Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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mardi 28 novembre 2006

mardi 28 novembre 2006

Pourquoi parlons-nous chinois ?

Le reproche sans doute le plus entendu à l'encontre des juristes est celui de l'emploi d'un vocabulaire abscons, obscur, rempli de latin et de termes de vieux françoué, ce qui, ajouté à l'usage de la robe, prête le flanc à l'accusation de complot obscurantiste contre l'intelligence. Bref, si nous parlons un français incompréhensible, c'est pour ne pas être compris, afin que nos services soient indispensables, non comme juristes mais comme simple truchement.

C'est un reproche que je lis régulièrement dans les commentaires, parfois a contrario quand un lecteur a la gentillesse de me dire que moi, au moins, je parle dans un français compréhensible par tous, y compris par les défaillants de la communication que sont les informaticiens.

Quoiqu'il m'en coûte de rejeter un compliment, je me dois de réfuter l'affirmation car elle repose sur une mineure erronée : celui que le langage du droit serait volontairement obscur.

Au contraire, il est diaphane. Pour les juristes.

A titre préalable toutefois, je précise que je parle bien du français juridique, pas du jargon : celui-là, comme tous les jargons techniques et administratifs, est effectivement incompréhensible à cause de l'emploi de sigles, d'abréviations et de tournures françaises impropres, et doit être fustigé, mais en tenant compte d'une circonstance atténuante : il n'est généralement destiné qu'à un public restreint qui lui le saisira sans difficulté.

Ainsi quand un confrère me dit : « Je vous laisse, j'ai un JLD », il me dit en fait qu'il doit assister un mis en examen dans un débat contradictoire devant le Juge des Libertés et de la Détention. Vous comprenez donc à quoi sert le jargon : à faire court entre gens qui se comprennent. C'est pardonnable, mais seulement entre adultes consentants, et je proscris ce genre de choses ici (même si j'avoue que de temps en temps un sigle m'échappe, mais je prends soin de l'expliciter la première fois qu'il apparaît).

Je souhaite parler ici du vrai français juridique, celui du Code civil, qui est plus fourbe. Foin de sigles ou de tournures bancales. Tout y est écrit avec un sujet, un verbe, un complément, certes souvent des propositions subordonnées relatives ou conjonctives, mais pas de doute c'est du français. Or quand on le lit, si les mots ont un sens, leur juxtaposition n'en a plus aucun.

J'ai connu ça. Je me souviens de l'attaque de panique que j'ai ressentie lorsque, béjaune du droit, tout fier de ma collante du bac et de mon duvet sous le nez, j'étais entré, arrogant, à la bibliothèque de la faculté, et m'étais saisi d'un Code civil que j'avais ouvert au hasard afin de voir si ce qui m'attendait était si terrible.

Et là, j'ai lu ceci.

La représentation a lieu à l'infini dans la ligne directe descendante.
Elle est admise dans tous les cas, soit que les enfants du défunt concourent avec les descendants d'un enfant prédécédé, soit que tous les enfants du défunt étant morts avant lui, les descendants desdits enfants se trouvent entre eux en degrés égaux ou inégaux.

Et là je me suis dit : au secours.

C'est ce sentiment d'incompréhension qui est ressenti par le lecteur qui tente de s'intéresser au droit, et qui est reproché à faute aux juristes, puisque, par définition, le droit concernant tout le monde, il faudrait qu'il fût compréhensible par tous.

C'est tout à fait exact, et le Conseil constitutionnel n'hésite pas à censurer des textes qu'il juge trop obscur, comme contraire à la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui précise que la loi est l'expression de la volonté générale, ce qui suppose que cette volonté soit compréhensible par tous en général.

Cependant, il y a loin de la coupe aux lèvres. Le droit est une science, qui suppose nécessairement un langage technique. Ce langage doit être précis, afin de permettre au juge devant trancher un litige de comprendre parfaitement les demandes des parties et sur quoi elles reposent, et d'exposer les raisons de sa décision. Et quand la liberté est en jeu, ou même des sommes d'argent parfois considérables, l'exigence de pédagogie s'efface derrière celle de la rigueur technique. Qui accepterait d'être condamné à payer une somme qu'il ne doit pas parce qu'il serait trop compliqué d'expliquer pourquoi il ne la doit pas ?

En fait, la difficulté d'aborder le droit est dû au fait que, comme pour tout langage technique, chaque mot a un sens et un seul. Ne venez pas reprocher au juriste de parler d'antichrèse si vous ne reprochez pas à votre garagiste de parler de carburateur au lieu de "truc sous le bitoniau, là, non pas là, là, juste à côté".

Et quand le français est impuissant à donner un mot adéquat, on va le chercher là où on le trouve. Ce qu'aujourd'hui, les informaticiens vont chercher dans l'anglais, les médecins dans le grec, les juristes vont le puiser dans le latin, la langue du droit puisque le droit est une invention romaine.

