l’instant, la Société se moque de cette décision puisque le site se nomme toujours avocat.net alors que le jugement est d’exécution provisoire !).

De même, la Société a été a été condamnée à procéder à la radiation du nom de domaine avocat.net, sous la même astreinte (cela ne semble pas avoir été fait également).

La seule disposition du jugement qui semble-t-il a été exécutée c’est de ne plus utiliser le slogan « le comparateur d’avocats n°1″, cependant la Société continue d’indiquer que les clients sont à 99% satisfaits (mais il n’y a pas de condamnation sur ce point…). (NdEolas : ni la moindre démonstration de cet indice de satisfaction stratosphérique naturellement)

Cette décision est la bienvenue. Elle pose encore une fois une question récurrente: quand est-ce que le CNB se décidera à mettre en place un site qui propose de telles prestations pour les internautes ?

Je l’ai écrit: les avocats sont aussi un marché pour ces Sociétés et il est nécessaire d’investir le numérique. Il ne suffit pas de prêcher la bonne parole lors de la Convention de Montpellier, de faire un mea culpa et surtout de vénérer les entreprises du numérique. Il faut agir et vite.

A quand la création  d’une plateforme gérée par le CNB, tournée vers les internautes, vers les futurs clients qui seront rassurés par le gage de qualité, de sécurité, de déontologie et de confidentialité que pourrait offrir les avocats par l’intermédiaire d’un tel site ?

Je crains que la réponse malheureusement ne se fasse attendre, hélas.

Pour ce qui est de notre participation à ces sites, ceci relève de la conscience personnelle: travailler pour un concurrent pour ma part est une hérésie!

NB: L’avocat de la Société m’indique que  sa cliente a interjeté appel du jugement, dont acte. Cependant, il ne m’a pas précisé si le Premier Président a été saisi en demande de suspension de l’exécution provisoire.

vendredi 6 février 2015

N'est pas mort ce qui à jamais dort…

Non, ce blog n’est pas décédé. J’ai l’envie et l’inspiration, mais pas le temps pour le moment. Je reviens bientôt à un rythme soutenu.

En attendant, je vous fais des infidélités. C’est par là que ça se passe.

À bientôt.

jeudi 23 octobre 2014

Avis de Berryer : Samy Naceri

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dimanche 12 octobre 2014

Martine et Yuliana

Je n’ai jamais rencontré Yuliana. C’est dommage c’est elle était vraiment très jolie sur son passeport, mais d’un autre côté, ce n’est pas plus mal car j’étais contre elle. J’étais l’avocat de celui qui l’avait violée sous la menace d’un couteau.

J’ai connu l’histoire de Yuliana à travers un procès verbal d’audition de police. Elle devait être confrontée à mon client dans le cabinet du juge d’instruction. En l’attendant, j’avais discuté avec l’interprète en langue roumaine, qui était le même qui avait assisté Yuliana au commissariat. Il en savait donc plus encore que ce qu’il y avait sur le PV. D’emblée, il m’a dit : « Ne vous en faites pas. Elle ne viendra pas. Elles ne viennent jamais. Je doute même qu’elle soit encore en France. » Je lui ai demandé si ce qu’elle avait raconté était vrai selon lui. Il a hoché la tête, disant qu’elle lui en avait même dit un peu plus. C’était il y a des années, je n’ai pas pu oublier.

Yuliana était moldave. Une jolie jeune fille de 19 ans, de cette beauté issue du mélange des sangs latins et slaves de ce carrefour des deux Europes. À 17 ans, encore au lycée, elle a eu un amoureux, Ivan, si beau, si sûr de lui, qui lui faisait de si beaux cadeaux venus de l’ouest, d’Allemagne et même de France, pays où il allait souvent pendant de trop longues absences, pour ses affaires. Il avait de l’argent, une belle voiture, et s’intéressait à elle. Il parlait même de l’épouser. De l’emmener à Paris pour leur voyage de noces. Elle en était folle. Si folle que sans attendre de passer devant le pope, elle a fait l’amour avec lui plusieurs fois. Est tombée enceinte. Elle a gardé l’enfant car il le voulait. Ils allaient se marier de toutes façons. Elle était si heureuse.

Le cauchemar s’est déchaîné dès son petit garçon né. Ivan l’a emporté et lui a dit que si elle ne faisait pas ce qu’elle disait, elle ne le reverrait jamais. Et ce qu’il voulait, c’est qu’elle aille se prostituer à Paris. Car c’était ça ses affaires. Il avait une écurie. Yuliana était une des mères d’un de ses enfants, et il les tenait ainsi. Oh, il n’était pas tout seul Ivan, il faisait partie d’un vrai réseau qui déversait ses beautés terrifiées dans toute l’Europe.

Yuliana tapinait sur les Maréchaux, dans le nord de Paris. Le bus des femmes (que je salue au passage, vous faites un boulot fabuleux, merci pour elles) passait dans son quartier, elle venait se reposer un instant, boire un café, discuter, faire une réserve de capotes, Ivan ne lui en donnait pas, car les clients préfèrent sans. Mais Ivan veillait et il était là, à côté du bus, à la surveiller. « Parle et tu ne reverras jamais ton fils » disait son regard. Si la pause durait trop longtemps, il appelait sur le téléphone portable.

Comme si les malheurs de Yuliana ne suffisait pas, elle a croisé une nuit un jeune homme en voiture. Il voulait une fellation, elle a annoncé le tarif, il a accepté, elle est montée, il est allé se garer dans un terrain vague. Mais voilà, ce jeune homme avait un truc, et son truc, c’était de se faire offrir la prestation sous la menace d’un couteau. Et de piquer le sac à main, après. Pour rigoler, puisqu’il était de bonne famille, faisait des études brillantes et avait du bien. Ça aurait pu tourner mal d’ailleurs car quand il a pris le sac à main, elle est devenue comme folle et s’y est agrippée frénétiquement ; il l’ frappée (du poing) pour qu’elle lâche, mais rien n’y a fait et il lui a finalement dit de dégager avec son sac. Ce n’était pas sa recette de la soirée qu’elle voulait sauver, même si Ivan l’aurait sûrement cognée à son tour pour s’être fait piquer le grisbi. Ça, elle avait l’habitude. Il ne pouvait pas savoir que dans son sac, il y avait la seule photo de son fils qu’Ivan avait bien voulu lui donner. Un gros poupon souriant sur les genoux d’une mégère patibulaire que Yuliana ne connaissait pas. J’ai vu cette photo, la police en avait fait une photocopie avant de la lui rendre. C’était son trésor. Sa bouée de sauvetage.

La juge d’instruction est venue interrompre ma discussion avec l’interprète. 30 minutes de retard, aucune nouvelle, la confrontation était annulée. Peu de temps après, l’avis de fin d’instruction était rendu, et le dossier a fini correctionnalisé. Yuliana n’a jamais donné de ses nouvelles ; l’interprète m’a expliqué que dès qu’une fille avait parlé à la police, le réseau l’expédiait aussitôt dans un autre pays d’Europe et elle ne remettait jamais les pieds dans le pays. C’est ce qui a dû lui arriver. La revedere, Yuliana.

Des années plus tard, j’ai fait la connaissance de Martine. J’étais son avocat, au hasard d’une commission un soir de permanence. Martine exerçait la même profession que Yuliana, mais c’était une indépendante.

Une mère de famille dans sa cinquantaine, qui avait dû arrêter l’école tôt pour gagner sa vie, elle s’était mariée, avait eu trois enfants, dont elle s’était merveilleusement occupée jusqu’à ce que son mari la quitte. Elle a fait une dépression, a fini par pardre son travail à mi-temps, a sombré dans la précarité. Alors, elle qui habitait au fin fond de la Picardie, elle a acheté d’occasion une camionnette blanche et est montée à Paris plusieurs fois par semaine, et elle se prostituait dans un des bois qui borde Paris, mais jamais le mercredi, jour des enfants car elle ne voulait pas qu’ils la voient et posent des questions à leur parent sur cette dame habillée un peu bizarre qui attendait dans une camionnette avec une bougie allumée. Au fil des ans, elle s’est constituée une clientèle de fidèles. C’est qu’elle a du cœur, Martine. Elle écoute. Elle se souvient des histoires de chacun, de leurs confidences, leur demande des nouvelles de la situation. Ils l’invitent même au restaurant, avant de passer à la prestation essentielle.

Grâce à ça, à cinquante ans passé, elle arrive à gagner plus de 3000 euros par mois, parfois plus, elle qui gagnait un demi SMIC. Elle a pu s’acheter une petite maison coquette avec un jardin, où elle peut recevoir ses enfants, devenus majeurs, et qui ignorent tout du métier de leur mère, et qui l’ignoreront toujours.

Seulement voilà. Un jour, sur instruction du commissaire qui a reçu des instructions du préfet qui a reçu des instructions du ministre de l’intérieur, il y a eu une opération coup de poing, et Martine s’est retrouvée embarquée, et placée en garde à vue, pour racolage passif. Ah, le racolage passif, laissez-moi vous en toucher un mot.

Ce délit a été créé en 2003 par la volonté d’un ministre de l’intérieur qui avait de plus hautes ambitions et aimait bien cacher la poussière sous le tapis en prétendant avoir résolu le problème. Le racolage était jusque là une contravention, et devait être actif. En 2003, il est devenu un délit passible de prison, et permettant donc la garde à vue. Il se définit, si j’ose dire, ainsi : “Le fait, par tout moyen, y compris par une attitude même passive, de procéder publiquement au racolage d’autrui en vue de l’inciter à des relations sexuelles en échange d’une rémunération ou d’une promesse de rémunération est puni de deux mois d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende”. Y compris par une attitude même passive. Vous ne faites rien ? C’est pas grave, vous êtes coupable quand même. Ce délit est une honte. Son existence est une honte. Mais ce n’est rien à côté de la honte que devraient ressentir les parlementaires qui, conscient de l’inutilité, de l’injustice et de l’absurdité de ce délit, ont mille fois voulu l’abroger, et y ont renoncé mille fois, la dernière en date à l’occasion de la réforme pénale. Un froncement de sourcil du premier ministre, attitude même passive s’il en est à des fins de racolage électoral, a suffi à faire plier pavillon. À ce jour, ce délit est toujours en vigueur. Sans doute plus poursuivi, mais il est là, à la disposition de la prochaine majorité qui voudra taper sur les prostituées pour se faire mousser.

Parce que voilà ce que ça donne, concrètement.

J’ai trouvé Martine en larmes, dans le minuscule local à entretien du commissariat. Maquillage en déroute, bas résille déchiré, elle n’avait plus très fière allure, même si je devinais qu”elle devait être encore fort belle correctement pimplochée. Ses premiers mots ont été de s’excuser de me recevoir dans cette tenue.; Elle était désolée d’avoir posé un lapin à son client et voulait que je le prévienne ; j’ai hélas dû décliner, la loi me l’interdit. Pour le reste, sa plus grande crainte était que sa famille l’apprenne, je l’ai rassurée, le risque était nul en la matière. Sa trouille était telle que, envahie par le désespoir à l’idée de cette honte qu’elle ne pensait pas pouvoir surmonter, elle avait utilisé le gobelet en plastique qu’on lui avait donné pour boire pour, une fois déchiré en lanière, tenter de s’ouvrir les veines. Oui, avec un gobelet en plastique. Ses efforts avaient tout au plus réussi à causer une rougeur et quelques estafilades superficielles rajoutant encore au pathétique. Voilà ce à quoi on pousse des femmes pour pouvoir parader dans les médias.

Puis vint l’audition, car ce délit, il faut bien le caractériser. La gardée à vue est confrontée aux constatations des policiers pour voir si elle les confirme ou si elle les conteste. Or les policiers déclaraient ici l’avoir vu sortir de sa camionnette, en mini-jupe et cuissardes, et avoir traversé la rue “en se dandinant”, tel est le mot qui avait été employé dans le PV. Et là, j’ai vu un gardien de la paix béjaune, à peine sorti de l’Ecole Nationale de Police, demander à une dame qui aurait pu être sa mère, qui se tenait recroquevillée et emmitouflée sous sa veste, écrasée par la honte de sa tenue en déroute qui révélait à tous ceux qui passaient dans ce bureau collectif ce qu’elle était : “Confirmez-vous vous être dandinée en traversant la rue ?”. J’ai interdit à ma cliente de répondre à cette question. Pas tant parce que la loi ne définit pas le dandinement, mais parce que la correction, que dis-je, la décence la plus élémentaire aurait dû faire réaliser à ce gardien de la paix le caractère grotesque et grossier de la question.

Cette garde à vue est une exception. Des gardes à vue pour racolage, j’en ai eu d’autres, mais d’ordinaire, les policiers ne cachent leur exaspération de devoir faire ces procédures, surtout à l’encontre des indépendantes, qui, soyons clairs, ne font chier personne (je suis infiniment plus poli que le vocabulaire employé par les fonctionnaires de police). Cette abrogation, ô parlementaires en papier, même la police l’attend et l’espère pour pouvoir passer à autre chose de plus sérieux. Honte à vous.

Je vous laisse à ces deux histoires pour nourrir votre réflexion sur les propositions gadget qu’on vous présentera régulièrement sur la prostitution, en le présentant comme un phénomène monolithique se traitant en mesures simples, comme, au pif, pénaliser le client. Les clients de Martine sont-ils des délinquants dont la place est en prison ? Martine est-elle seulement un trouble à l’ordre public ? Pourquoi emmerder cette pauvre Martine quand Ivan peut relever ses compteurs tranquille et s’assurer que Yuliana ne traîne pas trop dans le bus des femmes ?

Des histoires de prostitution, j’ai eu à en connaitre des dizaines. Toutes tristes, certaines sordides, quelques-unes au-delà du soutenable. Et je tire de cette expérience que les visions simplistes sont condamnées à être au mieux inutiles, au pire nuisibles car elles frapperont forcément des innocentes. La prostitution, c’est moche, c’est sale, c’est sordide. La seule conclusion que j’en tire est que les prostituées doivent être protégées et respectées dans leur humanité. Trouvez moi une solution qui remplisse ces conditions, et je serai avec vous. En attendant, par pitié, foutez-leur la paix.

PS : le sujet de ce billet n’est pas ma relation avec le client ayant agressé Yuliana. J’étais son avocat, il a eu la meilleure défense que je pouvais lui procurer, et je ne vous dirai pas ce à quoi il a été condamné. Mais aujourd’hui, je pense bien plus à Yuliana qu’à lui. Et je lui dédie ce billet, ainsi qu’à Martine.

mercredi 8 octobre 2014

8 mots, 35 Etats

Huit mots. Huit mots banals. C’est tout ce qu’il a fallu à la Cour Suprême des États-Unis pour que le mariage homosexuel devienne légal dans 35 États fédérés, par une décision qui a pris de court tous les observateurs et qui a des conséquences que son laconisme ne laisse pas deviner. Petites causes, grandes conséquences, c’est la devise du juriste. Voyons donc ce qui s’est passé avec son œil acéré.

Un peu de procédure

La Cour suprême a pour fonction première d’interpréter la Constitution des États-Unis, notamment sur un point fondamental : la répartition des compétences entre les États fédérés et l’État fédéral, qu’on appelle United States au sens strict. Les États-Unis sont en effet avant tout l’agglomération de 50 États, qui ont chacun leur exécutif, dirigé par un gouverneur, leur parlement, généralement bicaméral, qui vote leurs propres lois s’appliquant dans leurs frontières, et leur Cour suprême. Ils ont en se réunissant créé un gouvernement fédéral à qui ils ont délégué une part de leur souveraineté, notamment tout ce qui concerne l’international : négociation des traités, action militaire. Cette délégation est a minima : tout ce qui n’est pas expressément confié à l’État fédéral relève de l’État fédéré. Au fil des ans, cette compétence n’est allée qu’en s’élargissant. Ainsi la lutte contre le crime organisé a été confiée à la police fédérale face à l’incapacité des polices locales de résister à la corruption de la Mafia, et c’est la naissance de la police fédérale, le FBI. Le trafic de drogue lui a été confié dès qu’il concerne plus d’un Etat ou qu’il y a importation, c’est le rôle de la DEA. La lutte contre le terrorisme et le contre espionnage ont été confiés au FBI et à la NSA, tandis que la CIA s’occupe du renseignement extérieur. Enfin, dernier exemple qui a son importance ici, la lutte contre les discriminations, raciales, religieuses ou sexuelles, relèvent de l’État fédéral depuis que les États du sud ont montré leur trop peu d’enthousiasme en la matière. L’opposition Républicains / Démocrates se situe essentiellement ici : les Républicains défendent les droits des États fédérés et veulent un État fédéral réduit au minimum nécessaire, tandis que les Démocrates souhaitent un État fédéral intervenant dans des domaines de plus en plus large du fait de sa plus grande efficacité et de son traitement égalitaire. Les Républicains n’ont pas toujours été dominé pas des culs-serrés comme c’est le cas actuellement. N’oubliez pas que l’esclavage a été aboli par le premier président Républicain, Abraham Lincoln. Dans toutes les affaires qui lui sont soumises, deux questions se posent toujours : que dit la Constitution en la matière, bien sûr, mais aussi et avant tout trouve-t-elle à s’appliquer en l’espèce ? Les choses ses compliquent quand on sait que quelques années après avoir adopté la Constitution US, qui ne règle que le fonctionnement de l’État fédéral, le Congrès a adopté et obtenu la ratification d’une série d’amendements qui proclament une série de libertés fondamentales qui s’imposent ainsi aux États fédéraux. On appelle ces amendements le Bill of rights, la déclaration des droits. Vous en connaissez surement deux, le Premier, qui garantit la liberté d’expression (et la laïcité de l’État, beaucoup de gens l’ignorent) et le Second, qui garantit le droit du peuple américain de porter des armes dans le cadre d’une milice organisée, cette dernière précision ayant été curieusement oubliée. Mais il y en a bien d’autres : le 3e garantit les citoyens de ne pas être obligé à loger des militaires en temps de paix (il a des raisons historiques et ne s’invoque plus jamais), le 4e protège des fouilles et perquisitions déraisonnables (si dans les séries US, vous entendez “Vous avez un mandat ?”, c’est à cause du Quatrième) ; le 5e protège le droit à ne pas s’auto-incriminer (il n’aura fallu que 230 ans à la France pour le reconnaître à son tour), le 6e protège les droits des accusés (ce n’est pas un hasard si l’article 6 de la CEDH fait de même : c’est voulu), le 7e garantir le droit à être jugé par un jury, même au civil, et le 8e protège le droit au bail, c’est à dire à une caution raisonnable permettant d’échapper à la détention provisoire (DSK lui dit merci, à celui-ci). Le 9e exclut que cette liste soit exaustive, le 10e est celui qui limite les pouvoirs du gouvernement fédéral à ce qui lui est expressément donné.

Retenez cette règle, elle est ici déterminante.

