Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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Qui suis-je ou vais-je et dans quel état j'erre ?

Par Petit Pois, substitut


Depuis huit ans, je suis une petite main de la Justice pénale. Substitut du procureur dans une ville moyenne du sud de la France qui figure régulièrement au bas des hit-parades des villes criminogènes comme on dit dans les gazettes, je tente, à mon petit niveau et avec mes petits moyens d'apporter une réponse à une délinquance de masse que ni moi, ni mes collègues, ni la police, aussi nombreuse et équipée soit elle, n'endiguerons pas. C'est la délinquance de la misère et du malaise social. Eh oui, dans le sud on a du soleil, mais contrairement à ce que chantait Aznavour, la misère n'est pas moins pénible au soleil.

La misère elle est aussi dans mon tribunal, comme dans tous ceux que j'ai fréquentés jusqu'ici : plein comme un oeuf, des cartons d'archives jusque dans les couloirs. Dans les réunions auxquelles j'assiste à la Mairie, à la préfecture, on me demande les coordonnées de mon secrétariat et je suis obligé d'expliquer que ma secrétaire, c'est ma main droite parce qu'il n'y a que le procureur qui a une secrétaire.

Mais ça, ce n'est pas le problème. Quand j'ai passé le concours d'entrée dans la magistrature, le budget de la Justice était déjà parmi les derniers d'Europe et, comme la plupart de mes collègues, je n'ai pas décidé de devenir magistrat pour m'enrichir, simplement pour essayer d'être utile. Utile à ces victimes dont parle si souvent Rachida Dati mais que, contrairement à elle, je croise tous les jours dans les salles d'audience. Utile à la société en essayant de trouver dans l'arsenal législatif les moyens d'éviter que l'auteur d'une infraction en commette une autre. Utile à mon prochain en essayant de contribuer à lui permettre de vivre en sécurité dans la même ville que moi.

Pendant la moitié de ma carrière, j'ai été substitut des mineurs. Parce que c'est usant, qu'il faut beaucoup de patience pour ne pas mettre des claques, aux mineurs parfois, à leurs parents souvent, c'est un contentieux dont les anciens se débarassent souvent au profit des jeunes magistrats. J'ai croisé beaucoup de gamins paumés, laissés à eux même par des parents absents ou inexistants, d'autres qui reproduisaient dans la rue la violence de la maison, quelques uns qui relevaient déjà plus du psy que du juge et beaucoup qui avaient besoin qu'on leur donne un cadre, qu'on jugule une crise d'adolescence.

J'en ai fait envoyer en prison, comme ma collègue de SARREGUEMINES, et je ne le regrette pas parce qu'à un instant T, dans la vie d'un adolescent qui accumule les actes de délinquance c'est quelque chose qui peut avoir un sens. Un sens parce que ce n'était pas une décision prise à la légère. Parce qu'avant de demander qu'on les emprisonne j'avais demandé qu'on les condamne à de la prison avec sursis, le plus souvent avec une mise à l'épreuve, pour qu'on leur donne ce cadre qui leur manquait. je les ai prévenus, d'audience en audience, que, s'ils recommençaient, la prison les attendrait et que je n'hésiterais pas à les y envoyer. Et l'enseignement essentiel de quatre ans au parquet des mineurs, c'est qu'il ne faut jamais avoir de paroles en l'air. Ma ministre n'a pas dû rester assez longtemps au parquet pour retenir cette leçon. Tous ces gamins dont j'ai requis l'emprisonnement, savaient pourquoi je le demandais et s'ils étaient peut être étonnés de s'apercevoir que ça tombait, ils savaient pourquoi ça tombait.

Puis vint l'ère des injonctions paradoxales. Ca a commencé par une loi sur les peines plancher qui ne m'a pas dérangé parce qu'elle permet aussi de déroger au plancher quand la situation l'exigeait, bref de faire du sur mesure éclairé et pas du prêt-à-condamner aveugle. Alors, légaliste, j'ai appliqué cette loi, TOUTE cette Loi. Puis on a commencé à fliquer l'application des peines plancher, à nous faire remplir une fiche pour chaque condamnation pour alimenter les stastistiques du Ministère. Sur cette fiche, il n'y avait pas de case pour expliquer pourquoi il était juste, et parfaitement légal, de prononcer une peine inférieure au plancher en raison des faits ou de la personnalité de l'auteur. Parce qu'il faut vous dire que, tant qu'ils ne se suicident pas, les mineurs (et les majeurs) dans les prisons, place Vendôme on s'en contre fiche. Ce ne sont que des statistiques.

