Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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Outrages

Ce billet est une réponse à trois commentaires sous le billet deux poids, deux mesure, une démagogie.

Manning ouvrait le ban en invoquant l'histoire de cestui là, condamné à deux mois de prison ferme pour avoir craché sur une voiture qui s'est avérée être celle d'un procureur. Il y voyait une justice de notable, totalement hors de proportion.

Une brève recherche m'a permis de retrouver la brève d'où était tirée l'information, dans L'Alsace Le Pays.

J'apprenais ainsi qu'en fait le prévenu venait d'être condamné à une peine avec sursis, et attendait à la sortie du dépôt le passage d'un ami, condamné à de la prison ferme. Voyant le procureur qui venait de requérir contre lui et son ami sortir, il a craché sur le véhicule. L'article ne donne pas plus de détail :a-t-il été condamné à une peine de prison ferme pour cela, ou plus probablement, a-t-il eu une révocation de sursis ? Toujours est-il que pour avoir craché sur la voiture d'un magistrat, ce jeune homme a été en prison.

Mannig maintenait sa position en retenant l'aspect strictement matériel des faits : cracher sur une voiture, à qui qu'elle appartînt, ne devrait envoyer personne en prison. Je ne pense pas trahir sa pensée par ce résumé.

Mon futur confrère, mais le futur devrait bientôt être de trop si j'en crois mon calendrier, Béotien livrait alors son avis sur les délits d'outrage, qu'il juge <<choquants, inutiles, voire dangereux>>.

Enfin, un autre confrère, Della, vient enfoncer le clou avec talent, en soulignant que les constitutions de parties civiles, c'est à dire la plainte portée jusque devant la juridiction de jugement avec dommages intérêts à la clef visent plus les propos tenus par des prévenus solvables que ceux parfois violents tenus par des prévenus plus jeunes et moins éduqués.

Le débat étant loin du thème initial du billet, mais semblant susciter un intérêt certain, je le reprends ici sous forme de note à part entière.

Tout d'abord, qu'entend-on par le délit d'outrage, ou les délits, pour reprendre le pluriel significatif de Béotien ?

Il s'agit du fait, par paroles, gestes ou menaces, écrits ou images de toute nature non rendus publics (en cas de publication, qui ne se confond pas avec la profération en public, ce sont en principe les délits d'injure et de diffamation qui s'appliquent, paradoxalement bien plus protecteurs du prévenu), par envois d'objets quelconques, de nature à porter atteinte à la dignité ou au respect dû à ses fonctions, d'outrager une personne appartenant à certaines catégories ainsi protégées par la loi.

Ces personnes sont : les magistrats (juges et procureurs), jurés, et toute personne siégeant dans une formation juridictionnelle (article 434-24 du code pénal), toute personne chargée d'un service public dans l'exercice de leurs fonctions (ce qui inclut beaucoup de monde : le président de la république, même si ce délit est rarement invoqué, les ministres, les prefets, les policiers, mais aussi les huissiers, les notaires, les ingénieurs des Ponts et Chaussées, les ingénieurs du génie rural, les pompiers, les inspecteurs de navigation, les enseignants, le vétérinaire assermenté d'un abattoir, et même, depuis le 18 mars 2003, le drapeau tricolore, mais pas les avocats (vous pouvez donc vous lâcher dans les commentaires sans risque aucun).

L'apparent désaccord entre Mannig et moi vient en fait d'une différence de niveau de commentaire. Les critiques virulentes de Mannig sont de lege ferenda, en fonction de la loi telle qu'elle devrait être, tandis que je me situe de lege lata, en fonction de la loi telle qu'elle est.

"De lege lata" donc, cracher sur une voiture où se trouve le procureur qui vient de requérir contre vous est un outrage. L'élément matériel est le geste de l'expectoration volontaire, l'élément matériel, la volonté d'outrager, résultant de la nature du geste (sauf sur Arrakis, cracher en direction de quelqu'un n'est pas un hommage). Tel est l'état du droit en France en ce 30 décembre 2004.

"De lege ferenda", maintenant, j'émets les plus vives réserves sur ce délit. Je ne l'aime pas, c'est le moins qu'on puisse dire.