Au début se trouve toujours un litige. Qui est soit porté devant une juridiction fédérale, parce qu’elle relève de sa compétence naturelle, soit parce qu’au cours d’un litige de droit interne, un droit garanti par la Constitution fédérale est atteint, et qu’un des plaignants estime que la cour suprême de l’État en cause a violé la Constitution fédérale. La partie ayant perdu porte son litige devant la Cour par un writ of certiorari, qui va examiner les mérites du recours. En effet, la Cour Suprême n’est tenue de juger un cas soumis par un citoyen que dans un cas : si deux cours d’appel fédérales ont statué de façons incompatibles. La Cour Suprême agit ici comme notre Cour de cassation et unifie la jurisprudence. Dans le cas où le problème de droit est nouveau, elle décide souverainement de ce qu’elle va juger.

A l’ouverture de la session, en octobre, elle publie donc la liste des affaires retenues, et de celles dont le writ of certiorari a été rejeté.

SCOTUS 2014 Edition

Cette année, les affaires les plus alléchantes sur le bureau de la Cour étaient 7 affaires venant de trois cour d’appel fédérales qui toutes avaient cassé des législations fédérées interdisant le mariage entre personnes du même sexe, en invoquant l’arrêt de juin 2013 United States v. Windsor (ceux qui me suivent sur Twitter connaissent et ont suivi avec moi en direct ce merveilleux dénouement d’une histoire d’amour comme il y en a peu), qui avait renversé le DoMA, Defence Of Marriage Act, loi votée sous Clinton qui définissait dans tous les textes fédéraux le mariage comme étant l’union d’un homme et d’une femme, avait à leur tour cassé des législations fédérés ayant le même objet ou un effet similaire. Mais l’arrêt Windsor était une victoire sans bataille, puisque personne ne défendait vraiment le DoMA, pas même ceux l’ayant voté. Il en fut de même d’une autre décision du même jour, disant n’y avoir lieu à juger le recours contre la Proposition 8, la loi référendaire californienne limitant le mariage entre personnes du même sexe, puisque personne ayant pouvoir pour ce faire n’avait introduit de recours contre la décision de la cour d’appel fédérale annulant cette loi. Autant dire qu’après avoir autant botté en touche, on se disait que ces 7 affaire arrivaient à point nommé pour la Cour pour trancher clairement. D’autant que dans ces 7 affaires, les deux parties demandaient à la Cour d’examiner l’affaire, ce qui est rare (la partie gagnante étant d’ordinaire peu enthousiaste) et assure en principe l’examen de l’affaire. En outre, la Cour Suprême avait suspendu les effets de 3 des décisions cassant les lois anti mariage gay, ce qui semblait indiquer une intention de se saisir de ces affaires.

Il sera décidément dit que la cause de l’égalité ne sera pas frustrée de victoires, mais seulement de batailles. En effet, alors qu’on s’attendait à ce qu’une ou deux affaires emblématiques voient leur writ of certiorari accordé, la Cour suprême a laconiquement mis ces 7 affaires dans la liste des affaires où “The petition for writ of certiorari are denied”. La Cour n’examinera aucune de ces affaires.

Fus Ro Dah

Vous n’imaginez pas la stupéfaction dans le Landernau juridique de Washington. Les correspondants de la presse à la Cour ont mis un certain temps à réaliser cela à la lecture de la liste des affaires actualisée, et n’y croyaient pas jusqu’à ce qu’ils se confirment leurs impressions mutuelles.

Quelles sont les conséquences de ce refus d’examiner ? Oh, elle sont simples : les trois cours d’appel fédérales (4e, 7e et 10 Circuit) sont tacitement approuvées d’avoir statué comme elles l’ont fait. Cinq États concernés par ces recours sont désormais obligés d’accorder sans tarder des licences de mariage à des couples de même sexe. Il s’agit de la Virginie, de l’Indiana, du Wisconsin, de l’Oklahoma et de l’Utah. Mais il y a plus. Ces cours d’appel fédérales ont un ressort qui couvre plusieurs États fédérés, dont certains ont des lois restreignant le mariage qui n’ont pas encore été portées devant elles. Sans aller jusqu’au procès, ces États savent désormais que leurs législations sont condamnées. Il s’agit des Caroline du Nord et du Sud, de la Virginie Occidentale, du Colorado, du Kansas, et du Wyoming, rejoignant ainsi les États des ces ressorts qui avaient déjà subi des revers et s’y étaient pliés : l’Illinois (Bonne nouvelle pour Kalinda), le Maryland (c’est Omar Little qui va être content), et le Nouveau Mexique (Breaking Gay). Sachant qu’en prime, les cours d’appel des 5e, 6e, 9e et 11e Circuits sont elles aussi saisies de recours contre de telles lois, et que la Cour Suprême vient de faire passer le message que sa position est favorable à la cassation de ces lois, le compteur ne va pas s’arrêter tout de suite, et d’ailleurs, on vient d’apprendre que la cour du 9e Circuit vient de rendre sa décision : le mariage homosexuel devient légal dans 5 nouveaux États, l’Alaska, l’Arizona, l’Idaho, le Montana, et le Nevada.

Il ne reste que 15 États ayant encore une telle interdiction, dont les cours d’appel fédérales n’ont pas encore été saisies. Mais le mouvement mis en route semble se diriger vers le grand chelem. Sous réserve qu’une cour d’appel fédérale n’interprète pas ce refus d’examiner, qui n’institue donc aucun précédent jurisprudentiel, comme une hésitation et une permission d’agir à sa guise. Auquel cas, si une décision était rendue qui valide une de ces lois, la Cour n’aurait plus d’autre choix cette fois que de se saisir.

Nous allons au-devant de temps de délicieuse incertitude. Décidément, les américains sont les rois du cliffhanger.

vendredi 26 septembre 2014

Quelques mots sur une suspension

Cette semaine, a-t-on appris par la presse, la justice a suspendu l’instruction en cours visant Nicolas Sarkozy et portant sur des faits de corruption de magistrat, affaire dont j’avais déjà abordé le volet des écoutes ici. Ça ne veut pas dire que le juge d’instruction a été suspendu à un croc de boucher, mais qu’il doit cesser et faire cesser tout acte d’enquête jusqu’à nouvel ordre.

Ce genre d’information, pile la semaine où l’ex-président annonce qu’il compte être le futur président, a de quoi faire naître des soupçons, le candidat à la candidature n’hésitant d’ailleurs jamais à affirmer qu’il est victime d’un acharnement judiciaire (j’ai de nombreux clients dans ce cas, si j’en crois leur casier), ses opposants le soupçonnant au contraire d’user d’autres ficelles encore celées pour paralyser l’action de la justice : après tout il est mis en examen pour avoir tenté de corrompre un haut magistrat.

Une éclairage s’impose, d’autant qu’ici, il sera bref.

Que s’est-il passé ?

Le 2 juillet dernier donc, Nicolas Sarkozy a été mis en examen après que des écoutes, effectuées dans le cadre d’une autre affaire, aient révélé qu’il a peut-être tenté d’obtenir des informations secrètes sur son dossier en promettant d’user de son entregent pour obtenir une sinécure pour un magistrat haut placé.

Depuis ce jour, ses avocats ont accès au dossier, et ont un délai de 6 mois pour déposer une requête en nullité de tout acte antérieur à sa mise en examen. Passé ce délai, il n’y sera plus recevable, quelle que soit l’illégalité de l’acte. Et c’est ce qui s’est passé. Je n’ai naturellement pas eu accès à ce document, mais point besoin n’est d’être grand-clerc pour deviner que ce sont les écoutes incidentes qui sont attaquées. Tout repose sur elles. Si elles sont annulées, la procédure partira vraisemblablement à la poubelle.

En principe, et par dérogation au droit commun, ce recours n’a pas d’effet suspensif. Pendant l’examen d’une requête en nullité, le juge d’instruction reste saisi et peut, doit même continuer à instruire. En pratique, cet effet suspensif existe de facto dans les dossiers ordinaires où il n’y a pas de détenu : l’épée de Damoclès qui pend sur le dossier, avec risque de nullité des actes accomplis pendant l’examen de la requête, fait que le dossier devient non prioritaire pour le juge qui se consacre à sa centaine d’autres. Mais ce dossier n’est pas ordinaire vu la qualité des personnes en cause, et les juges saisis allaient sans nul doute continuer leur enquête.

En droit, il n’est pas de principe qui ne connaisse d’exception, sauf exception. S’il le juge nécessaire, le président de la chambre d’instruction peut prendre une ordonnance, non susceptible de recours, ordonnant que jusqu’à ce que la requête soit examinée, l’instruction est suspendue (article 187 du CPP). Le juge d’instruction, ici les juges d’instructions sont provisoirement dessaisis, et n’ont plus le droit de faire quelque acte d’enquête que ce soit, à peine de nullité de ces actes. Quand la cour rendra son arrêt, elle décidera de ses conséquences : retour du dossier aux juges, ou évoquer le dossier : cela signifie que les juges d’instruction sont dessaisis et que l’instruction sera poursuivie par un conseiller de la chambre de l’instruction exerçant les pouvoirs du juge d’instruction. La cour est souveraine dans sa décision d’évoquer. Cela peut être opportun quand la cause de la nullité de l’acte est de nature à fragiliser la position d’impartialité du juge d’instruction, ou que la pression du dossier est telle que le juge a du mal à y faire face (un conseiller de cour d’appel, c’est plus coriace à impressionner ; déjà, vu son âge, il n’entend plus la moitié des menaces qu’on peut lui faire).

Qu’en conclure ?

Rien, si on est prudent et qu’on a deux neurones. Nous n’avons pas accès au dossier, et on ne construit rien de sérieux sur du vent. Nous ne savons même pas si le président de la chambre de l’instruction a pris cette mesure d’initiative, ou si les avocats du mis en examen l’avaient expressément demandé. Simplement, cette décision est plutôt rare. Le président a probablement dû retenir deux critères : le sérieux des moyens soulevés, qui ont dû le convaincre que ces écoutes posaient un problème de droit sérieux et que la cour allait peut-être devoir les annuler. Dès lors, deuxième critère, vu l’importance de cette procédure, son impact médiatique, le risque de fuite, ses conséquences sur la politique et le coût prévisible des investigations, il pouvait être prudent de tout arrêter le temps qu’on décide si elle peut ou non continuer. De toutes façons, s’agissant d’une ordonnance non susceptible de recours, elle n’a pas à être motivée.

Est-ce un cadeau fait à Nicolas Sarkozy ? Pas sûr. Cela lui offre un répit, oui : il a une fenêtre de 9 mois si j’en juge par les délais habituels d’audiencement d’une requête en nullité à Paris, où il est sûr que rien ne se passera dans le dossier. Avec une perspective d’annulation du dossier qui n’est plus purement théorique : de prime abord, sa requête a retenu l’attention du président.

Mais d’une part, les autres instructions pouvant le concerner suivent leur cours, et d’autre part, il y a un autre calendrier que le judiciaire. Dans 9 mois, Nicolas Sarkozy sera en précampagne présidentielle, ou en campagne pour l’UMP, on ne sait pas encore. Il sera beaucoup plus vulnérable à l’infamie médiatique si la cour dit que les écoutes sont valables et que l’instruction reprend son cours. Avec le risque que l’instruction décide de son renvoi en correctionnelle en pleine campagne présidentielle, et du coup accusation par ses adversaires de rechercher l’immunité présidentielle par crainte de cette affaire.

Bref, la justice lui a fait un cadeau, mais un cadeau empoisonné. Ce qui est une façon comme une autre de rester impartiale.

mercredi 24 septembre 2014

Considérations sur un avis

La cour de cassation a ce privilège que ses avis, contrairement à ceux proférés au comptoir des cafés et des bars, sont écoutés et suivis. Ce qui rend les deux avis rendus ce jour très intéressants, d’autant qu’ils annoncent un revirement bienvenu sur un état du droit qui était de plus en plus indéfendable, sauf par aveuglement idéologique. Vous noterez ainsi que ceux qui critiquent ces décisions quittent le plus promptement possible le terrain du droit pour un salmigondis sur le terrain de l’éthique, terrain éminemment personnel que nul ne peut leur disputer, ou celui du prophétisme de malheur, où l’hyperbole remplace la raison. Je vais donc tenter de vous rassurer, et pour parvenir à cette fin vous expliquer ce qu’a dit la cour, avec laquelle, comme c’est fréquent quand il ne s’agit pas de la chambre criminelle, je suis en plein accord.

Tout d’abord, qu’est-ce qu’un avis de la cour de cassation ?

Depuis sa création sous la Révolution française, la cour de cassation (on disait alors le tribunal de cassation) est la juridiction de dernier ressort, qui ne juge que l’application du droit. Vous lirez souvent sous la plume de journalistes peu au fait des questions juridiques que la cour de cassation ne juge que des question de forme ou de procédure : c’est faux. La Cour de cassation juge le fond du droit. Mais que le droit. Inutile de vous pourvoir en cassation si les juges ont estimé en leur intime conviction que vous étiez coupable alors que vous ne l’étiez pas. La cour ne remettra pas en cause leur appréciation des faits, qui est dite “souveraine”. Seul les conséquences juridiques qui en sont tirées seront examinées à la loupe.

Ainsi, la cour de cassation a vocation à intervenir à la fin du litige, après qu’un tribunal, et le plus souvent une cour d’appel aient déjà examiné l’affaire. Ce qui posait un problème s’agissant des lois nouvelles : jusqu’à ce que la cour, saisie de la question, tranche les principaux problèmes d’interprétation, les juges du fond étaient livrés à eux même et on voyait se dessiner des interprétations divergentes pendant plusieurs années jusqu’à ce que la question arrive quai de l’Horloge. Ce n’était pas satisfaisant et laissait perdurer une longue incertitude juridique, que l’explosion du nombre de textes promulgués ne faisait qu’aggraver. C’est pourquoi en 1991, le législateur instaura une procédure adoptée 4 ans plus tôt par les juridictions administratives : la procédure d’avis.

Elle vise à faire trancher les questions d’interprétation du droit dès le début du litige. Elle permet à un juge saisi d’un litige où se pose une question de droit nouvelle, après avoir sollicité la position des parties, de poser la question en termes strictement juridiques, à la cour de cassation, qui répond par un avis sur le sens de la loi. La cour veille scrupuleusement à cette condition de nouveauté (faute de quoi elle dit n’y avoir lieu à avis). L’avis est instruit comme un pourvoi, avec un rapport et des conclusions d’un avocat général près la cour de cassation, et est rendu dans les trois mois, délai qui a toujours été respecté. Le procès reprend son cours, avec un point essentiel tranché avec une autorité certaine, qui pourra décourager le perdant de s’engager dans un recours inutile.

Et en l’espèce ?

En l’espèce, le tribunal de grande instance de Poitiers et celui d’Avignon ont tous deux été saisis d’une requête aux fins d’adoption plénière d’un enfant par l’épouse de la mère de celui-ci. La loi dite sur le mariage pour tous permet en effet désormais à deux personnes de même sexe de se marier, remplissant ainsi la condition préalable pour pouvoir adopter plénièrement l’enfant de leur conjoint sans briser le lien de filiation l’unissant à celui-ci. Le principe de l’adoption par le conjoint de même sexe n’a jamais posé problème depuis l’entrée en vigueur de cette loi, cette hypothèse ayant été expressément envisagée et voulue par le législateur. Mais dans ces deux cas, une même question juridique nouvelle se posait.

En effet, la mère biologique de l’enfant n’avait pas conçu l’enfant avec un homme dont elle s’était séparée avant de préférer les charmes du beau sexe, mais avait bénéficié d’une assistance médicale à la procréation avec fécondation in vitro par donneur anonyme. Je vous vois froncer les sourcils, et vous avez raison : oui, l’article L. 2141-2 du code de la santé publique réserve cette procédure à un couple formé d’un homme et d’une femme. Le gouvernement a promis qu’une fois le mariage pour tous adopté, une loi viendrait réformer cette question. Nous pouvons donc être sûrs qu’il n’en sera rien.

Comme d’habitude, le monde tourne et la réalité n’attend pas que le législateur retrouve le courage là où il l’a égaré. D’autres pays européens ont ouvert largement la procréation médicalement assistée à toutes celles qui en font la demande, estimant sagement que si les citoyennes sont assez grandes pour voter et payer des impôts, elles peuvent l’être pour décider si elles veulent un enfant sans que l’État s’avise de leur dire comment le faire. Et que la naissance d’un enfant étant un bien pour tout le pays, il vaut mieux lever tout obstacle à l’heureux événement.

Et des citoyennes françaises, ne pouvant être traitées en adultes dans leur propre pays, sont allées dans ceux les considérant comme telles pour concevoir un enfant sans avoir à supporter l’étreinte d’un homme qu’elles n’aiment pas, du moins pas comme cela, ou devoir choisir entre ce quasi-viol ou renoncer à être mère. Parties seules et revenues à deux, elles donnent naissance à un enfant, enregistré à l’état civil et citoyen français. Mais cet enfant n’a de filiation établie qu’à l’égard de la mère, le don de sperme étant anonyme et le donneur étant protégé par la loi quant à son identification et à sa paternité (comme la loi française). Or si elle n’ont pas d’hommes dans leur vie, elle sont une femme, et dans les deux affaires depuis longtemps, dans une relation stable qui n’a rien à envier aux plus solides couples hétérosexuels. Et c’est là que le bât juridique blesse.

Si l’enfant a été conçu avec l’éphémère intervention d’un homme qui par la suite a disparu sans avoir reconnu l’enfant, l’épouse peut adopter l’enfant de la mère. Aucune difficulté là dessus, hormis d’ordre digestive pour mes amis de la manif pour tous mais on s’y est fait. Quid si l’enfant a été conçu par une procréation médicalement assistée (PMA) à l’étranger où c’est légal ?

La réponse se cherche dans la plus juridique des matières juridiques, le droit international privé.

Un peu de droit international privé

Cette matière, essentiellement prétorienne, est très mal comprise des étudiants en droit qui au début ont du mal à comprendre qu’elle se contrefiche totalement de l’issue du litige. Elle traite des conflits de loi et de juridiction dès lors que des éléments d’extranéité sont en cause (nationalité des parties, lieu où les faits se sont déroulés) et cesse dès qu’on sait quel juge jugera, en appliquant quelle loi. Ainsi, si une Russe épouse un Grec en Italie, achète une maison en Belgique avant de s’installer en Espagne et d’y demander le divorce et tous les biens de son époux, le droit international privé se moque de savoir si elle va ou non gagner son procès. Il veut savoir quel tribunal est compétent, et quelle loi s’applique. Point.

Sachant que oui, le juge français peut parfaitement avoir à appliquer la loi étrangère dans un jugement rendu en France. C’est courant, même si peu fréquent. Le droit international fixe les règles permettant de résoudre ce conflit.

