Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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Profession : juge

Par Profession : juge, vice-présidente en charge d'un tribunal d'instance


La version initiale de ce texte a été rédigée au moment où la commission Outreau procédait à ses auditions. Vice-présidente chargée du service d’un tribunal d’instance, j’ai peu à faire avec les mécanismes de la procédure pénale sur lesquels elle se penchait pour rechercher les erreurs et dysfonctionnements à l’origine du résultat que l’on sait. Il m’a semblé important d’essayer de faire comprendre que, quoique les litiges du quotidien qui forment l’ordinaire des tribunaux d’instance aient peu de chances de faire la une des médias, les évolutions actuelles favorisent, là comme ailleurs, la multiplication de minuscules Outreau dont seules les victimes s’indigneront. Quand les syndicats, dans la justice comme ailleurs, se plaignent que “l’exigence d’une justice de qualité est trop souvent sacrifiée au nom du productivisme”, on y voit au mieux une sempiternelle revendication de moyens, respectable mais secondaire. Je voudrais modestement essayer de faire comprendre comment l’exigence du productivime, désormais au centre du fonctionnement d’un tribunal d’instance, pèse au quotidien sur ses magistrats. Un juge des enfants, un juge d’instruction, un procureur, pourraient en dire tout autant sur les effets, dans leur sphère respective, de cette révolution copernicienne.

La LOLF, mode d’emploi

Le Parlement a voté à l’unanimité la LOLF (loi organique relative aux lois de finances du 1er août 2001), appliquée depuis 2006 sur tout le territoire. Désormais, les moyens de chaque juridiction - moyens humains aussi bien que matériels - sont attribués en fonction d’objectifs à préciser dans la demande annuelle de crédits. L’activité des tribunaux d’instance relevant pour la plus grande part du contentieux civil, nous devons nous placer dans le cadre de l’objectif stratégique n° 1 retenu dans le projet annuel de performance du programme “justice judiciaire” (PAP) issu de la loi d’orientation et de programmation pour la justice (LOLP) du 9 septembre 2002: “rendre des décisions de qualité dans des délais raisonnables en matière civile”.

Le principe étant posé que “la performance est au coeur du dispositif de la LOLF”, des indicateurs ont été mis en place pour mesurer cette performance. Ils sont au nombre de 8:
1) délai moyen de traitement des procédures (4,7 mois en 2003 et 2004, prévision 4,5 mois en 2005 et 2006, objectif-cible: 3 mois),
2) durée maximum nécessaire pour évacuer 75 % des affaires civiles (5,8 mois en 2003, 5,8 mois prévus en 2005 et 2006, objectif-cible: 4 mois), 3) ancienneté moyenne du stock, mesurée au 31 décembre de chaque année: cet indicateur sera disponible au plus tôt en 2008,
4) délai moyen de délivrance de la copie exécutoire,
5) taux de requêtes en interprétation, rectification d’erreurs matérielles et omission de statuer,
6) taux de cassation des affaires civiles (critère peu pertinent pour une juridiction du premier degré, la plupart des décisions rendues par les tribunaux d’instance étant susceptibles d’appel et non soumises directement à la Cour de Cassation),
7) nombre d’affaires traitées par magistrat du siège,
8) nombre d’affaires traitées par fonctionnaire.

On voit que, sur le double objectif “décisions de qualité - délais raisonnables”, le second est infiniment plus aisé à mesurer le premier. C’est à quoi s’attachent les 4 premiers indicateurs, les deux derniers mesurant la productivité des personnels en termes de flux. Le seul indicateur pouvant se rattacher à une notion de “qualité”, le n° 5, désavantage le tribunal d’instance, qui traite des contentieux dits “de masse”: problèmes locatifs, crédit à la consommation, paiement de factures... Depuis l’introduction de l’informatique, les juges sont fortement incités à utiliser le procédé du “copié/collé”: en reproduisant la motivation-type, on modifie uniquement les éléments relatifs à l’identité des parties, aux dates, aux chiffres, aux circonstances. Le risque est beaucoup plus grand de laisser passer, à la relecture, un élément provenant du jugement d’origine, que de se tromper dans une décision qu’on rédige entièrement. Plus généralement, apprécier la qualité d’une production judiciaire en se référant à la seule absence d’erreurs matérielles ne peut manquer d’être perçu, par un magistrat consciencieux, comme singulièrement réducteur, voire outrageant.

Alors cette fameuse qualité, que je revendique lorsqu’on me parle délais et stocks, en quoi consiste-t-elle si ce n’est pas un cache-sexe voilant l’inefficience ? Aux trois mots qui me viennent pour la définir, le découragement me gagne, car rien n’est plus antinomique à l’esprit de la LOLF: prendre le temps.

Prendre le temps

Prendre le temps de motiver ses jugements, en fait et non seulement en droit comme m’y incite mon président: “Vous n’êtes tenue que de répondre aux arguments de droit”. Où est le droit, où est le fait, devant le juge d’instance, lorsqu’un débiteur se présente en personne et conteste le montant d’une injonction de payer ? Un justiciable demande réparation d’un dommage: faut-il rejeter sa requête sans explication parce qu’il ne précise pas s’il se place sur le terrain de la responsabilité contractuelle ou délictuelle ? Pour qui motive-t-on un jugement: pour la cour d’appel ? pour les avocats ? pour les parties ? Toute décision fait au moins un mécontent, souvent deux. Je ne conçois pas que le juge puisse faire moins que d’expliquer au perdant, en reprenant ses arguments, pourquoi il n’a pas été suivi.

Prendre le temps, lorsqu’une société de crédit réclame à un emprunteur défaillant le solde d’un crédit revolving, de se pencher sur le décompte et l’historique des paiements, de vérifier, même en l’absence du débiteur, si le créancier a fixé la date du premier incident non régularisé conformément aux règles du code de la consommation et, s’il est resté inactif en laissant grossir les intérêts pendant plus de deux ans, soulever d’office la forclusion de sa créance.

A l’audience, pendant l’appel du rôle, prendre le temps de s’assurer que les parties qui se présentent sans avocat ont bien compris les règles de la procédure: “L’avocat de votre adversaire a écrit pour demander un renvoi parce que vous ne lui avez pas communiqué vos pièces. C’est le principe du contradictoire. Pour que votre affaire puisse être examinée à la prochaine audience, il faut lui adresser copie de tout que vous comptez soumettre au tribunal, même le contrat dont l’autre partie possède un exemplaire, même les lettres qu’elle vous a envoyées... Si en fonction de ce qu’il vous transmet à son tour vous voulez compléter votre dossier, vous devez lui communiquer ces nouvelles pièces. Sinon, je ne pourrai pas en tenir compte...”.