Comme ces statistiques étaient trop hautes, et que nos prisons sont dans le même état d'indigence et d'indécence que nos palais de Justice, on nous a ensuite vanté les mérites des alternatives à l'incarcération... Magnifique mais pour ça il faut des hommes pour suivre les condamnés en semi-liberté, des bracelets électroniques qui coutent cher, quand ils marchent. Et malgré tout son entregent, notre ministre n'a pas réussi à faire réaliser ce genre de bracelets chez Dior.

A côté de ça, la police de terrain, avec laquelle les magistrats du parquet travaillent tous les jours, est démotivée parce qu'au ministère de l'intérieur, on ne raisonne aussi qu'en statistiques et que pour être bien vu, un commissaire préfère 15 arrestations de petits dealers, qui sont remplacés le lendemain, parce que c'est facile et rapide. Tandis qu'enquêter pour identifier les réseaux qui alimentent ces dealers depuis l'étranger, ça demande du temps et des moyens et que le gros dealer, dans les stats, il compte autant que le petit.

Moralité : substituts de base et flics de base deviennent désabusés parce qu'on ne leur donne pas les moyens humains, matériels et juridiques de faire appliquer efficacement la Loi.

Et quand, en plus, on convoque et traite comme une... (ne soyons pas aussi vulgaire que ceux qui nous gouvernent) une substitut de base qui n'a fait qu'appliquer la Loi à la lettre , je craque.

Je sais que Napoléon a organisé les parquets comme il organisait son armée : en pyramide avec un seul chef en haut. Mais quand le chef est atteint de schyzophrénie, donne ordres et contre-ordres à des troupes qu'il méprise profondément, il ne faut pas qu'il s'étonne de provoquer un grand désordre.

Commentaires

1. Le jeudi 23 octobre 2008 à 17:57 par R. Gary

C'est édifiant.
Merci pour ce témoignage.
Et surtout, tenez bon !

2. Le jeudi 23 octobre 2008 à 18:26 par Silatrop

Messieurs, Mesdames,
À toutes celles et ceux qui ont livrés ici leur vision du Palais et de la Justice.
Je tiens à leur adresser mon immense appui, et mon admiration.
J'aimerai leur insuffler un peu de cet espoir insensé qui est le mien en tant qu'élève d'un IEJ parisien en formation CRFPA, et qui croit toujours et encore à cette valeur d'une justice autonome et capable d'assurer sa lourde mais si intéressante et utile mission.

Avec mon plus profond respect.
Silatrop

3. Le jeudi 23 octobre 2008 à 19:30 par miha

merci de ce témoignage.

en effet, cette manie des statistiques est une des plaies des administrations.
c'est totalement oublier l'aspect humain.
les êtres humains ne sont pas des chiffres et vice-versa.

4. Le jeudi 23 octobre 2008 à 19:59 par Scottie

Si la justice doit se battre, nous serons à ses côtés.
S'il faut descendre dans la rue pour vous soutenir, nous y serons ! Courage !

5. Le jeudi 23 octobre 2008 à 21:14 par LDiCesare

Merci encore.

6. Le jeudi 23 octobre 2008 à 21:49 par L.M. Confidential

Les stats: seule vérité audible pour des politiques et gestionnaires qui ont oublié l'essentiel: la qualité!

Ami parquetier, le vrai défi dans ton travail sera d'apprendre l'indépendance: face au politique, mais aussi face à ta hiérarchie, ta carrière espérée et ton bulletin de paye. Aujourd'hui, c'est la pire tare pour un magistrat, et il suffit de monter dans l'échelle hiérarchique pour le comprendre: plus on monte, et plus l'échine est souple. En bas sont les emm..., ceux qui s'accrochent à leurs convictions et à l'application de la loi pour tous.

Les magistrats en somme!. Les vrais grands serviteurs de l'Etat (pas les auto-proclamés, médailles à l'appui), avec les greffiers obscurs qui feront tourner la machine en en attendant...rien. Tout cela pour le seul justiciable.

7. Le jeudi 23 octobre 2008 à 21:50 par L.M. Confidential

Les stats: seule vérité audible pour des politiques et gestionnaires qui ont oublié l'essentiel: la qualité!