Pour l’essentiel, disons que ce qui a été légalement fait à l’étranger doit être considéré comme légal en France sans considération pour ce que dit la loi, sauf si ces dispositions sont dites de police, c’est-à-dire touchent à des valeurs fondamentales que l’on ne peut accepter de voir écartées. Enfin, même des dispositions que ne sont pas de police doivent s’imposer en cas de fraude à la loi, c’est-à-dire si le fait a eu lieu à l’étranger uniquement pour contourner l’interdiction de ce fait en France.

Prenons un exemple avec le mariage. Le mariage est soumis à des conditions de forme (célébration publique devant un officier d’état civil après publicité) et de fond (âge minimum, consentement, pas de lien de parenté, pas de précédent mariage). Le droit international public prévoit que les formes du mariage sont soumises à la loi du pays où il est célébré, mais que les conditions de fond sont celles de la loi française. Ainsi, votre serviteur s’est marié en Espagne. Je ne me suis marié que religieusement, dans une cathédrale et devant un prêtre catholique. Ce qui en droit français rend mon mariage nul. De même, mon contrat de mariage a été notifié à l’état civil APRES la célébration, ce qui le rend nul derechef en droit français. Et bien peu importe, car le droit espagnol prévoit que la célébration du mariage par un prêtre catholique, un rabbin ou un imam est valable. Et les autorités françaises ont transcrit mon mariage sans faire de difficultés, contrat de mariage compris.

En revanche, quand bien même j’irais m’installer dans un pays reconnaissant la répudiation, ou permettant d’épouser plusieurs femmes, une répudiation ou des mariages subséquents seraient sans effet en France car contraires à deux lois de police : l’égalité homme-femme et la monogamie.

Vous voyez donc le problème juridique qui se posait : la loi française réserve la PMA aux couples de sexe différent (sans interdire expressément la PMA aux couples de même sexe, contrairement à la gestation pour autrui qui est bien interdite). Or ces femmes sont allées à l’étranger recourir à une PMA précisément parce que la loi française ne leur permettait pas de réaliser leur projet de maternité. Est-ce une fraude à la loi ? Si la réponse est oui, on ne peut accorder nul effet à cette fraude et il faut refuser l’adoption. Si la réponse est non, on peut accorder l’adoption si les autres conditions sont remplies. Sachant qu’un tiers à la procédure vient perturber le problème : l’enfant. Lui aussi à des intérêts propres, que la société s’est donnée pour mission de défendre. Et il est indiscutable qu’il est de l’intérêt de l’enfant d’avoir deux filiations plutôt qu’une. Deux personnes sont ainsi obligées de l’élever et de l’éduquer jusqu’à la fin de ses études. Si la mère décède, la mère adoptive gardera l’enfant et l’élèvera. Si la mère adoptive décède, l’enfant héritera, et à des conditions fiscalement avantageuses. Cette protection ne cesse pas en cas de séparation des épouses. Et au quotidien, les deux exerçant l’autorité parentale, les nombreuses démarches sont facilitées.

Ce fut donc sagesse de la part des juges des deux tribunaux saisis de saisir la cour de cassation pour trancher au plus vite ce débat. J’ajoute que cette concomitance ne me paraît pas le pur fruit du hasard, les deux questions étant rédigées en des termes parfaitement identiques, ce qui semble indiquer que le même avocat (je crois pouvoir dire la même avocate) intervenait dans ces deux dossiers.

Telle est la question

La question était la suivante : “Le recours à la procréation médicalement assistée, sous forme d’un recours à une insémination artificielle avec donneur inconnu à l’étranger par un couple de femmes, dans la mesure où cette assistance ne leur est pas ouverte en France, conformément à l’article L.2141-2 du code de la santé publique, est-il de nature à constituer une fraude à la loi empêchant que soit prononcée une adoption de l’enfant né de cette procréation par l’épouse de la mère ?”

Si vous avez suivi mes explications et que j’ai été aussi clair que je l’espère, cette question doit vous paraître à présent parfaitement compréhensible, dans sa signification que dans ses conséquences.

Et la réponse vous le paraîtra tout autant :

Le recours à l’assistance médicale à la procréation, sous la forme d’une insémination artificielle avec donneur anonyme à l’étranger, ne fait pas obstacle au prononcé de l’adoption, par l’épouse de la mère, de l’enfant né de cette procréation, dès lors que les conditions légales de l’adoption sont réunies et qu’elle est conforme à l’intérêt de l’enfant.

L’important dans cette réponse se situe derrière le “dès lors”, où la cour de cassation pose deux conditions pour que cette adoption soit accordée (l’avocat général, qui n’est ici que pour donner un avis impartial à l’instar du rapporteur public devant les juridictions administratives, concluait en ce sens favorable aux demandeuses mais sans prévoir ces précisions, qui sont donc des ajouts de la cour) . La première ne pose pas de difficulté majeure, il faut que les conditions légales de l’adoption soient réunies. La deuxième explique pourquoi la volonté des adoptantes de contourner, non pas une interdiction posée par la loi française, mais une exclusion de fait, n’est pas à ses yeux une fraude à la loi : c’est que cette demande est conforme à l’intérêt de l’enfant. Et cette considération doit l’emporter.

Voilà pourquoi j’approuve totalement ces deux décisions, voilà pourquoi il est indigne d’une universitaire d’affirmer dans la presse que cette décision est purement “compassionnelle” (ce que la simple lecture des conclusions de 20 pages et du rapport de 70 pages, exclusivement juridiques, dément), l’intérêt de l’enfant n’étant pas de la compassion mais du pur droit, et voilà pourquoi les militants de la manif pour tous ont tort d’entonner leur refrain “un papa une maman”. Ils se prétendent préoccupés par l’intérêt de l’enfant.Si c’était le cas, ils devraient applaudir avec moi cette décision qui améliore grandement la situation des enfants concernés. Dans leur monde idéal, cet enfant aurait dû naître de l’accouplement d’un homme et d’une femme formant ensuite un couple stable. Je n’aime pas leur monde idéal car il ne fait pas de place aux homosexuels et à leurs enfants, ni à tout ce qui sort de leur vision étriquée, mais la simple raison devrait leur faire reconnaître que leur souhait d’un père est ici irréalisable, car il n’y en a tout simplement pas.

Il y a, quelque part, un donneur de sperme, qui a donné ses gamètes sans contrepartie pour permettre à des femmes ne pouvant avoir d’enfant du fait de leur situation, d’en avoir. Il les a donné avec la garantie de la loi que l’enfant à naître ne serait jamais considéré comme le sien et que son identité demeurerait secrète. Au nom de quoi briserait-on cette promesse pour l’obliger à être le père d’un enfant qu’il n’a jamais voulu avec une femme qui est une parfaite inconnue et en l’espèce ne vit même pas dans le même pays et ne parle pas la même langue ? Parce que ce serait l’intérêt de l’enfant ? Soyons sérieux.

Tout comme il est absurde de se scandaliser de ce que la loi française aurait été contournée pour exiger de violer la loi étrangère protégeant le donneur et les conditions du don.

À moins que, dernière solution, il eut fallu que la cour refusât cette adoption, et imposât à ces enfants de n’avoir qu’un seul parent, d’être soumis aux aléas de la vie en cas de décès de celui-ci, que la loi considère comme étrangère celle qu’ils considèrent comme leur deuxième mère, et que l’Etat confisque 60% de l’héritage de cet enfant au décès de celle-ci, voire que l’enfant en soit privé si l’épouse de la mère, emportée prématurément, a négligé de faire un testament ?

Je trouve un peu incohérent qu’on se prétende préoccupé d’un enfant, et de le traiter comme une abomination de la nature.

Bravo à la cour.

lundi 8 septembre 2014

Monopole, sucré monopole

Par @Twitnotaire, vous devinerez jamais, mais oui, notaire, à qui je prête volontiers mes colonnes pour vous parler de son métier, et de pourquoi le monopole de sa profession n’est pas pour unique raison d’être que de capter les richesses. Le notaire est un officier ministériel, titulaire d’un office délivré par le ministère de la justice qui a pour mission de dresser des actes ayant une force probante quasi-invincible (c’est pourquoi un notaire qui commettrait un faux serait justiciable non de la vulgaire correctionnelle mais des assises). La loi impose de passer par un tel acte, qu’on appelle acte authentique, pour certaines démarches, comme les ventes de bien immobilier (que ce soit un immeuble parisien ou un lopin agricole de peu de valeur) ou un contrat de mariage. Il peut aussi conseiller et rédiger tout acte juridique, et c’est le spécialiste, en concurrence avec l’avocat, du patrimoine et de la fiscalité de celui-ci. Pour les actes pour lesquels seul un notaire peut instrumenter, son tarif lui échappe et est fixé par la loi, supprimant la concurrence économique. Nos professions, ou plutôt nos instances représentatives, ont actuellement des relations tendues. Ce n’est pas mon cas, et @Twitnotaire est le bienvenu ici, ainsi que ses confrères.

Ah, j’oubliais, new rule : tout emploi graveleux du mot cravate entraînera l’intervention de Troll Detector.

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Fut un temps, j’étais sollicité chaque année par la fac pour expliquer le métier de notaire.

Je commençais par me présenter puis leur demandais quelles étaient leurs questions. On m’avait indiqué que chacun s’était volontairement inscrit pour entendre un notaire1.

J’ai toujours gardé cette entrée en matière, et chaque année, un grand silence suivait. Le plus poli finissait par lever la main pour me demander ce qu’était au juste un notaire.

J’y répondais brièvement, ayant découvert qu’en réalité la séance n’avait pas encore « vraiment » commencé.

Puis, passé un second silence, le petit malin de la salle finissait toujours par demander :

«— et ça gagne combien un notaire ? ».

Enfin.

On pouvait commencer à discuter, et spontanément, je racontais mon avis sur le métier, puis mon histoire.

J’ai 35 ans et je gagne bien ma vie. Je travaille beaucoup, le job est stressant et j’engage ma parole, ma réputation et ma responsabilité pour chacun de mes actes. Ils commencent tous par la date, puis vient mon nom. Je dors parfois mal, mais ce n’est pas l’usine et j’y suis bien. Si je change de job, ça ne sera pas pour quitter le notariat mais pour faire autre chose.

Mon risque entrepreneurial est clairement moins important que celui des avocats.

D’abord parce qu’une partie de l’activité de ma profession bénéficie d’un marché exclusif : si un bien immobilier doit changer de propriétaire, que ce soit volontairement ou par décès, vous devez vous adressez à un notaire.

Egalement parce que je rachète une entreprise existante : la structure et l’organisation existe, ainsi qu’un fichier client.

Et enfin parce que le maillage des études est juste assez serré.

Mais il est absolument faux de parler d’absence de concurrence2. La concurrence entre notaires est une réalité.

Elle est d’autant plus dure qu’elle ne se fait pas sur les prix pratiqués. En effet, l’autre originalité du statut du notaire est que dès lors que vous devez vous adresser à un notaire, sa rémunération est fixée par décret et ne peux varier en fonction de la complexité du dossier ou de tout autre critère subjectif3.

La concurrence entre notaires se fait donc uniquement sur les qualités juridiques et relationnelles du titulaire. J’ai ainsi déjà vu une reprise d’étude financièrement solide lors du changement de titulaire mais fragile en terme de bassin de population, et qui s’est mal terminée. Le nouveau titulaire n’était visiblement pas à la hauteur de l’ancien.

Restait la seule question4. Qu’est-ce qui justifie un tel monopole ?

C’était généralement à ce moment que les étudiants commençaient à m’écouter.

On termine ses études de notaire par un stage de deux ans. Ce stage est en réalité surtout un stage de rédacteur d’acte, entrecoupé de séjours à la fac ou au CFPN. On y apprend le métier de clerc, indispensable à la compréhension de la fonction de notaire. On passe ainsi ses journées à rédiger toutes sortes d’actes5.

On y apprend aussi à se tromper, et à se faire engueuler. On y apprend le rapport particulier entre le clerc chargé du dossier et le client (chargeant le dossier). On y apprend à se contrôler face au type odieux. Finalement, un peu tout ce qu’on apprend dans chaque entreprise.

Parfois le dossier décourage tout le monde, du notaire à la secrétaire. Le client est très exigeant et la servitude porte sur une parcelle à 100 €. Et toi, le stagiaire, tu y passes des heures/jours. Quand tu grognes auprès du boss, il hausse les épaules avec un air résigné. Ou alors, il peste plus fort que toi, c’est une question de style.

Sur le moment, cette résignation te surprend mais ce petit haussement d’épaule, je te conseille de ne jamais l’oublier. Il signifie que tu ne pourras pas refuser un acte sauf s’il est illégal6.

Tu fais des actes. Beaucoup. De tous genres. Tu les trouves désincarnés et ils le sont : tu ne connaîtras de la maison que le plan de cadastre, et du client que la voix.

Tu ne décides rien. Tu n’étais pas dans le bureau lors du premier rendez-vous, tu ne connais pas les données du problème. Le sel de l’élaboration de la solution n’est pas encore pour toi.

Et un jour, tu en as marre de ça. C’est bon signe : tu es prêt pour changer de job. Souvent ça correspondra à la fin de ton stage.

Tu cherches alors une autre place, en demandant/exigeant des responsabilités. On te dit oui, mais tu vas vite comprendre que tu n’auras jamais ce que tu souhaites. Car ce que tu souhaites c’est voir les gens, les écouter puis apparaître auréolé d’une lumière bleutée pour leur dire comment régler leur problème7. Bref, tu veux RECEVOIR.

Là … c’est fini. Je te conseille toutefois de continuer à acquérir de l’expérience, mais le point de non-retour est passé. Soit tu trouves un job salarié en ville avec ce genre d’attributions8 (rare), soit tu t’installes.

Au fond de toi, tu as toujours cru qu’après tant d’années d’étude, puis de stage, puis de cléricature, tu n’aurais qu’à appeler le président du CSN9 qui te répondrait « j’ai ce qu’il vous faut ». Et bien…non10. Tu dois chercher une entreprise à racheter. C’est rude, pénible, mais c’est comme ça. Tu grognes, mais tu vas comprendre.

En ce qui me concerne, je voulais m’installer tout de suite. J’habitais dans la jolie banlieue nantaise et je n’ai trouvé aucune étude à vendre dans l’année (ou dans l’année suivante). J’ai compris que j’allais devoir m’inscrire dans un processus long si je voulais ce genre d’étude, car (quelle surprise), tout le monde veut s’installer dans les endroits sympas.Les avocats ne connaissent pas autre chose quand ils s’entassent à Paris ou sur la Côte d’Azur…

J’ai donc changé d’approche, et je me suis installé là où il y avait de la place. Sans aucun problème j’ai trouvé. C’est à 170 kms de mes parents, le thermomètre a perdu 2° et j’en peux plus des galettes saucisses, mais j’ai trouvé. En centre Bretagne, dans un canton (très) rural.

Je n’avais pas un sou, j’ai tout emprunté (même les droits d’enregistrement…). Mon cédant m’a trouvé sympa et dynamique, il m’a fait confiance. Qu’il en soit remercié. En même temps, j’étais le seul candidat depuis 8 mois.

Voilà. Personne ne m’avait expliqué ça, il m’a fallu le découvrir assez brutalement : vouloir devenir notaire, c’est accepter d’abandonner une partie de sa liberté.

C’est la contrepartie de ce monopole.

J’ai pesté en mon temps, mais aujourd’hui je comprends que sans ces contraintes, qui serait allé s’installer à Kerbiniou la Forêt, riante commune de 3000 habitants qui peinera à remplacer son médecin ?

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La première année de cet exposé, me taisant alors, je fus un peu surpris de ma propre franchise. Mais chaque année je m’y tenais, et je finissais alors mon propos :

Pour être notaire vous devez avoir un rapport assez particulier à l’autorité. Les notaires obéissent. Ils collectent les impôts, appliquent les réformes, travaillent où on leur dit de travailler, facturent ce qu’on leur dit de facturer et font les actes qui leur sont demandés. Ils s‘inscrivent dans l’histoire d’une étude, dont ils reprennent les actes (boulettes éventuelles incluses). Ils doivent rester neutres en toutes circonstances11.

Les avocats ont pour eux la liberté. Ils s’installent où ils veulent et peuvent se spécialiser. Ils facturent ce qu’ils veulent, acceptent ou refusent leur client et/ou l’AJ. Ils sont libres de partir de rien puis de tout fermer s’ils le souhaitent. Ce sens de la liberté va de pair avec une méfiance souhaitable à l’égard de toute autorité12. Ils sont engagés et portent la parole de leur client. Je verrai d’un mauvais œil que mon avocat obéisse à une quelconque injonction.

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Je crains que nos deux professions ne se comprennent jamais, et finalement ce n’est pas si grave. Nos clients savent jouer avec ces différences, faisant appel à leur avocat ou leur notaire quand ils ont besoin de l’un ou de l’autre.

Les limitations et les devoirs du notaire façonnent son identité professionnelle en le contraignant. Son monopole permet de les assumer sur tout le territoire, et pour tous les actes13. Mais dès lors que vous imposerez l’organisation et le business model des avocats à la profession de notaire, inévitablement, vous aurez des avocats.

Chaque année, sur ces mots, je laissais alors aux étudiants le soin de trouver une conclusion, puis de faire leur choix.

1 J’ai appris par la suite qu’une bonne moitié de ces étudiants arrivait là car « il n’y avait plus de place pour avocat » (alors que chacun sait qu’il y a trop de place pour avocat).

2 Une telle affirmation vous permettra sans faille de détecter un discours orienté.

3 Et il ne peut pas refuser de faire le travail si le dossier est financièrement inintéressant.

4 Que l’on découvre aujourd’hui.

5 Et on découvre avec stupeur que le charabia incompréhensible sur la TVA immobilière sert vraiment à quelque chose.

6 Et se faire payer des cacahuètes pour des jours de travail n’est pas illégal.

7 Enfin moi, c’est comme ça que je voyais ça.

8 Il y aurait à redire sur ce genre de poste, et je ne suis pas fâché que la profession s’oblige à 1000 notaires de plus dans les deux ans.

9 Conseil supérieur du notariat : instance nationale des notaires.

10 J’ai essayé.

11 Et parfois, c’est dur.

12 Coucou Tracfin

13 Le système est perfectible, notamment dans ses excès. Il faudra l’adapter à la réalité de l’immobilier des années 2000.

mercredi 30 juillet 2014

Les mots à éviter au Cap Ferret

Une ordonnance de référé est restée en travers de la gorge de bien des internautes, dont il faut bien l’avouer votre serviteur, mais pas que lui, si j’en juge à l’écho médiatique qu’elle a eu. Voyons un peu les faits en détail, et dans quel cadre procédural cette décision a été prise, car vous allez le voir, c’est une des clefs de sa compréhension.