Prendre le temps, lorsqu’un avocat dont l’adversaire est absent veut déposer son dossier, d’en vérifier le contenu. Le tribunal n’est pas une chambre d’enregistrement: si le demandeur ne justifie pas suffisamment le principe et le montant de sa créance, le juge peut, soit le débouter, soit lui réclamer les documents ou les explications manquantes. Passer cinq minutes à vérifier si la société de crédit produit l’historique du compte, si les relevés de charges de copropriété remontent à l’origine de l’impayé, peut éviter une décision inéquitable ou une réouverture des débats... qui, elle fera perdre deux mois.

Prendre le temps, lorsqu’un particulier saisit le tribunal par simple déclaration au greffe ou par opposition à injonction de payer (procédures gratuites), dépourvue du minimum de motivation que comporte la plus sommaire des assignations d’huissier, de démêler l’origine du litige, les points précis sur lesquels les parties sont en désaccord, ce qu’elles veulent exactement et qui parfois est difficilement réductible aux satisfactions pécuniaires que peut accorder un tribunal.

Prendre le temps, lorsqu’un locataire sollicite des délais auxquels s’oppose le bailleur, de se faire expliquer sa situation financière, son évolution prévisible, les causes de l’impayé, les aides auxquelles il peut prétendre; rechercher avec lui un échéancier raisonnable qu’on l’incite à mettre en oeuvre immédiatement sans attendre de recevoir le jugement et, si c’est irréalisable, l’avertir qu’il va être expulsé, dans quel délai approximatif, et qu’il doit commencer immédiatement à prendre ses dispositions.

Prendre le temps, dans un litige de voisinage ou sur une facture contestée, de questionner, provoquer la discussion, comprendre ce qui a fait obstacle à un accord amiable, pousser à la conciliation; en sortir en tout cas mieux à même d’interpréter l’intention des parties ou la réalité d’une situation à travers le filtre du droit.

Dans une audience prud’homale, ne pas se contenter de la plaidoirie des avocats sur la cause réelle et sérieuse du licenciement, prendre le temps de faire préciser au salarié présent en quoi consistaient ses tâches, quelles consignes il a reçues, pourquoi les erreurs qu’on lui reproche étaient inévitables... et si on a la chance qu’un responsable de l’entreprise soit également présent, susciter un véritable échange contradictoire... Lorsqu’une telle instruction à l’audience a lieu, un quasi-consensus se dégage habituellement en délibéré, les conseillers prud’hommes convenant que le partage des voix aurait sans doute été évité si elle avait eu lieu plus tôt. Mais eux aussi, plus encore que le juge départiteur, sont sommés de réduire le temps, payé par l’Etat, qu’ils consacrent à leurs fonctions judiciaires. Sous prétexte d’abus commis çà et là (quel droit ne donne jamais lieu à abus ? et faut-il pour autant supprimer tous les droits ?), le temps passé à la rédaction des jugements ne leur est plus remboursé sur une base déclarative, mais au forfait, à raison de 3 h par décision. La difficulté et la qualité moyennes de leurs jugements, prétend-on, ne méritent pas davantage. Pourtant les défenseurs syndicaux formés par leur organisation, les avocats spécialisés des grosses sociétés dont mon département de la petite couronne abrite les sièges sociaux, développent des arguments de fait et de droit auxquels il faut répondre et qui me demandent, à moi, bien plus de 3 heures de travail. Veut-on tuer les conseils de prud’hommes en généralisant le départage dans tous les dossiers complexes ? Et combien de temps a-t-il fallu au président du conseil des prud’hommes de Longjumeau pour rédiger “LA” décision de référence de l’année 2007 en droit du travail, qui a franchi le cercle des spécialistes pour être (élogieusement) commentée dans la grande presse et qui a été le premier pas vers la mort annoncée du contrat “nouvelles embauches” ?

Quantité ET qualité ?

Tout ce temps se paie: au lieu de vingt minutes l’appel du rôle dure, pour 50 à 60 affaires audiencées, facilement trois quarts d’heure; des personnes convoquées à 9 h 30 attendent encore dans la salle à 12 h; les affaires prévues pour 11 h sont appelées à 13 h; les avocats s’inquiètent pour leurs rendez-vous ou leur audience de l’après-midi, pour les honoraires qu’ils vont facturer à leur client... Aux prud’hommes, chaque affaire, prévue pour une heure, audience et délibéré compris, dure au minimum 1 h 30; les conseillers convoqués pour 10 h patientent jusqu’à la fin du délibéré de 9 h, ceux convoqués pour 11 h s’étonnent de trouver ceux de 10 h encore sur le siège.

Où est alors la qualité ? Faudrait-il, pour réduire l’attente en diminuant le nombre de dossiers appelés, créer plus d’audiences ? Mais pendant ses audiences, le magistrat ne rédige pas, le greffier n’enrôle pas, ne met pas en forme, ne notifie pas. Faut-il alors augmenter les délais d’audiencement, renvoyer les affaires ? C’est aller précisément à l’encontre des indicateurs de performance.

Si le législateur, si mon président, si les avocats ont raison, ce que je mets dans la notion de qualité est secondaire au prix de la rapidité. J’aurais en quelque sorte, à l’âge de l’ordinateur, la nostalgie des pleins et des déliés de la plume d’oie. Si pourtant je continue à résister, c’est à cause d’une phrase, répétée dans les mêmes termes par des justiciables très divers, à des audiences civiles mais surtout de départage ou de contentieux professionnel, avec une fréquence qui m’étonne: “Merci de votre écoute”.

Lorsque j’étais affectée à une chambre correctionnelle spécialisée dans la délinquance économique (droit pénal du travail, de la consommation, de la propriété intellectuelle, de l’urbanisme), j’entendais dire à des avocats: “J’ai attendu de lire votre jugement pour décider si j’allais faire appel. Il est solidement motivé, la peine n’est pas excessive, je ne prends pas le risque”. La durée du délibéré est mesurable, l’allégement de la charge de travail de la cour d’appel grâce à la qualité de la motivation de la juridiction du premier degré ne l’est pas. Que dire alors de la satisfaction d’avoir été écouté ? L’écoute n’empêche pas qu’une décision soit perçue comme injuste. L’écoute ne met pas à l’abri d’une erreur judiciaire. Pourtant je refuse de la sacrifier au productivisme.

J’ai entendu les membres de la commission Outreau reprocher à mes collègues qui ont maintenu en détention les mis en examen de ne jamais avoir cédé au doute. J’ai entendu ceux-ci répondre qu’ils avaient douté, que le doute est consubstantiel à leur travail, mais qu’après avoir douté il leur fallait trancher, qu’un juge qui refuserait de décider commettrait un déni de justice. Dans la décision, une fois motivée, ne doit plus se voir la trace du doute. Seul le magistrat qui l’a rendue sait s’il a ou non pris le temps d’écouter, le temps de douter, ce temps si précieux qu’on lui rationne.

