Noooooooon ? Engrenages est une fiction ? Sans déc ?

Vous êtes arrivé sur cette page car je vous en ai envoyé le lien en réponse à une remarque que vous avez cru devoir me faire sur mes commentaires d’Engrenages, à savoir que vous ne compreniez pas que je critique cette série puisque c’est de la fiction.

Vous êtes curieusement nombreux à tenir ce propos qui je l’avoue me plonge dans des abîmes de perplexité.

Oui, Engrenages est une série. J’avais remarqué, le générique au début était un indice qui ne m’a pas échappé. Et alors ? À quoi sert d’énoncer une telle évidence ? C’est une fiction, donc on peut me servir n’importe quelle merde et je dois dire “miam” ? Ce n’est pas ma conception des séries télés. Si c’est la votre, quittez cette page, unfollowez-moi et allez vous éclater devant Joséphine Ange Gardien ou Navarro.

Engrenages nous est vendu depuis sa première saison comme une série réaliste. C’est la tagline, l’argument commercial rabâché à chaque promo : on a mis les moyens pour vous montrer la justice comme elle marche vraiment. Ça tombe bien, c’est ce que je fais sur ce blog depuis plus de 10 ans. Je suis ravi à l’idée d’avoir une série qui a un budget sérieux, tourne in situ et peut avoir l’effet pédagogique de certaines séries US qui font que les Français connaissent mieux le système judiciaire américain que le nôtre.

Mon problème avec cette série est qu’elle ne tient pas cette promesse. Au contraire. Elle tombe immanquablement dans le travers de toutes les créations françaises : si le scénariste a une idée mais qu’elle est difficile à faire coller avec la réalité, fuck la réalité, car “c’est une fiction”. Mais c’est contradictoire avec la promesse de réalisme.

Cette série a des partis-pris. Je ne les critique pas, ce sont des choix artistiques : elle méprise les avocats, et veut présenter un système où tout le monde est plus ou moins pourri et où les quelques idéalistes se font bouffer. C’est la base du roman noir. Mais ce n’est pas la réalité. Or non seulement cette série n’assume pas ces partis pris mais elle les nie en invoquant sans cesse le réalisme.

En tant que grand amateur de séries à titre personnel, je peste et j’enrage de voir que la France est incapable de faire une vraie série de qualité alors que Canal+ s’en était pourtant donné les moyens. La justice que je vois dans cette série réaliste n’est qu’un alignement de clichés, d’invraisemblances, avec des scénarios poussifs qui n’inspirent pas des acteurs qui interprètent des personnages vides et qu’on ne connait toujours pas après 5 saisons, et auxquels on ne peut donc s’attacher. Bon sang The Wire fait 5 saisons, et on connait les personnages comme si on avait grandi à Baltimore.

Le seul compliment qui me revient sur Audrey Fleurot, qui joue Joséphine Karlsson est qu’elle est très jolie. Fort bien. Mais son personnage, présenté comme une avocate brillante, traitée comme telle par tout le monde, ne monte jamais une stratégie judiciaire digne de ce nom, ne fait jamais de droit, plaide en alignant des banalités de comptoir, finit par foncer tête baissée à l’aveugle et s’en sort parce que les scénaristes en ont décidé ainsi. Les trois personnages policiers n’ont qu’une seule expression faciale depuis le début de la série (un mélange d’ennui et de faire la gueule).

Alors en tant que chaland déçu par une trop belle promesse, j’exprime mon mécontentement, avec humour et en faisant ce que la série ne fait pas : œuvre de pédagogie. Je pointe les erreurs et incohérences en expliquant comment est la réalité, la vraie, celle que je vis. J’aurais adoré avoir ça quand j’étais étudiant en droit, et beaucoup d’étudiants me font savoir qu’ils me lisent avec plaisir.

Ne venez pas me dire que je chicane. Je ne relève que les grosses erreurs, bourdes et invraisemblances. Je connais le palais et arrive à repérer aisément où sont les personnages dans divers plans. Je souris en voyant que leur trajet dans le palais est chaotique et insensé, mais je ne vais pas relever que le juge ne sort pas de son cabinet mais de la reprographie et ne va pas vers le bureau du président mais vers les chiottes. Je comprends que le tournage d’une série a ses impératifs et suis déjà ravi que le tournage ait pu avoir lieu dans le palais, même si on fait passer une chambre civile pour la chambre de l’instruction. On s’en fiche.

Par contre, quand la série, pour des besoins narratifs, fait passer une enquête de la garde à vue au procès en passant par une instruction avec expertise en un temps plus court que la campagne des élections au Conseil de l’Ordre, qui dure un mois, je ne laisse pas passer. La lenteur de la justice est une composante essentielle, une préoccupation centrale et quotidienne et un élément de choix stratégique. La passer à l’as revient à donner une image totalement fausse de la justice. Ce qui pour une série criant au réalisme n’est pas sérieux. Ou quand les audiences sont mises en scène à l’américaine (les avocats mènent les débats, pas les juges) parce que ça passe mieux comme ça, du moins c’est ce que les spectateurs ont l’habitude de voir. Ou quand on montre que tout se joue par petits arrangements pas-vu-pas pris, ce qui est faux et donne une fausse image de la justice. Le faux est-il réaliste ?

Et en tant que simple spectateur maintenant, je critique des scénarios indigents sans cohérence d’une saison à l’autre, des personnages vides et creux pour devenir ce qu’on veut qu’ils soient à la saison suivante, quand ils ne sont pas caricaturaux, et un vrai défaut de sens narratif avec un rythme bien trop lent (étaler une enquête sur 12 épisodes de 52mn, c’est forcément chiant, faut remplir). Engrenages est la meilleure série judiciaire française. Elle n’est pas bonne pour autant. Et ça me frustre. Mais heureusement j’ai beaucoup de followers sur Twitter, alors on s’amuse ensemble. Quant aux quelques nigauds qui disent “méééé sé une fiction lol”, ils atterrissent ici.

Bienvenue.