Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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L'autre 10e chambre


J'ai déjà parlé ici du documentaire de Raymond Depardon, la 10e chambre.

Mais il y en a une autre.

La 10e chambre de la cour d'appel traite les appels correctionnels en matière de délinquance organisée. En fait, beaucoup de dossiers qui lui sont soumis relèvent de la déliquance ordinaire : violences volontaires, vols, agressions sexuelles. Il y a une masse de dossiers à traiter, et la 10e est mise à contribution. Ce sont les dossiers les plus graves qui sont pour elle.

Cela fait deux ans maintenant, peut être plus, qu'un double box a été installé, clos par des parois de verre épais. Seul un insterstice de 20cm subsiste entre la partie basse du box, en bois, et la paroi de verre.

L'avocat ou l'interprète souhaitant parler avec son client durant l'audience doit donc se prosterner devant lui pour lui glisser quelques mots par cet interstice. Sachant que devant ces box ont été installés des tables et des chaises fixées au sol, pour les avocats. Cela fait longtemps que les avocats demandent la suppression de cette vitre ou au moins qu'elle soit coupée pour faciliter la communication avec les avocats. En vain jusqu'à présent.

J'ai ressenti un intense sentiment de tristesse il y a quelques jours, en contemplant ce lamentable spectacle. Trois détenus nigérians sont amenés, pour un délibéré. Ils sont poursuivis pour association de malfaiteurs et proxénétisme aggravé. Une interprète en anglais, âgée de la cinquantaine, assure la traduction. Elle cavale de travée en travées, évitant les sacoches et mallettes des autres avocats (Mais qui donc a laissé trainer un casque de vélo sur une chaise ?) se plie à quatre vingt dix degrée pour murmurer dans l'interstice les éléments débités par le président.

Les prévenus sont relaxés du délit d'association de malfaiteur. Ils sont déclarés coupables de proxénétisme aggravé. En répression, ils sont tous condamnés à 5 ans de prison ferme et une interdiction définitive du territoire français, ce qu'avait prononcé le tribunal.

Le premier pose une question :  pourquoi, alors qu'une des charges est abandonnée, sont-ils condamnés à la même peine ?

La réponse est laconique : pour proxénétisme aggravé, la peine encourue est de 10 ans, la cour peut donc condamner à 5 ans pour ce seul délit. Le prévenu n'a pas l'air convaincu par le raisonnement.

Une autre question s'élève : l'un des prévenus a un enfant en France, comment pourra-t-il le voir s'il est interdit à vie du territoire.

Réponse de la cour : les conseillers haussent les épaules et écartent les bars dans un geste d'impuissance. C'est comme ça, voilà tout.

Les avocats des prévenus ne sont pas là. Aucun parmi ceux de la dizaine de prévenus n'a fait le déplacement. Ca sent l'aide juridictionnelle. C'est donc l'interprète qui va se casser le dos de travée en travée pour expliquer aux prévenus pliés en deux le sens de la peine et répondre comme elle peut aux questions, sa réponse la plus fréquente étant "I don't know, I'm not  lawyer" ou "Ask your lawyer". Le président s'énerve, il a plein de dossiers en attente, il ordonne à l'escorte d'emporter les prévenus, en s'exclamant que l'interprète n'a pas à répondre aux questions mais seulement traduire les propos de la Cour.

Au revoir, Messieurs. Allez raconter là bas comment est la justice d'un grand pays occidental civilisé.


Commentaires

1. Le vendredi 3 décembre 2004 à 13:51 par lmpo

C'est effectivement lamentable...

Quant à "Ca sent l'aide juridictionnelle", ça me rappelle ces audiences de comparutions immédiates où les confrères qui avaient demandé un renvoi à la dernière audience ne sont pas là, ne sont jamais allés voir leur client en prison, mais surtout n'ont pas prévenu le confrère de garde.

Quant aux interprètes, que peut-on faire quand suite à un mandat de dépôt on doit communiquer en prison avec un prévenu parlant indien en vue de l'audience de renvoi ?