J'admets volontiers que l'on ne puisse impunément insulter les magistrats à l'audience, ou débiter des tombereaux de grossièreté envers un policier qui fait son travail et lui demander d'être Epictète.

Mais dans les dossiers d'outrage que j'ai eu à traiter (un des délits les plus fréquents, la plupart du temps envers les policiers) j'ai toujours ressenti un malaise. Parce que ce délit porte atteinte à un droit fondamental, qui n'est certes pas absolu, mais en tout état de cause digne de respect, et va contre la nature de l'homme.

Ce droit fondamental est la liberté d'expression. Bien sûr, je ne vais pas au nom de la liberté d'expression exiger le droit pour quiconque d'insulter son prochain à l'envie. Mais ce délit, et c'est je crois la critique que lui adresse Mannig, rend passible de prison quiconque exprime une animosité envers certains corps constitués tandis que d'autres, jugés moins dignes d'attention par le législateurs, ont droit aux lazzis et quolibets sans pouvoir broncher. Il y a une rupture de l'égalité qui est l'essence de la République. D'où viendrait que l'onne pourrait dire impunément à un policier ce que l'on pourrait sans risque aucun jeter à la face d'un poissonnier ? Il y a dans ce respect envers les serviteurs de la République, imposé par la peur et la coercition, un arrière goût d'aristocratie fort déplaisant.

Quant à la nature humaine, on peut médire sur elle autant qu'on le veut, mais elle existe et est inscrite en nous si profondément que seules les plus grands philosophes parviennent à la tenir en laisse. Qu'un homme, fut-il mandaté par la loi, fasse irruption en votre domicile, et, estimant que la sécurité l'impose, vous plaque contre le mur ou vous maintienne au sol immobilisé par son propre poids le temps de vous passer les menottes, avec des commentaires toujours sur le mode du tutoiement, et le gros mot vient spontanément sur vos lèvres, le "putain, tu me fais mal, connard, va te faire enc*ler" éclot, fruit du mariage de la frustratiuon et de la douleur, et hop, le tour est joué. Peu importe désormais si l'irruption de la police était fondée, si vous aviez commis quelque délit que ce soit, vous voilà délinquant de ce seul fait, dûment constaté par procès verbal dressé par les collègues de la victime et du fait de la qualité de policier de ceux ci, ayant valeur de parole d'évangile, passible de 6 mois d'emprisonnement et de 7500 euros d'amende (outre une interdiction des droits civils, civiques et de famille, une interdiction d'exercer une activité professionnelle pendant 5 ans, et de l'affichage ou la publication de la décision).

Quand bien même vous ne commîtes aucun des délits dont la suspicion est à l'origine de cette irruption intempestive.

La loi exige de chaque citoyen un self-contrôle sans faille, tant dans ses propos que dans son somportement. Ainsi, si des policiers taquins décident de vous soumettre à un contrôle d'identité injustifié, incluant une fouille complète (le fameux "videz vos poches" qui devient par un miracle de l'euphémisme administratif "une palpation de sécurité" dans le procès verbal), pratique résolument illégale, si vous refusiez de vous y soumettre, fût-ce caparaçonné du Code pénal, sachez que vous commettriez un délit apparenté à l'outrage, celui de rébellion. Refuser d'obéir à une injonction d'un policier, fut-elle illégale, est un délit. La cour de cassation vient de le rappeler.

Imaginez vous maintenant un instant à la place d'un avocat devant défendre un prévenu d'outrage ou de rébellion. Hormis l'hypothèse du caïd de la pègre, vous n'avez affaire qu'à des citoyens ordinaires, dont le seul tort est de ne pas avoir un flegme digne de Saint Laurent. Mais peu importe l'attitude, fut-elle violente de la police : il n'a pas obtempéré, s'est débattu, a lâché un vilain mot. Le voilà délinquant, une peine de prison suspendu au dessus de sa tête, un casier défloré, sans même parler des remarques scandaleuses que certains présidents se croient obligés de lâcher à titre de commentaire de leur décision (remarques hélas remarquablement absentes des notes d'audience du greffier). L'avocat est cruellement impuissant.

