Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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lundi 26 août 2019

Eolas contre Institut pour la Justice : Episode 2. L’attaque des clowns

Adoncques, en cette fin 2011, mon billet n’était point passé inaperçu, et, eu égard à l’ampleur relative que prenait cette pétition et la nouveauté du phénomène des Fake News sur Facebook, plusieurs médias se sont intéressés à l’affaire. L’association « Institut pour la Justice » (IPJ brevitatis causa car un billet sans latin est une Guinness sans mousse) a donc passé beaucoup de temps à lire mes écrits, ce qui est sans doute ce qu’il a fait de mieux dans son existence, et a retenu plusieurs cibles pour son offensive. Dans la presse généraliste tout d’abord.

Slate.fr le premier a publié le 22 novembre 2011 un article signé Julie Brafman intitulé « Ce qui se cache derrière l’institut pour la justice ». Dans cet article, le passage suivant a déclenché l’ire de cette association, ou plutôt comme on verra de son seul membre actif :

Cependant pour Maître Eolas, blogueur anonyme et avocat au barreau de Paris, cette progression vertigineuse serait factice: D’ailleurs, selon lui, l’ensemble de la démarche de l’IPJ relève de la «manipulation»: sur son blog, il consacre un billet-fleuve à la démonstration des erreurs, lacunes et faux-semblants de cette vidéo qui ne lui inspire «que du mépris».

Ce passage était accompagné d’un insert, en l’occurence un tweet de votre serviteur, où je reprenais une courbe de la progression du compteur de signature, courbe qui n’a de courbe que le nom, progression relevée automatiquement par un script fait par un de mes followers, et qui montrait sur un intervalle de 24mn une progression étrangement régulière. J’accompagnais cette publication du commentaire suivant : « compteur bidon des signatures de l’IPJ, voici la preuve. »

Le 30 novembre 2011, je fus invité chez feu Metro France pour un tchat en direct où je répondis à plusieurs questions. Las, ce tchat n’est plus en ligne, mais un des lecteurs me posa une question sur ledit compteur. À laquelle je répondis

 Je ne crois pas une seconde à la sincérité de ce chiffre. Ce compteur est hébergé par l’Institut, de manière opaque, ce qui fait qu’il se donne à lui-même un certificat de victoire. Sa vitesse de progression, rapide et constante (et qui n’a connu aucun « effet Agnès » lors de ce fait divers terrible) me rend très sceptique. »

Je parlais du meurtre d’Agnès Marin, interne au collège Cévenol du Chambon-Sur-Lignon, survenu le 16 novembre 2011. L’IPJ y vit une diffamation sur leur compteur de signature, sujet qui décidément les rendait fort susceptibles. Petit aparté, lors de ce tchat, j’ai même pris la défense de l’Institut pour la Justice face à un lecteur me demandant si c’était une association d’extrême droite, lui répondant que je ne croyais pas que c’était un sous-marin de ce courant de pensée. La suite me donnera tort. Ça m’apprendra.

Enfin, l’IPJ se tourna vers mon compte Twitter et retint plusieurs tweets de ma plume consacré à cette affaire, en l’occurrence un où j’écrivais : « ça se confirme, l’IPJ a un compteur de signatures bidon. Manipulation, manipulation », le tweet cité dans l’article de Slate ci-dessus (j’étais donc poursuivi plusieurs fois pour le même tweet), et enfin, celui qui allait me faire entrer dans les anales, le désormais célébrissime (et à qui la faute ?) cacagate : « l’Institut pour la Justice en est réduit à utiliser des bots pour spammer sur Twitter pour promouvoir son dernier étron » ; « je me torcherais bien avec l’institut pour la justice si je n’avais pas peur de salir mon caca. Une bouse à ignorer. Je le mettrais bien dans mes chiottes si je n’avais pas peur de les salir. »

Et dans ce dernier cas, j’ai un problème. Je suis bien en peine de mettre un lien vers ledit tweet -, non que je l’aie supprimé, je n’ai supprimé aucun des tweets de cette période. C’est que je ne l’ai jamais écrit. D’ailleurs, c’eût été impossible : mes toilettes sont beaucoup trop petites pour y faire entrer un institut. Mais surtout, à l’époque, les tweets étaient limités à 140 caractères, et le tweet en question en fait 155.

En fait, l’IPJ a fait un montage de trois de mes tweets, dont deux ne parlaient nullement de lui, mais du PACTE pour la justice, nom du pensum qu’ils tentaient de refourguer aux candidats à la présidentielle (et le président sortant, encore plus sortant qu’il ne le pensait d’ailleurs, Nicolas Sarkozy, s’est rendu en personne à un de leurs raouts ; je l’ai connu plus inspiré dans le choix de ses convives). C’est ce pacte, que l’IPJ vous appelait à soutenir (et à faire un don au passage), que j’appelais à ignorer dans un vibrant hommage aux bovidés qui fertilisent le terroir normand et que j’eusse mis dans mes chalets de nécessité si je n’avais craint de souiller leur parfaite asepsie (vous remarquerez que j’ai fait un réel progrès dans mon vocabulaire depuis, mes avocats y ont veillé). Et pour ceux d’entre vous qui douteraient (soyez bénis, c’est ce que je cultive et encourage ici) : voici le premier, qui répondait, le tweet ne semblant plus disponible mais j’en ai gardé copie, à « Qu’est-ce que c’est que ce pacte 2012? Une bonne chose ? Une historie vraie ? Merci. #Justice #2012 » voici le second, qui répondait à «  Bonjour maitre. Que pensez-vous de ceci ? » (suivait un lien vers le site du pacte 2012 où se trouvait la vidéo). Comme disait un philosophe de l’époque : manipulation, manipulation. Je tenais à le souligner ici car l’avocat de l’IPJ, incapable d’utiliser un simple moteur de recherche, pas même celui que propose Twitter, n’a jamais été fichu de les retrouver (ce qui m’a pris cinq secondes), et a insinué que je les avais supprimés. Ils ne l’ont jamais été et sont toujours en ligne à ce jour.

S’agissant du désormais fameux tweet, oui, oui, je l’ai écrit. Là encore, c’était en réponse à une questions sur le pacte pour la justice. Je me souviens fort bien des circonstances dans lesquelles je l’ai écrit. C’était au milieu de la nuit, à 1h43 du matin. Je sortais de garde à vue, après une longue audition sur des vols en bande organisée, et avant d’enfourcher ma fière monture, j’ai checké Twitter. Je suis tombé sur un énième tweet me demandant mon avis sur le Pacte pour la Justice. Fatigué, agacé de devoir répéter sans cesse tout le mal que je pensais de cette opération de comm’ reposant sur de la manipulation et du mensonge, j’ai répondu par cette fulgurance qui m’est venue comme la Marseillaise est venue à Rouget de Lisle. J’ai cherché dans la littérature le souffle de Calliope, et c’est Rabelais qui m’a répondu. Las, au milieu de la nuit, au lieu d’écrire « Pacte » pour la Justice , j’ai écrit « Institut ». Fatalitas. Si on ne peut injurier un pacte (mais on peut se torcher avec), on peut insulter un institut (et on ne peut pas se torcher avec, ce serait trop douloureux). Ce qui est ironique, c’est que s’agissant d’un tweet en réponse, posté à point d’heure, au jour de la plainte, ce tweet avait fait l’objet de 8 vues et d’un seul retweet (au jour où j’écris ces lignes, il en a 11…), ce qui est ridiculement faible. Ce tweet, certes, pas le plus brillant de ma carrière, je dispense la Pléiade, le jour où elle publiera mes œuvres, de l’y faire figurer, ce tweet donc aurait dû passer inaperçu et rester dans les limbes de l’oblivion qui était son destin si l’IPJ ne lui avait pas donné une telle publicité, et une telle postérité. Le droit de la presse a été écrit par Damoclès.

Récapitulons. Au total, l’IPJ a déposé pas moins de huit plaintes.

  • Contre Jean-Marie Colombani, directeur de la publication de Slate, pour diffamation, pour mes propos sur le compteur bidon retranscrits dans l’article du 22 novembre 2011.
  • Contre Julie Brafman, pour complicité de diffamation, comme auteur de l’article.
  • Contre votre serviteur, pour complicité de diffamation, comme, heu, disons, auteur de la citation.
  • Contre Edouard Boccon-Gibod, directeur de la publication de Metro France, pour diffamation, pour avoir publié mes propos lors du tchat du 30 novembre (il a d’ailleurs refusé de révéler mon identité au nom du secret des sources, respect bro).
  • Contre votre serviteur, pour avoir tenus ces propos.
  • Contre votre serviteur pour diffamation pour le tweet sur le compteur bidon, manipulation, manipulation ;
  • Contre votre serviteur, pour diffamation pour le tweet sur le compteur bidon, la preuve avec la courbe pas courbe,
  • Contre votre serviteur encore et enfin, pour injure, pour le tweet semi-imaginaire où je faisais de cette association un usage hygiénique non prévu par leur objet social.

Et comme vous allez le voir, l’IPJ va perdre peu à peu, à chaque stade de la procédure, et à chaque fois de manière particulièrement humiliante. Mais la justice n’est point comme le football : même si vous menez 7 à 1, vous avez perdu, car il suffit que votre adversaire marque un but pour se pavaner comme vainqueur. Il vous faut le 8 à 0, ou vous avez perdu. Et j’obtiendrai le 8 à 0, et c’est là une autre différence avec le football, uniquement grâce à mes défenseurs. Même s’il faudra pour cela aller aux prolongations. Mais n’anticipons pas.

La juge d’instruction saisie de ce dossier a confié une commission rogatoire à la Brigade de Répression de la Délinquance à la Personne (BRDP), habituellement saisie pour des dossiers de ce type. Sans rien retirer au mérite de cette prestigieuse brigade, me retrouver ne fut guère difficile. Ils se rendirent sur la page de mes mentions légales, écrivirent à mon hébergeur de l’époque, qui leur communiqua mes coordonnées comme la loi les y obligeait. La BRDP m’adressa une convocation pour une audition libre le 19 avril 2012, à laquelle je me rendis.

Et là je vous vois venir. Gardai-je le silence, comme je le conseille à cors et à cri ? Non. J’étais jeune. J’admis volontiers, sûr que mon innocence me protégerait, être l’avocat signant Maitre Eolas, et être l’auteur des propos tenus sur Metro France, et être le seul auteur de l’ensemble de mes tweets (à ce stade, le bricolage de trois de mes tweets m’avait échappé, n’ayant pas accès au dossier, accès qui, seule nouveauté, m’était refusé en qualité de témoin et non en qualité d’avocat) . Bref, je ne gardai point le silence, et vous noterez que par la suite je fus condamné à tort à deux reprises. Cela m’apprendra, que cela vous serve de leçon.

