Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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dimanche 13 mai 2018

dimanche 13 mai 2018

Pour en finir avec les fiches S

Comme après chaque attentat, des démagogues relancent l’idée, en apparence frappée au coin du bon sens, de priver de liberté d’une façon ou d’une autre les « fichés S » au nom du réalisme et du pragmatisme, qui en réalité sont les cache-sexes de leur idéologie.
Face aux objections qui leur sont faites, notamment que cette mesure serait inefficace et gravement attentatoire aux droits de l’homme, leur réplique est toute prête : eux sont prêts à assumer des mesures fermes qui nous protégeraient.
Cette mécanique aussi fiable qu’un coucou suisse me lasse depuis longtemps. Il est temps d’en finir avec les fiches S, une bonne fois pour toutes. Non pas en les supprimant, elles ont leur utilité, qui est faible, mais qui a le mérite d’exister. En comprenant de quoi il s’agit et pourquoi l’internement des fichés S serait une idée profondément stupide, tellement stupide qu’elle devrait faire perdre à celui qui la professe tout espoir de poursuivre une carrière politique.
Alors de quoi parle-t-on exactement ?
Une fiche fait partie d’un fichier, comme l’aurait dit monsieur de la Palice. En l’occurrence, du Fichier des Personnes Recherchées (FPR). Ce fichier existe depuis fort longtemps, à tel point que nul ne saurait le dire avec exactitude, du fait que les premiers fichiers de police étaient créés par simple circulaire interne et ne faisaient l’objet d’aucun encadrement. Aujourd’hui, le FPR repose sur le décret n° 2010-569 du 28 mai 2010 relatif au fichier des personnes recherchées. C’est un fichier informatisé, accessible aux services de police et de gendarmerie. Il est en principe consulté lors des contrôles d’identité, des contrôles routiers, et de toute procédure où l’identité d’un suspect est enregistrée, comme une garde à vue. Chaque fiche relève d’une catégorie, il y en a 21, dont l’objet varie grandement (voyez l’article 2 du décret pour un aperçu). Elle indique l’identité complète de la personne (pour éviter toute confusion avec un homonyme), et c’est un point essentiel, la conduite à tenir en présence de l’individu et l’autorité ayant ordonné l’inscription, pour lui en référer.
À titre d’exemple, il existe les fiches M, concernant les mineurs en fugue, les E, qui concernent les étrangers faisant l’objet d’une obligation de quitter le territoire, les V, qui concernent les évadés, les AL, pour aliénés, qui font l’objet d’une hospitalisation sous contrainte mais se sont échappés, on y trouve même les fiches T, pour débiteurs du Trésor, et les fiches PJ, qui sont celles auxquelles je suis le plus souvent confronté, qui concernent la justice. Pas nécessairement les mandats d’arrêt, qui font bien sûr l’objet d’une telle fiche, mais aussi les personnes sous contrôle judiciaire. Ainsi, un conjoint violent, placé sous contrôle judiciaire dans l’attente de son jugement, sera inscrit au FPR avec la mention des lieux où il a interdiction de paraître et les personnes qu’il lui est interdit de rencontrer. S’il est contrôlé dans un de ces lieux ou en présence d’un de ces individus, la conduite à tenir précisera qu’il faudra l’appréhender et informer le parquet de tel tribunal pour une éventuelle révocation du contrôle judiciaire et placement en détention.
Les fiches PJ sont donc créées sur ordre de la justice, mais ce n’est pas le cas de toutes.
Et notamment des fiches S, pour sûreté de l’État.
Les fiches S sont créées à l’initiative des services de renseignement (principalement, la Direction Générale de la Sûreté Intérieure, la DGSI). Notamment donc, mais pas seulement, les services antiterroristes. Les fiches S ne concernent pas seulement les djihadistes, mais aussi l’extrême droite et l’extrême gauche, dont certains éléments sont susceptibles d’actions violentes qui ne s’inscrivent pas dans une démarche terroriste au sens du code pénal.