En subordonnant les moyens des juridictions au respect de délais de plus en plus courts, en jugeant les magistrats sur leur aptitude à évacuer les flux, on ne les laisse plus prendre le temps du doute.

Des juges sous surveillance

Entrées en vigueur depuis 3 ans, les dispositions de la LOLF sont présentes depuis 2002 dans l’esprit des chefs de cour et de juridiction. Ils ont mis en place des outils statistiques pour les mesurer. Le nombre de décisions rendues, la rapidité ont toujours fait partie des critères pris en compte dans la notation d’un magistrat; ils sont en passe de devenir les seuls. Les données statistiques sont aujourd’hui, pour les présidents de tribunaux, la substance même de l’entretien annuel ou biennal d’évaluation. Celui du tribunal de grande instance dont je dépends nous a distribué, en 2004, quatre types d’imprimés à remplir: statistiques trimestrielles du tribunal, statistiques trimestrielles par magistrat, canevas d’un rapport annuel sur l’activité de la juridiction, statistiques des cinq dernières années. Les logiciels propres aux différents services (civil, saisies, tutelles...) fournissent en principe les chiffres réclamés. Malheureusement, et de notoriété publique, ils sont faux: erreurs de manipulation, dossiers non enregistrés lors l’informatisation des greffes... Pour obtenir des résultats fiables, les greffiers en chef de certains tribunaux ont mis en place des systèmes de comptage manuel, d’autres non. Au tribunal correctionnel aussi on voit, à la fin des audiences, le président collationner avec le greffier le nombre des jugements prononcés et celui des renvois pour le reporter sur le tableau mensuel. Jugés sur les résultats de leur activité, magistrats et greffiers doivent consacrer de plus en plus de temps à l’activité non productive de comptabilisation, de transmission et de justification de leur production.

Quelques mois avant mon arrivée, mon tribunal d’instance a fait l’objet d’un audit du président du tribunal de grande instance, centré déjà sur les délais et les flux. La vice-présidente, dont le service était structuré différemment de celui de ses collègues, avait des motifs pour justifier son retard. Le deuxième juge, en poste depuis quelques mois, n’avait pas encore accumulé de stocks. Il a donc été conclu que la troisième magistrate ne savait pas gérer les flux. Lorsque je suis arrivée, 6 mois après, son collègue avait atteint le même niveau de retard, mais l’étiquette est restée. Après un été passer à rédiger une centaine de jugements, la juge qui ne savait “pas gérer les flux” s’est vu notifier un taux de “prime de rendement” annuel inférieur à la moyenne, tandis que ses piles de délibérés recommençaient à monter. Elle a demandé et obtenu sa mutation. L’autre juge évoquant, ainsi qu’elle, l’inégale répartition des affaires civiles, j’ai divisé ce service entre les 3 magistrats à parts égales et redéployé les autres.

Mais ce n’est pas la répartition du travail qui est en cause, c’est la quantité. Nous avons été trois, dès lors, à ne pas parvenir à absorber les flux en respectant à la fois les délais impartis et le critère non mesurable, mais pour nous prioritaire, de “qualité”. Pour résoudre la quadrature du cercle, chacun a sa technique. Je n’ai pris, cette année, de vacances que sur le papier. L’année précédente mon collègue est parti, mais avec ses dossiers et, pour ne pas mettre le greffe en difficulté en rapportant, le jour de la rentrée, soixante jugements à taper, à relire et à notifier, il les a expédiés à ses frais, en recommandé, de son lieu de vacances. La magistrate qui remplace depuis trois ans celle qui ne savait pas “gérer les flux”, reste tous les soirs jusqu’à neuf, voire dix heures du soir. On m’objecte: “Cà ne veut rien dire”. Et pour les vacances de l’autre juge: “C’est normal, avec le retard qu’il avait”. Comme on me répondrait, si j’avouais passer mes nuits à rédiger: “Vous motivez trop”. Cinq magistrats, successivement ou simultanément, ayant éprouvé les mêmes difficultés, on pourrait supposer, comme l’affirmait déjà mon prédécesseur, qu’il faudrait dans ce tribunal quatre juges au lieu de trois. Pourtant, le corps fonctionnant sur le postulat qu’il n’y a pas de magistrat surchargé, mais des magistrats mal organisés, on nous pousse à faire de notre rythme de travail un secret honteux.

La surcharge de travail étant devenue la norme, l’exception que représente un tribunal pourvu de magistrats et de fonctionnaires du greffe en nombre suffisant pour traiter les procédures en flux régulier, sans stress, sans heures supplémentaires et sans violer les règles de procédure chronophages, est considéré comme en sur-effectif. La gestion de la pénurie consistant à déshabiller Pierre pour donner à Paul, au mieux, un cache-sexe, la réforme de la carte judiciaire a fait disparaître tous les tribunaux d’instance à un seul juge et ceux qui, pourvus de deux juges, n’atteignaient pas un quotient prédéterminé de dossiers/magistrat, autrement dit ceux qui rendaient le meilleur service à l’usager en produisant “des décisions de qualité dans des délais raisonnables”. Celui-ci devra désormais, en région, traverser la moitié du département pour se rendre au siège de la juridiction désormais compétente pour tout le ressort territorial de 2 ou 3 anciens tribunaux d’instance. Quand il est représenté par un avocat, celui-ci n’est pas forcément mécontent de cette concentration, qui limite ses déplacements. Mais le locataire menacé d’expulsion, l’emprunteur sollicitant des délais de paiement, le surendetté convoqué par le juge de l’exécution, la personne âgée dont le juge des tutelles doit vérifier la capacité à veiller à ses propres intérêts ? Ils pouvaient, en contribuant aux frais d’essence, demander à leur voisin de les conduire à 20 Km. Pas à 150. S’ils ne se déplacent plus, si la procédure n’est plus contradictoire, la tâche du juge en sera certes simplifiée, et sans doute les délais réduits. Mais cet allègement-là est-il sain et souhaitable ?

Il arrive que des tribunaux d’instance voisins qui ont, pour des raisons historiques, le même nombre de juges, ont vu la population de leur ressort suivre des évolutions différentes, quantitatives ou qualitatives. Celui qui, borgne parmi les aveugles, aura conservé un personnel suffisant pour consacrer à son contentieux tout le temps et tout le soin nécessaire, sera considéré comme en sur-effectif et, dès lors, mis à contribution pour pallier les vacances de postes. Ses magistrats iront, en plus de leur service, siéger aux audiences correctionnelles du tribunal de grande instance , la part grandissante donnée depuis 10 ans aux procédures à juge unique n’ayant pas fait disparaître la collégialité qui est la règle en matière pénale. Ils iront aussi, en fonction des besoins, tenir des audiences dans les tribunaux d’instance voisins plus ou moins sinistrés par la maladie, la retraite ou la mutation non remplacée d’un ou de plusieurs magistrats.

