Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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[Journée d'action des magistrats administratifs] Considérations sur une réforme

Par Léopold, juge administratif


La réforme engagée par Conseil d'État, qui est également notre gestionnaire et celui de la justice administrative, a pour objectif, certes imprtant, d'améliorer les délais de jugement : seulement pour cela il supprime le rapporteur public sur les contentieux dits de masse tels que notamment le contentieux des OQTF et celui des retraits de points ( mais la liste n'est pas encore arrêtée) : autrement dit, et en particulier pour le contentieux des étrangers où sont en jeu des droits fondamentaux et où les risques d'arbitraires de l'administration sont très grands, compte tenu de la pression statistique pesant sur le ministère de l'immigration, notre gestionnaire a décidé de faire sauter le “ goulet d'étranglement” que constitue le rapporteur public, lequel entraverait le travail des rapporteurs[1].



L'explication voire la justification est que le rapporteur public perdrait son temps dans ces dossiers qui ne présenteraient aucune difficultés juridiques.



Or il est inexact de dire qu'il s'agit essentiellement d'un contentieux juridiquement simple[2].



il est aussi inexact de considérer que le rapporteur public n'a qu'à se prononcer sur des questions de droit, à l'exclusion des questions de fait ; mais il s'agit peut-être d'une déformation de notre gestionnaire qui est en même temps juge suprême et qui n'a en effet que peu à connaître de ces questions de faits en cassation[3].



Ensuite, la réforme proposée est en réalité un véritable bricolage puiqu'il appartient au rapporteur public de décider s'il conclura ou non sur les dossiers étrangers (et les retraits de points de permis de conduire), ou la subjectivité du rapporteur public comme garantie de la qualité d'une bonne justice.



En fait, la pression statistique aboutira en réalité à ce que les rapporteurs inscrivent[4] beaucoup de dossiers de contentieux concernant les étrangers et à ce qu'on demande au rapporteur public de ne pas conclure sur ces dossiers pour ne pas entraver la bonne marche de la justice.



Les rapporteurs inscriront beaucoup plus de dossiers en sous-traitant les dossiers à des assistants de justice (et ou des contractuels qu'il est envisagé, dans la réforme, d'engager) : autrement dit, nous aurons un très grand nombre de dossiers étrangers traités en réalité par les seuls assistants de justice ; en appel, ces dossiers pourront être rejetés par ordonnances préparées également par des assistants de justice : la réforme prévoit en effet le rejet par ordonnance en matière d'OQTF, lorsque la requête est manifestement insusceptible d'entraîner l'infirmation de la décision attaquée ; on peut s'intérroger légitimement sur l'effectivité de l'article 6§1 de la convention européenne des droits de l'homme[5] dans cette hypothèse.



Il serait bon que cette réforme soit débattue à l'extérieur de la juridiction administrative : en effet, en interne, nous avons un gestionnaire[6] qui prépare les réformes, qui les examine ensuite pour les mesures qui doivent être prises en CE[7], puis juge de leur application en qualité de cour suprême, enfin juge de ceux qui les appliquent puisqu'il est le gestionnaire et le juge des juges[8].

La justice administrative a, jusqu'à présent, pu être considérée par les justiciables comme un rempart efficace contre l'arbitraire de la puissance publique : je crains que le fonctionnement de cette justice, au moins pour les justiciables dont le contentieux a la malchance de relever des contentieux dits de masse[9], fasse que celle-ci serve de plus en plus à évacuer des dossiers et de moins en moins à rendre la justice.

Notes

[1] Des conseillers rapporteurs, c'est à dire de celui des trois juges chargés de préparer le dossier, le présenter à l'audience à ses collègues et de mener ladite audience.

[2] Je confirme.

[3] Le pourvoi en cassation ne porte en effet que sur l'application des règles de droit. Les questions de faits (c'est à dire de preuve de la réalité de tel ou tel fait déterminant dans la solution à apporter) sont fixés par la décision frappée de pourvoi.

[4] Traitent, en jargon du contentieux administratif.

[5] Garantissant à chacun le droit de voir sa cause examinée dans un délai raisonnable par un juge impartial dans un procès équitable. La France est vice-championne d'Europe des condamnations pour violation de cet article.

[6] Le Conseil d'État, gestionnaire de la carrière des juges administratifs.

[7] Les décrets dits en Conseil d'État doivent obligatoirement être soumis pour avis à la section administrative du Conseil d'État.

[8] Le Conseil d'État est également juge disciplinaire et du mérite des juges administratifs.

[9] Étrangers et retraits des points de permis, pour l'essentiel.

Commentaires

1. Le jeudi 4 juin 2009 à 12:52 par Jojo

Le culte de la statistique est la négation de la justice. Ce dont les juges judiciaires ont été les témoins impuissants depuis plus de trente ans (en trente ans de fonctions, je n'ai jamais connu de situation satisfaisante), les juges administratifs le vivent également. Cela n'a rien de consolant. La pénurie constante de moyens conduit à rechercher en permanence des solutions pour améliorer le rendement. Malheureusement, c'est toujours au détriment de la qualité de la justice. C'est ainsi que l'image de la justice judiciaire s'est progressivement dégradée pour en arriver à la situation peu glorieuse dans laquelle elle est aujourd'hui. Espérons que les juges administratifs sauront mieux se défendre !

2. Le jeudi 4 juin 2009 à 15:55 par ceriselibertaire

J'apprends que l'on dit aussi bien (et même mieux) goulet que goulot (L'expression fait référence à « goulet », terme de marine qui désigne un passage étroit à l'entrée d'une rade. Elle est souvent transformée en « goulot d'étranglement » par référence au goulot resserré d'une bouteille)

On dit bien (voire mieux) boulet que boulot.

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