Cela dit, ce fut une audition tout à fait agréable, le policier en charge de l’enquête profitant de l’occasion pour me dire tout le bien qu’il pensait de mon blog nonobstant quelque désaccords de-ci de-là qui font tout le piquant des relations entre la maison noire et la maison bleue. J’en profite pour le saluer à l’occasion de ce billet qui inaugure un renouveau de mon blog à présent qu’il a trouvé des cieux plus cléments bien que bretons. Ce fut au demeurant une constante tout au long de cette procédure : je fus condamné avec la plus grande sympathie. J’avoue que je me serais satisfait d’une relaxe méprisante, mais c’est là une autre constante de la justice : on n’obtient pas toujours ce qu’on veut.

La seule information que j’avais à ce stade était que la plainte était déposée à Nanterre. S’agissant de textes publiés sur internet, l’IPJ pouvait choisir n’importe quel tribunal de France. Le choix de Nanterre n’est toutefois pas innocent (mais l’IPJ n’aime pas ce mot). Paris et Nanterre sont les deux gros tribunaux en droit de la presse, du fait que le siège de beaucoup de médias est dans les Hauts de Seine, et Nanterre s’est fait une réputation d’accorder des dommages-intérêts bien plus élevés qu’à Paris. Comme vous allez le voir, l’action de l’IPJ n’avait rien de symbolique, et les montants demandés sembleront calculés par le compteur de signature de la pétition.

La guerre étant ainsi déclarée, il était temps de faire ce que toute personne sensée doit faire dans ces circonstances : se taire (trop tard pour moi, mais j’ai décidé de garder un silence médiatique jusqu’à la fin de l’affaire), et prendre un avocat.

Même si je le suis moi-même. Surtout parce que je le suis moi-même. Outre sa connaissance du droit, un avocat vous apporte ce que vous avez perdu : une vision rationnelle et avec recul du dossier. Dès lors que vous êtes mis en cause, même dans une affaire de diffamation où la prison n’est pas encourue, vous n’êtes plus objectif. Et rien n’est plus dangereux que de croire que vous, vous êtes différent, et que vous pouvez gérer ça. C’est un conseil qu’un de nos respectables anciens nous avaient donné à l’école du barreau : le jour où VOUS êtes assigné, prenez un avocat, ne vous défendez pas vous-même. Je ne le remercierai jamais assez de ce conseil.

Je me suis donc tourné vers le meilleur d’entre nous, ex-æquo verrons-nous plus tard, Maître Mô. Je sais qu’il est trop occupé avec son blog pour encore venir ici donc je profite de son absence pour dire tout le bien que je pense de lui sans froisser sa modestie qui n’a que ses oreilles comme point de comparaison pour son étendue. Maître Mô est un confrère extraordinaire, un avocat compétent et pointu comme j’en ai rarement vu, doté d’un organe qui fait des envieux de Brest à Strasbourg et de Saint-Pierre-et-Miquelon à Nouméa, je parle bien sûr de sa paire de cordes vocales. Et d’organe, il en est un autre qui ne lui fait pas défaut, c’est le cœur, car je n’ai même pas eu besoin de le solliciter qu’il m’avait déjà proposé d’aller botter les fesses de cette association, et que ce serait jusqu’à la victoire ou la mort (fort heureusement, c’est la première qui nous attendait). Il a acquis ma reconnaissance éternelle, quant à mon admiration, il l’avait déjà, elle est juste devenue hors de proportion, comme ses oreilles.

La police ouït également les autres personnes visées par la plainte, et le 27 septembre 2012, je me retrouvai dans le cabinet du juge d’instruction de Nanterre, encadré par mes deux premiers défenseurs, Maître Mô et, comment pourrais-je l’oublier, car je suis sûr que vous, non, Maître Fantômette, une des commensales de ces lieux. J’en profite pour insérer une de ces incises qui font de mon blog ce qu’il est (à savoir mon blog) : non, elle n’écrit plus ici, non, elle n’est pour le moment plus avocate, oui, elle va bien, oui, elle est heureuse. Le reste ne regarde qu’elle.

Une mise en examen pour une affaire d’injure et diffamation n’est qu’une formalité. Le droit de la presse est une matière très particulière, avec énormément de règles dérogatoires et spéciales, vous allez voir. L’une de ces règles est que le juge d’instruction est dépouillé de l’essentiel de ses pouvoirs comme je l’étais de ma robe : son seul rôle est de déterminer qui est l’auteur du texte litigieux. Il lui est rigoureusement interdit de se pencher sur la question de savoir si les délits en cause sont constitués, tout cela relevant exclusivement du débat devant le tribunal. Dès lors qu’il était établi que j’étais bien maître Eolas (ce que je vous confirme encore ce jour), la suite était en principe écrite.

Sauf que.

Vous vous souvenez de ce que je vous ai dit, que l’IPJ s’est pris une claque à chaque stade de la procédure, sans curieusement particulièrement communiquer sur ce point ? La première lui est tombée dessus ce 27 septembre quand la juge d’instruction a refusé de me mettre en examen pour diffamation lié à l’article de slate.fr, en considérant que cet article, qui ne reprenait que des citations de moi publiées sur Twitter sans m’avoir sollicité à ce sujet, m’était totalement étranger, que je ne pouvais en être ni l’auteur ni le complice, et qu’une simple lecture suffisait à s’assurer de l’évidence de cet état de fait. Normalement, cela aurait dû être la fin des poursuites sur ce point. La suite me réservera quelques surprises. J’ajoute pour l’anecdote, et parce qu’en tant que mis en examen, il ne saurait y avoir de foi du palais, que c’est à ce jour la seule fois que j’ai entendu un juge d’instruction dire : « Je vous mets en examen, mais surtout que ça ne vous empêche pas de continuer. »

Le reste des mises en examen avait déjà suivi son petit bonhomme de chemin, et les autres personnes visées avaient déjà été convoquées et mises en examen selon les termes de la plainte, car, je ne le répéterai jamais assez, c’est une obligation légale pesant sur le juge d’instruction. N’oubliez jamais cela quand tel personnage public se vante d’avoir fait mettre en examen Untel pour l’avoir diffamé.

Mais en accord avec mes conseils, nous avons mis en œuvre une stratégie de défense à outrance. Nous avons décidé de soulever tous les moyens possibles : un avocat ne peut avoir de défense à la petite semaine, la réputation de la profession est en cause. Ma mise en examen impliquait que nous avions enfin accès au dossier, et notamment à la plainte qui est à l’origine de tout. Plusieurs problèmes procéduraux nous sont vite apparus, à commencer par le fait que l’IPJ agissait représentée par Xavier Bébin, qui était à l’époque délégué général de l’IPJ, fonction qui avait une particularité amusante qui était de ne pas exister. En effet, les statuts de l’association, que nous nous étions procurés, ne prévoyaient pas de fonction statutaire de délégué général. Ce qui est curieux de prime abord car Xavier Bébin était de loin le membre le plus actif de cette association (de fait, je n’en ai jamais vu un autre, mais je n’ai pas installé de compteur non plus). Gardez ça en tête jusqu’au dernier épisode. D’ailleurs même le conseil de l’association s’y était trompé et l’avait par erreur qualifié de secrétaire général dans la plainte.

Seul son président, qui à l’époque était une présidente, pouvait représenter l’association. Elle pouvait déléguer ses pouvoirs, à condition que cette délégation soit antérieure à la plainte, et pour s’en assurer, il fallait que cette délégation fût produite. Or, oups, elle ne l’était pas et s’il devait s’avérer qu’au jour de la plainte, ce délégué général n’avait pas une telle délégation, la plainte était nulle. Donc notre première contre-attaque consista en une requête en nullité de la plainte pour défaut de qualité à agir, et d’autre part pour défaut d’articulation de la plainte, dont la rédaction était franchement bancale, et de défaut d’articulation du réquisitoire du procureur de la République, qui, lui ne l’était pas du tout. Pas bancal, articulé. Le réquisitoire, pas le procureur. Suivez, un peu.

Le droit de la presse est un droit terriblement formaliste, et les formes y sont rigoureusement sanctionnées, bien plus qu’ailleurs en procédure pénale. C’est une matière redoutable. Et une des exigences de ce droit est que la plainte articule les faits et les qualifie, c’est à dire précise quel extrait de texte est attaqué et de quel délit il s’agit. Spécificité du droit de la presse : cette articulation fige irrévocablement le procès jusqu’à son terme, aucune requalification n’est possible, alors qu’en droit commun, la cour de cassation répète régulièrement qu’il est du devoir du juge de rendre aux faits leur exacte qualification. Ici, nenni. Il faut que d’emblée, on sache, et surtout que la défense sache de quoi il s’agit. Et le parquet de Nanterre avait rendu le réquisitoire introductif suivant, que je vous cite in extenso :

Le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Nanterre,

Vu la plainte avec constitution de partie civile de l’Institut pour la justice représenté par Monsieur Xavier BEBIN, en date du 31 janvier 2012, et déposée le 2 février 2012 du chef de :

- diffamation publique et injure publique envers un particulier

Faits prévus et punis par les articles 29 al 1 et 2, 32 ail, 33 al 2 et 42 et suivants de la Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

Vu les articles 80, 85 et 86 du code de procédure pénale,

Requiert qu’il plaise à Madame ou Monsieur le juge d’instruction désigné bien vouloir

informer contre toute personne que l’instruction fera connaître.

Cachet, signature.

C’est à peu près aussi articulé que le tronc d’un chêne.

Je vois déjà les magistrats parmi les quelques lecteurs qu’il me reste vu l’abandon criminel dans lequel j’ai trop longtemps laissé ce blog bondir sur leurs claviers. Qu’ils m’excusent de les interrompre : je sais qu’en matière de presse, les réquisitoires introductifs, ces actes, qui, pour laconiques qu’ils soient n’en sont pas moins la pierre angulaire de l’instruction, sont rarement plus développés, mais je m’insurge, et mes défenseurs avec moi, à moins que ce ne soit le contraire : autant je puis admettre que sur une plainte pour seule diffamation ou seule injure, on puisse se contenter de cela, l’élément essentiel étant la plainte, et aucune ambiguité n’étant possible vu l’unicité du fait soulevé dans la plainte, autant, quand deux infractions sont visées, il me paraît nécessaire d’articuler un minimum pour que l’on puisse savoir qui est quoi.