Au commencement de cette affaire se trouve un blog, Cultur’elle, tenu par une blogueuse signant l’Irrégulière. Blog parlant de la culture au sens large : littérature, expositions, et aussi de temps en temps gastronomie. C’est ainsi qu’un jour notre blogueuse, en visite au Cap Ferret, avisa un restaurant italien et résolut d’y déjeuner avec sa mère. Malheureusement, l’expérience ne fut pas agréable, non pas tant du fait de la cuisine, mais d’un service aux dires de l’Irrégulière particulièrement insuffisant et désagréable. Ainsi narre-t-elle avoir été fort mal accueillie, avoir constaté une désorganisation dans le service de salle qui a conduit à ce que les apéritifs commandés tardent au point d’arriver en même temps que le plat, contraignant à le renvoyer en cuisine, sous peine d’avoir à choisir entre le manger froid ou avec un apéritif anisé qui aurait tué le goût. Après avoir essuyé des remarques acerbes de la chef de salle, elle a fini par pouvoir dîner, non sans essuyer à nouveau des remarques désobligeantes de la patronne au moment de payer l’addition. Bref, deux clientes mécontentes qui ne remettront pas les pieds dans cet établissement, et dont l’une a un blog et décide de faire partager son expérience par un billet intitulé : « L’endroit à éviter au Cap Ferret : … » (suit le nom dudit restaurant, dans lequel elle raconte sur le ton incisif du client mécontent sa soirée ratée dans ce restaurant. Pour les plus curieux, le billet est accessible sur archive.org. Vous pourrez juger sur pièce du ton du billet.

Paru en août 2013, ce billet aurait pu finir oublié dans les limbes du net, mais ce billet a fini, pour des raisons jamais élucidées, et de peu d’importance, par apparaître dans la première page de résultats Google sur une recherche sur le nom de ce restaurant, c’est à dire la seule page qui compte. Des clients et des amis des restaurateurs gérant cet établissement leur ont fait part de cet article, et constatant une diminution de près d’un tiers de leur chiffre d’affaire d’un exercice à l’autre, ont décidé qu’assurément, ce billet en était la seule cause. Ils ont donc décidé d’agir en justice et ont assigné en référé la blogueuse, devant le juge des référés de Bordeaux. Aussitôt, chers lecteurs et très chères lectrices, je lis dans vos yeux trois questions : qu’est-ce qu’un référé, pourquoi à Bordeaux, et que demandait donc les gérants du restaurant ?

Qu’est ce qu’un référé ?

Un référé est une décision provisoire obtenue dans l’urgence. Elle ne tranche pas un litige, jamais, mais vise essentiellement à figer une situation dans une configuration acceptable le temps que le litige soit tranché, ce qui prend du temps. Le référé peut aussi être utilisé pour obtenir rapidement l’ordre que soit réalisée une mesure visant à sauvegarder une preuve (typiquement, la désignation d’un expert et la fixation de sa mission, mais ce n’est pas le cas dans notre affaire.

Au civil, le juge des référés peut ainsi prendre deux types de mesures : soit toute mesure justifiée par l’urgence et ne se heurtant à aucune contestation sérieuse, soit même en présence d’une contestation sérieuse, toute mesure conservatoires ou de remise en état qui s’impose, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite. L’audience de référé se tient devant un juge unique, chacun peut se représenter lui-même, et suit une procédure orale, c’est à dire que toute demande doit être formulée verbalement devant le président. C’est difficile de faire plus simple au niveau procédure.

La particularité d’une ordonnance de référé est qu’elle n’a jamais l’autorité de la chose jugée. Contrairement à un jugement dit au fond, tranchant un litige, qui, une fois les délais de recours expirés ou le dernier recours rejeté devient définitive et intangible, on peut toujours remettre en cause une ordonnance de référé en revenant devant le même juge, sans limite de délai, en lui exposant pourquoi sa décision initiale était mal fondée. Néanmoins, celle-ci étant exécutoire par provision, c’est à dire qu’un recours n’est pas suspensif, elle n’est pas à prendre à la légère.

Pourquoi à Bordeaux ?

Cette question est récurrente. En droit, on parle de la compétence territoriale, ou pour frimer, en latin ratione loci, « en raison du lieu ». Le principe est que le tribunal compétent, c’est à dire légalement apte à juger une affaire, est celui du domicile du défendeur. L’idée est que celui qui doit se défendre doit être mieux traité, notamment en ayant moins à se déplacer. Il existe néanmoins des règles alternatives, pouvant laisser un choix au demandeur. Notamment, en matière de responsabilité, le lieu de survenance du dommage peut être aussi. En pénal, c’est le lieu de commission de l’infraction qui détermine toujours la compétence pour juger l’infraction, et c’est le domicile du défendeur qui détermine le juge d’application des peines compétent. Ajoutons à cela qu’en matière de responsabilité du fait d’une publication, que ce soit un journal, une diffusion radiophonique ou télévisuelle, ou sur internet, le dommage ou l’infraction auront eu lieu à tout endroit où la publication pouvait être reçue. C’est ce qui fait que, par exemple, si vous tenez des propos injurieux en raison de la race sur une télévision nationale, vous pouvez être poursuivi à Cayenne même si vous habitez les Ardennes (je dis ça au hasard, hein). C’est là-dessus que se sont fondés les restaurateurs pour ramener le litige en leurs terres si girondes : le dommage qu’ils ont subi est localisé au Cap Ferret, dans le ressort du tribunal de Bordeaux. Donc c’est là que se jugera le procès et non à Orléans où résidait la blogueuse. Ce choix était discutable, mais il n’a pas été discuté.

Que demandaient les restaurateurs ?

Toute action en justice doit commencer en portant à la connaissance du défendeur qu’un procès lui est intenté, devant quelle juridiction, quand et pourquoi. Cette règle s’applique dans toutes les procédures, civile, pénale ou administrative, selon des formes adaptées aux particularités de chacune. Au civil, terme qui désigne les actions opposant des particuliers entre eux, que ce soit des personnes physiques (êtres humains exclusivement), ou morales (associations, sociétés, etc), cet acte s’appelle une assignation et doit être portée à votre domicile par un huissier de justice. La lecture de cette assignation révèle ainsi que les restaurateurs imputaient à cet article un dénigrement à leur encontre, dicté par la méchanceté, et ayant eu comme effet la diminution de leur clientèle. En conséquence, ils demandaient au juge des référés d’ordonner à la blogueuse, je cite « de supprimer cet article et d’effectuer les formalités nécessaires afin qu’il ne soit plus diffusé sur internet » (on sent la maîtrise technique, n’est-ce pas ?), de « s’abstenir de réitérer tout forme de dénigrement à l’encontre de l’établissement », et de condamner ladite blogueuse à leur verser une provision sur dommages-intérêts de 2000 euros outre 1500 euros de frais d’avocat. Bref, les restaurateurs voulaient que cet article disparaisse, que cette blogueuse ne dise plus jamais du mal de leur établissement, et leur verse de l’argent. Et c’est à peu de chose près ce qu’ils ont obtenu.

Vous avez, chers lecteurs et très chères lectrices, des yeux décidément très expressifs. À présent, j’y lis que vous vous demandez comment diable le juge des référés est parvenu à un tel résultat. J’y viens.

Comment diable le juge est-il parvenu à ce résultat ?

Il a retenu comme fondement procédural l’article 809 du code de procédure civile, c’est-à-dire son pouvoir d’ordonner toute mesure conservatoires ou de remise en état qui s’impose, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite, et ce même en présence d’une contestation sérieuse. Comme fondement juridique, il va retenir celui soulevé par les restaurateurs, celui du dénigrement.

Le dénigrement n’est pas défini par la loi. Il relève de la responsabilité civile de droit commun, qui sanctionne toute faute ayant causé un dommage. Le dénigrement s’oppose à la diffamation et l’injure en ce que ces délits visent des personnes, tandis que le dénigrement vise les produits et services. Et curieusement, il est devenu bien plus facile d’attaquer la critique d’un produit que d’une personne, car les règles protectrices du droit de la presse, applicables à l’injure et à la diffamation et à l’injure, notamment la prescription de 3 mois, ne s’appliquent pas au dénigrement, qui peut être poursuivi pendant 5 ans après les faits. Ainsi, les propos désobligeants à l’égard de la serveuse de l’article (qualifiée de harpie) ou de la patronne (mal embouchée et dédaigneuse) ne pouvaient plus être poursuivis, car prescrits (ils auraient pu tomber sous le coup de l’injure). Mais la critique du service, elle, pouvait encore passer sous les fourches caudines du juge.

Le domaine essentiel du dénigrement est celui de la concurrence déloyale. Les tribunaux sanctionnent sans pitié, et à raison, le concurrent qui persifle son concurrent plutôt que proposer un meilleur service à un prix plus attractif. La faute est d’autant plus aisément retenue que son auteur est en situation de concurrence. Faute de ce statut de concurrent, la jurisprudence en la matière est rare, et retient essentiellement l’intention de nuire. À défaut de quoi, il faut caractériser en quoi il y a abus de la liberté d’expression, et la Cour européenne des droits de l’homme est très exigeante là dessus. Les progrès de cette liberté en France ces 20 dernières années grâce à la CEDH sont impressionnants, et convertiraient le plus antieuropéen des nonistes si la réalité leur importait un tant soit peu. Hors l’hypothèse de la concurrence déloyale, le dénigrement peut constituer une faute civile, sachant que le seul fait de critiquer ne saurait être fautif. Il faut une intention de nuire, qui peut se caractériser par une mauvaise foi (les critiques sont fausses ou exagérées volontairement) ou une volonté de vengeance.

D’ailleurs, et c’est là un des premiers points, disons surprenant de cette décision, le juge des référés commence par estimer que ce billet, même s’il est féroce pour le restaurant, relève de la liberté d’expression et n’est pas fautif. Ce qui est une évidence, mais, sans vouloir spoiler, quand on sait comment ça se termine, peut laisser un peu surpris.

C’est sur le titre que va se concentrer le juge, titre qui est rappelons-le « L’endroit à éviter au Cap Ferret : nom du restaurant ». Pour le juge, ce titre « qui pose de manière péremptoire une conclusion univoque sur un incident a pour objet de dicter une conduite d’évitement aux nombreux followers et à tout internaute consultant l’emplacement au nom du restaurant du Cap Ferret. Il est à noter qu’un tel titre est particulièrement apparent non seulement pour les followers en raison d’une présentation attractive mais aussi pour l’internaute sur Google en raison d’un emplacement en 4e position accompagné d’une photographie de l’auteur. » Le juge continue : « ce titre constitue un dénigrement manifeste destiné à faire fuir des clients potentiels avant même toute lecture d’un article pouvant être qualifié de long pour ce type de sujet. Il porte une atteinte grave à l’image et à la réputation de l’établissement de restauration. Des commentaires de followers le jour même de la mise en ligne reflètent cet impact : ‘ J’irai voir ailleurs ; je retiens cette adresse à fuir, on saura quel restaurant éviter’  peut-on relever sur le blog. »

« De plus, il peut être constaté qu’avant la diffusion de l’article, L’Irrégulière avait indiqué ‘très mécontente d’un restau. Du coup je vais pouvoir faire un article très méchant. Ça tombe bien j’adore ça et je sais que vous aussi gniark gniark » ce qui permet de caractériser une intention de nuire de l’auteur dans le choix du titre ». Le juge en déduit que le titre de l’article constitue un trouble manifestement illicite qu’il appartient au juge des référés de faire cesser, mais qu’un tel trouble est insuffisamment caractérisé pour l’article lui-même. En conséquence, il ordonne la suppression des mots « un endroit à éviter » du billet, et condamne l’Irrégulière à payer à la société gérant le restaurant une provision sur dommages-intérêts de 1 500 euros (ce qui fait 375 euros le mot) outre 1 000 euros au titre du remboursement des frais d’avocat. Ce n’est pas tout : l’Irrégulière doit encore, et ce sous astreinte de 50 € par jour de retard, faire disparaître ces mots de Google, mais seulement Google. L’Irrégulière n’a pas l’intention de relever appel de cette décision. On ne peut, pour les raisons que j’ai données, dire qu’elle est définitive juridiquement, mais de fait, elle l’est puisqu’elle ne sera jamais remise en cause.

Cette décision est-elle critiquable ou solidement motivée ? Et fera-t-elle jurisprudence ?

D’emblée, on peut dire que non, elle ne « fera pas jurisprudence », terme non juridique mais journalistique pour dire qu’une décision sera une référence judiciaire et que désormais, cette solution sera suivie dans tous les cas similaires. D’abord, c’est une ordonnance de référé. Une décision rapide et ne tranchant pas au fond, qui n’a pas autorité de la chose jugée. Donc pas la fondation la plus solide pour bâtir un édifice jurisprudentiel. La juridiction qui par excellence « fait jurisprudence », c’est la cour de cassation. On peut même dire qu’elle a été conçue pour ça, puisqu’elle ne juge que l’interprétation du droit faite par les juges. Et même là, toute ses décisions ne sont pas appelées à avoir des rejetons judiciaires, loin de là. Une ordonnance de référé peut, très rarement, connaître les honneurs d’une publication, quand elle tranche la première une question nouvelle d’une façon qui semble à la fois originale et solidement étayée. Et là, on en est loin.

C’est peu dire que la lecture de cette décision me laisse réservé. Tout d’abord, le fait de dire que l’article de 927 mots ne dépasse pas les limites admises de la liberté d’expression, mais que 4 mots dans le titre suffisent, des mots aussi anodins que « l’endroit à éviter » me paraît à tout le moins léger. Et l’explication selon laquelle ce titre poserait de manière péremptoire une conclusion univoque sur un incident et aurait pour objet de dicter une conduite d’évitement aux nombreux followers(sic) et à tout internaute consultant « l’emplacement au nom du restaurant du Cap Ferret »(re-sic, si quelqu’un comprend ce que cela signifie…) n’emporte pas la conviction. Oui, quand on écrit qu’un endroit est à éviter, c’est généralement pour que ceux qui nous lisent évitent l’endroit en question. Cela ne suffit pas à caractériser l’intention de nuire. Cette démarche peut aussi être dictée par la volonté de préserver ses lecteurs d’un restaurant proposant un service gâchant le plaisir de le fréquenter. Le contraire d’une volonté de nuire. Aller chercher je ne sais quel commentaire, cela semble être un tweet, ironisant sur le fait qu’on va pouvoir être méchant avec les restaurateur qui vient de nous traiter comme un importun paraît très tiré par les cheveux, surtout quand le juge estime par la suite que l’article est en fait parfaitement licite. On nage dans l’incohérence. Ce qui a rendu cet article problématique n’est pas son titre, ni l’intention de son auteur de régler ses comptes avec un établissement l’ayant mal reçu, mais son apparition, un an plus tard, en première page de résultats Google, totalement extérieure à la volonté de l’auteur (le billet n’utilise aucune des ruses habituelles d’optimisation de moteur de recherche).

Cette distinction entre le titre (illicite) et le corps de l’article (licite) me semble de plus on ne peut plus artificielle et ne reposer sur rien, sinon, devine-t-on à la lecture de la décision, le fait que c’est le titre seul qu’affiche Google dans sa page de résultat. Dire donc que l’on peut dire pis que pendre d’un restaurant dans un billet à condition que son titre soit parfaitement neutre et insignifiant me paraît une solution pour le moins curieuse, d’autant que le titre est un fidèle reflet du contenu de l’article. Quant à qualifier quatre mots du titre de trouble manifestement illicite, je tique. Et évaluer la provision à valoir sur les dommages-intérêts, c’est à dire le montant minimum incontestable du préjudice que ces quatre mots ont causé au restaurant à 1500 euros sans la moindre explication ou justification de ce montant, ni sur la démonstration du lien de causalité entre ce titre (pas l’article, le titre) et la baisse du chiffre d’affaire du restaurant, je tousse carrément.

La lecture de l’ordonnance et plus encore de l’assignation révèle une ignorance du fonctionnement technique de l’internet, des blogs et des moteurs de recherche. On peut sourire en lisant l’assignation demander que l’Irrégulière soit condamnée, je cite « à effectuer les formalités nécessaires afin que cet article ne soit plus diffusé sur internet », je n’invente rien. On peut pouffer en voyant que le juge confond manifestement follower, qui est un abonné à un compte Twitter, et lecteur d’un blog laissant un commentaire sous le billet. On sourit un peu moins quand on lit le dispositif de l’ordonnance ordonner à la blogueuse, sous astreinte de 50 euros par jour de retard, de, je cite « supprimer l’expression ‘un endroit à éviter’ ce tant sur son blog que dans sur l’emplacement Google » alors même que cela ne veut rien dire et rend responsable la blogueuse de ce qu’affiche un moteur de recherche sur lequel elle n’a pas ou peu de contrôle.

Les leçons à tirer

Deux leçons peuvent être tirées de cette regrettable affaire. Du point de vue des blogueurs, ne pas prendre un avocat quand il y en a un en face est une très mauvaise idée. C’est une économie qui peut vous coûter 2500 euros, soit bien plus que les honoraires qu’il vous aurait réclamés. Et si vous avez un blog ou un compte Twitter qui commence à avoir assez de succès pour agacer des gens qui peuvent faire passer leurs frais d’avocat en frais professionnels, prenez une assurance de protection juridique. Je n’ai pas de contrat particulier à vous conseiller cela dit. Si vous avez des retours d’expérience sur le sujet, es commentaires sont là pour ça. Du point de vue du restaurateur, c’est une victoire à la Pyrrhus. Certes, ils ont gagné, l’Irrégulière, face au dispositif incompréhensible, a mis son article hors ligne dans sa globalité. Mais l’affaire s’est sue, et le restaurant s’est désormais fait une réputation de faire des procès à ses clients mécontents. Les dégâts d’image sont d’ores et déjà bien pires que ceux que pouvait lui causer un billet vieux d’un an. Nouvelle illustration de l’effet Streisand.

Ce qu’il faut faire dans ce cas là est pourtant simple : en application de la règle « le client a toujours raison », accepter de bonne grâce la critique, présenter ses excuses à l’auteur du billet et l’inviter à revenir, invité par la maison, et s’assurer que ce repas se fasse à la perfection, à charge pour l’auteur de modifier son billet pour rétablir l’établissement dans sa bonne foi. Claquer 1500 euros en frais d’avocat pour se retrouver avec un bad buzz ingérable n’est en tout état de cause PAS la bonne solution. Et en tant qu’avocat, il nous incombe dans ces cas-là de décourager la voie contentieuse, qui peut à court terme faire gagner une bataille mais à long terme faire perdre la guerre à notre client. Le contentieux ne doit pas être le premier, mais le dernier recours à proposer.

lundi 21 juillet 2014

Au revoir la Santé

C’est donc fait, la Maison d’arrêt de Paris la Santé a fermé (ce qui pour une prison est une redondance mais passons). Elle rouvrira (ce qui pour une prison est un paradoxe mais passons) en 2019, date prévue, on verra ce qu’il en est.

D’autres plumes que la mienne ont narré l’histoire de cette maison, je ne vais donc pas la refaire, juste vous raconter la Santé vu de l’intérieur.

