Journal d'un avocat

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[Journée d'action des magistrats administratifs] Sudoku pendant que le rapporteur public parle

Par Granite Porphyroïde[1] , juge administratif


Me Eolas nous a proposé d’expliquer pourquoi nous ne remplissons pas des feuilles de Sudoku pendant que le rapporteur public parle. Je suis bien ennuyé pour répondre, car cette question renvoie à celle de l’utilité de l’audience dans un procès administratif, qui est faible à mon avis. Une présentation des acteurs est d’abord nécessaire.

Dans une chambre de tribunal administratif, il existe trois fonctions :
- le rapporteur, qui instruit les affaires, les enrôle à une audience[2] prépare une note analysant le bien fondé de la requête et rédige un projet de jugement ;
- le rapporteur public, qui présente des conclusions à l’audience sur le sens de la décision que devrait prendre, selon lui, le tribunal ;
- le président de la chambre, qui « révise » toutes les affaires.

Il y a en général deux rapporteurs par chambre. Ce sont eux qui détermine la productivité de la chambre, puisque ce sont eux qui décident quelles affaires enrôler.

Avant l’audience (entre 3 jours et une semaine avant) a lieu ce que l’on appelle une séance d’instruction (ou pré-délibéré et vous allez vite comprendre pourquoi). Lors de cette séance d’instruction, le rapporteur présente chacune de ses affaires, successivement mises en discussion. Son point de vue est notamment confronté à celui du rapporteur public (qui a déjà préparé ses conclusions en général, l’audience est une redite), ainsi qu’à celui du président.

Une curiosité : les trois personnes qui ont étudié le dossier (rapporteur, rapporteur public, président) ne sont pas les trois personnes qui délibéreront en fin de compte. Le rapporteur public n’a pas voix délibérative, et n’assiste d’ailleurs plus au délibéré.

Les trois personnes qui jugeront sont le rapporteur de l’affaire, le président de la chambre, et l’autre rapporteur, qui fait alors fonction d’assesseur, mot flatteur pour ne pas dire plante verte. Même avec la meilleure volonté du monde, il est parfois difficile de se faire une opinion sur un dossier que l’on n’a pas étudié, d’autant que les affaires qui passent devant la juridiction administrative sont généralement techniques, et qu’une audience peut être chargée. Pourtant, en cas de désaccord, c’est l’assesseur qui fera le partage, sachant qu’il peut être « mal vu » de « mettre en minorité » le président, c’est à dire de voter dans le sens contraire au sien. Certains présidents ne le supportent d’ailleurs pas ; certains assesseurs ne s’y exposent de toute façon pas.

Lors de la séance d’instruction une majorité sur une solution se dégage généralement. Il peut arriver aussi que l’on manque d’éléments pour décider. Dans ce cas, le juge peut faire une mesure d’instruction pour obtenir les éléments manquants. Mais, cela reporte bien souvent l’audience. Il peut aussi arriver qu’il n’y ait pas de majorité, notamment parce que la solution n’est pas nécessairement binaire (genre coupable / non coupable). Dans ce cas, la solution sera adoptée après l’audience, lors du délibéré.

Cependant, dans 90% des cas, une majorité est trouvée. Il peut y avoir encore des incertitudes sur la rédaction du jugement ou la manière de répondre à certains moyens. Mais le sens de la décision (annulation / rejet / condamnation à verser une indemnité) est acquis.

Dans ces conditions, l’audience ne sert pas à grand chose. Le sort du requérant est scellé mais l’on rend la justice dans les formes convenues.

Il n’y a rien de choquant à cela si l’on sait que la procédure est uniquement écrite. Ce qui veut dire que le requérant ne peut invoquer à l’audience de moyens nouveaux ou de faits nouveaux. Il peut simplement nous éclairer sur certains aspects du dossier. Mais, encore une fois, le contentieux administratif étant très technique, le factuel a peu d’importance. Cela ne veut pas dire que l’audience soit toujours inutile.

Il arrive (rarement) qu’elle fasse changer d’avis la formation de jugement[3]. En contentieux des étrangers, et surtout dans les contentieux d’urgence (référé, reconduites à la frontière) où la procédure est orale, l’audience a une réelle utilité. Pour le reste, c’est marginal.

Et pourtant, une succession de réforme a conduit à « dynamiser » l’audience. Le requérant a pu avoir à l’avance le sens des conclusions du rapporteur public pour pouvoir préparer ses arguments. Il peut envoyer une note en délibéré à la formation de jugement, après l’audience, pour attirer son attention sur tel ou tel point. Il peut désormais répondre au rapporteur public à l’audience, ce qui n’était pas le cas avant.