Et si vous n’êtes point d’accord, réjouissez-vous, la chambre de l’instruction de Versailles, le 29 mars 2013, vous a donné raison.

Sur la délégation de pouvoir, le parquet général, dans ses réquisitions, nous donnait raison, mais la veille des débats, l’IPJ a produit le scan d’un papier gribouillé à la main par lequel Axelle Theillier, la présidente de l’IPJ, donnait au délégué général tout pouvoir pour agir en justice. Cela a satisfait la cour, que j’ai connue plus sourcilleuse. Sur l’articulation de la plainte, la cour a estimé souverainement que la plainte articulait et qualifiait les propos qu’elle critiquait. On se demande donc pourquoi la juge d’instruction s’est crue tenue de devoir la réécrire plutôt que la recopier. Sur le réquisitoire, la cour estimait que peu importait que le réquisitoire n’articulât rien puisque seule la plainte comptait vraiment, invoquant un arrêt du 23 janvier 1996. Nous toussâmes fort puisque dans l’arrêt invoqué, le parquet avait trop articulé, ajoutant des faits nouveaux à la plainte initiale: la cour disait que cet ajout était nul en vertu du principe rappelé ci-dessus, que la plainte fixait irrévocablement le cadre du débat, mais ajoutait que cette nullité n’entachait pas les faits visés dans la plainte initiale qui, elle, restait valable et fondait les poursuites sur les faits qu’elle articulait. Ici nous étions dans l’hypothèse inverse où le parquet, loin d’ajouter quoi que ce soit, n’apportait rien faute d’articuler quoi que ce soit.

Quand on n’est pas d’accord avec une décision, la seule façon de la contester est d’exercer un recours : ce fut l’occasion de former notre premier pourvoi, et là, vous allez adorer le droit de la presse.

Le délai de pourvoi de droit commun est de cinq jours francs. C’est bref. Mais point assez, s’est dit le législateur dans sa grande sagesse. En matière de presse, il n’est que de trois jours, parce que… parce que ça nous fait plaisir, ne nous remerciez pas. Nous nous pourvûmes (et ce verbe a rarement l’occasion d’être conjugué au passé simple, profitez-en) dans les délais sachant que notre pourvoi serait nul, car l’article 59 de la loi du 29 juillet 1881 prévoit que le pourvoi contre les arrêts des cours d’appel qui auront statué sur les incidents et exceptions autres que les exceptions d’incompétence ne sera formé, à peine de nullité, qu’après le jugement ou l’arrêt définitif et en même temps que l’appel ou le pourvoi contre ledit jugement ou arrêt. Rassurez-vous, je vous traduis.

En procédure, un incident est un événement qui perturbe le cours de la procédure sans y mettre fin. C’est un concept issu de la procédure civile, où il est amplement défini et développé, et utilisé par analogie en procédure pénale sans faire l’objet de la même méticulosité dans les textes. Une demande d’expertise psychiatrique est ainsi un incident, qui s’il est admis, impose au tribunal de reporter sa décision pour permettre l’expertise. Une exception est un moyen de défense (dont on excipe, donc) pour paralyser l’action, que ce soit provisoirement ou définitivement. Par exemple, la question préjudicielle, qui impose à une juridiction pénale de surseoir à statuer jusqu’à ce que cette question soit tranchée par le tribunal compétent, quand la question porte sur la propriété d’un bien immobilier ou sur la nationalité du prévenu. La prescription est une exception définitive qui si elle est accueillie, c’est à dire jugée comme bien fondée, met fin définitivement à l’action sans qu’elle soit jugée au fond. J’en profite pour ajouter qu’une demande visant à faire constater la nullité de procès verbaux de la procédure est une exception, pas un incident, l’article 385 du code de procédure pénale le dit expressément, donc les procureurs qui demandent au tribunal de « joindre l’incident au fond » se plantent, entrainant le tribunal dans leur erreur : c’est l’exception qui doit être jointe au fond, et non l’incident. Pardon, il fallait que ça sorte.

Ici, nous avions soulevé la nullité de la plainte, qui était une exception visant à mettre fin à l’instance. Donc notre pourvoi était nul par application de l’article 59. Ce qui fut d’ailleurs constaté par une ordonnance du président de la chambre criminelle de la cour de cassation le 17 juin 2013, oui, j’ai un autographe de Bertrand Louvel, je l’ai fait encadrer.

Pourquoi avoir fait un pourvoi si nous savions qu’il était nul ? Parce que si nous nous étions abstenus, le jour où une éventuelle décision tranchant le fond en appel d’une façon défavorable pour nous était rendue, l’arrêt du 29 mars 2013 aurait été définitif, le délai de trois jours francs ayant couru. Il fallait pour pouvoir attaquer valablement cet arrêt rejetant notre demande sans mettre fin à l’instance, se pourvoir, se prendre une ordonnance constatant la nullité du pourvoi, attendre que l’affaire soit jugée au fond, et le cas échéant reformer un nouveau pourvoi contre cette décision dans les trois jours la suivant, second pourvoi qui ressuscitera le premier qui du coup ne sera plus nul, car c’est l’ordonnance ayant constaté sa nullité qui sera devenue nulle. Je vous l’avais dit, le droit de la presse, c’est de la magie, c’est mieux que Harry Potter, puisque dans ces livres, personne ne ressuscite jamais. Dans ta face, Dumbledore. Le droit de la presse, c’est Gandalf.

Le 2 septembre 2013, l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel était rendue, et j’étais pour ma part renvoyé pour diffamation aux côté d’Edouard Boccon-Gibod pour mes propos sur Métro France, et, vous allez rire, à ma grande surprise, sur les propos rapportés par l’article de Julie Brafman, alors que je n’avais pas été mis en examen pour ces faits-là, et renvoyé seul comme un grand pour les divers tweets, réels ou réécrits, dont le fameux #Cacagate. Cette ordonnance était illégale car elle me renvoyait devant le tribunal pour des propos pour lesquels je n’ai pas été mis en examen. Mais on ne peut faire appel d’une ordonnance de renvoi (le parquet le pouvait et ici s’en est abstenu). À ceux qui se demandaient si la justice n’allait pas m’accorder un traitement de faveur, surtout face à une association dont la seule activité semble, à part me faire des procès, critiquer les juges et leur imputer toutes les défaillances de la société, la réponse est non, clairement non ; pour des raisons que je ne m’explique pas encore à ce jour la justice va même avoir les yeux de Chimène pour cette association. Le masochisme des magistrats reste un profond mystère pour moi, et à mon avis la source de nombre de leurs prédicaments chroniques. Bref, cette ordonnance, pour illégale qu’elle fût, ne pouvait être critiquée que devant le tribunal.

Avec cette ordonnance, la phase de l’instruction prenait fin et l’affaire allait être jugée au fond, avec pas moins de quatre prévenus. Un chef de prévention était déjà tombé mais venait de se relever de nulle part tel un pourvoi sur une exception, et la phase judiciaire publique allait avoir lieu.

Mais ceci est une autre histoire. Et un autre billet.

Annexe : Chronologie résumée
  • 2 février 2012 : Dépôt de la plainte de l’IPJ. Consignation de 600 euros effectuée le 17 février.
  • 14 mars 2012 : Réquisitoire introductif
  • 15 mars 2012 : Désignation du juge d’instruction.
  • 16 mars 2012 : Commission rogatoire du juge d’instruction
  • 19 avril 2012 : Audition de votre serviteur.
  • 29 mai 2012 : audition de Julie Brafman.
  • 6 juin 2012 : retour de la commission rogatoire.
  • 11 septembre 2012 : Mise en examen de Julie Brafman, de Jean-Marie Clombani et d’Edouard Boccon-Gibod.
  • 27 septembre 2012 : mise en examen de votre serviteur.
  • 26 décembre 2012 : Requête en nullité.
  • 1er mars 2013 : Audience devant la chambre de l’instruction.
  • 29 mars 2013 : Arrêt de la chambre de l’instruction rejetant la requête en nullité.
  • 17 juin 2013 : Ordonnance du président de la chambre criminelle déclarant le pourvoi frappé de nullité.
  • 2 septembre 2013 : Ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel.

lundi 14 janvier 2019

Eolas contre Institut pour la Justice : Episode 1. Le Compteur Fantôme.

L’affaire judiciaire m’ayant opposé à l’association ” Institut pour la Justice “, les guillemets sont importants car cette association n’est ni un institut ni pour la justice, cette affaire donc a donc connu un dénouement heureux après sept ans de procédure. Je suis au fil de ces sept années resté aussi coi qu’un de mes clients en garde à vue, laissant mes adversaires s’exprimer sur le sujet. À présent, pour citer le grand philosophe Jules Winnfield : « Allow me to retort. »

Ce récit des faits se veut, comme à l’accoutumée ici, factuel. Je citerai les décisions de justice qui ont été rendues, sinon in extenso du moins l’intégralité des passages pertinents. J’y ajouterai mon commentaire, car je suis ici chez moi, vous en ferez ce que vous voudrez (si vous manquez d’idées, vous trouverez au fil de ces billets quelques suggestions sur quoi en faire), l’essentiel étant qu’à la fin, vous saurez tout.


Cette saga aura lieu en cinq chapitres, qui couvriront l’affaire en ordre chronologique. Le premier, que vous tenez sur vos écrans en ce moment, rappellera le corpus delicti : pourquoi ai-je attiré l’ire de l’IPJ ? Ce rappel des faits est utile, vous verrez, car l’évolution de notre société en sept ans leur donne un aspect parfois prophétique. Le deuxième parlera de la phase à l’époque secrète : la plainte, l’enquête, l’instruction, et le premier faux départ avec une première audience avortée. Le troisième portera sur le jugement de Nanterre de 2015. Le quatrième, sur l’arrêt d’appel en 2017, et enfin le cinquième vous ramènera en douceur aujourd’hui avec les pourvois en cassation (car il y en a eu trois, vous verrez), et les conclusions qu’à titre personnel je tire de cette affaire. Ah ! vous vous plaigniez que mon blog végétait ? Vous allez avoir de la lecture, à satiété.

J’espère d’ailleurs que ce sera l’occasion de relancer l’activité régulière de ce blog, les réseaux sociaux commençant à me fatiguer. Je sais, je le dis depuis longtemps, mais la motivation et l’inspiration sont là, mes enfants ont grandi et leur Switch me laisse à présent du temps libre, en somme, les étoiles sont alignées favorablement hormis un petit problème d’hébergement que je vais résoudre promptement. Et si je devais faillir, n’hésitez pas à venir me chercher par la peau des fesses sur Twitter.