Ce que ne comprennent pas, ou feignent de ne pas comprendre nos thuriféraires de l’internement, c’est que ce ne sont pas des fiches de recherche dans le sens de “nous savons que cet individu se prépare à commettre un attentat, il faut le retrouver avant qu’il ne passe à l’acte”. C’est une fiche de surveillance. La conduite à tenir en présence d’un fiché S est toujours peu ou prou la même (il existe 16 variantes de la fiche S) : laisser repartir l’individu et signaler les date, heure et lieu de ce contrôle à tel service de renseignement. Cela permet à ces services d’être “pingué” comme ont dit en informatique, c’est à dire qu’on leur envoie l’information que tel individu sur lequel ils gardent un œil a été vu tel jour à tel endroit. Si c’est en bas de son domicile, le signalement sera archivé (mais gardé, ça peut toujours servir de savoir où il était ce jour-là dans une enquête future). Si c’est loin de chez lui, mais à proximité du domicile d’une autre personne surveillée, ou à proximité d’un objectif potentiel, ce “ping” peut donner lieu à ouverture d’une enquête, en tout cas attirer l’attention des services de renseignement sur lui. Les fiches S, dont le nombre exact est inconnu, mais semble tourner autour des 20 000 dont 10 500 liés à la mouvance djihadiste1, permettent aux services de renseignement de placer sous surveillance un grand nombre de personnes repérées comme potentiellement dangereuses sans mobiliser des milliers de fonctionnaires sur la tâche alors que la plupart de ces personnes ne commettront aucun acte terroriste.
Lorsqu’un attentat est perpétré, on découvre assez souvent que l’auteur, ou les auteurs, étaient fichés S. Si je ne m’abuse, sur les 32 personnes ayant commis un attentat en France depuis 2012, en comptant celui de la rue Monsigny, 21 étaient fichées S.
Ce qui veut dire a contrario que 11 ne l’étaient pas, ce qui fait 34%, mais surtout que 99,79% des fichés S ne sont pas passés à l’acte ces six dernières années. Ce sont des pourcentages qui devraient déjà faire réfléchir les amateurs de solutions simplistes.
Mais surtout, puisque même 99,79% de marge d’erreur n’est pas de nature à effrayer ceux qui sont sûrs (à tort ou à raison) de ne pas faire partie des victimes collatérales, tant «on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs » est un proverbe de mangeurs d’omelettes mais pas un proverbe œuf, la surveillance d’un grand nombre de suspects opérée par le FPR-S suppose une condition sine qua non pour être un tant soit peu efficace : il faut que l’intéressé ne sache pas qu’il fait l’objet d’une telle fiche. Il est indispensable qu’un fiché S contrôlé dans la rue se voit rendre sa carte d’identité avec un “merci monsieur, tout est en ordre” par le policier et puisse vaquer à ses activités pendant que le signalement remonte aux services de renseignement.
Or l’internement dans un centre serait, arrêtez-moi si je me trompe, un indice certes subtil mais assez révélateur qui pourrait faire déduire à la personne internée qu’elle fait l’objet d’une telle surveillance. Ainsi, l’internement des fichés S, qui est matériellement irréaliste, juridiquement infaisable, serait en outre un coup porté au renseignement intérieur dont le rôle est de déjouer les attentats en préparation, et un cadeau royal fait aux cellules terroristes, en leur révélant lesquels de leur sympathisants sont repérés et a contrario lesquels ne le sont pas. Autant leur donner une copie du fichier S, ça coûterait moins cher pour le même résultat.
Face à la menace terroriste, nous devons, sans cesse, garder à l’esprit un point essentiel. Le terrorisme ne vise pas à nous anéantir. Il en est incapable. Abou Djaffar le dit mieux que je ne saurais le faire, alors je lui emprunte la conclusion de son billet que je vous invite à lire, car j’en partage jusqu’à la moindre virgule :

 

le succès d’un attentat se mesure à ses conséquences politiques, pas à son bilan initial, qui relève de l’opérationnel. Plus un attentat est meurtrier, évidemment, et plus ses conséquences seront importantes en raison de l’émotion suscitée, mais le dernier mot appartient, in fine, aux victimes, aux élus et à nous tous, communauté nationale. Face à une menace jihadiste très élevée, durable et évolutive, nous sommes les acteurs de notre survie en tant que société. Celles et ceux qui hurlent à la mort, écrivent des horreurs définitives après chaque tragédie sans rien en connaître (souvenez-vous des saillies de Manuel Valls après Münster) et appellent à de (fausses) solutions foulant au pied l’État de droit et les valeurs pour lesquelles nous nous battons et pour lesquelles nous sommes attaqués sont plus que les idiots utiles de nos ennemis : ils en sont, selon une tradition solidement établie dans ce pays, les collaborateurs candides et zélés.


  1. Source : déclaration de Manuel Valls, alors premier ministre, sur le plateau du Petit Journal, 24 novembre 2015. ↩︎

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