Car s’il était exceptionnel que, dans un tribunal à un seul juge, le poste ne soit pas pourvu, au moins par un juge placé (affecté aux remplacements dans le ressort d’une cour d’appel, sans poste fixe) ou par un magistrat délégué, un poste peut demeurer vacant plusieurs mois dès lors que, dans le tribunal, un autre poste au moins est pourvu, son heureux titulaire étant invité faire au mieux et à solliciter l’aide des collègues de tribunaux moins en difficulté, à charge de revanche, tout en étant seul responsable en cas de problème pour avoir mal géré les priorités.

Ayant pris mes fonctions en septembre 2004, j’ai subi dès janvier 2005 le départ précipité de ma collègue qui “ne savait pas gérer les flux”. Son remplacement n’étant pas prévu avant septembre, date du principal mouvement dans la magistrature, j’ai eu la chance de voir affecter au tribunal un magistrat placé de mi-février à fin juin. Nous n’avons eu à gérer seuls, l’autre collègue et moi, que le mois de décembre (où la partante était dispensée d’audiences pour pouvoir rédiger tous ses jugements en délibéré avant son départ), le mois de janvier, le début février et les mois de juillet-août dits “période de service allégé”.

En janvier de cette année mon deuxième collègue a été muté à son tour, en avancement, dans un tribunal de grande instance qui, comme il s’est avéré par la suite, est programmé dans le cadre de la réforme de la carte judiciaire pour disparaître d’ici 2 ans. Le nombre de magistrats placés affectés au tribunal de grande instance ne suffisant pas à ses propres besoins, il n’en a pas été attribué au tribunal d’instance. Des collègues d’autres tribunaux d’instance sont venus tenir certaines audiences, mais ils ne pouvaient prendre un service entier. J’ai donc supprimé une audience civile par mois, ce qui a rallongé les délais. Les avocats se rendant compte que, lorsqu’ils demandaient le renvoi d’une affaire, le délai n’était plus d’un mois mais de trois, ont demandé moins de renvois “de confort”, et le nombre de renvois diminuant, le pourcentage d’affaires retenues et plaidées à chaque audience est passé d’environ 50 % à 70 %. Le juge sortait donc de l’audience avec 30 jugements à rédiger au lieu de 20. C’est avec impatience que nous attendions en septembre l’arrivée d’un remplaçant pour reprendre le nombre normal d’audiences et résorber les stocks petit à petit. Malheureusement cette nouvelle collègue bénéficie d’un mi-temps, et les 50 % restants ne sont pourvus... que grâce à l’aide des tribunaux d’instance voisins. Nous n’avons pas fini de faire appel à eux !

Vous avez dit RTT ?

Mon tribunal comporte également trois postes de juges de proximité - j’y reviendrai - mais deux seulement sont actuellement pourvus. La première, qui a dû quitter ses fonctions à l’âge limite de 75 ans, était un ancien magistrat, faisant partie de la première promotion nommée en 2002; d’abord satisfaite de ses fonctions, elle se plaignait depuis 2005 de l’augmentation de la charge de travail. Une autre, très consciencieuse, faisait des recherches et mettait son point d’honneur à étudier à fond chaque dossier, même s’il s’agissait de procédures sommaires comme l’injonction de payer. Ancienne avocate, elle disait pourtant s’apercevoir qu’on ne s’improvise pas juge avec cinq jours de formation. Compte tenu du barème fixé pour les audiences (à l’époque trois vacations d’une demi-journée pour la préparation, la tenue de l’audience et la rédaction des jugements, en matière civile comme au pénal), elle se plaignait d’être payée par l’Etat et traitée par les justiciables “comme une femme de ménage”. Ayant exercé une profession libérale, elle avait l’habitude de recevoir une rémunération correspondant au travail fourni, et ne s’attendait pas à consacrer tout son temps de retraitée à des fonctions payées comme un travail d’appoint. Elle a tenu un an avant d’envoyer une lettre de démission dans laquelle elle déclarait que, si l’on veut donner tout son sens à la fonction de juger, il importe de rémunérer convenablement les gens qui l’exercent.

Magistrats et fonctionnaires, quant à eux, ont depuis longtemps intégré l’idée que faire des heures supplémentaires n’est pas valorisé comme une manifestation d’attachement au service public, mais fait planer le doute sur leurs qualités professionnelles, mesurées à la seule aune de la rapidité. Lorsque je siégeais dans une chambre correctionnelle traitant la délinquance économique, il était prévu une durée moyenne d’audience de 5 heures (incluant le temps du délibéré pour les décisions rendues sur le siège, mais non pour les plus complexes, prononcées à une audience ultérieure). A partir des années 2000, le service de l’audiencement a réduit d’office le temps réservé à chaque affaire. La durée totale de l’audience, toujours fixée officiellement à 5 h, est passée à une moyenne de 6 à 7 h en temps réel. A nos protestations, il a été répondu que notre instruction des dossiers à l’audience était trop complète, nos jugements trop motivés, que d’autres formations respectaient les durées prévues et que “vous ne pouvez pas continuer à faire du cousu main, alors que les moyens de la justice ne lui permettent que le prêt-à-porter”.

Les greffières, qui subissent les conséquences des choix éthiques de leurs magistrats, ne font jamais fait valoir la totalité de leurs droits à récupération pour les heures supplémentaires occasionnées par ces audiences prolongées. Les fonctionnaires décideraient-ils un jour, dans chaque service, de récupérer la totalité des heures auxquelles ils ont droit, le tribunal de Paris - et bien d’autres - devrait fermer ses portes pour plusieurs mois.

Une greffière de mon tribunal d’instance, qui reste presque chaque soir une heure de plus pour venir à bout de la tâche, parce qu’à ce moment au moins on n’est pas dérangé, commente philosophiquement: “Oh, ces heures-là, je ne les compte pas. Je récupère seulement quand je suis obligée de venir le samedi”.

Quand éclate une affaire d’Outreau, les juges doivent se justifier de n’avoir fait que du prêt-à-porter. Tout le reste du temps, ils doivent ruser, se battre ou se cacher pour faire du cousu-main.

Pourtant, du seul point de vue de la rentabilité, l’Etat ne trouve pas nécessairement son compte dans un productivisme forcené qui pousse le juge à la faute. L’affaire ESNAULT a trouvé son épilogue le 27 novembre 2000 avec la condamnation de l’Etat à 1,2 millions de francs pour faute lourde du service public de la justice. Un arrêt de la Cour d’Appel de Rennes avait faussement qualifié de “ruine” le restaurant tenu par les époux ESNAULT, les empêchant d’en obtenir la mise aux normes et les conduisant finalement à la perte de leur établissement. Contrairement à tous les usages, le magistrat responsable de cette erreur, sollicité par les époux ESNAULT, a reconnu dans une lettre qu’il avait “bâclé” cette affaire à une époque où la chambre qu’il dirigeait “était littéralement noyée sous près de 5 ans” de dossiers en retard. Le tribunal en a tiré les conséquences, bien que le ministre de la Justice ait refusé de reconnaître la responsabilité de l’Etat, et que le magistrat ait vu sa carrière bloquée, non pour avoir commis une erreur, mais pour l’avoir officiellement reconnue et en avoir donné les raisons.