A propos de fesses, il est temps de commencer ce récit. Installez-vous confortablement, faites-vous une bonne tasse de thé (un Darjeeling First Flush sera parfait), et remontons le temps de conserve. En selles !

The year is 2011

Les plus perspicaces d’entre vous se souviendront que 2011 était l’année précédant 2012. Année d’élection présidentielle, le président en place, Nicolas Sarkozy, étant candidat à sa succession, et alors qu’il avait été élu sur une plate-forme politique modérée voire centriste (discours ouvert sur l’immigration, rappelant qu’il était Français de sang-mêlé, apaisé sur la laïcité, il avait même recruté quelques personnalités de gauche dans son premier gouvernement, sans compter un goût certain dans le choix de ses convives à déjeuner), il avait opéré un virage sécuritaire pour compenser des résultats économiques décevants. C’est d’ailleurs assez fascinant de voir comment à chaque fois que la droite prend un tel virage elle se prend une déculottée électorale et comment, malgré tout, elle commet régulièrement cette erreur avec la régularité d’un coucou suisse. Je pose ça là.

Bref, Nicolas Sarkozy était vulnérable, et cette position l’a poussé à une fuite en avant, sur les conseils peu avisés, pardon du pléonasme, de Patrick Buisson. C’est dans ce cadre que l’IPJ, association que je connaissais déjà bien avant, et qui sous un fard pesudo-scientifique promeut des thèses sécuritaires réactionnaires que rien, jamais, n’a étayé, a lancé une offensive médiatique à l’adresse des candidats, en les invitant à adhérer à leur “pacte 2012 pour la justice”, en faisant miroiter que le ou les candidats qui s’engageraient à l’intégrer dans leur programme auraient leur soutien.

Quand on est une association sans aucune reconnaissance scientifique dans le milieu universitaire, comment attirer l’attention ? Là, il faut reconnaître à l’IPJ d’avoir été en avance sur son temps : en diffusant sur Facebook un message appelant à l’émotion et à l’indignation, ne fournissant aucun fait mais se contentant d’une interprétation créative de la réalité, et se concluant par un appel à signer la pétition en faveur de leur pacte, à faire circuler ce message, et à faire un don (mais curieusement pas à en vérifier la véracité, mais bon on l’a dit : ce ne sont pas des universitaires).
Et comme de nombreuses personnes de bonne foi ont été touchées par ce message, qui reconnaissons-le était émouvant, mais malgré tout ressentaient à la fin comme un malaise face à cette absence d’explications concrètes, ces personnes se sont tournées vers votre serviteur, sachant que chez moi, on trouvait des réponses claires et étayées sur des faits, fût-ce au prix d’interminables billets et de phrases trop longues.

Le Pacte et la torche

C’est ainsi que fin octobre 2011, j’ai reçu de nombreuses demandes me demandant ce que je pensais de cette pétition. Dans un premier temps, dès que j’ai vu qui en était à l’origine, je me contentais d’une réponse lapidaire (ça me jouera des tours, comme vous allez le voir ; après ça on me reprochera de faire des phrases trop longues…) sur le peu de crédit à y accorder. Mais au fil des jours, les demandes devenaient de plus en plus nombreuses, et émanaient de gens vraiment désemparés qui voyaient leurs proches et amis relayer ce message sur un ton révolté, et se sentaient fort dépourvus pour pouvoir leur répondre en quoi cet appel était factuellement erroné. Ça vous rappelle quelque chose, n’est-ce pas ? Je vous l’avais dit : ce dossier, pour ancien qu’il soit, est furieusement moderne.
Et donc, à mon corps défendant, je suis allé voir de quoi il retournait exactement.
La pétition en faveur du Pacte 2012 pour la Justice reposait sur un témoignage, celui de Joël Censier. Il reposait sur une affaire dont je n’avais pas entendu parler, mais, ai-je découvert par la suite, était un fait divers d’une grande importance dans le sud-ouest, autour du Gers, où les faits avaient eu lieu. Joël Censier, policier à la retraite, était le père de Jérémy Censier, 19 ans, tué d’un coup de couteau lors d’une rixe nocturne où il était intervenu pour séparer les belligérants. Le père était inconsolable, et je le comprends, et avait découvert que parmi les belligérants, il y avait des gens du Voyage qu’il avait eu l’occasion d’interpeller par le passé. Pour lui, sa conviction était faite : ce n’était pas un accident mais une vengeance. Voilà pourquoi cette affaire avait intéressé la presse locale.

En août 2011, S. est mis en accusation devant les assises pour meurtre, les autres intervenants étant renvoyés pour des violences volontaires, la thèse de la vengeance ayant fait long feu au fil de l’instruction. Et en septembre 2011 un incident procédural se produisit : les aveux du du principal suspect, S., mineur au moment des faits, ont été annulés du fait de l’absence d’avocats en garde à vue, et l’intéressé, détenu depuis deux ans, a été remis en liberté par la Cour de cassation à la suite d’une nullité de procédure. Pour être exhaustif : l’avocat de S. avait demandé au président de la chambre de l’instruction de faire examiner l’affaire par la chambre de l’instruction conformément à l’article 221-3 du code de procédure pénale : le président de la chambre de l’instruction avait décidé de faire droit à cette demande, mais l’affaire n’avait pas été audiencée dans le délai légal de trois mois devant la chambre de l’instruction, entrainant une remise en liberté de droit. Il est à noter que l’arrêt est intervenu plus de deux ans après l’incarcération, et que de ce fait, le mineur a fait plus de deux ans de détention provisoire ce que théoriquement la loi interdit. Il aurait dû être libéré quoi qu’il arrive, mais du fait de cette nullité de procédure viciant sa détention, il a fait plus de détention qu’il n’aurait dû. Les mystères du droit.


Mais tout cela n’avait que peu d’importance pour Joël Censier, qui ne voyait qu’une chose, celui qui avait tué son fils était libre et ses aveux étant annulés, il pouvait craindre qu’il s’en tirât. Notons que par la suite, S. s’est présenté librement aux assises pour y être jugé, et a été condamné en février 2013 a 15 ans de réclusion criminelle (la cour a écarté l’excuse de minorité), deux autres des belligérants ont été condamnés pour violences (l’un a quatre ans, l’autre à trois ans dont un avec sursis), les trois autres mis en cause étant acquittés conformément aux réquisitions du parquet. Comme quoi la justice ne semble pas si dysfonctionner que cela, mais l’IPJ a moins fait de publicité sur cet aspect du dossier.

Toujours est-il que l’IPJ en a fait son porte-étendard, et avec quel succès. Car qui, franchement, oserait objecter quoi que ce soit à la douleur d’un père ayant perdu son enfant ? Eh bien devinez qui…
J’ai donc rédigé un long billet, intitulé Attention manip : le “pacte 2012” de “l’Institut pour la Justice”, où je démontais point par point le procédé sur la forme, et le message sur le fond (car même si toutes les mesures du Pacte avaient été en vigueur, cela n’aurait rien changé au déroulement de l’affaire Censier, figurez-vous). Je n’y reviendrai pas, il n’est que de lire le billet de 2011.
Comme d’habitude, un mensonge aura fait deux fois le tour du monde quand la vérité aura à peine mis son pantalon : je ne vais pas prétendre que mon billet a eu un succès similaire au Pacte. Mais il a quand même eu son petit effet, et l’IPJ a commencé à recevoir beaucoup de messages demandant à ce que la signature de leur auteur soit retirée de cette pétition, ayant le sentiment d’avoir été bernés. Ce nombre exact restera à jamais un mystère, l’IPJ laissant au fil de ses argumentaires entendre qu’il y en eût très peu pour dire que je n’étais rien ni personne, et en même temps qu’il y en eût beaucoup pour justifier leur demande de dommages-intérêts qui vous le verrez n’avait rien de symbolique. Bref, des signataires de Schrödinger.

Et cet aspect éthéré des signataires était au cœur du problème : ce qui démontrait le succès de ce pacte, et était sans cesse mis en avant par l’IPJ, était le nombre de signataires, qui a atteint le million en quelques jours. Si je ne doute pas, pour les raisons que je vous ai données plus haut, de la réalité de ce succès, sa quantification m’a posé un problème de méthodologie : ce compteur de signatures était, à l’instar de la pétition, hébergé sur un site dédié appartenant à l’IPJ, et non sur une plate-forme participative comme beaucoup sont apparues depuis. Bref, l’IPJ affichait sur son site un compteur comme garantie de leur succès, compteur dont seul eux avaient la maitrise. Le conflit d’intérêt était patent.
Je veux croire que mon billet eut malgré tout son petit effet car l’IPJ a vu rouge, ce qui est une couleur plutôt rare chez ses partisans. Problème : il ne pouvait rien reprocher à mon billet, qui était factuellement exact, et pour le reste, n’était qu’un jugement de valeur qui ne peut tomber sous le coup de la loi.
Le débat continuant dans les mois qui ont suivi, sur mon blog, sur divers médias et sur Twitter, l’IPJ s’est mis en embuscade et a soudain porté à mes écrits plus d’attention qu’il n’en a jamais porté au code de procédure pénale, ce qui (spoiler alert) lui jouera des tours par la suite.

Mais ceci est une autre histoire, qui fera l’objet du deuxième chapitre de notre saga.

mercredi 11 avril 2018

Why we fight

Aujourd’hui, la profession d’avocat, mais pas qu’elle, il y aura d’autres professions judiciaires à ses côtés, manifeste. C’est assez rare dans son histoire, encore que ces dernières années, ça devient récurrent. Et cet après-midi, c’est avec joie et fierté que je serai à côté de centaines de mes confrères, venus de toute la France dans le cadre de cette journée justice morte, pour porter la colère croissante d’année en année qui nous anime.

Mais battre le pavé, c’est bien. Cela attire l’attention des médias, donc du gouvernement, mais se présente aussitôt une difficulté de taille. Faire comprendre à nos concitoyens, nos égaux, nos frères dans la République, pourquoi nous défilons, et en quoi c’est un peu pour nous, et beaucoup pour vous. Une réforme de la justice, c’est un catalogue de mesures, sans lien entre elles hormis un : faire des économies de bouts de chandelles pour pousser un système déjà à bout de souffle à faire un peu plus pour beaucoup moins. Donc les revendications deviennent aisément une liste de doléances, qui chacune méritent une explication, car en face, l’argumentation est toute faite : on vous promet de la simplicité et de la gratuité, faites-nous confiance. Vous savez, comme Facebook.