Le droit est une science de qualification : on donne à une situation de fait ou une manifestation de volonté une qualification juridique, puis on applique à cette situation les conséquences que le droit lui attache. Dès lors, chaque mot a son importance. Tout étudiant en droit vous dira que l'on remplit des traités et des encyclopédies sur les conséquences juridiques attachées à cette simple phrase : « Tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer »[1], ou que cette phrase mystérieuse : « En fait de meuble, possession vaut titre »[2] est la pierre angulaire de nos rapports patrimoniaux.

Le juriste commence ses années d'étude à apprendre le sens de ces mots (c'est surtout l'objet de la première année de droit), puis étudie ces conséquences (c'est l'étude des matières juridiques : droit des biens, des obligations, des personnes, de la famille, pénal, commercial, administratif...).

Voilà pourquoi les textes semblent de prime abord incompréhensibles : le sens des mots n'est pas celui que le langage courant, en perpétuelle évolution en fonction des usages et des modes, lui a donné. Ce n'est pas le français juridique qui est compliqué, c'est le français courant qui l'est devenu.

Ainsi, des mots comme "objet", "chose", "exception", "souche", "fente", "degré", "branche" et "interne" ont des sens juridiques précis qui sont fort loin du sens courant. Par exemple, couper en deux une branche en droit des successions vous conduira devant la cour d'assises pour de multiples assassinats.

Reprenons ainsi ma géhenne de première année.

La représentation a lieu à l'infini dans la ligne directe descendante.

Il eût fallu, pour que j'évitasse la migraine, lire les articles du Code dans l'ordre, puisque les définitions sont données plus haut. Je me trouvais ainsi en droit des successions.

La représentation est une règle successorale, qui veut que quand un enfant est mort avant son père, ses enfants héritent de sa part de la succession, mais pas plus. Ainsi, A a trois fils, B, C et D. B a deux enfants, E et F, et meurt. Par la suite, A décède à son tour. Son patrimoine est divisé en parts égales entre ses trois fils. B est mort, mais ses enfants viennent en représentation de leur père. C, D, E et F sont donc tous quatre héritiers, mais l'héritage ne sera pas divisé en quatre parts égales : si C et D ont chacun un tiers de la succession, E et F ont chacun la moitié de la part de leur père, soit un sixième, comme si leur père était vivant pour recueillir la succession. Cette règle vise à garantir l'égalité entre enfants.

Dire qu'elle a lieu à l'infini dans la ligne directe descendante signifie que peu importe combien de générations séparent A des descendants venant en représentation, que ce soit ses enfants, petits enfants, arrière petits enfants, ou arrière arrière petits enfants, la représentation n'est jamais écartée. On ne cesse pas d'être héritier par l'éloignement des générations.

Elle est admise dans tous les cas, soit que les enfants du défunt concourent avec les descendants d'un enfant prédécédé, soit que tous les enfants du défunt étant morts avant lui, les descendants desdits enfants se trouvent entre eux en degrés égaux ou inégaux signifie que peu importe qu'un enfant soit décédé avant ses frères s'il laisse des enfants : la part qui lui serait revenu passe à ses enfants, ses frères ne peuvent dire que puisqu'il est mort avant son père, aucune part de cet héritage ne lui revient. Et il en va de même si le frère mort ne laisse que des petits enfants. Tant qu'il a au moins un descendant vivant, sa part d'héritage est maintenue.

Allez, un exemple : dans notre hypothèse précédente, A meurt très vieux. Tellement vieux que E est lui même mort avant lui, de même que son fils G, qui laisse deux enfants, H et I. Viennent à la succession : B et C (qui ne doivent plus être très frais), chacun pour un tiers ; F en représentation de B, pour la moitié de la part de B, car B a laissé deux héritiers, ce qui lui fait un sixième. Le sixième de E passe à son fils G, qui est mort, mais viennent en représentation H et I, arrières petits fils de A. Ils se partagent le sixième qui revenait à G, soit un douzième chacun. Faisons les comptes : (1/3 pour C) + (1/3 pour D) + (1/6 pour F) + (1/12 pour H) + (1/12 pour I) font bien trois tiers.

Vous voyez, ce n'est pas bien compliqué, mais il m'a fallu 458 mots pour l'expliquer. Le droit en utilise 55. Imaginez que les jugements fissent cela pour chaque terme juridique employé.

Dans la plupart des audiences, nous sommes entre juristes : des juges, des avocats, le cas échéant un procureur. Nous pouvons nous embarquer dans des controverses juridiques passionnantes, mais incompréhensibles pour qui n'a pas la formation adéquate. Peu importe en l'occurence.

Là où le bat blesse, c'est quand un particulier est présent.