Du bon usage des statistiques

Mes collègues et moi n’en sommes heureusement pas là, mais les 7 jours de la semaine et les 12 mois de l’année ne nous suffisent pas pour “rendre des décisions de qualité [au sens que nous donnons au terme de qualité] dans des délais raisonnables [au regard des indicateurs qui mesurent ces délais]”;

Ces indicateurs étant principalement conçus en fonction des jugements civils - méconnaissant la multiplicité des compétences qui fait la richesse du tribunal d’instance - la pression des statistiques nous contraint à concentrer nos efforts sur ce contentieux, le seul dont j’ai parlé jusqu’ici.

Si les objectifs ne sont pas compatibles avec les moyens dont nous disposons, tout procédé est bon qui permet d’embellir la statistique:trucs et recettes, découverts empiriquement, se transmettent d’un tribunal à l’autre. Lorsque 10 salariés réclament l’application du même usage d’entreprise, ou se plaignent d’une même violation de la réglementation du travail, on pourrait joindre ces dix procédures et statuer en un seul jugement, l’analyse de chaque cas étant confortée par la comparaison avec les autres. Mais en traitant individuellement chaque dossier par le biais du copié/collé, on enrichit à peu de frais sa statistique de dix jugements au lieu d’un. Par contre, s’il est absolument impossible de traiter séparément deux procédures (une demande principale portant sur des malfaçons et l’appel en garantie de l’artisan contre sa compagnie d’assurances, par exemple), il faut les joindre le plus tôt possible, sans attendre d’examiner l’affaire au fond: le dossier sorti du rôle apparaîtra comme traité avec une célérité record, et contribuera à diminuer le délai moyen sur le tableau trimestriel.

La justice ne sort pas grandie de ces calculs de boutiquier, sauf le respect dû à cette corporation aussi honorable que celle des femmes de ménage. Mais là n’est pas le plus grave.

Le nombre des délibérés supérieurs à deux mois doit apparaître sur une ligne spéciale du tableau. Le contrôle est aisé et le magistrat concerné sait qu’il devra rendre des comptes si la situation perdure. Il aura donc tendance à concentrer ses efforts sur les contentieux pour lesquels il doit fixer une date de délibéré.

Si en défendant ses choix on peut donner une impression d’auto-justification, voire d’auto-glorification, j’en arrive à ce que je ne puis défendre. Fusionner le temps de sa vie privée avec son temps de travail, prendre sur ses vacances, sur ses week-ends ou sur ses nuits, c’est une décision qui nous regarde. Mais si ce temps ne suffit pas, pour satisfaire à l’exigence de qualité de nos jugements sans nous voir reprocher de ne pas respecter les délais, nous sommes conduits à renoncer à cette même exigence de qualité dans des matières moins surveillées.

Mea culpa

Dans la répartition actuelle des services, je tiens des audiences civiles ordianires, des audiences de référé (procédures civiles urgentes), trois audiences de départage prud’homal par mois. Je suis également chargée de certaines procédures qui ne passent pas à l’audience (ordonnances sur requête, injonctions de faire), du service des tutelles mineurs et de l’administration du tribunal. Pour ne pas trop dépasser les deux mois de délibéré, je passe en moyenne deux à trois jours par semaine sur le contentieux civil ordinaire, audiences et jugements compris, trois à quatre pour le départage prud’homal. Reste donc un seul des sept jours de la semaine pour les autres tâches, étant précisé qu’il s’agit de durées moyennes, qui sont dépassées pour certains jugements particulièrement complexes. Ce septième jour est rarement consacré en totalité au travail. Il peut arriver aussi que la durée utile de la semaine soit réduite par un stage de formation, une réunion, une grippe ou un quelconque imprévu, rompant ce fragile équilibre. Pendant les périodes d’élections ou de référendum, l’activité du tribunal est plombée par les demandes d’inscription sur les listes électorales et, pour le greffe, par l’établissement des procurations. Les vacances de Noël et de Pâques, pendant lesquelles on peut se consacrer à rédiger puisqu’il n’y a pas d’audiences, permettent tout juste de se mettre à jour

Il reste donc peu de temps pour les dossiers de tutelles. Ce n’est pas toutes les semaines, mais une fois par mois au mieux, sauf urgence signalée, que je parviens à dégager un peu de temps. Il m’est naturellement impossible de satisfaire les demandes de rendez-vous: je traite les requêtes par écrit, par fax, par téléphone en cas d’urgence, et ne convoque - rarement - que quand toute autre communication a échoué. Ce n’est satisfaisant ni pour moi, ni surtout pour le justiciable. En outre, la situation du greffe est bien pire que la nôtre. Depuis le départ, suite à une mise en disponibilité non remplacée, d’un fonctionnaire qui était le pilier du service des tutelles, suivi du congé de maternité de l’autre titulaire, les effectifs n’ont jamais été suffisants. Les greffiers délégués par la Cour d’appel, comme les fonctionnaires du tribunal qui ont accepté de prendre sur le temps consacré à leur service normal, sont intervenus en priorité sur les tutelles majeurs. Aux tutelles mineurs, pendant un an le public a eu affaire à des interlocuteurs qui changeaient sans cesse et ne pouvaient assurer le suivi des dossiers, et je n’avais pas de responsable du service sur lequel m’appuyer. Il y a de nouveau deux personnes stables en charge du service, mais elles n’y suffisent pas, et la situation va devenir dramatique à partir du début 2009, compte tenu des incidences de la réforme des tutelles.

Lorsque j’étais juge des tutelles majeurs, dans les années 80, j’avais le temps de recevoir les personnes protégées, les familles, les tuteurs, d’expliquer à chacun son rôle, de mettre en place une politique avec les associations tutélaires et les gérants de tutelle professionnels, de vérifier l’évolution des dossiers sans me contenter de traiter dans l’urgence les requêtes pour lesquelles on me sollicitait. Dans les années 2000, les piles de courrier affluent chaque jour et s’entassent, en attendant que le juge parvienne à distraire de ses jugements civils le temps nécessaire à leur examen. N’ayant pu ni m’accommoder de cette situation ni l’améliorer, j’ai profité de la réorganisation des services et de l’arrivée d’un nouveau juge pour lui confier, avec son accord, tout le service des tutelles majeurs.