Ami parquetier, le vrai défi dans ton travail sera d'apprendre l'indépendance: face au politique, mais aussi face à ta hiérarchie, ta carrière espérée et ton bulletin de paye. Aujourd'hui, c'est la pire tare pour un magistrat, et il suffit de monter dans l'échelle hiérarchique pour le comprendre: plus on monte, et plus l'échine est souple. En bas sont les emm..., ceux qui s'accrochent à leurs convictions et à l'application de la loi pour tous.

Les magistrats en somme!. Les vrais grands serviteurs de l'Etat (pas les auto-proclamés, médailles à l'appui), avec les greffiers obscurs qui feront tourner la machine en en attendant...rien. Tout cela pour le seul justiciable.

8. Le jeudi 23 octobre 2008 à 22:16 par Valérian

Merci de ce témoignage. Vous avez tout mon soutien.

9. Le jeudi 23 octobre 2008 à 22:36 par SpectrumKnight

Merci de votre témoignage, 100 fois plus prégnant et éclairant que ceux qu'on peut entendre dans les média...

10. Le jeudi 23 octobre 2008 à 23:24 par Manu

Je ne ferais pas de commentaire sur tout les posts, mais puisque les statistiques sont les amies de nos politiques, qu'ils sachent alors qu'une personne de plus vous soutient.

Je vous remercie pour votre engagement.

Manu Cartographe

11. Le vendredi 24 octobre 2008 à 00:03 par BB

Zut alors. J'avais cru reconnaître en Petit Pois une ancienne connaissance (très sympathique bien sûr) de fac, mais quelques détails de la fin du post m'ont enlevé cet espoir.
D'une façon générale, je m'étonne des commentaires de franc soutien envers les magistrats. Non pas que j'éprouve de l'antipathie pour eux, mais leur rôle même dans la société, soit de prendre des décisions susceptibles d'avoir un impact fort sur la vie des individus, fait généralement plus naître de la distance un peu craintive que de la compassion (si, si, ça va parfois jusque là dans les commentaires).
Sans être pessimiste ou fataliste, je suppose que ce mouvement va rapidement s'estomper. Simplement parce qu'une actualité chasse l'autre et que les temps - financiers - s'annoncent difficiles pour tout le monde.
A ce propos, les finances, pourquoi quasiment tous les billets d'humeur de magistrats parlent-ils de budget ? Oui, la France a l'un des budgets de la Justice les plus faibles d'Europe et c'est certainement un handicap pour le fonctionnement des juridictions. Mais est-ce que des finances plus conséquentes résoudraient ipso facto les difficultés de fonctionnement de notre justice ? Est-ce qu'un peu de souplesse et de faculté d'adaptation ne seraient pas les bienvenues dans cette administration qui, il faut l'admettre, n'a quasiment pas évolué depuis de très longues décennies ?

12. Le vendredi 24 octobre 2008 à 09:47 par Ordzo

Merci de ce texte. Je suis prof et je découvre avec ces textes la réalité de vos métiers. Je crois très sincèrement que ce qui ne part en décrépitude en France, ce sont les SERVICES PUBLICS. Ce sont ces beaux et nobles métiers où l'on a nulle autre ambition que de servir ses concitoyens, de leur apporter la justice, le savoir, la santé... Mais nos gouvernements, les uns après les autres, ont cassé ces instruments, en refusant des budgets, en expliquant que ce ne sont pas les "moyens" qui permettent de bien travailler. Alors oui : le quotidien que vous décrivez est aussi quelque part celui des profs, des personnels des hôpitaux et de tant d'autres services. C'est le quotidien de millions de personnes que les politiques MEPRISENT.

13. Le vendredi 24 octobre 2008 à 09:57 par Alma

Le culte de la statistique et la crainte de la mauvaise note pour les commissaires de police sont particulièrement édifiants sur la manière dont nos dirigeants concoivent la délinquance et la manière dont il convient d'y répondre ...

J'ai en mémoire les propos d'un policier qui m'avait rapporté, dépité, le discours de son supérieur selon lequel il vallait mieux mettre la pédale douce sur le démentèlement (c'est un bien grand mot, juste l'arrestation de quelques dealers de moyenne importance) des réseaux locaux de trafic de stupéfiants parce que ça faisait grimper les prix des "produits" et que les petits consommateurs ou revendeurs commettaient plus de vols et de cambriolages pour se les payer. "C'est que, ma bonne dame, un jeune qui deale devant les écoles pour se payer sa consommation et son kébab, ça gêne pas grand monde. Mais s'il se met à cambrioler les maisons ou à casser des voitures pour piquer les auto-radios pour son shit et ses sorties, ça crée de l'insécurité et un ras-le-bol chez les braves citoyens !" ...