Donc, oui, oui, mille fois oui, je comprends la colère de Mannig, j'approuve tant Della que Béotien de pester contre ce délit fourre-tout, si peu républicain, si largement entendu, et providentiel pour justifier des procédures si discutables. Qu'un policier joue les fiers à bras, qu'un magistrat, au delà de dire le droit, se croie permis d'exprimer vertement son mépris pour la personne de prévenu, et se prenne une avanie en retour me parait un juste retour des choses et en tout cas pas une affaire pour la justoice pénale qui a d'autres chats à fouetter que des langues trop bien pendues ou des caractères trop bien trempées. La soumission moutonnière n'est pas une vertu républicaine.

Mais las, devant un tribunal, on fait du droit et non de la morale.

Tel que le code pénal interprété par la cour de cassation l'entend, cracher sur la voiture du procureur qui vient de requérir contre vous est un délit. Idem sur une voiture de police, ou d'huissier (pas sur un vélo d'avocat, mais j'ai un K-Way). Le geste est stupide et lamentable. Pas criminel. J'en conviens volontiers.

Revenons désormais "de lege ferenda". A votre avis, quelle devrait être la limite admissible ? Quel forme d'outrage est tolérable et laquelle doit tomber sous les fourches caudines de la loi, selon vous ? Les attitudes insolentes à la barre ne sauraient être admises; j'en conviens. Et à défaut de la réponse pénale, quelle pourrait être une sanction appropriée selon vous ?

Rêvons nous législateurs un instant : l'outrage au journal officiel n'est pas encore réprimé.

La discussion continue ailleurs

1. Le dimanche 2 janvier 2005, 21:56 par PaxaBlog

Outrage

Je pense qu'il y a une légère mésentente sur la portée de l'infraction. Si chacun a le droit, évidemment, au respect de tous, l'outrage vient réprimer les atteintes à une fonction : en crachant sur la vitre du procureur, c'est à l'institution...

Commentaires

1. Le vendredi 31 décembre 2004 à 11:48 par Hubert

Très belle plaidoirie maître.

2. Le vendredi 31 décembre 2004 à 15:41 par Abel

Passionnant billet, comme d'habitude. Une phrase que vous écrivez me reste en travers de la gorge :

"Refuser d'obéir à une injonction d'un policier, fut-elle illégale, est un délit."

Est-ce certain ?

Abel



Je cite la Cour de cassation dans l'arrêt que je lie dans mon billet :

Attendu que, pour faire droit aux conclusions du prévenu invoquant l'illégalité de son contrôle d'identité et la nullité des poursuites exercées, l'arrêt retient que les policiers ayant procédé à l'interpellation n'ont pas constaté que Farid X... était en train de commettre un délit flagrant et que ces fonctionnaires n'étaient destinataires d'aucune demande d'exécution d'une décision de justice ;

Mais attendu qu'en se déterminant ainsi, alors que l'illégalité de l'acte accompli par les agents dans l'exercice de leurs fonctions, à la supposer établie, était sans incidence sur la régularité de la procédure dirigée contre le prévenu des chefs de rébellion et d'outrage, la cour d'appel a méconnu le texte susvisé et le principe ci-dessus énoncé_

Seul le juge peut dire si une investigation policière est légale ou pas. Le brave citoyen français doit obéir et se taire.

Je trouve cela aussi scandaleux que vous, soyez en sûr.

Eolas

3. Le vendredi 31 décembre 2004 à 19:48 par Paxatagore

Oui, enfin, il faut tout de même préciser : obéir à l'injonction d'un policier dans l'exercice de ses fonctions.
L'injonction se limitant à l'obligation de le suivre au commissariat, éventuellement de se laisser menoter (ce qui ne doit pas être agréable, j'en conviens) pour ce faire.

Enfin, on peut aussi supprimer ce délit de rébellion, mais la conséquence juridique logique sera un usage de la force (encore) plus fréquent chez les fonctionnaires de police.

Pour l'outrage, je ne suis pas d'accord avec tout ce que dit Eolas (évidemment), j'y reviendrai sur mon blog.



Atavisme d'avocat mais je n'arrive désepérément pas à comprendre comment la loi peut sanctionner le refus de déférer à une injonction illégale. C'est faire passer le respect de la fonction avant celui de la loi, c'est le monde à l'envers.