Nous sommes exposées à tout moment, elle plus encore que moi, à des risques d’erreur ou de dysfonctionnement: vente ou placement désavantageux, autorisés après un examen trop sommaire des pièces jointes à la requête; opération manquée ou pénalités encourues faute d’autorisation donnée à temps; détournement ou utilisation irrégulière des fonds pupillaires, que la vérification des comptes de gestion (rarement approfondie, sinon par sondage) ne nous aura pas permis de déceler; spoliation d’une personne dont la mise sous tutelle a été demandée, avant qu’il ait pu y être donné suite...

D’après des chiffres tout à fait officiels, il y a actuellement en France 700.000 dossiers de majeurs protégés (sous tutelle ou curatelle), suivis par 80 juges des tutelles en équivalent temps plein, soit 8.750 personnes par juge e.t.p. Dans le cadre de la réforme des tutelles, tous les dossiers suivis doivent faire l’objet d’un nouvel examen dans le délai de 3 ans à partir du 1er janvier 2009, suivant la même procédure que lors de la mise en place de la mesure (certificat du médecin traitant, examen par un médecin expert inscrit sur une liste spéciale (aux frais de la personne protégée ou de sa famille), audition par le juge du majeur protégé et le cas échéant de sa famille, avis du procureur, audience de jugement), puis à nouveau tous les 5 ans, sauf si à l’occasion de ce réexamen le juge fixe le délai de révision à une durée supérieure (Alzheimer irréversible par exemple). Dans mon tribunal, la révision des 1.600 dossiers suivis, répartis sur 3 ans, reprsente environ 500 dossiers, sans préjudice des saisines nouvelles qui n’ont aucune raison de ralentir, et qui sont de l’ordre de 300 par an. Tout cela à effectifs constants en magistrats, la cour d’appel devant en principe affecter, spécifiquement pour les besoins de la révision, quelques fonctionnaires supplémentaires dans les tribunaux d’instance.

D’autres tâches sont plus ou moins sacrifiées, leur traitement sans cesse repoussé jusqu’à ce que des procédures dites rapides deviennent paradoxalement plus lentes que la procédure ordinaire: injonctions de payer ou de faire, ordonnances sur requête, ordonnances pénales.

Ce que je parviens le moins à assumer, c’est l’administration du tribunal. Telle qu’elle s’intègre dans le grand système productiviste de la LOLF: faire remonter les informations, les statistiques, les demandes de crédits, organiser les services et le roulement de façon à obtenir des magistrats et des juges de proximité la rentabilité maximum. Ce rôle de chef d’établissement, de manager, je ne l’ai pas appris, ni choisi. La fonction de juge chargé de la direction du tribunal d’instance peut aussi consister à animer, au coeur de la ville, une véritable juridiction de proximité, à jouer un rôle dans la politique de la ville, du logement, de la consommation, créer des partenariats avec les élus locaux, les préfectures, la police, les services sociaux, les notaires, les associations, sans oublier les conciliateurs de justice. Les juges d’instance se sont beaucoup impliqués, voilà quelques années, dans la prévention des expulsions. Des discussions avec le barreau, avec tel plaideur institutionnel, peuvent contribuer à améliorer grandement le fonctionnement de la juridiction. Mais il en est du temps comme de l’argent: pour gagner, il faut investir au préalable. Quel indicateur, quelle ligne du tableau statistique prendra en compte ce temps-là ? Mes réserves de temps sont vides.

Le juge est un surhomme comme les autres

La carte judiciaire n’ayant pas suivi les mutations démographiques, certaines juridictions ont vu leur charge de travail croître de manière exponentielle, pour une augmentation des effectifs nulle ou dérisoire. Le tribunal d’instance s’est vu par ailleurs confier de nouvelles compétences, en particulier, dans la plupart des ressorts, la charge extrêmement lourde du surendettement. La départition prud’homale, charge plus ou moins importante suivant la taille du conseil et son mode de fonctionnement, n’est pas suffisamment prise en compte dans la statistique du tribunal d’instance par rapport au travail qu’elle représente. Le tribunal de grande instance, confronté lui aussi à l’augmentation du contentieux, s’est en partie défaussé sur le tribunal d’instance. Il y a 20 ans nous étions, dans l’une des plus grosses commune d’Ile de France par le chiffre de sa population, trois juges d’instance, traitant un contentieux civil de droit commun plafonné à 30.000 F. Dans le même tribunal, où je suis revenue depuis quatre ans comme vice président, nous sommes toujours trois, mais notre taux de compétence atteint 10.000 euros. L’ancien plafond est aujourd’hui, à peu de chose près (4.000 euros), le taux du dernier ressort, au-dessous duquel il n’y a pas d’appel possible. C’est aussi la limite des “petits litiges de la vie quotidienne” dévolus au juge de proximité.

On ne se fait pas faute de nous rappeler que, ce que nous avons gagné par le haut, le juge de proximité nous en décharge par le bas. C’est vrai, à la rigueur, dans les tribunaux d’instance où des juges de proximité ont été effectivement nommés, et en nombre suffisant: dans les autres, le juge d’instance fait fonction de juge de proximité, pour la totalité du contentieux ou pour la part que celui-ci ne peut absorber, et dans ce cas son travail n’est même pas porté au crédit du tribunal d’instance, mais de la juridiction de proximité. Quant au greffe de cette juridiction, c’est celui du tribunal d’instance, à effectifs constants bien que le taux de compétence soit passé de 7.600 à 10.000 euros début 2005.

Malgré la réticence de la Chancellerie à procéder à une évaluation, malgré la diffusion confidentielle du rapport Charvet, certaines des critiques émises contre ce juge semi-professionnel payé à la vacation semblent se vérifier, avec pour conséquence de limiter l’essor auquel il était initialement promis. Les juges d’instance n’en demeurent pas moins compétents jusqu’à 10.000 euros et doivent gérer les problèmes posés par les juges de proximité défaillants ou démissionnaires, étant précisé que je n’ai eu pour ma part qu’à me louer des juges de proximité successivement ou simultanément affectés à mon tribunal.

Dans la magistrature comme ailleurs, il existe des individus particulièrement doués, possédant à la fois des qualités d’analyse et de synthèse, capables de rédiger rapidement des décisions équitables et juridiquement motivées. Même aujourd’hui, avec un concours particulièrement sélectif, je doute que seuls soient recrutés de semblables phénix. Il y a trente ans en tout cas, sur des promotions de 250 à 300 auditeurs, tous ne réunissaient pas l’ensemble de ces qualités La prégnance actuelle des statistiques tend à imposer comme objectifs à tous les résultats des meilleurs, suivant un principe banalisé depuis Taylor dans l’entreprise industrielle, mais appliqué depuis peu au service public.