Du coup, l'effectif de la petite équipe des stups du commissariat a été réduite à 2 personnes ... Ecoeurant ...

14. Le vendredi 24 octobre 2008 à 10:27 par Tinkerbell

@BB en 11

"Oui, la France a l'un des budgets de la Justice les plus faibles d'Europe et c'est certainement un handicap pour le fonctionnement des juridictions. Mais est-ce que des finances plus conséquentes résoudraient ipso facto les difficultés de fonctionnement de notre justice ? Est-ce qu'un peu de souplesse et de faculté d'adaptation ne seraient pas les bienvenues dans cette administration qui, il faut l'admettre, n'a quasiment pas évolué depuis de très longues décennies ?"

Malheureusement, de la souplesse et de l'adaptation, c'est ce que font les magistrats depuis plusieurs années déjà et là, la rustine est en train de lâcher.
Je suis toujours déconfite lorsque certains commentateurs considèrent que la question des moyens à donner à la justice serait un faux problème. Comme si la justice était un sous poste du budget. Qu'elle ne mérite pas plus que des pis-aller et des placebos.
Pourtant, la justice est quand même l'institution qui permet aux gens de ne pas s'entretuer, de ne pas en arriver à l'extrémité de régler ses comptes soit-même. Non ?
Alors, parfois, j'en ai marre, je me dis : ils détestent les juges et les avocats ? Parfait ! Qu'ils disparaissent ! plus de juges, plus d'avocats, plus rien, de toute façon, ça ne sert à rien, ce sont les justiciables qui le disent !

Et les justiciables, ils deviennent quoi ?

Le mari qui frappe sur sa femme parce qu'elle l'a trompée : on s'en fout !
La mère qui empêche le père de voir ses enfants : on s'en fout !
Le propriétaire qui met les locataires dehors : on s'en fout !
La banque qui saisit les meubles : on s'en fout !
Le patron qui vire les salariés : on s'en fout !
Le délinquant qui vole, qui viole, qui tue : on s'en fout !
Les parents qui délaissent leurs enfants pour aller au bistrot : on s'en fout !
L'innocent que l'opinion publique a décidé d'ériger en coupable : on s'en fout !

Et je me réveille, en sueur, je me dis que ce n'est pas possible, que je ne peux pas assister à ça en restant indifférente, en me disant : ils l'ont voulu, bien fait !
Le monde de la justice qui ne pense pas aux justiciables, aux êtres humains, aux vies derrière le dossier, je sais parfaitement que rien n'est plus faux que ça.
Et même si l'opinion publique veut se convaincre du contraire parce que c'est tellement facile, ce n'est pas grave, je continuerai quand même à me battre pour que la justice fonctionne


15. Le vendredi 24 octobre 2008 à 17:20 par PEB

Comme disait si bien le petit père des peuples, "un mort, c'est une tragédie, un million une statistique."

16. Le vendredi 24 octobre 2008 à 18:51 par BB

@Tinkerbell en 14
Je suis bien désolé d'avoir suscité une telle colère, encore que ça doit soulager.
Non, je ne pense pas que la question des moyens (financiers) à donner à la justice soit un faux problème, mais je pense que ce n'est pas le seul.
Et je ne voue pas les avocats aux gémonies (les magistrats non plus d'ailleurs) : pour preuve, j'en suis un !
Mais oui, je le crois et je le clame : nous pouvons dépoussiérer notre monde.
Et ce monde n'est tout de même pas fait que de faibles à défendre face à des êtres violents ou méprisants. Gardons nous d'étaler des visions manichéennes du bon et du mauvais, car ce n'est pas là la réalité de nos dossiers.
VBD

17. Le samedi 25 octobre 2008 à 14:53 par Tinkerbell

Effectivement, j'ai perdu mon calme et je m'en excuse.
Mon propos n'était pas de caricaturer la réalité des dossiers mais j'avoue que j'ai cédé à la facilité du raisonnement à l'emporte pièce comme je peux le lire par ailleurs.
Je dois être ... fatiguée.... ;-)

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