C’est salutaire mais le principe de la procédure écrite n’a pas été remis en cause. On est resté au milieu du gué : une importance nouvelle est accordée à l’audience, mais sans que cela change grand chose dans le traitement des dossiers. Dès avant l’audience, l’affaire est juridiquement figée. Dans ces conditions, l’audience s’apparente souvent à une pièce de théâtre, jouée pour le bénéfice des requérants, mais dont les principaux acteurs connaissent le texte à l’avance. Et si, malgré tout, on ne remplit pas des feuilles de sudoku pendant que le rapporteur public parle, c’est par respect du requérant.

Notes

[1] Le granite porphyroïde est un granite qui a en son sein des filons de porphyre, une roche magmatique filonienne, qui présente des grands cristaux de feldspath noyés dans une pâte aphanitique, faisant partie du groupe des andésites se présente essentiellement sous deux grandes formes : porphyre rouge antique, une andésite à faciès paléovolcanique dont les feldspaths et la pâte sont colorés par de l'épidote rose (piémontite), et le porphyre vert antique qui est une andésite à faciès paléovolcanique à pâte vert foncé, et à de nombreux grands cristaux de labradorite pseudomorphosés par de l'épidote vert pistache. Mentionnons aussi le porphyre bleu antique aussi appelé Estérellite. Le granit porphyroïde, tout particulièrement celui des Vosges (sous forme solide à Gerardmer et la Bresse, ou altéré et décomposé à Bains ou à Plombières), très utilisé au début du siècle dernier pour paver les villes, est très connu des étudiants en droit, pour son apport à la répartition du contentieux des contrats administratifs entre la juridictions administrative et la juridiction judiciaire.

[2] Non, il ne fait pas signer un contrat de 12 ans dans la Légion étrangères aux requérants pour se débarrasser d'eux. Enrôler veut dire inscrit au rôle, qui est le nom donné à la liste des affaires qui vont être examinée à une audience déterminée. Le terme de rôle a la même racine que rouleau : autrefois, on écrivait les listes et longs textes sur des rouleaux de parchemin, un peu comme les Sifrei Torah des synagogues. C'est de là que vient le terme enroler dans l'armée (le nom du soldat était inscrit au rôle du régiment, la liste qui servait à payer la solde) et le rôle du comédien, qui apprenait son texte sur des rouleaux manuscrits.

[3] Je confirme, ça m'est arrivé.Ce jour là, on sait qu'on a bien gagné ses honoraires de présence à l'audience.

Commentaires

1. Le jeudi 4 juin 2009 à 09:15 par JF

Si je puis me permettre, votre définition du granite (avec un E à la fin) porphyroïde est géologiquement parlant de la plus haute fantaisie. Si un de mes étudiants me pondait un truc pareil, il aurait une sale note...

Parole de géologue...

Eolas:
Je transmets à vos collègues auteurs de cette définition.

2. Le jeudi 4 juin 2009 à 12:24 par Le_Pompiste

J'ai un peu la même réaction que le géologue précédent. Mes lointaines études rangeaient le "Porphyre" dans la catégorie des appellations non contrôlées. En gros, il s'agit de roches à gros cristaux, quelle qu'en soit l'origine, et le terme n'est guère employé que par les archéologues pour les statues antiques.

3. Le jeudi 4 juin 2009 à 14:44 par Le_Pompiste

Vérification faite, mieux vaut la définition d'Encarta que celle de Wikipedia.

Wikipedia c'est comme les blogs : des fois il y a un peu n'importe quoi.
Euh bon je quitte, j'ai un truc pressé....

4. Le jeudi 4 juin 2009 à 18:51 par Julie

Eh bien moi, je n'ai rien compris à la note, sauf la partie sur le pavage. La question de la définition ayant été réglée par mes honorables prédecesseurs, le Maître de ces leiux pourrait-il nous éclairer sur les dernières lignes concernant le rapport au droit? (je suis une mékeskidit)

5. Le jeudi 4 juin 2009 à 23:50 par robin hood

hier encore je me disais il y a de ces arrêts connu dont on ne sait pas d'ou sort le nom. Maintenant je saurai que dans les vosges les granites porphyroides sont telles que vous nous le décrivez.

Merci à vous Vosgien travaillant des dans les carrières "administratives".

6. Le lundi 8 juin 2009 à 01:48 par Cuecky

En tout cas le pseudo du juge moi je l'ai trouvé marrant et ça prouve bien que je m'en rappelle de cet arrêt maudit...

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