Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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Réflexions désabusées d'un juge d'instance

Par Truffe, juge d'instance


Je suis devenu juge parce que j'ai voulu mettre ma pierre dans l'édifice, pour permettre au faible de faire entendre ses droits, ne pas laisser la loi du plus fort s'installer, ramener un équilibre entre les parties.

Je crois en l'idée d'une justice accessible à tous, égaux devant la loi, à une justice rendue sans arrière pensée, à des juges impartiaux.

Aujourd'hui, ce en quoi je crois s'effondre comme un jeu de cartes.

Je suis dans un tribunal qui va disparaître. A titre personnel, je ne vais pas en souffrir : que je fasse mon trajet dans un sens ou dans un autre pour m'y rendre le matin, cela a peu d'importance, mais pour nos justiciables, il n'en est pas de même.

Dans un tribunal d'instance, on se défend sans avocat et souvent pour des petits montants.

Cela sera il encore envisageable de réclamer un paiement pour 150 euros quand il faudra faire 50 minutes de route en hiver en rase campagne et autant au retour pour, peut être, plusieurs audiences ? on y réfléchira à deux fois ...

Comment feront les personnes placées sous mesure de protection (tutelle, curatelle) dont les ressources tiennent souvent plus du RMI[1]. ou de l'AAH[2] que de la grosse fortune et qui bien souvent n'ont pas de permis et de véhicule pour rencontrer le juge ?

On nous répond qu'on tiendra des audiences foraines[3]...Peut-être en théorie, mais à l'heure où à effectifs constants, on se retrouve à devoir mettre en application la réforme des tutelles[4] et ré-auditionner ainsi tous les 5 ans tous les majeurs protégés, moi, je ne pourrai me permettre le luxe d'aller consacrer une après midi par semaine dans une salle de mairie.

On nous répond aussi qu'ils peuvent bien se déplacer dans certaines grandes enseignes suédoises, alors ils pourront bien faire l'effort de venir au tribunal...j'ai un gros doute que ceux qui nous disent cela aient déjà foulé le sol de ladite grande enseigne, ou alors, ils ne savent pas à quoi ressemble une personne sous tutelle, car moi, je n'y ai jamais croisé aucun majeur protégé de ma connaissance.

Comment feront ces gens surendettés qui viennent aux audiences de rétablissement personnel expliquer pourquoi ils ne parviennent plus à joindre les deux bouts et qui la plupart du temps sont soit venus à pied, soit par les transports en commun. Par manque de personnel, ils n'ont pas eu la chance de rencontrer quelqu'un à la Commission de la Banque de France qui a statué "sur pièces" et pour la première fois, ils rencontrent un juge auquel ils vont pouvoir expliquer leur situation, poser leurs questions et comprendre à quelle sauce ils vont être mangés...ce temps sera bientôt révolu.

Nul doute en tout cas sur une chose, je vais y gagner en temps d'audience : des audiences civiles avec moins de dossiers (moins de petites sommes en jeu en tous cas), des audiences de saisies des rémunérations auxquelles les débiteurs ne pourront plus avoir le luxe de se présenter, moins de tentatives de conciliation (difficile avec des absents), moins de déficients mentaux sous tutelle qui viendront demander des explications ou tout simplement exprimer leur état d'esprit au greffier...

Avec cette nouvelle version de la justice, je ne m'inquiète plus trop de n'être que 8000 pour réussir à faire tourner la boutique...

Une certaine maxime d'un certain La Fontaine ne disait elle pas déjà « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour ...».

Nous sommes 4 siècles après et, dans le pays des droits de l'Homme, ce brave Jean est plus que jamais d'actualité...

Quel gâchis !

Notes

[1] Revenu Minimum d'Insertion. Une sorte de RSA en moins bien, mais financé, lui. Pour 2008 : 447,91 EUR mensuels pour une personne seule, 671,87 EUR pour un couple. NdEolas.

[2] Allocation Adulte Handicapé : complément de revenus pour atteindre 652,60 EUR mensuels, déduction faite des salaires, pensions d'invalidité, rentes d'accident du travail, etc. NdEolas.