Ainsi donc, une nouvelle fois, et je le redoute, pas la dernière, des milliers d’avocats vont, une fois de plus, et pro bono cette fois, défendre vos droits. Rappeler cette vérité têtue, aussi inflexible que l’obstination des gouvernements successifs à refuser de la voir ; la justice française est famélique et indigne de la place que la France prétend occuper dans le monde. La France consacre à la justice un budget par habitant de 64 euros. Le Luxembourg, 139. Les Pays-Bas, 122. La Suède, 103. L’Allemagne, 96. La France consacre aux plus démunis 300 millions au titre de l’aide juridictionnel. Le Royaume Uni a sabré son budget de Legal Aid sous David Cameron, en l’abaissant à… deux milliards. Et toute la communication gouvernementale qui met en avant les augmentations du budget de la justice d’une année à l’autre oublie de vous dire que l’administration pénitentiaire, qui a vu ses missions se diversifier considérablement, absorbe la quasi intégralité des ces moyens.

Il y a des centaines de postes de juges ou de procureurs vacants. Cela veut dire une surcharge de travail pour les autres, et une répercussion sur les délais de traitement des dossiers. On en est à plus de deux ans pour l’appel de dossiers de licenciements. Sans oublier la souffrance humaine qui est derrière, ceux qui ont connu des charges de travail excessifs avec la pression de la hiérarchie pour tenir des chiffres arbitraires comprendront. Pas seulement pour les magistrats, mais selon la théorie du ruissellement, cela impacte aussi, et plus lourdement, les professions, appelons les de soutien faute de mieux, que sont les greffiers et les adjoints administratifs, les petites mains sans qui rien ne se fait. Un mot pour les greffiers, alors même qu’ils mériteraient un livre. Les greffiers ne sont pas les secrétaires des juges. Ils ne sont pas leurs subordonnées, ils en sont indépendants (ils ne sont même pas notés par eux) mais sont les garants de la procédure et de la sincérité des actes de la justice. Un jugement n’est qu’une feuille de papier imprimée tant que le greffier n’a pas apposé dessus le sceau de la République (la Liberté sous forme de Junon, que curieusement ont appelle la Marianne) et sa signature. C’est le greffier qui s’assure que le juge rend sa décision au terme d’un processus fidèlement décrit pour que chacun puisse en apprécier, et au besoin en contester, la légalité. C’est le contre-pouvoir du juge. Et toutes ces réformes de bout de ficelle, ce sont elles et eux qui se les prennent dans la figure. Nous, avocats, on ne se prend que les ricochets, et déjà on chancelle sous l’impact. Pour ma part, je ne suis pas sûr que je pourrais encaisser ce que le greffe encaisse depuis des années. Greffiers, et greffières, vous avez mon respect et mon admiration. Voilà, c’est dit.

Et donc comme d’habitude, plutôt que de lancer la seule réforme dont la justice a besoin, une augmentation drastique de ses moyens sur une période de quelques années, car soyons clairs : en 5 à 10 ans, on pourrait se doter d’une justice efficace, rapide, qui ferait l’envie de bien des pays, et sans grever le budget de l’Etat, car la Justice, c’est 6,980 milliards d’euros par an (en incluant la pénitentiaire), c’est à dire, 1,8% du budget national, pour un pouvoir régalien essentiel qui concerne tous les citoyens au quotidien.

Voilà ce que nous voulons avant tout : une justice de qualité, qui a assez de moyens humains pour consacrer à votre affaire le temps nécessaire et parvient à la trancher dans un délai raisonnable. Bien sûr, cela aura un impact plutôt agréable sur ma pratique professionnelle au quotidien, je ne vous le cache pas. Mais pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que ne plus avoir à gérer les angoisses d’un client dans une situation personnelle critique qui attend le jugement qui y mettra fin a surtout un impact positif pour le client dans une situation critique. Et ce client, ce sera peut-être vous un jour.

Et au lieu de ça, quel est l’inventaire à la Prévert que nous a annoncé la Chancellerie ?

La suppression de la justice d’instance, celle qui traite les affaires de moins de 10.000 euros, à la procédure simplifiée, sans avocat obligatoire mais ce n’est pas une bonne idée de s’en passer surtout s’il y en a un en face, pour en faire une chambre détachée du tribunal de grande instance. “On ne fermera aucun lieu de justice” nous répète la chancelelrie comme un mantra. Elle ne parle même plus de tribunal : c’est un simple lieu.

Et pour cause, les petits litiges seront traités en ligne. Et tant pis pour ceux qui n’ont pas internet ou ne sont pas à l’aise avec un ordinateur, ils ne sont pas StartUp Nation Ready. Ils iront dans un “lieu de justice” ou une borne interactive les attendra. Et si vous vous plantez ? Vous découvrirez l’autorité de la chose jugée. C’est comme le droit à l’erreur, mais en exactement le contraire.

La réforme se propose aussi de retirer à la justice des contentieux comme celui des révisions de pensions alimentaires, pour la confier à la Caisse d’Allocation Familiale. En quoi une caisse de sécurité sociale a les compétences pour fixer une dette civile, on s’en fout c’est moins cher (en vrai, ce sera un algorithme que fixera ça mais vous n’en saurez rien, la formule ne sera jamais publiée). Et de rendre obligatoire avant tout procès une tentative de règlement amiable, médiation (payante), conciliateur de justice, et à terme des sociétés privées agréées qui règleront ça à coups d’algorithmes (payants), la nouvelle drogue des comptables qui nous dirigent. La médiation, c’est comme le sexe, c’est bien, mais à condition que ce ne soit pas forcé. Obliger des gens qui ne le souhaitent pas, ou ont déjà essayé mais échoué, est une perte de temps, qui retarde d’autant la prise d’une décision qui tranche le litige. Sans oublier qu’une fois un procès lancé, la recherche d’une solution amiable est toujours possible, et même peut la faciliter quand une partie sent le sol se dérober sous ses pieds une fois que les preuves sont produites et argumentées.

Au pénal, c’est la cour d’assises qui est dans le collimateur. On veut créer un tribunal criminel qui jugera les crimes sans les jurés. Eh oui, même vous, citoyens appelés à participer à l’œuvre de justice, vous êtes un coût dont on veut se débarrasser. Et comme même quand on vous poursuit, vous dérangez, on vous met dans des cages, des cages partout (même les interprètes seront en cage au nouveau palais à Paris), ça permet d’économiser sur les escortes ; ou mieux encore, des visioconférences depuis les prisons, dans des pièces vides qui résonnent, où vous verrez votre liberté se jouer sur un écran. Hop, un transfèrement d’économisé. En attendant qu’un algorithme règle tout ça, probablement.

Des rustines, des gadgets, du bricolage, aucune ambition.

Donc cet après midi, je marcherai, car les rustines, c’est bon pour les vélos, mais pas pour la justice, qui en démocratie est la seule forme valable de règlement des litiges, qui les tranche non par le recours à la force et la violence, mais par le débat, par le droit, par l’argumentation et fondamentalement par la Raison.

Un peu pour moi, beaucoup pour vous.

mardi 15 août 2017

La République vaut-elle plus que 35 euros ? (Spoiler : oui)

Un éditorial de l’Opinion, sur lequel mon ami Bruce d’e-penser (ce “de” est bien sûr une particule) a attiré mon attention, réussit l’exploit de condenser l’essence de l’incompréhension des non-juristes sur la logique juridique, qui est toute pardonnable, et des clichés que cette incompréhension peut susciter pour peu que l’aveuglement idéologique s’en mêle, ce qui l’est moins, pardonnable. Bravo à Olivier Auguste donc pour ce tour de force. Pour les esprits un peu plus curieux qui voudraient comprendre avant de se faire une opinion, sans majuscule celle-ci, je propose quelques mots d’explication qui je l’espère vous feront comprendre que dans cette affaire, non seulement la Cour de cassation ne pouvait faire autrement que de statuer ainsi, mais qu’en outre, c’est très bien qu’elle ait statué ainsi, eu égard aux enjeux, qui dépassent, et de loin, un trottoir devant la propriété de notre héros malgré lui dans cette affaire.
Avouez que mes phrases interminables vous avaient manqué.

Voici les faits, tels qu’ils ressortent de la décision de la Cour de cassation, c’est à dire ceux que toute personne un peu curieuse, comme un journaliste est censé l’être, pouvait savoir rien qu’en la lisant. Il suffisait de cliquer sur le lien “en savoir plus” sur la page qui a inspiré cet éditorial à notre ami Olivier Auguste.

Sébastien X. est l’heureux propriétaire d’un lot dans le Lot, sur lequel se trouve une maison d’habitation et un garage. On y accède par un portail donnant sur la voie publique, par lequel une automobile peut passer afin de rejoindre le garage. Le trottoir devant cet accès est abaissé, formant ce que l’on appelle une entrée carrossable et plus couramment un bateau.

Un jour, mû par la flemme ou peut-être parce qu’il ne comptait pas rester longtemps chez lui, peu importe, Sébastien X. a garé sa voiture devant l’accès à sa propriété, au niveau du bateau. “Que diable, a-t-il dû se dire, je ne gêne pas puisque seul moi ai vocation à utiliser cet accès. Or en me garant ainsi, je manifeste de façon univoque que je n’ai nulle intention d’user de ce dit passage”. Oui, Sébastien X. s’exprime dans un langage soutenu, ai-je décidé.

Fatalitas. Un agent de police passant par là voit la chose, et la voit d’un mauvais œil ; sans désemparer, il dresse procès-verbal d’une contravention de 4e classe prévue par l’article R.417-10 du code de la route : stationnement gênant la circulation. Sébastien X., fort marri, décide de contester l’amende qui le frappe, fort injustement selon lui.

C’est ici qu’une pause s’impose.

Une contravention est une infraction, la première et la moins grave des trois catégories que connait le droit pénal, on en a déjà parlé. Elle n’est punie que de peines d’amendes depuis 1994 et la fin des peines de prison contraventionnelles. La circulation routière est une source féconde de ces infractions, mais elle est loin d’être la seule (pensons à la police des transports, c’est à dire les contrôleurs qui égayent nos voyages en train et en autobus) ; mais c’est sans doute celle à laquelle le plus de Français sont confrontés, ce qui fait que les mots contravention et procès verbal sont entrés dans le vocabulaire courant comme synonyme d’infraction routière et d’avis de contravention, le petit rectangle de papier laissé sous l’essuie-glace pour informer le possesseur du véhicule qu’il va à son corps défendant contribuer à résorber le déficit budgétaire. En principe, une contravention relève du tribunal de police, siégeant à juge unique, selon une procédure assez proche de la correctionnelle. On est en matière pénale, que diantre.