La vie privée d’un magistrat, comme celle de tout un chacun, peut avoir une incidence sur sa puissance de travail. En quarante ans de carrière, il lui arrive d’être amoureux, de divorcer, de perdre un être proche. Il connaîtra inexorablement, l’âge venant, une fatigue, des troubles de santé qui, sans nécessiter un arrêt de travail, diminueront son rendement. Il aura besoin d’une période d’adaptation, non seulement à la sortie de l’Ecole, mais à chaque changement de juridiction ou de fonctions, voire à chaque affectation dans une chambre traitant un nouveau contentieux, sans parler de la nécessité d’absorber une production législative particulièrement abondante au cours de la dernière décennie. Dans un corps travaillant désormais, comme l’économie marchande, à flux tendus, la souplesse permettant de prendre en compte ces situations n’existe plus. Si les collègues le font, c’est au détriment de leurs propres résultats. A l’intéressé de rattraper le retard pris pendant ces périodes de fragilité ou, s’il n’est pas assez réactif, de se laisser couler.

Le recrutement des magistrats s’effectue par concours sur la base des connaissances juridiques, la formation et le stage en juridiction permettant ensuite d’apprécier l’aptitude à exercer ce métier et, le cas échéant, telle ou telle fonction spécialisée. C’est là que devraient être prises en compte les qualités humaines dont, chaque fois que l’on attribue à un magistrat la responsabilité d’un des drames que produisent les dysfonctionnements de la justice (mais rarement en dehors de ces moments de crise), on se plaît à souligner l’importance. Une réforme des études et du système d’évaluation vient d’être adoptée: l’appréciation des magistrats des différentes fonctions auprès desquels l’auditeur de justice (élève magistrat) se forme au cours de son stage, en se confrontant à des situations réelles, perdrait une grande partie de son incidence, au profit de tests psychologiques pratiqués sur le lieu de stage, mais par des personnes extérieures à la juridiction. Les auditeurs de justice devraient résoudre des problèmes d’éthique en décrivant le comportement qu’ils adopteraient dans des situations purement fictives. Est-ce le meilleur moyen de développer et de mesurer leurs qualités humaines ?

Il y a trente ans, lorsque j’avais pour directeur des études Pierre TRUCHE, l’enseignement dispensé à l’ENM prenait en compte, me semble-t-il, cette dimension humaine. On lui a reproché de former des auditeurs de justice contestataires, de ne pas leur donner les connaissances techniques qui leur permettraient d’être immédiatement opérationnels pendant leurs 15 mois de stage en juridiction. On a pris soin d’y remédier: par 3 décisions du 15 septembre 2008, la HALDE vient de constater très explicitement que 3 adhérentes du Syndicat ont été écartés par le ministère de la Justice des fonctions de formateur à l’Ecole Nationale de la Magistrature alors que leur profil correspondait exactement à celui recherché, “l’absence d’éléments objectifs convaincants... laissant présumer l’existence d’une discrimination à son encontre en raison de ses responsabilités syndicales, dont il n’est pas contesté qu’elles étaient connues de la Chancellerie à la date du rejet de sa candidature”.

J’ignore ce qui est aujourd’hui enseigné aux auditeurs de justice mais, chez celui que j’ai eu en stage, j’ai pu constater que la notion de productivisme est inculquée de manière obsessionnelle. Alors que ses qualités humaines et sa motivation ne faisaient aucun doute, il a préféré réduire sa participation aux audiences et aux autres services du tribunal, afin de ne pas être pénalisé pour avoir rédigé un nombre de jugements inférieur à la norme. Pour la même raison, après avoir pris en charge avec compétence un dossier difficile, nécessitant des recherches, il n’a pas souhaité que lui soient confiés d’autres jugements complexes, ce qui aurait été plus formateur mais l’aurait empêché de remplir son quota. Ces jeunes magistrats qui arrivent dans leur premier poste déjà LOLFisés, sans recul par rapport au productivisme ambiant, prendront-ils le temps du doute, le temps de l’écoute ?

Vous nous avez proposé, Maître Eolas, d’apporter notre témoignage sur ce que nous souhaitions faire connaître à nos concitoyens de nos conditions de travail, de leur évolution, de dire ce que nous avions sur le coeur. Vous nous avez averti que vos 15.000 lecteurs risquaient de ne pas être tendres avec nous. J’ai relevé le défi, sans me faire d’illusions: on ne convainc jamais que ceux qui sont déjà convaincus. La justice est bourrée de défauts, j’en ai à titre personnel, que les lecteurs ne se feront pas faute de détecter dans mon texte et de me renvoyer à la figure. Il est normal qu’on ne laisse pas passer les défauts de qui a pour métier de juger les autres. S’il y a une seule chose sur laquelle je souhaiterais être crue, c’est que les juges ne sont pas ces monstres froids pétris de certitudes, arrogants et suffisants que leur renvoie le miroir de l’opinion publique - l’exemple vient d’en haut. Objet d’anathème, “le juge doit payer”, tantôt parce qu’ils ont mis en détention, tantôt parce qu’ils ont mis en liberté, nous nous défendons plutôt maladroitement, car s’il y a une chose que la justice ne sait pas faire, c’est bien communiquer. La posture d’assiégé dans sa forteresse renvoyant flèche pour flèche ne permet guère de mettre son coeur en écharpe, de laisser voir ses propres doutes et de sa propre fragilité. Ce n’est pas pour autant qu’ils ne sont pas là.

Commentaires

1. Le jeudi 23 octobre 2008 à 18:42 par Miaou

Ayant très récemment quitté mon statut d'auditeur, certainement peu confortable, mais finalement pas si désagréable, pour celui de magistrat, je suis content de lire votre témoignage. Non, ce que nous abattons - et le mot est approprié - ne constitue pas un travail normal en termes de charges de travail. Pour me tenir à flot, je fais actuellement depuis septembre des journées de plus de douze heures, sans compter le week-end. Il m'est plus facile de décrire au vu de vos propos ce que je vis comme une surcharge de travail. Par ailleurs, je me suis - en partie - reconnu dans le portrait de l'auditeur lolfisé. Il faut savoir que l'ENM nous remet à notre départ en stage une liste précise de ce qui constitue la norme. Je me souviens d'avoir eu des maîtres de stage JAF qui ne souhaitaient me donner que des dossiers intéressants juridiquement et/ou humainement. Le résultat, c'est que je n'ai pas été surchargé, mais que mon directeur de centre de stage s'est plaint que mes "stats" étaient insuffisantes. J'ai donc dû reprendre trois dossiers de divorce sur requête acceptée, que j'ai rédigé, ou plus exactement que j'ai fait glisser dans des trames fort bien conçues, en un après-midi. Mon DCS était ravi, mais je doute que ces quelques heures m'ait rien appris sur la rédaction de jugement ou fait progresser dans ma compréhension des conflits humains...