Devant une juridiction civile, c'est bien souvent le goûter des requins. Le particulier ayant voulu économiser des frais d'avocat servira d'amuse gueule aux hommes de robe. J'ai vécu ça devant un tribunal d'instance où une personne qui avait voulu faire transporter une voiture par bateau en Afrique, voiture qu'il avait préalablement remplie d'électro-ménager, avait retrouvé sa voiture consciencieusement pillée une fois à destination. Il avait assigné la société de transport, qui avait assigné en garantie l'armateur du navire, qui avait assigné en garantie le port d'arrivée, qui était responsable du déchargement (on dit aconier). Le pauvre homme s'était retrouvé devant son tribunal de banlieue face à trois avocats spécialistes du droit maritime, dont deux venus du barreau du Havre, très réputé en la matière. Vous imaginez sa tête quand ils ont invoqué une loi de 1966, le Code de commerce, une convention internationale pour soutenir un déclinatoire de compétence, une fin de non recevoir tirée de la forclusion, et une clause d'irresponsabilité tirée du contrat d'affrètement. Mais ce qu'il a payé n'est pas tant son ignorance du vocabulaire que son ignorance du droit. Quand on va à la bataille avec un lance pierre, on se prend quand même des obus.

Devant une juridiction pénale, c'est différent. Par définition, le prévenu ou l'accusé sont présents, les victimes aussi. Il est important qu'elles comprennent ce qui se passe, mais il est tout aussi important que la procédure soit respectée et qu'une défense efficace soit présentée. Ces deux derniers points ne peuvent se faire qu'en recourant au langage juridique et en citant les textes. Voilà tout l'art du président : arbitrer entre les explications au prévenu et à la victime, et le nécessaire débat juridique. A l'avocat d'expliquer à son client, ce que parfois nous oublions de faire.

Mais pour conclure, je tiens à pointer du doigt le responsable de l'aggravation récente de la profondeur de ce fossé d'incompréhension. Si le droit est une langue d'une finesse translucide digne du cristal de bohème, il est un éléphant dans notre magasin, c'est le législateur, toujours lui, qui préfère voter dix lois plutôt qu'une augmentation de l'AJ.

Car s'il fait la loi, il est loin de la comprendre. Soucieux de compréhension, mais formé lui même au jargon technocratique plus qu'au vocabulaire juridique, il croit souvent remplir sa mission de clarté en substituant trois mots là ou un seul suffisait, et pense que rien ne vaut une loi pour simplifier une situation.

Ainsi, le législateur a-t-il occis en 1993 le mot inculpé pour lui substituer "mis en examen". Le mot inculpé avait pris un tour ignominieux contraire à la présomption d'innocence. Voyez comme treize ans plus tard, l'expression "mis en examen" n'implique aucune idée de soupçon. Et encore le projet initial prévoyait-il de remplacer l'inculpation par une procédure en deux temps : la "mise en cause" puis la "mise en examen". Tout va bien, puisque finalement, le mis en cause est devenu témoin assisté. C'est plus clair, sauf que le témoin assisté n'est pas un témoin mais bien un suspect. De même que le délit d'ingérence, défini en un mot jugé incompréhensible, est devenu le délit pas plus clair de "prise illégale d'intérêt", en quatre mots, avec cette intéressante précision que ce délit serait donc illégal, merci de l'avoir indiqué.

De même, dans le projet de loi sur la réforme des tutelles, actuellement pendant devant le Sénat, on lit dans l'exposé des motifs cette phrase confondante de sottise (je graisse) :

L'article premier consiste à supprimer du code civil la notion désuète et, avouons-le, assez humiliante d'« incapable majeur » en la remplaçant par celle de « majeur protégé ».

Le terme incapable, en droit, a un sens précis : est incapable celui à qui la loi ne permet pas d'accomplir valablement seul un acte juridique, comme s'engager par contrat. Le mineur est incapable par le seul effet de la loi. Le sénile est incapable par décision du juge.

Ici, le législateur prend le terme d'incapable dans son sens courant, portant jugement de valeur désobligeant : Par exemple, Jacques Chirac est politiquement un incapable ; cela n'empêche qu'il est juridiquement capable.

Il y a des traités de droit sur les incapacités. Il s'agit d'une notion claire, connue, et qui existe depuis des siècles. Et voilà qu'un beau jour de 2006, Monsieur Nicolas About, sénateur génial, s'avise que ce mot, est, « avouons-le », désuet et assez humiliant, que les hommes sont décidément bien bêtes de l'employer depuis 3000 ans, et qu'il faut le remplacer par « majeur protégé », deux mots au lieu d'un, et qui laisse supposer qu'il existe à l'inverse des majeurs exposés au danger avec la bénédiction du code civil.

Heureusement, nous pouvons nous gausser en lisant ce formidable exercice de déni : « Cette modification n'est pas seulement terminologique. Elle permet d'éviter de pointer une incapacité, qui stigmatise la personne, faisant de la mise sous tutelle comme une sanction. Elle recentre la mesure du juge sur la notion de protection de la personne. » Mais si, bien sûr, elle n'est que terminologique, cette modification, puisqu'un majeur protégé reste un incapable, et que « éviter de pointer une incapacité qui stigmatise » et « recentrer une mesure sur une notion », ce n'est pas du droit, mais de la gesticulation législative.

Ou : comment le politiquement correct parlementaire saccage la rigueur du vocabulaire juridique, en rendant le droit encore plus complexe.

Conclusion : ce n'est pas demain que le droit sera plus compréhensible, sauf sur mon blogue.

Notes

[1] Article 1382 du Code civil.

[2] Article 2279 alinéa 1 du Code civil

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