Mais en matière routière, vu la masse considérable de contraventions constatées (on parle de plusieurs millions par an), un système dérogatoire du droit commun a été mis en place qui donne à ces contraventions de faible gravité de plus en plus le caractère d’une sanction administrative : la procédure dite de l’amende forfaitaire, prévue par les articles 529 et suivants du code de procédure pénale.

Ainsi, la plupart des contraventions routières ne passent pas devant un juge, ni même devant un magistrat du parquet.

Je ne vais pas rentrer dans les détails, qui sont aussi passionnants qu’une notice de montage Ikea, les dessins en moins. Pour faire simple : on vous propose de payer une somme réduite, paiement qui éteint l’action publique, c’est-à-dire que vous ne pouvez plus être poursuivi pour ces faits, comme si vous aviez déjà été jugé (alors que par définition, vous ne le fûtes point). Si vous payez spontanément dans un délai de généralement 45 jours, vous payez une amende forfaitaire minorée dont le montant est fixé par décret. Au-delà, vous passez à l’amende forfaitaire normale, en raison du surcoût du traitement du dossier. Si la contravention est mise en recouvrement forcée, c’est une somme majorée qui vous est réclamée. Dans le cas de notre ami Sébastien, le stationnement gênant est une contravention de 4e classe. L’avis de contravention l’invitait à s’acquitter de la somme minorée de 35 euros, sous peine de devoir payer l’amende forfaitaire de 68 euros, l’amende majorée étant de 180 euros.

La loi prévoit cependant une possibilité de recours. Fichu pays de droitdelhommiste, on ne peut être condamné sans avoir droit à défendre sa cause devant un juge.

La procédure de l’amende forfaitaire est interrompue par l’envoi d’une requête au ministère public, qui dans ce cas doit porter l’affaire devant la juridiction compétente, aujourd’hui le tribunal de police, mais à l’époque la juridiction de proximité, juridiction supprimée depuis. Les juges de proximité sont nés d’une de ces mesures gadget que les présidents nouvellement élus affectionnent tant, laissant le soin à leurs ministres de gérer son caprice et à son successeur d’y mettre fin. En l’occurrence, c’était l’idée du président Chirac de recruter des juges non professionnels, fort mal payés, pour siéger dans les affaires les plus simples, un peu comme les anciens juges de paix. Ils jugeaient les affaires civiles jusqu’à 4000 euros, et les contraventions des classes 1 à 4. Ils pouvaient aussi compléter une formation correctionnelle collégiale.

Sébastien X. présente sa requête, qui aboutit devant le juge de proximité de Cahors, qui y fait droit et le relaxe le 18 octobre 2016, au motif “qu’il n’est pas contesté que l’entrée carrossable devant laquelle était stationné le véhicule de M. X. est celle de l’immeuble lui appartenant qui constitue son domicile et dessert son garage, et que le stationnement de ce véhicule, sur le bord droit de la chaussée, ne gêne pas le passage des piétons, le trottoir étant laissé libre, mais, le cas échéant, seulement celui des véhicules entrant ou sortant de l’immeuble riverain par son entrée carrossable, c’est à dire uniquement les véhicules autorisés à emprunter ce passage par le prévenu ou lui appartenant”.

Le code de procédure pénale prévoit que l’appel n’est possible que d’un jugement prononçant une peine, ce qui par définition n’est pas le cas d’un jugement de relaxe. L’officier du ministère public, qui représente le parquet devant les juridictions de proximité et le tribunal de police, et qui était un fin juriste, s’est étranglé en lisant cela et a formé le seul recours possible contre cette décision : le pourvoi en cassation.

Et bien lui en a pris car le 20 juin dernier, la cour de cassation a cassé, c’est-à-dire annulé ledit jugement. Et là encore conformément à la procédure en vigueur depuis Napoléon, a renvoyé l’affaire pour être à nouveau jugé devant une juridiction identique à celle dont la décision vient d’être cassée et que la cour désigne dans sa décision, en l’occurrence le tribunal de police de Figeac.

Pourquoi la cour de cassation a-t-elle mis à l’amende ce jugement ? Pour deux séries de motif dont chacun à lui seul justifiait la cassation.

Le premier, et donc le plus important, est une violation par le juge de l’article R. 417-10, III, 1° du code de la route, ce qu’un coup d’œil à l’article nous apprend qu’il dispose : “Est également considéré comme gênant la circulation publique le stationnement d’un véhicule :
1° Devant les entrées carrossables des immeubles riverains.
Or, nous dit la cour de cassation, les mots “circulation publique”, désignent aussi celle des véhicules de secours ou de sécurité, et ainsi le stationnement, sur le domaine public, devant les entrées carrossables des immeubles riverains, est également applicable aux véhicules utilisés par une personne ayant l’usage exclusif de cet accès. Le juge de proximité s’est planté grave (ça c’est de moi, je résume).

Le second est un problème procédural qui fait les cauchemars des avocats plaidant devant les tribunaux de police : la force probante des procès verbaux en matière de police de la circulation. Alors que le principe, fort méconnu des magistrats il est vrai, est qu’un procès-verbal constatant une infraction n’a valeur que de simple renseignement (art. 430 du code de procédure pénale), en matière de police, ils font foi jusqu’à preuve contraire qui ne peut être apportée que de deux façons : par écrit ou par témoin (art. 537 du code de procédure pénale, très bien connu des magistrats celui-là). Il faut comprendre que les faits constituant une contravention sont par nature matériellement très simples (le feu était rouge, la voiture garée sur une piste cyclable, etc.). Les constater ne demande aucune analyse en droit, aucune interprétation des faits, juste de les constater. En conséquence, la loi donne à cette constatation une force probante qui suffit à triompher de la présomption d’innocence. Si le prévenu conteste, ce n’est pas parole contre parole, la loi dit que la preuve a été rapportée. Il faut dans ce cas battre cette preuve en brèche, en apportant la preuve que ce qui est constaté est inexact, soit en produisant un témoin des faits, soit un écrit qui prouve que les faits ne se sont pas produits comme le dit le procès-verbal. Or Sébastien X. n’a produit ni écrit ni témoin prouvant que son stationnement n’était pas gênant pour la circulation, contrairement à ce que dit le procès-verbal. Dans ces conditions, le juge de proximité ne pouvait pas se contenter de dire qu’il n’est pas contesté par l’officier du ministère public que le stationnement ne gênait ni la circulation des automobile ni celles des piétons. Le juge devait exiger que cette preuve fût rapportée, par écrits ou par témoin. En ajoutant au procès-verbal des précisions qu’il ne contenait pas, le juge de proximité a violé l’article 537 du code de procédure pénale.

Bref, ce jugement violait deux textes de loi. Et il faudrait s’émouvoir qu’un recours ait été formé pour l’annuler ?

Eh bien oui, visiblement, puisque cela a ému notre ami Olivier Auguste qui ne trouvant les mots pour démontrer son indignation, récite la vulgate libertarienne de son journal : “Il y aurait de quoi en rire si le cas n’était pas symptomatique d’une administration qui justifie son hypertrophie en produisant règlements, procédures, obligations, interdictions, puis réclame encore plus de « moyens » pour sanctionner leur non-respect (les chefs d’entreprise, agriculteurs, directeurs d’hôpitaux ou maires de petite commune ne nous démentiront pas). Au passage, il est légitime de se demander combien a pu coûter à l’Etat la mobilisation d’un agent de police judiciaire, d’une juridiction première instance, de quatre magistrats et un greffier de la Cour de cassation, et bientôt d’un nouveau tribunal pour rejuger l’affaire cassée, dans l’objectif de récupérer une amende à… 35 euros.

Wow. Du calme, Olivier. Ce cas n’est pas “symptomatique d’une administration” prétendument hypertrophiée, puisque l’administration, qui est le bras séculier de l’exécutif, n’a rien à voir avec une affaire judiciaire. Et crois-moi, pour la fréquenter depuis 20 ans, je peux te le dire : l’autorité judiciaire est tout sauf hypertrophiée. Elle est même en état d’atrophie chronique depuis avant ta naissance. Alors oui, elle réclame plus de moyens, vu qu’elle est en sous-effectif, n’a pas de budget de fonctionnement suffisant pour l’année, paye ses créanciers avec beaucoup de retard, ce qui ne se fait pas et peut remettre en cause leur survie économique. Les chefs d’entreprise, agriculteurs, directeurs d’hôpitaux ou maires de petite commune ne nous démentiront pas. Bref, elle se comporte pire que bien des sociétés en cessation des paiements dont elle ordonne la liquidation judiciaire.

Il est légitime de demander combien a pu coûter à l’Etat le temps de travail de tous ceux qui se sont penchés sur la question ? Difficile à dire. Moins qu’un hélitreuillage présidentiel dont le seul objet était de servir d’opération de comm’ à celui-ci, sans nul doute. Mais là où tu te trompes encore plus que sur le reste, c’est en disant que l’enjeu était de 35 euros. Outre qu’il est en réalité de 750 euros, maximum de l’éventuelle condamnation du contrevenant, puisque la procédure forfaitaire a pris fin à la demande du prévenu, outre le fait qu’on peut s’étonner que tu t’étrangles face au recours fait par l’officier du ministère public sans rien trouver à redire que notre ami Sébastien ait le premier fait un recours contre une amende à 35 euros, l’enjeu véritable est en réalité de taille.

En droit comme en économie, il y a ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas. Cette formule n’est pas de moi, c’est de quelqu’un qui est plutôt bien vu dans ta rédaction. Et je vais te faire une confidence, à toi et à tous les lecteurs qui me lisent. Le fait que l’enjeu était de 750 euros maximum et que l’affaire ne va probablement pas être rentable pour l’Etat n’a pas échappé au président Guérin, ni à M. Parlos, conseiller rapporteur, ni à M. Straehli, conseiller de la chambre ; ni à l’excellente Mme Guichard, greffière de chambre, ni à M. l’avocat général Cuny qui tous ont dû se pencher sur la question. Mais la question n’était pas financière, elle était juridique.