La maison d’arrêt de la santé s’appelle ainsi parce qu’elle se situe rue de la Santé, tout simplement, qui doit son nom à la proximité de l’hôpital Sainte Anne. On ne peut pas la rater, elle fait tout un pâté de maison, avec ses très hauts murs de pierre meulière, si à la vogue en région parisienne à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. La porte d’entrée des avocats se situe à côté de l’énorme portail en fer. On y montre patte blanche, à savoir sa carte professionnelle et le titre nous permettant de venir visiter notre client, et on passait un petit labyrinthe pour franchir le portique magnétique (TRES sensible) et faire passer nos sacs et sacoches dans une machine à rayons X. Téléphones interdit, ordinateurs autorisés, clés USB interdites, ne me demandez pas pourquoi, ne cherchez pas la logique. C’est comme ça dans toutes les maisons d’arrêt.

Une fois le cerbère franchi, nous entrons dans la cour d’honneur, qui est rectangulaire, et fait plutôt petite par rapport à l’ensemble architectural. À gauche, le portail donnant dans la rue, c’est donc ici que les prisonniers sont chargés et déchargés. En face, une volée de marches et la porte d’entrée. N’était la hauteur des murs, on se croirait dans une vieille école de village. Un frisson en regardant la grille d’égout au milieu de la cour : c’était là qu’on guillotinait de 1939 à 1972.

Une fois la porte franchie, on entame le périple guichet-grille.Toute prison est construite sur le principe du cloisonnement, et on ne peut s’engager dans un secteur de la prison sans s’être identifié à un guichet. Les parloirs avocats sont au rez de chaussée, pas loin après la première grille. Nous sommes aux confins de la zone de détention, où nous n’allons pas, il n’y a qu’à Fresnes que les parloirs sont en pleine zone de détention. Pour l’avocat, aller visiter un client à la Santé, c’est le bonheur. Une prison en plein Paris, accessible en métro, c’est super pratique. Pour nos clients, c’était l’enfer. La plupart ne voulaient pas aller là, même si ça facilitait les parloirs familles (un certain nombre n’a pas de famille de toutes façons).

C’est que sa vétusté, j’ai eu la chance, si on peut dire, de la voir, ayant été sollicité pour donner une conférence à des détenus étrangers sur les démarches à entamer pour une éventuelle régularisation. Du coup, je suis allé Au-Delà Du Mur, en pleine zone de détention.

Parler de vétusté apparaît comme un euphémisme spectaculaire. Outre l’étroitesse des escaliers, choix architectural, renforcée par la hauteur de plafond, ces plafonds justement étaient lépreux, la peinture ancienne étant tombée par plaques, des débris restants accrochés dans des toiles d’araignées si anciennes qu’elles étaient entourées d’une gangue de poussière noire. Des fenêtre hautes et grillagées, faites juste pour laisser passer la lumière, achevaient de rendre la sensation d’enfermement permanente et oppressante. Je reconnais que c’est efficace. Très rapidement, à force de monter des escaliers en colimaçon et sans repère, j’étais perdu et serais incapable de situer où j’étais dans la prison.

La conférence a eu lieu dans une salle de réunion, où des spectacles pouvait avoir lieu (je me souviens d’une affiche annonçant un concours de slam). Des chaises dépareillées, du modèle des salles de classe d’autrefois, en contreplaqué riveté à des tubes en fer, des murs peints en bleu sous Giscard, des fenêtres crasseuses, car les barreaux et grillages ne doivent pas aider à leur entretien. Entretien qui semble, de guerre lasse, avoir été depuis longtemps réservé au sol, il y a toujours un auxiliaire d’étage (comprendre prisonnier sous-payé) en train de passer la serpillière quelque part.

Une fois la conférence achevée, après un bref passage par des bureaux si étroits que je me demande si cette prison n’a pas été conçue pour des Hobbits, retour dehors, avec toujours cette sensation d’éblouissement quand on se retrouve dans la rue. Tout parait si clair, si grand, le regard portant enfin à l’infini sans rencontrer un mur donne un bref sentiment de vertige. On réalise qu’on respire mieux, comme si on étouffait lentement à l’intérieur.

Idéal pour se remotiver pour solliciter la remise en liberté. J’ai hâte de voir ce que ça donnera une fois rénové. En attendant, je garderai à l’esprit le récit d’un ancien occupant qui montre que rien n’a vraiment changé en un siècle : je parle de Guillaume Apollinaire.

mercredi 9 juillet 2014

Considérations sur une garde à vue

Deux de mes confrères ont connu la semaine passée les affres de la garde à vue, ce qui a ému une partie de la classe politique, ce qui sur le principe pourrait me réjouir, si je ne craignais que cette indignation ne fût pour l’essentiel causée par le fait que l’un d’entre eux est un ancien président de la République issu de leur camp, et aspire à le redevenir. Que s’est-il passé au juste, d’un point de vue procédural s’entend, puisque l’instruction étant secrète et l’innocence présumée (j’en entends qui rient, ce n’est pas gentil), je me garderai bien d’aborder le fond de l’affaire et de me prononcer dessus.

Les mille et une façons d’avoir des ennuis

Bon, j’exagère, il y en a essentiellement trois. Quand une infraction est découverte ou fortement soupçonnée, une enquête est ouverte pour réunir les preuves et identifier les coupables. Celle-ci peut prendre trois formes, qui, si elles  sont incompatibles, peuvent se succéder dans le temps sur une même affaire.

Les deux premières sont des enquêtes dites de police, car conduite par des services de police judiciaire, c’est-à-dire des services de police ou de gendarmerie dont le rôle est précisément d’enquêter sur des infractions.   Il y a l’enquête de flagrance, qui a lieu pendant un laps de temps limité (8 jours en principe, peut être porté à 15 jours par le procureur de la République) après la commission des faits. Cette enquête est dirigée par un officier de police judiciaire qui a des pouvoirs coercitifs étendus justifiés par l’urgence. Il peut ainsi effectuer une perquisition sans le consentement de la personne, ou placer en garde à vue d’office. 

Puis vient l’enquête préliminaire. Dans cette enquête de droit commun, la police perd ses pouvoirs coercitifs et ont besoin de l’autorisation préalable du procureur ou d’un juge, selon les cas, pour les exercer. Elle n’est pas limitée dans le temps, et se fait sous la direction du procureur de la République, qui peut à tout moment y mettre fin et classer sans suite. Sachant que le procureur de la République est hiérarchiquement soumis au garde des sceaux, on comprend que la préliminaire soit la méthode préférée actuellement pour des investigations au long cours

Enfin se trouve l’instruction, ou information judiciaire. Ces deux termes sont synonymes et employés pour éviter des effets de style disgracieux comme “Une instruction a été confiée au juge d’instruction Lerouge”. On préférera “Une information a été ouverte et confiée au juge d’instruction Degôsh“.Une instruction est menée par un juge d’instruction, magistrat indépendant, et est une machine que rien ne peut arrêter : le procureur ne peut se raviser et décider qu’il y a lieu de classer : le juge d’instruction doit mener son information (vous voyez ?) à son terme en cherchant uniquement s’il existe des charges suffisantes, et contre qui, d’avoir commis ou tenté de commettre une infraction. L’instruction est obligatoire pour les crimes, facultatives pour les délits. On y a recours en matière délictuelle quand les faits sont très complexes (le juge d’instruction a des pouvoirs coercitifs étendus, comme ordonner des écoutes, encore que ce monopole ait été perdu il y a dix ans), ou nécessitent que le suspect soit placé en détention provisoire pour la durée de l’enquête, ou enfin que le procureur veut se débarrasser de son joug hiérarchique vu le caractère sensible de l’enquête. La contrepartie de ce caractère inarrêtable est que le juge d’instruction ne peut informer que sur les faits dont il est saisi. S’il découvre des faits délictuels ou criminels autres que ceux sur lesquels on lui a demandé d’informer, il doit réunir les preuves découvertes, et les transmettre au parquet pour qu’il prenne une décision : classer sans suite, ouvrir en préliminaire, ouvrir une nouvelle instruction, ou, s’il y a un lien de connexité avec l’instruction en cours, élargir la saisine du juge par un réquisitoire supplétif. Cette règle fondamentale depuis Napoléon se trouve aujourd’hui à l’article 80 du code de procédure pénale (CPP). Enfin, si en principe le juge d’instruction est seul saisi d’une affaire, dans le cadre d’affaires complexes, le président du tribunal, qui désigne le juge d’instruction saisi, peut lui adjoindre ou un plusieurs magistrats. On appelle cela la cosaisine, prononcer cossaisine. Dans ce cas, le premier juge saisi coordonne l’instruction, et seul lui peut saisir le juge des libertés et de la détention et décider que l’instruction est terminée. Notons que dans un moment d’ivresse, le législateur a voté une loi le 5 mars 2007 qui, tirant les leçons des risques inhérents à l’isolement du juge d’instruction, instituait une collégialité systématique à l’instruction. 7 ans plus tard, cette loi n’est jamais entrée en vigueur, et après avoir été reportée à plusieurs reprises, a été piteusement enterrée en catimini fin 2013. Finalement, on s’est avisé qu’un Outreau coûtait moins cher qu’une réforme.

Gardez ces règles à l’esprit car c’est la clé pour comprendre ce qui s’est passé.

Au commencement était le verbe

Une première instruction a été ouverte visant des faits de financement d’une campagne politique par une puissance étrangère fort mal payée de retour, dans le cadre de laquelle la candidat ayant reçu ces fonds a été placé sur écoute. Ce sujet a déjà été traité ici. Au cours d’une de ces conversations écoutées, les enquêteurs ouïrent un échange qui laissait entendre que la personne surveillée aurait obtenu, par l’intermédiaire de son avocat, des informations privilégiées sur une tierce affaire judiciaire en cours, grâce au concours d’un haut magistrat à la Cour de cassation, en échange d’une promesse de sinécure pour ce dernier (sans vouloir vexer mes lecteurs monégasques). Les policiers enquêtaient sur délégation d’un juge d’instruction (on appelle cela une commission rogatoire), et ne pouvaient donc enquêter en dehors du mandat que le juge leur avait confié. Ils constatèrent cette conversation suspecte dans un procès verbal, transmis au juge d’instruction, qui a confirmé qu’en effet, il n’était pas saisi de ces faits là, et a transmis au procureur national financier pour qu’il se démerde avec la patate chaude avise des suites à donner.

Le procureur a décidé, face à des indices de corruption d’un haut magistrat, de donner suite. Il pouvait ouvrir en préliminaire, mais ne pouvait effectuer des écoutes dans ce cadre, faute de bande organisée, et surtout se retrouvait dans une position délicate : hiérarchiquement soumis au Garde des Sceaux, du camp politique opposé au suspect, il s’exposait, et exposait sa hiérarchie, à une critique de partialité (nous passerons sur le fait que la Cour européenne des droits de l’homme lui rappelle régulièrement qu’il n’est jamais impartial pour cette fois). L’instruction s’imposait donc, pour les nécessités de l’enquête et son bon déroulement. La machine est lancée.  S’agissant de faits de trafic d’influence, corruption, et violation du secret professionnel, infractions de type économique, ce sont les juges du pôle financier, situé rue des Italiens, qui sont compétents (le tout-venant est traité par les juges du Palais de la Cité). C’est le président du tribunal de grande instance de Paris qui désigne les juges d’instruction, et cela se fait par un tableau de roulement, établi longtemps à l’avance. Et cette semaine là, le juge d’instruction de permanence s’appelle Claire Thépaut. Le président, vu le nid à emmerdes la complexité du dossier, a décidé d’une cosaisine, et c’est tombé sur la juge suppléante de permanence, Patricia Simon. Notons que TOUS les dossiers d’instruction ouverts la même semaine que celui qui nous intéresse ont été dévolus à Claire Thépaut.

Que la lumière soit

Dans les semaines qui ont suivi, l’instruction a suivi son cours, dans le secret, cette fois respecté semble-t-il. Tout au plus a-t-on eu vent de perquisitions menées, notamment à la Cour de cassation, du jamais vu, ce qui a mis en émoi la haute magistrature. Ce secret de l’instruction est l’essence de la chose : il vise à préserver les preuves, les personnes soupçonnées étant dans l’ignorance de l’endroit où se porte l’œil de Thémis, et la présomption d’innocence, tant il est difficile de traiter comme coupable quelqu’un dont on ignore qu’il est poursuivi.

Vient un moment, dans toute instruction, où les preuves ont été recueillies, et où il faut demander aux intéressés un peu trop intéressés de s’expliquer. La pratique, très critiquée par les avocats, mon excellent confrère François Saint-Pierre en tête, mais totalement généralisée, consiste à faire entendre lesdits intéressés, simultanément et sous contrainte, par les services de police, puis de profiter de cette contrainte pour se les faire amener au terme de la garde à vue afin de leur notifier leur mise en examen. Cela sert surtout quand le parquet ou le juge d’instruction estiment nécessaire de garder une contrainte sur ces mis en cause, soit par un contrôle judiciaire (une liberté surveillée si vous préférez) soit par la détention provisoire.

À compter de ce moment, l’instruction change d’ambiance, puisqu’à partir de la mise en examen, les mis en examen (désolé, il n’y a pas de synonyme ici, le mot inculpé ayant disparu du code depuis 1993) ont accès au dossier, et peuvent demander des actes. C’est toujours secret, mais c’est un secret partagé, donc un peu moins secret. Ce partage n’est toutefois pas absolu : les actes en cours d’exécution ne sont pas versés au dossier mais sont dans une chemise à part tenue loin des yeux des avocats. Ce n’est qu’une fois ces mesures achevées qu’ils sont versés au dossier.

Quand le juge d’instruction estime son travail terminé, il clôt son information et s’ouvre la dernière phase, celle dite du règlement, où chaque partie va proposer au juge son analyse du dossier et des suites à y donner. C’est plus un combat de juristes qu’une démarche d’enquête, quoi que des actes d’instruction supplémentaires puissent être ordonnés à la demande d’une partie, ce qui est assez rare.

Vous avez dû relever que j’ai dit plus haut que la garde à vue pré-présentation au juge était critiquée par les avocats. Je ne vous ai pas expliqué pourquoi pour ne pas briser l’élan de mes explications. Voici donc pourquoi.

La garde à vue est toujours un jeu de dupes, mais jamais autant que dans le cadre d’une instruction. C’est une situation asymétrique et voulue comme telle. Le gardé à vue est tenu dans l’ignorance de ce qu’on lui reproche, et les lois successives ayant levé un peu le voile (la dernière en date sous pression européenne) ont été habilement tourné par le législateur, qui n’est jamais aussi fin que pour faire échec aux droits et libertés fondamentaux, pour noyer le gardé à vue sous une tonne d’informations inutiles rédigés en haut-charabia au milieu desquelles se trouve les deux ou trois éléments utiles. Il faut savoir que sous le régime du code d’instruction criminelle, le juge d’instruction était le passage obligé pour tous les crimes et délits. C’était lui qui menait l’enquête, interrogeait les suspects, et mettait en forme le dossier pénal que le tribunal ou la cour allait juger (et plaçait en détention le cas échéant). L’avocat était banni de ce tête à tête.

En 1897, une loi révolutionne la procédure française en faveur de la défense. Loi prise à la suite d’un énorme scandale politico-financier, l’affaire de Panama, qui avait vu des hommes politiques découvrir avec horreur la réalité de la procédure et réalisé avec effroi qu’elle pouvait aussi s’appliquer à eux. Ils l’ont donc profondément remaniée, en permettant la présence de l’avocat dès l’inculpation. Vous voyez que le débat sur la présence de l’avocat ne date pas d’hier. Aussitôt a été entonnée la ritournelle restée très à la mode de « c’est la fin de la répression, cette loi ne profite qu’aux bandits et laisse les honnêtes gens sans défense » qu’on chantonne à chaque petit pas des droits de la défense. Car en France, grâce au mot droitdelhommiste, on a fait des droits de l’homme une insulte et un épouvantail. Dans le pays qui les a inventé face à la tyrannie. Bel exploit.

Que faire face à cela ? Les juges d’instruction ont vite trouvé la solution. Puisque le code leur interdit de faire entendre par la police les suspects, seuls les témoins pouvant l’être dans ce cadre, les juges ont décidé de considérer qu’un coupable est témoin de son propre crime, et peut donc être entendu par les services de police avant d’être inculpé. Traité comme témoin, il n’a pas encore droit à un avocat. Et la garde à vue était née. Pour faire échec aux droits de la défense. Cet atavisme ne l’a jamais quittée.

Aujourd’hui l’avocat est présent en garde à vue, après un combat dont la victoire aura dû être arrachée à Strasbourg, et que les plus anciens parmi vous ont pu suivre en direct sur mon blog. Vous comprenez à présent tout l’enjeu de l’accès au dossier. Maintenir cette asymétrie en défaveur de la défense. Faire parler dans l’ignorance, ignorance que ne pourra combler l’avocat, tenu lui aussi dans l’ignorance. Le combat pour l’open source, transposé au judiciaire. C’est dire si nous sommes dans le bon camp. Ce n’est pas un caprice d’avocat. Nous voulons que soit enfin appliquée la volonté du législateur de 1897, et un principe aussi simple que fondamental : dès l’instant où on vous prive de liberté, vous avez le droit de savoir précisément pourquoi. Précisément ne s’entendant pas comme « ce qu’on voudra bien vous dire ».

Dans le cas d’une garde à vue ordonnée dans le cadre d’une instruction (tip : vous pouvez le savoir en lisant le procès verbal de notification des droits. Juste en dessous du nom du policier rédigeant le document se trouve la mention « agissant en flagrance », « agissant en la forme préliminaire » ou « agissant sur commission rogatoire de M. Kmairrouje, juge d’instruction ». On vous le présente pour signature et depuis le 1er juin, vous pouvez demander à le consulter à tout moment si vous êtes en garde à vue, merci l’UE), cela signifie que le juge d’instruction a mené une enquête pendant des mois avec des moyens d’investigation poussés, que tous les recoins auquel il a pu penser ont été examinés et que les chaises ont déjà été disposées dans son cabinet pour votre mise en examen. Le seul but de cette garde à vue va être de vous poser les questions que le juge d’instruction a envie de vous poser sans que votre avocat ait pu lire le dossier et vous avertir de ce qu’il y a dedans. Comme ce sera votre droit dans 48 heures au plus tard. C’est dans cette situation que la question du droit au silence se pose avec une pertinence toute particulière. Et qu’il est sans doute le plus difficile à faire tenir par son client, qui ne croit pas qu’il y ait déjà des preuves au dossier et que l’on ne veuille pas les lui montrer. Fermons la parenthèse.

Et la lumière FUUUUUUUU

Vint donc le jour où les juges d’instruction ont estimé avoir fait le tour des investigations et ont voulu annoncer la nouvelle aux principaux intéressés. À ce stade, elles avaient le choix entre les convoquer à leur cabinet, selon le droit commun, ou les faire entendre préalablement par les services de police (rappel : seul intérêt de cette méthode = empêcher l’avocat d’avoir accès au dossier, car en cas de convocation par le juge, il y a accès au dossier). Là, nouvelle alternative : soit une audition libre (qui permet encore pour quelques mois d’écarter l’avocat) soit la garde à vue, c’est à dire avec privation de liberté. Le gardé à vue n’a pas la liberté de partir, il est retenu de force, mis au secret. C’est le seul régime qui permet au juge de se faire amener l’intéressé dans la foulée, et au besoin de force. Le magistrat choisit librement entre ces trois options, sans recours possible.