2. Le jeudi 23 octobre 2008 à 20:01 par hag

c'est quoi les 'normes' de l'ENM ? cela m'intéresserait fort en tant que magistrat lamda

3. Le jeudi 23 octobre 2008 à 20:01 par Maboul Carburod....z

Merci, chère Collègue de votre témoignage dans lequel je me reconnais tout à fait.

4. Le jeudi 23 octobre 2008 à 20:27 par Tom-

D'abord, je voudrais vous remercier Mme la Présidente pour ce texte. Je comprend mieux ce que nous subissons comme justiciables. En fait, nous vivons dans vos tribunaux ce que nous faisons subir à nos métiers en entreprise (quoi que nous ayons largement dépassé le stade du taylorisme, vous n'êtes pas au bout de vos peines).

Comprenez aussi un peu notre énervement, parfois notre rage. Vous avez évoqué les audiences de départage prud’homal. Comme syndicaliste, je sais que le délais pour rendre un simple jugement fait partie de la stratégie de l'employeur (et parfois du salarié fautif, mais c'est très rare) pour dissuader de porter plainte.
Le départage, c'est une affaire sur cinq. Ensuite il y a souvent appel. Lorsque nous recevons des salariés humiliés, parfois brisés dans nos permanences, nous sommes obligés de les prévenir qu'ils en ont probablement pour plusieurs années de procès.
Pendant ce temps, ils faut qu'ils continuent à travailler ou retrouvent un emploi avec la "réputation" que les milieux patronaux ne manquent pas de leur ciseler dans nos petites villes de province.

En fait, la plupart renoncent avant même d'entammer quoi que ce soit, tout simplement.

5. Le jeudi 23 octobre 2008 à 22:14 par Valérian

Merci beaucoup pour ce témoignage qui illustre parfaitement le propre du système à déshumaniser la fonction de magistrat par la culture du chiffre, alors que c'est précisément ce coté humain qu'attend tout justiciable d'un juge.

6. Le jeudi 23 octobre 2008 à 22:36 par take me haha

commencez par devenir responsable dans le cadre de votre travail : vous êtes la seule profession irresponsable.

7. Le vendredi 24 octobre 2008 à 09:00 par Tom-

On voit bien ce que ça donne, les profession dans lesquelles on punit à tour de bras, dans lesquelles le contrôle n'est pas global sur l'action du travailleur mais individualisée et partie-prenante de la production.
Ca donne
1) Des règlements à l'infini sur les procédés
2) Une pratique généralisée de l'ouverture de parapluie par les cadres

In fine, c'est la paralysie et le travail d'équipe qui est grippé.

8. Le vendredi 24 octobre 2008 à 12:03 par loulou

@ take me haha (6)
De quoi parlez-vous ?
D'une part, les magistrats sont responsables de leurs fautes disciplinaires.
D'autre part, les justiciables ont toujours une possibilité de recours contre une décision. C'est ce que l'on appelle le double degré de juridiction.

Alors responsables de quoi ?
D'avoir mis trop longtemps à rendre une décision, de n'avoir pas dit à une partie ce qu'elle voulait entendre, d'avoir incarcéré un condamné qui va se suicider le lendemain, d'avoir prononcé un divorce contre la volonté du mari qui voulait rester marié, de ne pas avoir ordonné une expertise, d'avoir laissé en liberté une personne présumée innocente qui se revèlera par la suite coupable, d'avoir travaillé même la nuit, de ne pas avoir travaillé pendant leurs vacances ?
Responsables de l'incapacité des gouvernements à doter la justice des français d'un budget suffisant pour appliquer les réformes votées ?
Responsables de l'absence de cohérence dans les instructions données aux procureurs ?
Responsables du manque de personnel dans les greffes pour accueillir et orienter correctement les justiciables ?

Et qu'attendez-vous de la "responsabilité" des juges ? Qu'ils aient peur de faire leur travail et de rendre des décisions ? Est-ce cela la Justice dans une Démocratie ?

9. Le samedi 25 octobre 2008 à 11:11 par take me haha

les magistrats ne sont responsables de rien du tout : la preuve avec Outreau où ils ont du se retenir pour se distribuer des médailles . vos sanctions sont théoriques , vos fautes sont fréquentes , les sanctions exceptionnelles.

10. Le samedi 25 octobre 2008 à 16:14 par prorata temporis

@take me haha
je crois que tu n'imagines pas la difficulté de ce métier, qui n'en est même plus un puisque c'est maintenant un véritable sacerdoce.
Alors oui , il y a des méchants, des bons à rien (quoi que), des idiots ect... Oui il y a des erreurs, mais elles restent rarement impunies, d'une façon ou d'une autre. le choix des sanctions est large. Et si les erreurs sont fréquentes, cela vient plutöt du système lui même que des magistrats.

11. Le lundi 27 octobre 2008 à 01:38 par profession:juge

@miaou
Lors de la diffusion de la première version de ce texte sur des listes de discussion de magistrats, les 1ères réactions sont venues d'un enseignant de l'ENM, d'un maître de stage et d'un responsable de la formation, chacun disant que, peut-être, je dramatisais, et que ce n'est pas ce que, lui, il cherchait à faire passer dans la formation...
Mais vous confirmez qu'au final c'est bien ce que le système produit

@tom
Je sais bien que le temps joue en faveur des employeurs. Pas plus tard que la semaine dernière, à l'audience, sur un dossier de licenciement pour faute grave, les parties m'annoncent qu'elles ont transigé et me demandent de prendre un PV de conciliation. En préparant le dossier j'avais considéré que non seulement il n'y a avait pas de faute grave, mais pas de cause réelle et sérieuse. Mais je ne peux pas augmenter le nombre d'audiences de départage ni le nombre de jugements par audience si je veux les étudier et les rédiger correctement. Alors que faire ?

12. Le mardi 18 novembre 2008 à 10:56 par Homme malheureusement

ARRETEZ DE PLEUNICHER : faites des propositions (d'organisation,de réformesde procédures ,de loi,etc) pour que les choses marchent mieux pour moins cher COMME DANS N'IMPORTE QU'ELLE ACTIVITE ECONOMIQUE, dans une optique "client".Vous êtes un bastion de corporatisme et de répugnance au changement. SI VOUS PRETENDEZ FAIRE OEUVRE D'OBJECTIVITE : parlez nous de la soit disant justice aux affaires familiales où les JAF qui ont pour mission de traiter de conflits entre hommes et femmes sont à 95% des femmes ;DISCRIMINATION GARANTIE !(ce qui explique qu'à 80% les divorces sont initiés par les femmes , et que leur nombre monte en flèche :y-a bon prestations compensatoires , pensions abusives (et refus de résidence alternée)-imagine-t-on un salalrié exiger et obtenir un bonus de son employeur parce qu'il donne sa démission !!!

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