La loi, en interdisant de se garer devant un bateau, ne crée pas un privilège pour les occupants de la propriété concernée leur allouant à perpétuelle demeure une fraction du trottoir réservée à leur usage personnel. Elle ne crée pas une place de parking gratuite et réservée aux propriétaires fonciers. Comme le précise la cour de cassation, l’obligation de laisser cet accès libre est aussi destinée à permettre le cas échéant l’intervention des services de secours et d’urgence ; par exemple en cas d’incendie, le portail grand ouvert, au besoin par la force, permettra de faire passer tous les tuyaux et au personnel de circuler rapidement et aisément, pour évacuer des blessés. C’est cela que protège avant tout la loi, et cela protège toute personne se trouvant dans la propriété, qu’elle soit la seule personne usant le garage ou non. Cela peut paraître évident mais en fait ça ne l’est pas, et pas mal de gens croient à tort qu’ils peuvent se garer devant leur garage, puisque ça ne peut gêner personne d’autre qu’eux même. Dame ! Le juge de proximité de Cahors lui-même a fait cette erreur. Le problème est que laisser cette décision subsister, ne fut-ce que par pragmatique souci de faire des économies, crée une décision judiciaire validant cette erreur. Que ne commettra pas la juridiction voisine. Ce que ne comprendront pas les citoyens : pourquoi à Cahors peut-on se garer devant son garage et pas à Figeac ou à Guéret ?

L’égalité devant la loi est un principe fondamental. Les révolutionnaires, qui comme leur nom ne l’indique pas étaient de sacrés libéraux, l’ont dit eux-même un 26 juillet 1789 : la loi doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, article 5. Et oui, cela s’applique même aux règles de stationnement. Car si chaque citoyen commence à considérer que chacun peut adapter la loi à sa sauce, que le “bon sens”, ce sens qui curieusement nous donne toujours raison même quand on a tort, l’emporte sur les “réglementations”, ce sont rien de moins que la fondation de la société qu’on attaque. Sans hyperbole. Cela promeut l’idée que ceux qui suivent les règles sont au mieux des naïfs psychorigides et au pire des idiots. C’est une évidence qu’il faut pourtant rappeler : le respect généralisé de la loi est mieux que son irrespect généralisé (une simple ballade en voiture dans Catane en Sicile vous le démontrera) et ce respect généralisé repose sur une condition préalable : que ce respect soit imposé à tous de la même façon. Et c’est là l’essence du rôle du pouvoir judiciaire, depuis son invention par les Lumières.

Comme vous le voyez, les enjeux derrière cette décision dépassent largement Sébastien X., Cahors, ou 35 ou 750 euros. C’est pourquoi, sans même avoir besoin de les consulter, je peux vous dire que ni le président Guérin, ni M. Parlos, conseiller rapporteur, ni M. Straehli, conseiller de la chambre ; ni Mme Guichard, greffière de chambre, ni M. l’avocat général Cuny n’ont eu l’impression de perdre leur temps en rendant cette décision.

I concur.


Mise à jour du 21 août :

Olivier Auguste a pris la peine de rédiger une réponse à ce billet, qu’il a choisi de publier sur Facebook. En voici le lien.

dimanche 27 novembre 2016

Au commencement était l'émotion

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mercredi 23 avril 2014

Cyber-manifestation des greffiers

Par ZusticePourTous


Cher Maître EOLAS,

Comme vous avez souhaité donner la parole à la défense (des greffiers), je ne résiste pas à la tentation de prendre la plume, ou plutôt le clavier, pour vous apporter mon modeste témoignage vu de l’intérieur de ce qu’il est déjà convenu de considérer à mon sens et quel-qu’en soit l’issue, comme une magnifique mobilisation et une belle leçon de démocratie directe.

Ce mouvement est en effet sans précédent de par son originalité : l’appel a été lancé par des collègues (et non par des syndicats) et sur le net avec très vite l’idée de se servir de ce moyen de communication comme une arme.

Dans cette lutte armée, les premiers « pruneaux » sont partis d’Agen (ça ne s’invente pas). Un premier mail d’un collègue faisant part de son agacement de voir se mettre en place une réforme aussi importante visant à mettre en place à la fois un « greffier juridictionnel » aux fonctions élargies (mais pour lequel aucune revalorisation n’était encore chiffrée) et le TPI - tribunal de première instance – destiné à remplacer sous cette seule entité judiciaire toutes les juridictions du premier ressort (Tribunaux d’instance, Conseils de prud’hommes et tribunaux e grande instance) d’un même département.

Ce mouvement d’humeur aurait pu n’avoir que peu de conséquences, si ce mail n’avait pas été adressé … à toutes les juridictions de France via les listes structurelles. Une, puis deux puis trois puis cent réponses à ce mail … Le phénomène s’est rapidement transformé en une chaîne de courriels avec toujours le même objet « la charrue avant les boeufs », avec l’idée suggérée et de plus en plus assumée de vouloir bloquer la messagerie électronique et tout intranet, chacun pouvant recevoir près de 1000 mails par jour. La première cyber-manifestation était née !! Comme l’a dit le syndicat des greffiers de France, « si la justice du XXIème siècle reste à inventer, pour le mouvement social du XXIème c’est fait, les collègues s’en sont chargés ».

Le mouvement commencé un mercredi et que l’on croyait s’éteindre au bout de quelques jours, d’autant plus avec l’arrivée du week-end, s’est néanmoins poursuivi la semaine suivante sans s’essouffler bien au contraire, d’autres chaînes de mails s’ajoutant à celle de la « charrue avant les bœufs », notamment « bordeaux voit rouge », afin d’alimenter les « barricades virtuelles » et afin de contourner les règles de messagerie qui se mettaient en place pour éviter la prolifération des courriels de tous ces grognards de la justice devenus apprentis cyber-pirates.

Le mouvement s’est ainsi installé sur plusieurs semaines dans une joyeuse pagaille désordonnée aux élans soixantuitards (les plus anciens collègues indiquaient d’ailleurs avoir l’impression de faire un bond en arrière dans le temps) jusqu’au moment où le Ministère a décidé de réagir à sa façon : LA CENSURE !!!

Les services informatiques du Ministère ont décidé en effet un lendemain de week-end de purement et simplement censurer tous les mails adressés par les collègues qui tentaient de faire « réponse » à des chaînes de courriels (ceux-ci nous parvenaient donc vidés de leur contenu, absolument vierges).

Cette honteuse manœuvre n’a pas eu l’effet escompté et n’a pas diminué pour autant la colère des collègues qui s’est exprimée autrement . Entre création de site internet www.justiceencolere.fr et de page facebook « bordeaux voit rouge », le mécontentement s’est propagé sur les marches des palais de justice et dans la presse, avec l’appui des syndicats appelés en soutien.

La suite, vous la connaissez : une absence totale de considération de la part de la Garde des Sceaux qui ne propose pas autre chose aux greffiers que le NES qu’ils ont refusé en 2010 (et alors qu’il n’était pas question pour eux d’effectuer des fonctions supplémentaires normalement dévolues aux magistrats) et qui ne propose RIEN aux adjoints administratifs. Bien sûr, le TPI est toujours d’actualité, même si notre Ministre reste très discrète sur ce sujet …

Voilà tout le témoignage que je souhaitais vous apporter et le moment pour moi de me présenter (ça fait partie du contrat je crois). Je suis greffier à la Réunion et délégué syndical (et de ce fait très facilement identifiable). Je serai bien sûr en grève et sur les marches de ma cour d’appel le 29 avril prochain.

Bien cordialement.

Zusticepourtous

jeudi 5 septembre 2013

Annonce de rentrée

C’est la rentrée (scoop) et sur ce blog aussi.

Des changements sont à prévoir, car le Journal d’un avocat va fêter ses dix ans et un ménage s’impose.

Tout d’abord, je vais relancer le chantier de la rénovation visuelle de ce blog. La déco actuelle date de 2007, une époque où Apple ne fabriquait pas de téléphones et Facebook était réservé aux étudiants, pour notre plus grand bonheur.

Sur le fonctionnement de ce blog, je n’ai clairement plus le temps de lire et surveiller les commentaires. Je peux participer aux débats au début, mais j’ai des obligations professionnelles et personnelles, et quand enfin de journée, 100 commentaires m’attendent, le découragement me prend.

Je n’ai pas pour autant envie de les fermer : ce blog reste un espace de discussion, et les échanges demeurent d’un bon niveau, même si ça dérape sur certains billets. Ils resteront donc non modérés, hormis par quelques mots clés qui déclenchent un ping, et qui n’apparaitront qu’une fois validé, si j’ai le temps. Évitez donc les gros mots et les points Godwin, la plupart des mots clés qui y sont liés entraineront une mise en quarantaine.

Je pense en revanche réduire le laps de temps avant fermeture automatique. Un billet vieillit, et les discussions pourrissent, et se finissent en dialogue entre deux ou trois têtes de mule qui répètent sans cesse la même chose mais veulent avoir le dernier mot. Actuellement, ce délai est de 30 jours. Je pense le réduire à 7 jours, ce qui en contrepartie devrait me permettre de participer jusqu’au bout aux échanges. Qu’en pensez-vous ?

N’accumulons pas les bonnes résolutions de rentrée comme on fait avec celles du nouvel-an, et tenons-nous en là. Si vous avez des suggestions, je suis toute ouïe. Et sinon, comme ça fait longtemps que je n’ai pas cassé les pieds à mes nouveaux amis anti mariage pour tous, je vous prépare rapidement un billet pour démonter la gentille manip des Veilleurs. La loi Taubira sera évidemment un des grands sujets des prochains mois, même si l’ambition qui l’animait au départ semble avoir fondu comme neige au soleil.

Brace yourselves, troll is coming.

vendredi 26 juillet 2013

“Je suis prêt à pardonner à la justice si elle me relaxe”

Cour d’appel de Paris, Pôle 8 chambre des vacations, 9 juillet 2013, Ministère public contre Nicolas B… et B… contre ministère public.

Ambiance caniculaire dans la chambre des vacations en ce mardi après-midi, ou le tout-Paris de la chronique judiciaire s’est donné rendez-vous (sauf ceux partis en vacances, bien sûr), ainsi que de nombreux avocats, venus par curiosité voir juger l’affaire Nicolas B…, du nom de ce jeune homme, militant enthousiaste de la manif pour tous, incarcéré le 19 juin. Le couloir est rempli de cadreurs et preneurs de son, interdits de cité dans le prétoire, et des badauds qui eussent voulu entrer, mais la chambre est pleine comme un œuf.

Le Pôle 8, chambre des vacations est la seule formation de chambre des appels correctionnels qui siège durant les périodes dites de service allégé (début juillet – fin août), autrefois appelées vacances judiciaires, pendant lesquelles les personnels de la justice prennent leurs congés, et où seules les urgences sont traitées. L’affaire Nicolas était donc une urgence ? Oui, grâce au parquet, fût-ce à son corps défendant.