Dans notre affaire, les juges ont opté pour l’option garde à vue. Pourquoi ? Très probablement parce qu’elles souhaitaient que les deux mis en cause soient entendus simultanément et dans des conditions permettant de s’assurer qu’ils ne pouvaient pas communiquer entre eux (sachant que l’un est avocat de l’autre), tout en ayant décidé de les déférer pour leur mise en examen ; témoin le fait qu’elles ont attendu jusqu’à 2 heures du matin pour les recevoir à cette fin. La garde à vue leur permettait de faire usage d’une contrainte que l’audition libre ne permettait pas. Elle est un choix rationnel, sans que cela ne retire rien à mes critiques de principe.

L’ancien président a-t-il eu un traitement différent de celui réservé au justiciable lambda ? Assurément oui. Dans un sens plus favorable. Que ce soit clair : jamais un juge d’instruction n’a attendu à son bureau jusqu’à 2h du matin pour éviter à mon client de passer une nuit au dépôt (la prison du palais où les déférés sont placés pour la nuit). Au mieux ai-je eu deux fois un juge d’instruction resté joignable sur son mobile jusqu’à minuit passé pour lever la garde à vue de mon client une fois son audition terminée (et une fois bien qu’il ait gardé le silence). Le président honoraire est en outre sorti libre sans le moindre contrôle judiciaire, ce qui est très rare dans des dossiers où plusieurs personnes sont soupçonnées d’avoir œuvré de conserve.

Entendons-nous bien : je ne regrette pas que l’ancien président de la République ne soit pas traité comme un délinquant ordinaire. Je regrette que les délinquants ordinaires ne soient pas traités comme des anciens présidents de la République.

Le déroulement de cette comparution est écrite à l’avance comme la messe (les gens qui chantent faux en moins). Après que l’avocat du déféré a pu consulter le dossier et s’en entretenir avec leur client (amis OPJ, prenez exemple), il est conduit, démenotté s’il était entravé, dans le cabinet du juge (trop souvent les menottes ne sont ôtées que dans le bureau du juge : c’est illégal, l’article D.283-4 du CPP interdisant la comparution entravée, or la comparution commence dès la mise en présence. Le juge ne devrait jamais voir le déféré menotté. Le juge s’assure de son identité complète (nom, date et lieu de naissance, profession, adresse, nom des parents…), et lui indique qu’il envisage de le mettre en examen pour des faits dont il précise la date et la qualification, telle qu’elle résulte du réquisitoire introductif. Le juge d’instruction notifie alors aussitôt au déféré qu’il a le choix entre garder le silence, faire des déclarations que le juge consignera, ou accepter de répondre aux questions du juge. Tout cela est obligatoire, et cette liturgie figure à l’article 116 du CPP. D’où ma surprise quand j’ai entendu mon confrère s’étonner que « Ces deux dames m’ont signifié sans même me poser une question trois motifs de mise en examen ». Si elles ne l’avaient pas fait, la procédure était nulle. Je veux bien qu’on reproche tout et n’importe quoi aux juges, mais leur reprocher de respecter la loi requiert une certaine audace. La suite sera une instruction classique : les mis en examen auront accès au dossier, et pourront demander aux juges d’accomplir des actes d’enquête qu’ils estiment nécessaires. À la fin, il y aura une discussion entre les parties sur les preuves réunies, et les juges renverront les présumés coupables ha non c’est vrai, les mis en examen devant le tribunal correctionnel si elles estiment qu’il y a des charges suffisantes, ou diront n’y avoir lieu à suivre dans le cas contraire (on parle de non lieu). Le droit commun.

De la partialité supposée du juge

Avec une belle discipline, les soutiens de l’ancien président ont entonné les refrains qu’on leur a demandé de chantonner. À savoir que tout était un complot, la preuve étant que la juge d’instruction principale était une ancienne présidente du syndicat de la magistrature, magistrature qu’il faudrait interdire de syndicat, et avait écrit une tribune « violente » contre l’intéressé. Si tel était le cas, que ces fidèles se rassurent : leur champion a le recours idoine pour écarter ce méchant juge (à condition que cette fois, il ne se trompe pas de recours).

Cependant je crains que leurs griefs ne résistent pas à l’examen comme on dit en droit pour dire à quelqu’un qu’il est d’une mauvaise foi crasse.

Mme Thépaut n’a jamais exercé de fonction exécutive au sein du Syndicat de la Magistrature. Quant à l’affaire du Mur des Cons, qui semble constituer la bouée de sauvetage unique que ceux qui veulent critiquer une position prise par un membre de ce syndicat sans avoir d’argument de fond à lui opposer, rappelons que ce mur se trouvait dans le local syndical du palais de Paris à une époque ou Mme Thépaut était vice-président chargée de l’instruction(c’est un juge d’instruction qui a évolué comme un Pokémon) à Bobigny. Elle n’est donc pas mêlée à cette affaire qu’elle ne pouvait pas connaître.

Quant à sa soit-disant tribune violente, il s’agit en fait de propos tenus dans un article de Médiapart(€) sur le tribunal de grande instance de Bobigny, où elle était en poste. Pour ceux d’entre vous qui ne sont pas abonnés à cette organe de propagande d’une officine gauchiste, comme on appelle à l’UMP tout journal autre que le Figaro et Valeurs Actuelles, voici lesdits propos, repris par Le Monde (attention, c’est très violent, ça peut choquer mes lecteurs député européen tête de liste dans la région Est) :

« Ce qui est certain, c’est que nous aspirons tous à retrouver du calme, de la sérénité et de la confiance (…) Puisque la Seine-Saint-Denis est devenue le symbole de la délinquance urbaine, raison de plus pour que l’on nous accorde du respect et des moyens. Être taxés de juges rouges quand on ne fait qu’appliquer les textes de loi, ce n’est pas normal. Certains ont voulu nous opposer aux policiers, alors qu’ils sont performants et qu’ils travaillent dans des conditions difficiles. Eh bien il faut maintenant que la justice retrouve son rang face au ministère de l’intérieur, et que la séparation des pouvoirs soit enfin respectée. (…) Je ressens une certaine défiance du parquet vis-à-vis des juges d’instruction, à qui l’on confie de moins en moins de dossiers ces dernières années, même dans les affaires criminelles » (…) « Nous étions 16 juges d’instruction en 2007, et nous ne sommes plus que 12 aujourd’hui. Même les policiers s’en plaignent : il serait plus simple pour eux d’avoir le juge d’instruction comme seul interlocuteur, avec un cadre procédural simple, celui de la commission rogatoire, plutôt que d’avoir affaire à plusieurs magistrats du parquet. »

Désolé d’une telle débauche de violence. Saleté de blochéviques.

Un dernier mot sur l’impartialité des juges et leurs opinions. Vouloir interdire les syndicats chez les magistrats est stupide, outre le fait que ce ne serait pas gentil pour l’ex-député UMP Jean-Paul Garraud qui, redevenu magistrat pas par vocation, a aussitôt créé un syndicat dont il est le seul membre non retraité pour lui servir de porte-voix.

Interdire les syndicats de magistrats, outre que cela violerait la Constitution, détail, détail, ne changerait rien au fait que les magistrats ont des opinions et des idées politiques, qui vont de l’extrême gauche à l’extrême droite. Ils s’intéressent à la vie de la cité, ils n’ont pas le choix du fait de leurs fonctions, votent, et certains deviennent même députés, comme ces trotskards de Georges Fenech, Alain Marsaud, ou ont tenté de le devenir comme Jean-Louis Bruguière (battu par Jérôme Cahuzac) ou Jean-Paul Garraud, déjà cité. Faudra-t-il aussi les priver du droit de vote et de l’éligibilité ?

Ensuite, croire qu’un magistrat va se laisser aveugler par ses opinions au point d’abuser de ses fonctions pour nuire à un adversaire politique en faisant fi de la légalité révèle surtout le faible sens moral de ceux qui émettant ce soupçon révèlent qu’eux-même le feraient volontiers puisqu’ils croient que tout le monde ferait de même. Je fréquente assez les magistrats et me bagarre assez avec eux à l’audience pour savoir que fonder sa stratégie de défense sur les opinions politiques du juge est suicidaire. Les juges sont avant tout légalistes. Les juges du syndicat de la magistrature ont appliqué la loi sur les peines plancher malgré toutes les critiques (fondées, comme l’a montré l’expérience) exprimées par ce syndicat. Je me souviens de ce client poursuivi 9 fois pour des faits d’abus de confiance similaires. Le seul président qui lui a collé du ferme (les poursuites étant rapprochées dans le temps, aucun président ne savait qu’il y avait 9 poursuites en cours) était un élu du Syndicat de la magistrature. Enfin un juge d’instruction a à connaître au cours de sa carrière d’affaires sordides à un point que vous ne pouvez pas imaginer. Le genre de dossier qui vous retourne les tripes. Où il y a des victimes atteintes dans leur chair. Des dégâts irréparables. Tenez, un exemple chez Maitre Mô. Ce type d’affaire n’est pas le quotidien, mais tous les juges d’instruction en ont connu des similaires. Mettez-vous un instant à la place du juge d’instruction. Vous traitez des dossiers comme ça, tous plus sordides les uns que les autres, où les victimes en miettes viennent se liquéfier dans votre bureau quand vous ne faites pas leur connaissance par un rapport d’autopsie et des photos souriantes fournies par la famille, qui jurent par leur joie rayonnante dans ces dossiers où l’horreur le dispute à l’horreur. Et un jour, arrive sur votre bureau un dossier concernant un ancien président, pour lequel vous n’avez pas voté, et qui est soupçonné d’avoir voulu en savoir trop sur un dossier judiciaire, et d’avoir mal usé de son carnet d’adresse à cette fin. Est-ce que vous pensez que c’est un dossier de nature à vous faire perdre votre sang-froid de magistrat et à vous laisser aveugler par la haine idéologique ? Sérieusement ?

Non. Vous vous en foutez, du résultat. Vous instruisez, en soupirant parce que vous savez que vous allez vous en prendre plein la gueule par les dogues des puissants qui espèrent avoir une prébende en aboyant le plus fort, et parce que c’est la loi, et que vous avez prêté serment de l’appliquer. Si vraiment ces juges avaient voulu humilier un adversaire politique, elles en avaient les moyens. Une nuit au dépôt, un contrôle judiciaire voire une demande de placement en détention provisoire pour le faire flipper, le tout fuité à la presse. Il n’en a rien été.

Souvenez-vous qu’on vous a déjà fait le coup avec le juge Gentil, déjà un “juge rouge” (sans rien pour corroborer cette affirmation), totalement partial, jusqu’à ce qu’il délivre un non lieu (avec un autre bobard pour justifier le bobard : le non lieu aurait été pris en échange de la validation de son instruction par la Cour de cassation ; faut-il être crédule pour gober ce genre d’âneries sans preuves).

Sans vouloir paraître ingrat vis à vis d’un ancien excellent commensal, ce qui arrive à cet ancien président, je m’en fiche un peu. Mais les dégâts que font ces attaques qui ne sont que des manœuvres politiques pour tenter de sauver la réputation d’un candidat potentiel à la magistrature suprême fait des dégâts à un des trois pouvoirs, socle de la démocratie, pouvoir qui n’a pas les moyens de se défendre puisqu’il est placé sous la protection de l’exécutif qui ne remplit pas ce rôle, au contraire, ces dégâts disais-je dépassent largement le cadre de cette affaire. Abîmer la justice pour ne pas perdre ses militants et sa réputation est irresponsable.

mercredi 28 mai 2014

Avis de Berryer du 3 juin : Roselyne Bachelot

Peuple de Berryer ! Quelle santé ! Cette promotion de la Conférence tient un rythme de marathonien et continue les travaux de la Conférence Berryer en recevant madame Roselyne Bachelot, ancienne députée, ancienne ministre et chroniqueuse télévisuelle, le 3 juin 2014 en la salle des Criées, à 21 heures.

Les sujets sont :

  1. Peut-on encore voir la vie en rose ?
  2. Faut-il choisir entre la peste et le chikungunya ?

Le portrait de l’invité sera dressé par Archibald Celeyron, qui n’est pas un personnage de Harry Potter mais bel et bien le 11ème Secrétaire, avec une contre-critique saignante par le redoutable Bertrand Périer, MCO.

mardi 6 mai 2014

Avis de Berryer du 13 mai 2014 : Virginie Ledoyen

Peuple de Berryer, gaudete ! La Conférence revient le mardi 13 mai, à 21h, en salle des criées du Palais de justice de Paris, mais arriver après 19 heures est folie.

L’invitée sera l’actrice Virginie Ledoyen.

Les sujets proposés aux valeureux candidats sont les suivants:

  • Faut-il marier Paul à Virginie?
  • Huit femmes valent-elles mieux qu’un bon camarade ?

Le portrait de l’invitée (et quel portrait, et quelle invitée) sera dressé par le preux Albéric de Gayardon (non ce n’est pas un pseudo), que les impétrants potentiels pourront contacter avec profit pour soumettre leur candidature.

Bonne Berryer à tous.

mercredi 30 avril 2014

"Ah les greffes ? t'es chirurgienne en fait ?"

Par Anonyme, greffier


Aujourd’hui, lorsqu’on me demande ce que je fais comme métier, j’ai de plus en plus tendance à dire que je suis illustratrice. Ou pilote de chasse. Ou prof. Parce qu’à chaque fois que je réponds “greffière”, la question suivante est : “C’est quoi ?”.
Mine de rien, c’est vexant.

“Je suis étudiante en Droit : scio me nihil scire.”

Il existe un ravin immense entre le Droit et sa pratique. Il y a les codes, et les codes de procédure. Lorsque j’ai passé le concours, j’étais persuadée que je ne l’aurais pas. Lorsque je l’ai eu, je me suis demandée si je devais partir à l’École. Lorsque je suis sortie de l’École, j’ai compris que j’avais mis les pieds dans une maison où il s’agit autant de savoir que de savoir faire. Avec tous les paradoxes que cela implique. Mais je me félicite encore de ce choix.

“Donc tu vas faire juge plus tard ?”

J’ai rencontré durant ma formation des tas de gens surdiplômés. Pas un ne voulait réellement être greffier ; souvent l’on passe le concours pour évoluer ensuite. Mais pas évoluer en tant que greffier ; l’on apprend très vite que nulle évolution n’est possible dans cette profession. Le seul examen professionnel que l’on peut passer est le “B1”. Devenir “greffier premier grade”, c’est rester greffier mais être habilité à exercer certaines attributions de greffier en chef. Et gagner environ 200 euros de plus par mois. Que cela soit clair : greffier en chef n’est pas l’évolution du Pokémon greffier ; c’est un autre métier. Le greffier est garant de la procédure ; il prend les audiences, rédige, notifie, accueille. Le greffier en chef organise les personnels de greffe, monte des services, gère des budgets. Etre greffier et passer greffier en chef, c’est comme être greffier et passer contrôleur du travail, magistrat, ou même inspecteur des finances publiques. C’est passer un autre concours pour exercer une autre profession. On est greffier, on finit greffier. Si on veut évoluer, il faut changer de métier.

Et pourtant, malgré cela, nous exerçons tous avec passion. Une passion qui est absolue en son sens le plus étymologique : déliée de toute autre considération. On ne peut pas être carriériste lorsqu’on est greffier.
Parce que c’est cela, le métier de greffe : on exerce à fond, ou on n’exerce pas.

“Non mais en même temps t’es fonctionnaire, tu vas pas te plaindre”

Pendant mon stage, j’ai appris que les chartes des temps ne sont que des coquilles vides ; on ne prévoit pas la dure d’un audience, on ne prévoit pas les impondérables, on ne prévoit pas l’état du service dans lequel on arrive. Nous avons tous été touchés par le phénomène “Ah tu es la stagiaire ? (variante un poil plus réaliste : “Ah, VOUS êtes les TROIS stagiaires ?”) Ben assieds-toi là et observe ; j’ai pas le temps pour te former”. Ce n’est pas de la méchanceté ou de l’inconscience ; c’est une réalité. Un greffier est souvent seul pour gérer une masse de travail qui en nécessiterait deux ou trois. Alors un greffier avec un stagiaire, c’est mission impossible.

J’ai eu la chance de tomber sur des greffières convaincues de leur mission de service public lors de mon stage. Ce nombre incalculable de greffières qui m’ont dit en riant de profiter de mon statut de stagiaire pour faire 9h-17h, parce que je n’aurais plus jamais l’occasion de faire cela une fois titularisée.

J’ai probablement eu la chance aussi de tomber sur certaines, plus rares, qui se fichent bien qu’un dossier attende 3 mois sur le coin d’une table. Celles-là, ce sont les désenchantées. Celles qui se sont résolues à combattre le mal par le mal : que je fasse une heure de plus, un dossier de plus, une tâche qui ne m’est pas dévolue de plus, je n’obtiendrai jamais de retour. La masse de dossiers en attente derrière sera la même, mon traitement restera le même, l’estime de ma hiérarchie sera la même, ni plus, ni moins.

Que je vous explique un peu le régime des heures supplémentaires chez nous : chaque juridiction possède une charte des temps, c’est-à-dire la durée hebdomadaire de travail (souvent 37 heures et 30 minutes). Toute heure supplémentaire doit être payée, à concurrence d’un certains nombre d’heures autorisées. Au-delà de ce quota, les heures supplémentaires sont du domaine du bénévolat. Logique, en soi : vous ne pouvez pas vous faire du beurre en accumulant les heures supplémentaires, cela doit rester exceptionnel.

Sauf que ces heures supplémentaires sont souvent nécessaires. Si vous êtes en audience, ou en audition, vous ne pouvez pas la quitter ; le magistrat a besoin de vous à peine de nullité.

Il y a aussi ces situations où c’est vous-même que vous pénaliseriez. Je vais vous parler de B.

B. est arrivée dans un très grand TGI[1], où elle a récupéré un cabinet de JE[2] qui n’avait plus de greffier depuis des mois. Plus de greffier dans un cabinet, ce sont des tas d’actes en attente, des dossiers qui s’accumulent. Lorsqu’on récupère un cabinet comme cela, il faut à la fois liquider le passif et traiter l’actif. Seule.

B. a ainsi, pour remettre son cabinet à flot, accumulé 90 heures supplémentaires lors de son premier mois de préaffectation. Le mois suivant, elle a constaté que les heures sur-supplémentaires avaient disparu de son badge. Elle ne sera jamais rémunérée de ces heures. Explications de sa greffière en chef : B. n’avait “pas le droit” de faire tant d’heures.

Mais si B. n’était pas restée jusqu’à parfois 1h du matin dans son TGI, elle aurait probablement aujourd’hui encore des centaines de dossiers en attente. Et en JE peut-être plus qu’ailleurs, des dossiers en attente ce sont des vies en jeu.