[3] Des audiences foraines sont des audiences qui se tiennent dans des locaux autres que le tribunal habituel : salle municipale, locaux administratifs, etc. Une grande part des anciens TI fermés sont censés recevoir des audiences foraines, ce qui exclut que ces locaux soient cédés. Bref, avec la réforme de la carte judiciaire, on va entretenir des locaux vides la plupart du temps. NdEolas

[4] Loi n° 2007-308 du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs, qui entre en vigueur le 1er janvier 2009. NdEolas

Commentaires

1. Le jeudi 23 octobre 2008 à 11:38 par Herbie

Votre billet me rappelle l'édito de Christophe Barbier au sujet "du tribunal qui créée le contentieux".

Assurément, quand on regardera les chiffres après la disparition de votre TI, et d'autres, on vantera les mérites du nouveau système qui a su mieux traiter la demande judiciaire, et preuve à l'appui, on montrera le nombre de dossiers en baisse.

Sauf qu'ils auront simplement fait disparaître la vraie justice de proximité.

Pour rappel : www.maitre-eolas.fr/2007/...
A mon avis il faut s'en rappeler, car on finira bien par nous le resservir, je le sens.

2. Le jeudi 23 octobre 2008 à 13:02 par voixlibre

bonjour
votre témoignage simple démontre s'il en est besoin que l'égalité en droit est un tres beau concept mais battu en brèche par les inégalités sociales
un jour peut être les Français se réveilleront et seront plus solidaires j'ai la faiblesse ou la naiveté de le croire en tout cas de l'espérer
bon courage et merci de votre sincérité

3. Le jeudi 23 octobre 2008 à 22:42 par take me haha

le gâchis , vous en êtes l'acteur principal .

4. Le vendredi 24 octobre 2008 à 11:22 par Jacky

Aveu liminaire : je ne suis pas magistrat. Ni avocat, contrairement à nombre de mes collègues, professeurs de droit. Depuis plus de 20 ans, le justice et le fonctionnement des appareils judiciaires est mon principal intérêt, à travers les activités d'un centre de recherche qui est considéré comme assez sérieux pour être rattaché au CNRS. Pas plus tard qu'hier, et dans le cadre d'une étude de "terrain" faite par ce centre, une journée de débats avec des juges de proximité, des juges d'instance, des avocats, des représentants d'association de magistrats (juges de proximité, spécialement). Dans la France profonde, pas très loin du massif Central. Intéressant, instructif, et plus encore. L'écart abyssal entre les déclarations d'intention des réformes, et le résultat produit, vécu, par des femmes et des hommes qui disent leur manque de moyens, leurs efforts pour comprendre, aider, un justiciable sans avocat, dans le cadre d'une procédure orale censée incarner la proximité, et qui en réalité est pour lui lourde de pièges. Un président de TGI - qui va récupérer le petit TGI voisin voué à la disparition - expliquant comment il essaie de faire avancer les choses (ex. : supprimer l'appel des causes par une meilleure gestion des affaires), les résistances rencontrées, et parfois un brin de découragement. Un sentiment diffus de "ras le bol" à l'égard du discours tant de fois repris sur la "supériorité des modes alternatifs de traitement des conflits". L'impression de vider la mer à la petite cuillère.
Une image de la "petite" justice civile aujourd'hui, bien loin des lumières médiatiques, mais bien près d'une absence de considération par le ministère (c'est un luxe devenu insupportable d'occuper un juge juriste, professionnel, ayant bac ++++, à l'examen de "petits litiges" - moyenne des demandes devant les juges de proximité : moins de 1000 euros.......).
Alors oui, bien que n'appartenant pas au monde judiciaire, mais parce que j'aime la procédure, parce que je m'intéresse à tout ce que l'on peut savoir de la pratique, qui a beaucoup de choses à dire, parce que j'intègre dans mes cours ces informations sans lesquelles on ne peut pas, je crois, tenter de former correctement des étudiants, je soutiens, de ma petite place, la colère des magistrats. Les "petits pois" peuvent être à bout. Le respect de la justice est fondamental dans un système qui se veut un Etat de droit. Que l'autorité supérieure à la tête de l'appareil montre mépris et autoristarisme, convoque, renvoie, etc, c'est un bien mauvais signal envoyé aux citoyens. Un tort causé au système tout entier.

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