2. Le vendredi 3 décembre 2004 à 14:06 par Emmanuel

Questions naïves : pourquoi l'audience se poursuit-elle après le prononcé du jugement? Est-il courant que les prévenus posent des questions à la cour après le jugement? Celle-ci y répond-elle, en général? Doit-elle le faire?

Questions idiotes : sur un dossier comme celui-ci, y a-t-il des possibilités sérieuses de recours soit sur la base d'une violation du code de procédure pénale ou bien de la Convention européenne des droits de l'homme? Ou bien le juge de cassation (ou le juge européen) estimerait-il qu'il s'agit là d'un point de détail qui n'affecte pas substantiellement les droits de la défense?

3. Le vendredi 3 décembre 2004 à 14:40 par lmpo

Pour répondre à Emmanuel, les audiences commencent toujours par le prononcé des jugements (s'il y en a), que l'on appelle "délibéré".

Lorsque les prévenus s'adressent à la Cour ou au Tribunal après le jugement, c'est soit pour comprendre la peine qui vient d'être prononcée, soit pour insulter les magistrats...
Le Tribunal ou la Cour n'est jamais obligé de répondre aux questions.
Aucune possibilité de recours à mon sens, car il ne relève que de la responsabilité et de la déontologie de l'avocat d'expliquer à son client le sens de la décision, ainsi que les voies de recours et leur opportunité...

4. Le vendredi 3 décembre 2004 à 18:44 par Paxatagore

Le TGI de Bordeaux, confronté à la même situation de vitre blindée empêchant la communication avec un avocat a décidé que ce n'était pas compatible avec la convention européenne des droits de l'homme. Je ne me souviens plus les conséquences qu'il en a tiré (renvoi ou annulation de la procédure).

5. Le lundi 3 janvier 2005 à 20:26 par Louis

Je me souviens de l'hygiaphone...

6. Le lundi 3 janvier 2005 à 20:27 par re louis

www.hygiaphone.com/

7. Le lundi 12 septembre 2005 à 18:21 par David

si je puis me permettre : c'est facile de jouer au justicier ensuite sur un blog, mais pourquoi ne pas être intervenu sur place ?

dans une entreprise ca arrive de dire au boss qu'il dit une connerie. on se fait pas virer pour ca. on peut se faire mal voir, mais aussi respecter.
est-ce que la justice est une structure si autocratique que la critique y est exclue ?
quand je vous lis, où les jugements dépendent du "style" du président, ca fait peur.
plus aucune entreprise n'oserait être gérée selon ce paternalisme.

la justice du Droit, ou la justice des Hommes ?


Si je puis me permettre, c'est facile de jouer les donneurs de lleçon en commentaire. Intervenir ? Quelle bonne idée. Comment ? De quel droit aurais-je demandé au président de différer son audience et de retenir l'escorte pour que j'explique le sens de la codnamnation à ces prévenus dont je ne suis pas l'avocat ? L'avocat ne tire son pouvoir que du mandat de son client, le fameux mandat ad litem. Aucun de ces prévenus ne m'a demandé d'être son défenseur. Plus encore, ils en avaient déjà eux même déjà un, et je n'ai pas le droit de remplacer d'autorité un confrère. J'étais réduit au rôle de témoin impuissant. Impuissant, d'où ma tristesse. Témoin, d'où ce billet. Si vous auriez préféré que cette histoire soit passée sous silence pour apaiser votre conscience, ne lisez pas mon blog, mais ne venez pas vous en prendre à moi.

Pour vos autres questions : oui, les audiences dépendent du style du président. Oui, ça fait peur, quand on est en charge de la défense. Non, ce n'est pas du paternalisme. Si, les entreprises dépendent encore beaucoup de la personnalité des dirigeants, cadres et chefs de service. Et justice des hommes, bien sûr, pas justice du droit, le droit étant une science bien incapable de s'auto-suffire. Le bonsoir.

Eolas

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