Le mois suivant a donc été celui du dilemme : devait-elle poursuivre, ou devait-elle partir à 18h ? Le choix a été vite fait : la première pénalisée si elle réduisait ses horaires, c’était elle. Et après elle, toutes les familles de ses dossiers. Alors elle a continué. J’ai vu B. dans des états impossibles, au bord de l’arrêt maladie, qu’elle ne concevait même pas de prendre ; parce que chez nous les remplaçants n’existent pas. Si vous êtes en arrêt, vos dossiers patientent jusqu’à votre retour. Si votre arrêt se prolonge, ce sont vos collègues des autres cabinets qui se répartissent vos dossiers. En plus des leurs, donc.
B., 10 mois d’ancienneté dans la profession, est à présent dépressive.

Parce qu’au-delà des heures supplémentaires, il y a ce réel problème de fond : même si ces heures étaient rémunérées, on ne saurait s’en satisfaire. Les heures supplémentaires, ce sont les premiers signaux du manque de personnel.
Et le manque de personnel, c’est le premier signal de l’alourdissement des tâches. NdA
Le contentieux augmente naturellement ; c’est un lieu commun que de dire que l’on assiste à une judiciarisation de la société. Mais en plus de cette croissance exponentielle du nombre de dossiers, les greffiers doivent composer avec l’augmentation du nombre de tâches qui leurs sont allouées. Alors lorsqu’on parle - c’est un exemple criant - de donner au greffier des compétences supplémentaires comme le pouvoir de décision en matière de divorce par consentement mutuel, oui, on panique. Parce qu’on ne saura jamais où trouver le temps - pardon, les ETPT[3] d’étudier ces dossiers-là en plus de les traiter.

“Et c’est une bonne situation, ça, scribe ?”

C’est une rengaine que l’on répète avec le sourire : “le greffier n’est pas juge de la recevabilité”. Le greffier n’ pas le pouvoir de décider des suites à donner aux dossiers qu’il traite. Nous attribuer des tâches qui confinent au métier de magistrat, c’est modifier ce statut, c’est aller au-delà du garant de la procédure que nous sommes. Nous avons toutes les compétences universitaires pour exercer ces fonctions (cf. le niveau de recrutement qui atteint désormais Bac+5), sans nul doute. Mais ce n’est PAS notre métier. Si l’on faisait abstraction des obstacles matériels, il faudrait encore être cohérent et procéder à une revalorisation, à un changement de catégorie, puisque nos responsabilités deviendraient équivalentes à celles des magistrats.

Nous ne demandons pas à être magistrats. Nous ne demandons pas même, en l’état, à être comparés à eux. Ma collègue V. l’a si bien dit : nous collaborons avec les magistrats, nous avons autant besoin d’eux qu’ils ont besoin de nous.

La revalorisation dont nous parlons actuellement est bien plus basique que cela : nous demandons, aujourd’hui, la prise en compte de notre juste valeur. Nous ne sommes pas un prolongement du clavier. Nous ne sommes pas des petites mains. Nous avons des compétences, des responsabilités spécifiques, qui méritent une prise en charge spécifique. La preuve : les fonctionnaires de catégorie C faisant fonction de greffiers (“le Canada Dry des tribunaux”) demandent eux-mêmes une revalorisation, parce que cette fonction spécifique qu’ils exercent, à l’instar de la robe qu’ils sont amenés à porter, les distingue des autres fonctionnaires.

Soyons clairs : je touche actuellement 1690 euros par mois. J’ai 5 semaines de congés. Je ne sais pas ce qu’est un treizième mois, je ne sais pas ce qu’est une prime. En fin de carrière, je pourrai espérer toucher un peu plus de 2000 euros.

J’ai été affectée en Île de France ; je vis dans un logement social. Dans le secteur immobilier privé, des propriétaires me demandaient de gagner 3 fois le loyer d’un 20m2, soit environ 2400 euros. L’année dernière, une propriétaire m’a demandé, lorsque je lui ai dit que j’étais fonctionnaire, quel métier j’exerçais exactement. “Greffière”, lui ai-je répondu. “Ah, ce n’est que catégorie B ça, non ?”. J’ai ressenti une infinie tristesse. Non pas pour le ton cruel de cette femme, mais pour le métier dans lequel je m’étais tout juste engagée : j’étais pour la première fois en train de me dire que je faisais un boulot de merde.

Et se dire que l’on fait un boulot de merde non pas parce qu’on ne l’aime pas ou parce qu’il se passe mal, mais simplement parce que les autres vous font sentir que vous êtes petit, invisible, que l’ambition n’est pas pour vous, c’est probablement le pire qui puisse arriver.

Une amie à moi, qui travaille dans le secteur privé, m’a dit un jour : “ton métier, ton poste, sera toujours ce que toi tu en fais”. C’est ce que j’ai voulu en revêtant cette satanée robe dont les manches cachent tant de casseroles. Tous les jours, je me dis que je suis là pour ces gens qui ne savent même pas que j’existe. Des gens qui ne savent pas que si mes collègues et moi disparaissions, des détenus seraient libérés, des enquêtes cesseraient, des enfants seraient laissés aux mains de parents irresponsables, des couples qui ne s’entendent plus devraient rester mariés, des avocats ne seraient plus payés[4], et j’en passe.
Des gens qui, hier, regardaient notre cortège avec mépris et ont crié “à bas la Justice !”.
Des gens qui, hier, n’ont retenu de nous que le fait que nous ayons osé brûler des codes.

Ce soir, je pleure encore de tant d’injustice et d’aveuglement.
Mais ce qui me rassure, c’est que si je pleure, c’est que j’ai encore l’espoir qu’un jour l’on reconnaisse aux greffiers ce sens du service public qui n’existe plus vraiment ailleurs.
Je veux être fière de ma grande robe noire pas pratique et de ma Marianne$$Ce n’est pas Marianne, c’est Junon. NdEolas qui bave.

Mais “tu es jeune, tu es naïve, ça te passera.”

Notes

[1] Tribunal de grande instance, la juridiction de premier degré de droit commun. Il existe 154 tribunaux de grande instance en métropole et sept dans les départements d’outre-mer.

[2] juge des enfants.

[3] Équivalent Temps Plein Travaillé : un greffier n’est pas une personne, c’est un certain nombre d’ETPT en fonction de son poste et de son régime de temps de travail.

[4] le greffier est chargé d’attester la présence de l’avocat rémunéré au titre de l’Aide Juridictionnelle. NdA

Journal des greffiers en colère, c'est parti !

Comme promis, ce journal est mis à la disposition des greffiers qui crient leur colère sur les marches des palais de justice depuis plusieurs semaines. Une journée d’action est prévue pour le 29, je leur laisse donc les clés jusque ce jour là inclus. Vous pouvez donc encore m’envoyer des contributions, vous êtes encore recevables.

Vous allez voir qu’ils ne crient pas seulement leur colère mais aussi leur amour pour leur métier et leur volonté de voir un jour rendu une justice humaine qui peut consacrer à chaque dossier le minimum de temps et de moyen qu’il nécessite. Ce n’est même pas une revendication, c’est une exigence minimale.

Merci à tous les greffiers qui ont répondu à mon appel. Je m’efface sur la pointe des pieds. Vous êtes ici chez vous.

Eolas

Journal d'un justiciable en colère

Par Astrée, greffier en chef


Chacun de nous a été, est, ou sera un jour, un justiciable.

Et je ne veux pas dire par là que chaque citoyen est un délinquant qui s’ignore (ou non).

Simplement un usager du service public de la justice. Car loin des clichés télévisuels, la justice, ce n’est pas simplement : “Accusé, levez-vous !”.

Un divorce ? Tribunal de grande instance. Un licenciement ? Conseil de prud’homme. Un PaCS ? Tribunal d’instance. Une facture impayée ? Juridiction de proximité. Un parent souffrant d’Alzheimer ? Juge des tutelles. Un certificat de nationalité ? Tribunal d’instance. Une entreprise en difficulté ? Tribunal de commerce. Une adoption ? Tribunal de grande instance. Des travaux mal faits ? Tribunal d’instance. Un voisin injurieux ? Tribunal de police. Un mineur orphelin ? Juge aux affaires familiales. Un accident de la route ? Tribunal de grande instance. Une erreur sur votre acte de naissance ? Service civil du parquet. Une renonciation à succession ? Tribunal de grande instance…

Nous sommes tous des usagers de ce service public qu’est la justice.

Aujourd’hui, je ne suis pas un greffier en chef en colère. Je n’ai pas de revendication statutaire, ni salariale. Je ne demande pas de revalorisation, ni plus de considération. Je ne me sens ni méprisée par les magistrats, ni conspuée par les greffiers, ni ignorée par les avocats.

Je suis un justiciable en colère.

Parce que je suis greffier en chef, je sais que c’est le justiciable en moi qui doit être en colère. Et je sais, car je connais le sens du service public des mes collègues de toutes catégories, que chacune des revendications portées devant le ministère de la justice aujourd’hui a pour raison d’être l’envie de servir au mieux le justiciable.

Parce que je suis greffier en chef, je sais que chaque réforme, chaque “arbitrage budgétaire”, chaque “modernisation”, chaque “simplification” va nous faire grincer des dents, tempêter et maudire ce législateur inconscient, non pas parce qu’il nous sort de notre zone de confort, ou fait trembler notre routine de fonctionnaire, mais parce qu’il nous empêche de satisfaire au mieux, dans des délais raisonnables, en des termes clairs notre “client” : le justiciable.

Abordons la question de l’informatique judiciaire : Maître Eolas a évoqué les affres de Cassiopée. Ce dernier a une grande famille : Minos[1], Appi[2], Chorus[3], Ipweb[4] et j’en passe. Ils sont codés avec les pieds, certes. Mais comme toute tare familiale, on s’y fait, on développe des stratégies, on apprend à ne pas appuyer sur la zone sensible.

Le cauchemar de l’informatique judiciaire réside ailleurs. Il se drape de modernisation, d’échanges dématérialisés avec les huissiers, les avocats, les gendarmeries, le trésor, et que sais-je encore. Car au delà du fait qu’ils sont pédifacturés, ces applicatifs ont surtout un terrible point commun : ils fonctionnent via intranet. Or, de débit, nous n’avons point. C’est comme essayer de faire passer un chameau par le chas d’une aiguille.

Le quotidien des greffes au XXIème siècle consiste donc à regarder s’égrener les carrés verts de la barre de chargement. A chaque dossier enregistré, à chaque donnée ajoutée, 10 secondes par ci, 30 secondes par là. Multipliées par 50 dossiers par jour, par 250 jours par an, par 30, 50, 70 fonctionnaires par tribunal, par 500 juridictions… Vous êtes en train de faire le calcul de la lenteur de la justice. Pour moi, fonctionnaire de justice, cela ne change rien. Je ne suis pas payée au nombre de dossiers enregistrés. Pour moi, justiciable, c’est peut-être un mois, deux mois de plus sans récupérer la caution que mon propriétaire refuse de me rendre.

Parlons de la réformite aigüe : maladie dont est manifestement atteint notre législateur et qui consiste à réformer, puis à réformer la réforme, puis à simplifier la réforme de la réforme, puis à moderniser la simplification. Le tout, sans regarder ce qui existe déjà, sans se demander si et comment l’existant est appliqué ou applicable. De préférence en omettant d’abroger les dispositions anciennes et en échelonnant les entrées en vigueur de telle sorte que personne ne sache quel texte est applicable à l’instant T. En pratique, dans les greffes, cela donne quoi ? Exemple : une loi du 26 juillet 2013 réforme la procédure de surendettement. Elle entre en vigueur le 1/01/2014. Le décret d’application (qui explique concrètement comment mettre en œuvre la réforme) est publié le 21/02/2014 (cela fait donc 2 mois que la réforme existe sans être appliquée), les instructions au greffe sont transmises par la chancellerie fin avril. Les logiciels informatiques seront adaptés en juin. Ne fonctionneront pas. Les bugs seront peut-être corrigés en septembre… ou pas.

Et de janvier à septembre, on fait quoi ?

Une bonne âme, généralement le greffier en chef, épluche chaque matin le Journal officiel en ligne, puis tel Sherlock Holmes, remonte la piste du texte modifié. Vous avez déjà vu une loi de simplification ? Cela ressemble à cela :

>“Le code des douanes est ainsi modifié :

1° Au 2 de l’article 103, à l’article 344 et au deuxième alinéa de l’article 468, les mots : « tribunal d’instance » sont remplacés par les mots : « président du tribunal de grande instance » ;
2° A l’article 185, à la fin du 2 de l’article 186, à la seconde phrase du 3 de l’article 188, aux 1 et 3 de l’article 389 et au dernier alinéa du 1 et à la première phrase du 3 de l’article 389 bis, les mots : « juge d’instance » sont remplacés par les mots : « président du tribunal de grande instance »
3°A l’article 361, le mot : « deux » est remplacé par le mot : « trois » ; “

… et cela peut continuer comme cela sur 10, 20 ou 30 pages. A vous de sortir codes et crayons pour trouver ce qui peut bien vous concerner et découvrir que vous venez de vous voir attribuer une compétence nouvelle. A vous de trouver quelle date d’entrée en vigueur s’applique à quel alinéa. À vous d’en rédiger une synthèse que vous diffuserez aux fonctionnaires. A vous de chercher comment mettre en œuvre la loi nouvelle avec le logiciel ancien. À vous d’aller corriger chaque trame de jugement, de convocation, de notification pour l’adapter aux nouveautés, pour corriger les articles cités, les délais, les voies de recours qui ont changé… 15 minutes par trame, multiplié par 15 ou 20 trames, multiplié par 500 juridictions. Pour moi, greffier en chef, c’est une activité comme une autre. Je répare les chasses d’eau, je peux bien bricoler des trames. Pour moi justiciable, c’est deux mois de plus avant que mon divorce soit prononcé.

Les juridictions sont encombrées, ce n’est rien, simplifions. Transférons aux huissiers les appositions de scellés, aux notaires les actes de notoriété, les consentements à adoption, aux préfectures les nationalités par mariage…

Pour moi, greffier en chef, c’est du travail en moins. Les journées sont moins variées, mais je ne m’ennuie pas, j’ai des réformes à mettre en œuvre. Pour moi justiciable, c’est 500 euros de frais de notaire pour un service auparavant rendu gratuitement par le tribunal.

Le système judiciaire est trop complexe, le justiciable n’y comprend rien : simplifions ! Rayons de la carte 250 tribunaux. Une fois qu’il aura compris que le tribunal est trop loin pour que cela vaille le coup d’entamer une procédure, il aura effectivement tout compris.

Terminons par le nerf de la guerre : le budget. Les juridictions sont pauvres. Mes collègues ont donné assez de détails. C’est un fait avéré. On y coupe les post-it en deux, voire en quatre. Considérons que c’est au moins écologique. Chacun a conscience qu’il est nécessaire de faire des économies.

Là où le bât blesse, c’est que moi, greffier en chef, je sais qu’il faudrait plus de moyens, mais je sais aussi pertinemment comment on pourrait faire des économies. Je sais quelles notifications par lettres recommandées, imposées par les textes, sont inutiles (à presque 4,50€ la lettre recommandée, je vous assure que ce n’est pas une paille).

Je sais combien coûte une audience solennelle de rentrée (chaque année, dans chaque juridiction, avec petits fours et invitation du bottin mondain) et combien coûte l’audience d’installation d’un nouveau président, procureur…

J’ignore combien coûtent les nombreuses brochures sur papier glacé qui nous sont envoyées par la chancellerie, mais je sais parfaitement où elles terminent.

J’ignore combien a coûté, en signalétique, panneaux et feuilles à entête la transformation du ”ministère de la justice” en “ministère de la justice et des libertés”, puis le retour au “ministère de la justice”, mais j’ai dans l’idée qu’il y avait là de quoi faire vivre quelques juridictions pendant quelques années.

Et là, ce n’est plus moi, justiciable, mais moi contribuable qui suis en colère.

Alors, si aujourd’hui, moi, greffier en chef, je suis sur les marches du palais de justice, c’est pour que vous, justiciables, bénéficiiez d’un vrai service public de la justice.

Astrée

Notes

[1] Qui gère les décisions rendues par les tribunaux de police et de proximité. Rappelons que Minos a bâti un labyrinthe où il a enfermé un monstre…NdEolas

[2] Application des Peines, Probation et Insertion, qui fait la liaison entre les Services Pénitentiaires d’Insertion et de Probation et les juges d’application des peines. NdEolas

[3] Application qui gère les dépenses de l’Etat dans toutes les administrations.NdEolas

[4] Système de traitement des données personnelles dans les tribunaux d’instance et de proximité.NdEolas

Retour de flamme

Par Cyberkek


Je reviens de Paris, je n’aime pas la foule, les mouvements collectifs mais, comme je l’ai dit ailleurs sur ce blog, j’aime l’idée d’une justice digne de ce pays, digne des citoyens qui la composent et qui auront un jour, à un titre ou à un autre, à lui rendre ou lui demander des comptes.

Je sais bien que je suis un salaud de fonctionnaire nanti à un moment où tant de mes concitoyens et de mes proches connaissent des fins de mois difficiles, surtout les trente derniers jours aurait dit Coluche (même si je lui préfère Desproges). Que chacun sache que je ne suis dans la fonction publique que parce que j’ai été élevé par des gens très biens (mes parents en l’occurrence) épris de la notion de service public n’y changera rien. Les esprits fâcheux et les mesquins continueront à croire que notre colère ne s’appuie que sur des revendications salariales.

Que l’on me comprenne bien, l’aumône qui m’est faite ne constitue pas à mes yeux un salaire décent puisque j’ai une haute estime de moi, mais cela n’est rien au regard de ce qui se trame dans la fonction publique : nous attendons tous, lorsque nous nous adressons à un service d’État, que notre cause trouvera une oreille attentive, même si elle a l’honnêteté de nous faire comprendre que notre démarche est déplacée, incongrue, disproportionnée (cochez donc ce qui vous sied).

J’ose espérer que, si je suis malade, je trouverai un médecin, un chirurgien, une infirmière à même de prendre en charge ma détresse. Il en est de même de notre justice et des personnes qui y concourent, personnel de greffe, magistrats, avocats, etc. Je ne fais pas, au final, de distinguo entre professions libérales et fonctionnaires dès lors que nous avons tous conscience de concourir à un même bien général. Et je conchie ceux qui s’attribue ces oripeaux pour d’autres fins.

Or, l’on voudrait faire croire, au nom d’une politique qui n’a de libérale que l’économie (et je ne vise aucun parti en particulier), qu’une rentabilité peut se faire sur le principe d’une baisse des moyens d’exercer. Qui peut dire combien de personnes malades, combien d’infractions au code de la route, combien de couples devant se séparer composeront les cohortes des mois à venir ?