4. Le lundi 3 janvier 2005 à 20:15 par louis

Pourquoi ne pas appliquer les TIG? Il me paraissent plus en rapport avec le préjudice subit, l'euro symbolique ou la condamnation à publier des excuses dans un quotidien à tirage national est un "plus" envisageable, d'ailleurs ce serait assez curieux de voir naitre une page d'excuses en complément des faits divers...
Comment ça pas crédible?

5. Le lundi 3 janvier 2005 à 20:22 par pegasus

Peut-être n'ai-je pas lu assez attentivement, mais j'ai une question : Un procureur est-il toujours dans l'exercice de ses fonctions ?

6. Le mardi 4 janvier 2005 à 18:07 par Béotien

L'existence du délit de rébellion pourrait (je dis bien pourrait) éventuellement (et je dis bien éventuellement) se justifier dans la logique d’un système où les actions policières illégales seraient sanctionnées a posteriori, dissuadant les agents de la force publique de violer la loi.

Or il n’en est rien. Si une illégalité commise par un policier peut entraîner une nullité de la procédure subséquente (à condition que l’avocat du prévenu la soulève, ou qu’un juge d’instruction respectueux du droit suicide son instruction) , je serais très étonné s’il était arrivé, ne serait-ce qu’une fois, que l’on sanctionne pénalement, ou même disciplinairement, un policier pour avoir arrêté illégalement un individu, procédé à un contrôle au faciès, ou défoncé à coups de matraque un manifestant trop lent à obtempérer à une sommation de disperser une manifestation.

Le flic, dans une très large mesure, fait ce qu’il veut. Et si on refuse de se laisser faire, ne serait-ce que verbalement, on commet un délit d’outrage, ou de rébellion.

7. Le mercredi 5 janvier 2005 à 13:03 par Question

à propos du "Refus d'obéir à une injonction d'un policier" : qu'est-ce qu'un policier a le droit de me faire et de m'ordonner, très précisément ?
Maître, si un flic vous arrête dans la rue et vous dit de vous mettre tout nu, c'est clairement illégal. On devrait pouvoir refuser sans risquer la prison pour outrage ou rébellion, non ?

8. Le vendredi 7 janvier 2005 à 00:32 par bambino

voici ce qui semble le plus interpeller maitre eolas,sij'aibien suivi son raisonnement:
"D'où viendrait que l'onne pourrait dire impunément à un policier ce que l'on pourrait sans risque aucun jeter à la face d'un poissonnier ?"

Je dirais juste que certaines corporations sont, de par leur fonctions, plus exposées aux outrages que d'autres, et que la loi reflete cette réalité,et les protegeant plus que -par exemple- les poisonniers. certes, je redige ca de manière naive, mais je pense que l'idée est comprehensible.

l'exemple cité est l'incarnation meme du geste reprehensible, dans la mesure où c'est une forme de discrimination. Les debats étaient finis, la sanction prononcée, et le magistrat subit cet outrage, mais seulement parce qu'il est magistrat!

9. Le vendredi 7 janvier 2005 à 12:28 par jmdesp

Sur la fait que la cour de cassation aurait tranché que refuser d'obéir à une injonction d'un policier, fut-elle illégale est un délit ; dans la décision référencée je comprend que la cour y a complètement séparée deux évênement.
Pour elle :
- les policiers ont agit, peut-être illégalement
- A cette occasion, le défenseur a commis une rebellion et un outrage
Comme aucun lien direct entre les deux n'est retenu, la conclusion que le premier n'a pas lieu d'invalider le deuxième est logique.

Et peut-être finalement on ne peut rien redire là-dessus si refuser d'obtenir à une injonction illégale constitue une rebellion suivant la loi.

Mais je pense qu'on peut mettre en doute que ce soit l'intention du législateur avec le texte actuel.
Et que la cour de cassation n'a pas tranché sur ce point, puisqu'elle a rendu son arrêt sans avoir répondu à *cette* question précisément, elle a retenu la charge de rebellion sans poser la question de savoir si il y a une charge de rebellion pour une injonction illégale.

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