Qui souhaite voir sa fin de vie allégée par des bricolages « parce qu’on a plus les ressources », son divorce sans cesse repoussé « parce qu’on a plus de budget imprimante », sa sécurité mise en attente « parce qu’on a pas les effectifs pour intervenir » ?

J’ai, salaud parmi les salauds de nantis, fais grève et manifesté aujourd’hui, non pas pour moi, ni pour mes collègues, mais pour mes concitoyens. Et si vous avez des doutes, je ne peux rien y faire si ce n’est vous considérer d’un air désolé, et regretter que ce bien commun, cette maison commune que nous avons, génération après génération, contribué à construire, vous souhaitiez la laisser à l’abandon.

Cyberkek

mardi 29 avril 2014

J'aime mon métier

Par Bobcat


J’aime mon métier. Il est vrai qu’à la loterie de l’affectation, j’ai été un peu déçue d’échouer à un poste à haute teneur administrative, le secrétariat de la Première Présidence d’une Cour d’appel, ce n’est pas vraiment le poste dont on rêve quand on passe le concours. J’ai néanmoins la chance de travailler au sein d’une équipe sympathique, dynamique et supervisée par une GEC[1] compréhensive et des magistrats agréables, compétents, qui se sont tout de suite attachés mon respect et mon estime. Alors j’aime mon métier.

Depuis le début de la mobilisation, je lis les articles qui parlent de nous et de notre profession, et même si j’avais conscience de faire partie du côté obscur du métier (non seulement, nous portons une robe noire mais en plus nous sommes dans l’ombre. Greffier ninja!), je ne m’attendais pas à lire certains commentaires désobligeants proposant de supprimer notre profession de “gratte-papier” et de nous remplacer par des logiciels de reconnaissance vocale.

La méconnaissance que le grand public peut avoir de notre métier est particulièrement blessante quand on sait que le greffe est en première ligne face au justiciable. Le greffe est le premier contact du public avec la justice et pourtant, rares sont ceux qui savent vraiment ce que fait un greffe. Non, nous ne sommes pas limités à de la prise de note même si c’est souvent l’impression que nous donnons. Non, nous ne faisons pas que des photocopies même si nous passons tellement de temps devant le photocopieur que nous avons tendance à lui parler pour l’encourager à aller plus vite quand nous nous croyons seuls.

Nous sommes fatigués (j’ose m’inclure, vous comprenez, je suis solidaire de mes collègues même si je ne suis pas encore abîmée par le métier). Fatigués d’essuyer les plâtres, fatigués d’avoir l’impression de compter pour des nèfles, fatigués de ne pas être estimés à notre juste valeur alors que tous les jours nous sommes des milliers à nous casser la chute de reins pour que le fauteuil roulant de la Justice roule un peu plus loin malgré tous les bâtons qu’elle se met elle-même dans les roues.

J’ai peu d’espoir que notre mobilisation des ces derniers temps nous obtienne quoique ce soit. Mais si nous ne faisons pas entendre nos voix, personne ne le fera pour nous.

Alors je fais grève aujourd’hui, même si je suis venue travailler parce que les deux tiers des urgences devaient être traitées avant mercredi et même si je repasserai sans doute ce soir, histoire de vérifier que tout est bien carré.

Et je vais aller manifester tout à l’heure en robe parce que j’aime mon métier. J’aime mon métier, je trouve ça immensément gratifiant de faire partie de ce rouage de la démocratie. J’en tire une grande satisfaction et un incommensurable honneur. C’est peut-être un peu ridicule de dire ça, mais j’aime mon pays et ça me fait plaisir de me dire que grâce à moi, à ma maigre participation, ma nation peut exercer son droit régalien de rendre la Justice. C’est aussi très idéaliste, mais que voulez-vous, je suis (encore) jeune et l’idéalisme est ma prérogative.

Bobcat

Note

[1] Greffier en chef. NdEolas

J'ai fait un pacte avec la justice

Par un bébé greffier arrivé à maturation


J’ai fait un pacte avec la justice : Parcours d’Accès aux Carrières Territoriales de l’Etat

J’ai fait un pacte avec la justice, qui m’a sauvé la vie ce 3 septembre 2007, jour de mon affectation en tant que catégorie C dans une prestigieuse cour d’appel. J’avais 20 ans et j’ai tout plaqué pour monter à Paris

Pas de parcours universitaire, pas de bac en poche, juste une furieuse envie de faire quelque chose de ma vie ; ça y est on m’avait enfin donné ma chance !

Pour moi le monde judiciaire (même si je n’y connaissais strictement rien à l’époque) était un monde où j’avais la sensation d’apporter quelque chose aux autres.

J’ai travaillé quelques années dans un service visiblement évité par tous et où on m’avait placée : et oui ! petite dernière arrivée oblige : Apostille[1] ! Quel doux mot. J’en avais des joujoux , des beaux tampons ! Quelques centaines de justiciables par jour, deux personnes au guichet, le public énervé par l’attente. Ce fut difficile mais pas sans émotions.

Ainsi, lorsque cette femme ayant, au bout de quelques années d’attente enfin obtenu l’adoption de sa petite fille, vint nous voir les yeux rouges pleins de larmes une plante dans les bras pour nous dire : « j’ai quelque chose à vous annoncer, nous avons ramené notre petite fille mais mon mari n’a pas survécu à un crash d’avion en allant la chercher… » C’est ce jour là que j’ai tout compris.

J’ai fait plusieurs autres services et puis, un jour, j’ai enfin eu les années d’ancienneté requises pour passer ce fameux concours de greffier en interne.

J’ai obtenu ce concours avec l’aide de beaucoup de personnes, qui m’ont apporté leurs connaissances, leur savoir, leur aide et leur soutien. Oui, comme me le disait une collègue ce métier fait rencontrer des personnes avec qui l’on partage beaucoup de choses.

Une fois ce concours obtenu, à 25 ans, j’ai fait (comme l’a dit Max) “la potiche, le stagiaire, le TÉKITOI” pendant 18 mois…18 mois où je suis restée passionnée, mais parfois désespérée aussi …

- déçue quand on m’a annoncé qu’évoluer dans sa carrière c’était bien mais que l’ancienneté ne serait reprise qu’aux deux tiers…

- agacée quand, à une réunion lors de mon dernier passage à l’école, on nous annonça qu’il n’était pas possible de permettre aux greffiers, en pré-affectation sur leur poste, de récupérer leurs heures supplémentaires, qu’ils ne donneront pas officiellement l’autorisation d’en faire, parce que, vous comprenez, sinon les 18 mois de formation ne seraient pas justifiés, qu’elle passerait à 1 an et que par conséquent la revalorisation de notre statut/indice ne pourrait se faire !

- dubitative, quand notre ministre nous annonça en personne à l’école que notre revalorisation sera reconsidérée en 2015… quand je vois le résultat aujourd’hui….justice du 21e siècle…

J’ai intégré le service de l’instruction en région parisienne pour ma première affectation en tant que greffier, je suis passionnée par ce service, comme Wonderwoman l’a si bien expliqué, cette multitude de compétences et de rapports humains et à la fois passionnant et émotionnellement difficile, mais je ne regrette en rien mon choix.

Mais je suis fatiguée quand je vois quel combat c’est d’être greffier stagiaire dans ce genre de service où les heures ne se comptent pas et où il est impossible de se les faire payer et presque impossible de les récupérer…

Aujourd’hui, titularisée depuis peu, j’ai 27 ans et cela fera 7 ans en septembre que je suis fonctionnaire de la justice ; 7 ans mais mon point d’indice n’a que très peu évolué et mon salaire a augmenté d’à peine 100 euros…

Je n’ai pas perdu cette passion pour ce métier et je continue toujours de l’aimer autant et d’y passer une grande partie de mon temps au détriment de ma vie privée parfois.

Toutes ces histoires entendues, ou ces photos sordides vues, m’ont parfois brisée mais m’ont toujours donné envie de continuer parce qu’un greffier (ou autre) passionné, c’est un bon greffier!

Alors oui je suis en colère : j’ai fait un pacte avec la justice un jour, j’ai promis cette année là en 2007 devant un jury de m’investir plus que jamais si elle me donnait ma chance.

Je suis en colère parce que j’ai tenu ma promesse et fait plus encore.

Je suis en colère parce qu’ils sont avec moi des milliers à le faire, des C jusqu’aux A.

Et que je ne supporte plus d’entendre “il faut faire des efforts”. Ces efforts nous les faisons, tous les jours mais je ne suis pas certaine du tout, qu’en face, on les voie, les apprécie ou les considère.

Je vous remercie Maître pour ce si bel hommage, et pour cette opportunité d’expression.

Loin de moi la prétention d’avoir une aussi belle plume que certains mais je souhaitais vous faire partager cette expérience peu commune qu’est le contrat-Pacte.

Note

[1] L’apostille est une procédure de légalisation simplifiée, prévue par la Convention de La Haye du 5 octobre 1961. C’est une authentification normalisée d’un acte judiciaire français afin d’assurer aux autorités d’un Etat étranger lui aussi partie à cette Convention que le document est bien authentique, afin qu’il puisse produire des effets juridiques dans ce pays étranger. Très utilisé en matière d’adoption internationale notamment. NdEolas

lundi 28 avril 2014

Moi, Maxime F., 25 ans, greffier, passionné…

Par G.I. Max, un greffier (presque) idéal…


Je suis un greffier travaillant dans un service correctionnel, titulaire depuis peu, et comme le maître des lieux offre son blog comme tribune pour s’exprimer j’aimerais décrire ma (très brève) expérience. Partager des moments de vie du greffe, qui ont fait que si je suis en colère aujourd’hui, la passion (naissante) est restée intacte. Il y a 3 étapes dans la vie de greffier. La première c’est la découverte, celle où tout est possible, tout est émerveillement, des robes d’audiences au langage si particulier. C’est la période de scolarité puis de stages. Puis vient la routine, où s’installe le train-train quotidien, où les audiences deviennent notre lot quotidien et l’on n’y fait plus attention. Dans la majorité des cas, ça s’arrête là. Mais parfois un événement change la donne, le simple battement de cil d’une greffière en chef ou un mail anodin. Oui, parfois, un petit rien peu tout faire basculer. C’est cette histoire que je veux vous conter.

Épisode 1 : La découverte

Tous les fonctionnaires ont vécu la même chose. Chaque carrière commence par une liste. Une simple liste. Et un classement. Les réactions diffèrent. Certains se disent : « Ah bon, j’avais passé ce concours moi ? » quand d’autres fondent en larmes car c’est l’aboutissement de longues années d’études. Moi je n’étais ni dans l’une, ni dans l’autre situation. J’étais juste heureux d’avoir réussi un concours que je pensais avoir sérieusement loupé. A cause d’un oral où je ne fus pas des plus brillants, ayant confondu Perrault avec Pergaud (oui, c’est une honte, je sais).

Vient ensuite le temps de la scolarité. Quelques semaines à l’école, pour apprendre les bases de son futur métier. Puis quelques mois de stages en juridiction pour voir qu’en fait, ce n’est pas du tout ce que l’on a appris à l’école.

De ces stages, je retiendrai avant tout des rencontres magnifiques, des histoires touchantes aussi. Et pour bien commencer, à peine arrivée dans la boutique, le stage découverte, celui que l’on fait pendant 2 semaines, en tout, tout début de scolarité. Dès le premier jour, je me suis retrouvé dans le grand bain quand à midi, avec ma compagne d’infortune nous avons eu l’honneur de manger avec des stagiaires plus anciens (appelés aussi en juridiction « bébé greffier » ou « TéKiToi ») qui nous ont dépeint un tableau des plus horribles. « Les stages c’est l’enfer vous verrez ». « Et puis elle, c’est la pire, vous allez souffrir ». OK, je pleure tout de suite ou je peux finir mon steak frite ?

Mais plus le temps a passé et plus je me suis dit que ça n’était pas si mal. Alors certes, il y a eu des jours “plante verte”, où je suis resté dans mon coin, n’osant signaler ma présence. D’autres jours bouches trous, où j’ai fait le boulot que personne ne voulait (mais bon, c’est le métier qui rentre).

Et puis il y a cette audience au correctionnelle qui ne veut pas finir, la greffière qui reçoit un appel pendant la pause, personne ne peut aller chercher ses enfants à l’école, et ils sortent dans 10 minutes. Il reste une quinzaine de dossiers, on n’est pas sorti avant au moins 20 heures. Et dans son malheur elle me propose de m’en aller, parce que je suis en stage. « Heu, non je vais rester, si je peux t’aider ». Au final, elle aura trouvé quelqu’un et on aura fini à 21 heures. Parce que, oui, ça bosse dans les greffes, mine de rien.

En près de 7 mois, j’ai vu des collègues débordé(e)s, pour qui l’arrivée du TéKiToi était vécu comme une véritable bouée de sauvetage. J’ai d’ailleurs parfois craint d’être séquestré (c’est ça d’être un TéKiToi efficace). Mais j’ai aussi vu des collègues parler avec passion d’un métier qu’elles aiment. Et puis il y a aussi ces histoires, ce jeune homme en HO (hospitalisations d’office pour les non-initiés) qui craque en pleine audience et fait ressortir tout ce qu’il avait enfui en lui depuis de trop longues années, les regards qui se croisent avec la greffière, les larmes qui commencent à monter, et se dire qu’il faut se ressaisir. Ou alors cet enfant qui dans la confidence d’un cabinet du juge des enfants avoue qu’il préfère vivre avec son père, parce que maman elle ne lave jamais mes vêtements, que ça sent pas bon chez elle, lui qui réussit à nous faire rire en demandant comment on devient juge parce que ça doit être bien de pouvoir avoir un grand bureau. Bref, rapidement les stages sont finis et on choisit notre poste.

Épisode 2 : La routine

Pour moi, ça sera le service correctionnel d’un tribunal de province, en gros des audiences pénales. Le choix que je voulais, c’est parfait. Et puis avoir son propre bureau, il n’y a rien de mieux. Même si, comme on est le dernier arrivé, ce n’est pas le plus enviable des bureaux dont on hérite. Bref, après quelques semaines d’adaptation (et un retour express à l’école, pour revoir ses amis et, éventuellement être formé sur son futur poste) je suis complètement installé. Mes nouveaux collègues sont, pour certains devenus des amis. Et je commence même à former mes premiers stagiaires, dont certain(e)s nous abreuvent de questions.

Viens ensuite la première audience, celle qu’il faut prendre tout seul, comme un grand. Le réveil est difficile le matin, la nuit a été courte et les papillons qui volent et virevoltent dans le ventre, la gorge qui se serre plus les minutes avancent avant que le magistrat n’arrive et que les débats soient ouverts. Et puis plus les audiences s’enchaînent, moins on angoisse. Certes, il y a toujours un peu d’appréhension, mais la confiance s’installe peu à peu, et je prends le rythme.

Et la routine s’installe. Une audience, des jugements à « mettre en forme », à faire signer, puis l’audience à exécuter. Inlassablement. Il y a aussi le courrier à traiter. Et puis il y a les gens. Quand une audience finit à 22 heures, un justiciable resté jusqu’au bout, me dit : « Finalement, ça bosse les fonctionnaires ». Un jeune délinquant qui rentre avec ses amis (complices ?), dans le bureau et qui me dit qu’en fait je fais juste des copies et des tampons, c’est pourri comme boulot. Et l’un de ses amis qui lui dit : « T’es ouf ou quoi, ils font pleins d’autres choses, wesh le greffier, j’ai pas raison? ».

Après 6 mois d’apprentissage sur mon poste, arrive enfin le moment de la titularisation. Ça y est, je ne suis plus un bébé greffier, plus un TéKiToi. Je suis devenu un grand, l’espace d’un week-end seulement. Et la vie continue. Certaines audiences où l’on finit tard et les magistrats qui nous abandonnent à la fin, nous laissant seul avec les prévenus pour la plupart devenu condamnés à qui l’on doit remettre des papiers, faire signer des notifications, expliquer la peine ou sa mise en œuvre et les fameux droits fixe de procédure, et bien souvent écouter les reproches, si ce n’est les insultes, voir les menaces. Certaines histoires cocasses comme celle de ce voleur du dimanche qui se ballade en survêtement jaune fluo avec une grosse boite à outils orange flashy en plein jour pour voler des autoradio et qui ne comprend pas comment on a bien pu le reconnaître. D’autres beaucoup plus touchantes, comme celles de ce garçon qui a pris le volant et qui n’aurait pas dû, de l’alcool, une dispute avec sa petite amie, une vitre brisée, un virage un peu serré, un arbre et son meilleur ami à jamais envolé. Lui totalement effondré, et dans la salle d’audience, chacun retient ses larmes (ou pas d’ailleurs, une justiciable victime dans une autre affaire de l’audience éclate en sanglots) quand l’avocate de la défense lit la lettre d’excuse que le prévenu à écrit aux parents de la victime. Et la famille de ce jeune homme qu’il faut rassurer à la fin de l’audience, à qui il faut expliquer que non, votre fils n’ira pas en prison, la peine aménageable. Essayer de trouver les mots, alors qu’à 26 ans seulement, je ne sais pas vraiment quoi dire. Et leur souhaiter bonne chance pour la suite. Personne à qui raconter cette histoire, le soir, en rentrant dans mon petit appartement. Bref, le lot du quotidien.

Épisode 3 : Le changement

Depuis le début je savais que le ministère de la justice c’était pas vraiment le jackpot. Qui n’a pas vu à la fac que la France est 37ème sur les 43 pays du conseil de l’Europe en matière de budget de la justice, qui manque de moyens financiers et humains. Et puis mon père, qui, me demandant mon salaire me fait remarquer que j’ai le même indice que les contrôleurs des douanes, alors que j’ai été recruté à bac + 2 quand ces derniers le sont niveau bac. Et lorsque lors d’une rencontre avec des lycéens, un jeune me demande mon salaire. Et qu’il me répond : « Ouais, en fait c’est nul, genre tu dois faire de longues études pour être moins payé qu’un éboueur, moi je préfère arrêter l’école et ramasser des poubelles, en plus t’es dehors et pas enfermé dans un bureau »…

Alors oui, il aura suffit d’un mail en provenance d’Agen pour avoir envie de faire bouger les choses, pour se dire qu’il y en a marre de subir, qu’il faut se battre. Parce que bosser pendant 42 ans (jusqu’à 68 ans pour moi, au mieux) dans ces conditions, ça ne sera pas possible. Si certains font ce métier par défaut, ou en attendant mieux, d’autres le font avec passion, malgré les difficultés. C’est pour nous, pour eux, pour vous aussi, oui, vous qui nous lisez et qui subissez les conséquences. Les retards parce que l’on manque de temps, toujours, de matériel, parfois. Les délais qui se rallongent, les tribunaux qui s’éloignent et vos problèmes qui restent quelquefois sur le bord de la route, vous attendant à côté. C’est pour cette raison que je ferai grève le 29 avril. J’aime mon métier, et j’aimerai que l’on me le rende bien (enfin un peu, même pas beaucoup, mais un peu quoi…)…

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