Rappelons le parcours de ce jeune homme.

Le 28 mai 2013, il comparait devant la 23e chambre en comparution immédiate pour entrave à la circulation, participation à un attroupement malgré sommation de se disperser, et fourniture de faux éléments d’identité pouvant amener à de fausses mentions au casier judiciaire. Je reviendrai sur les circonstances exactes de cette interpellation. Il est relaxé des faits de participation à un attroupement, reconnu coupable pour les autres délits, et condamné à 200 euros d’amende avec sursis, c’est-à-dire qu’il n’aura pas à payer cette amende s’il n’est pas à nouveau condamné pour crime ou délit de droit commun dans un délai de 5 ans. Curieusement, les anti-mariage pour tous n’ont jamais relevé cette décision comme une démonstration que la justice pouvait être clémente à leur égard ou bien qu’elle était trop laxiste. Deux poids deux mesures, comme ils disent ; mais dans ce sens là, c’est bien. Estimant quant à lui cette peine trop douce, le parquet va faire appel de cette décision, rendant comme vous allez le voir service à Nicolas B…

Le 19 juin, il comparait à nouveau en comparution immédiate devant la 16e chambre pour rébellion, refus de se soumettre aux relevés signalétiques (empreintes digitales et photographie), fourniture de faux éléments d’identité pouvant amener à de fausses mentions au casier judiciaire. Du fait de l’appel du parquet de la condamnation du 28 mai, il n’est pas considéré en état de récidive ; voilà le service dont je vous parlais. Le tribunal fait preuve de nettement moins de clémence, et même d’une certaine sévérité, le condamnant à 4 mois de prison dont deux avec sursis, les deux mois ferme étant assortis d’un mandat de dépôt, c’est à dire qu’elle est mise à exécution immédiatement, outre 1000 euros d’amende. Trois policiers s’étant constitués partie civile pour les faits de rébellion, ils est condamné à leur payer 250 euros chacun, outre 150 euros au titre des frais d’avocat (c’est le forfait habituellement prononcé, qui est une insulte au travail des avocats des parties civiles). Cette fois, c’est lui qui fait appel du jugement, le parquet faisant un appel incident, c’est-à-dire un appel en réaction à l’appel, dit principal, du prévenu, afin de permettre à la cour d’aggraver la sanction si elle le souhaite. Faute d’un appel du parquet, l’appel serait dit a minima, la cour ne pourrait que confirmer la peine ou la diminuer. Dans les faits, l’appel incident du parquet est systématique, au point que la règle de l’appel a minima est vidée de son sens (sauf si le tribunal a prononcé le maximum; bien sûr).

En cas d’appel d’un jugement rendu en comparution immédiate, la cour d’appel doit statuer dans un délai de quatre mois (art. 397-4 du code de procédure pénale, ou CPP). Le condamné incarcéré qui fait appel étant considéré en détention provisoire, il peut former une demande de mise en liberté selon les conditions du droit commun : la cour doit examiner la demande de mise en liberté dans un délai de deux mois (art. 148-2 du CPP). La défense de Nicolas a formé une demande de mise en liberté, sachant que généralement la cour programme l’appel au fond en même temps que la demande de mise en liberté, qui n’a plus d’objet mais a raccourci le délai d’examen de l’appel de quatre à deux mois. C’est ce qui s’est passé ici.

Le parquet général (on appelle le parquet général le parquet de la cour d’appel, par opposition au parquet tout court, qui est celui du tribunal de grande instance) a fait une fleur à Nicolas B… : il avait jusqu’au 28 septembre 2013 pour examiner l’appel du jugement du 28 mai, jusqu’au 19 octobre pour examiner l’appel du jugement du 19 juin août pour examiner la demande de mise en liberté de Nicolas (soit après le terme de sa détention). Il va audiencer à une audience de vacation du 9 juillet les trois affaires : la demande de mise en liberté et l’appel des jugements des 28 mai et 19 juin. Il aurait parfaitement pu laisser Nicolas purger sa peine avant de le rejuger en appel : ç’aurait été tout à fait légal. Au lieu de ça, il a audiencé à trois semaines. Ça n’a pas échappé à la défense qui lui a exprimé sa reconnaissance.

La défense, justement est venue en force. Outre Pierre-Philippe Boutron-Marnion, qui l’avait assisté devant le tribunal en première instance, le banc est occupé par Benoît Gruau, que le premier substituait devant le tribunal, et Léon-Lef Forster, un briscard, grand habitué du pénal et qui connaissait bien les trois conseillers composant la chambre, Bruno La Roche, Dominique Coujard et Xavière Siméoni (la juge d’instruction qui a instruit le dossier Chirac, qui a abouti à la condamnation de l’ancien président de la République et à ce que plus aucun Français n’ignore le mot anosognosie).

L’audience commence avec un retard d’une demi-heure, qui agace l’avocate du dossier suivant, un gros dossier de stupéfiants, où les prévenus se sont pris 5 ans ferme en première instance, mais comme ils n’ont pas donné leur avis sur le mariage homosexuel, tout le monde s’en fiche. Sauf leur avocate.

À 13h58 TT (Temps de Twitter), la cour fait son entrée. L’affaire Nicolas B… est appelée en premier, pour que les autres affaires puissent être examinées dans une ambiance plus sereine (comprendre dans un prétoire vide).

Léon-Lef Forster arrive une petite minute après le début de l’audience. Il retrouve des magistrats qu’il connait et qui le connaissent, et s’excuse auprès de la cour en précisant qu’il était sorti prendre le frais, ajoutant après une fausse hésitation “je ne veux pas dire que la cour ne serait pas fraiche”.

Sourires dans la salle et chez les magistrats, et voilà comment, d’entrée, Léon-Lef Forster a détendu l’atmosphère en montrant qu’il ne venait pas en découdre avec la cour devant la presse, mais traiterait cette affaire avec le recul qu’elle nécessitait. Cette première sortie a, je le pense, marqué tout le reste du procès. C’est une captatio benevolentiæ, qui, depuis Rome, est un des arts essentiels de l’avocat.

Une audience pénale en appel suit une liturgie d’autant plus immuable qu’elle n’est écrite nulle part. D’abord, le président ou un des conseillers en charge du dossier (ici, ce sera Dominique Coujard) constate l’identité du prévenu, d’autant plus importante ici qu’il y a eu de fausses déclarations sur ce point devant la police, rappelle les faits dont est saisi la cour et les peines prononcées. Des points purement techniques sont rapidement évacués : tout d’abord, la cour est saisie de trois dossiers : une demande de mise en liberté et deux appels. La défense indique qu’elle se désiste de sa demande de mise en liberté, qui n’a plus guère d’objet puisque les appels vont être examinés séance tenante (la défense aurait pu la maintenir pour que le prévenu soit sorti du box et soit jugé à la barre, mais ça supposait une salve de plaidoiries et réquisitions, et l’audience s’annonçait longue. Ensuite, la cour souhaite joindre les deux appels en un seul dossier, pour éviter de devoir faire deux audiences à la suite avec réquisitions et plaidoirie à chaque fois, et sollicite la position des parties sur ce point, qui sont toutes d’accord pour cette jonction. Enfin, le prévenu n’a pas été cité dans le délai légal de plus de 10 jours avant l’audience, ce qui entraine nullité de la citation, sauf si le prévenu y renonce. Il y renonce naturellement, sous le conseil unanime de ses trois avocats, puisqu’une nullité imposait de renvoyer à une audience ultérieure à au moins 10 jours, ce que personne ne voulait. Cette précipitation étant dans l’intérêt du prévenu (deux poids deux mesures, en vérité : mes prévenus n’ont jamais joui de tels égards), elle est bienvenue.

Ensuite, seul passage obligé en vertu du CPP, le Conseiller en charge du dossier fait un résumé des faits et de la procédure, qu’on appelle le rapport (on l’appelle le rapporteur, ce qui n’a rien de péjoratif dans une cour qui n’est pas de récréation), puis donne la parole aux parties appelantes pour qu’elles expliquent les raisons de leur appel. On ne souligne jamais assez l’importance de ce moment, surtout quand le prévenu est appelant. Un appel n’est pas une deuxième chance : c’est une critique d’un premier jugement. Il faut donc d’entrée exposer en quoi ce jugement est critiqué : sur la déclaration de culpabilité de tel délit ? Sur le rejet de telle demande ? L’appel non motivé ou juste parce que la peine était trop lourde est mal perçu, ce qui à mon sens est un tort : trouver une peine trop lourde est un excellent motif de faire appel à mon sens. Pourtant des chambres des appels correctionnels se font un devoir d’alourdir les peines en cas d’appel non ou mal motivé. C’est critiquable, mais c’est à savoir.

L’exposé des faits, donc. Tout a commencé le 25 mai 2013, veille de l’ultime manifestation contre le mariage pour tous, puisque la loi était déjà promulguée et entrée en vigueur. Le prévenu a loué ce jour là une fourgonnette, s’est rendu avec des compagnons de lutte sur les Champs-Elysées, et après, diverses manifestations bruyantes demandant le retrait de la loi récemment promulguée et la démission du président de la République, a formé avec eux un attroupement au milieu de la chaussée, gênant la circulation. Rapidement, la police est intervenue, leur demandant de déguerpir, ce qu’ils n’ont voulu. Des gendarmes mobiles ont alors pris les choses en main, et après les trois sommations règlementaires, ont délogé  les récalcitrants. Une fois l’avenue rendue à la circulation, les manifestants sont conduits au poste et placés en garde à vue, du moins je suppose car aucun ne sera poursuivi sauf le héros du jour car celui-ci va vouloir jouer au malin et va donner une fausse identité : fausse date de naissance, et donnera comme nom de famille le nom de sa mère qu’il ne porte pas, mais accole à son nom de famille, celui de son père, à titre d’usage, comme la loi le lui permet, certes, mais elle ne permet pas la substitution. C’est à dire que Nicolas s’appelle à l’état civil Nicolas Pater, et use du nom de Nicolas Pater-Mater. Et il donnera à la police le nom de Nicolas Mater. Amusant de la part du représentant d’un mouvement qui rappelle sans cesse l’importance de bien distinguer le père et la mère.

Ça plus, je le suppose, vous allez voir pourquoi, son comportement, vont irriter l’officier de police judiciaire, et le procureur de la République dont il est le prophète, et notre héros du jour gagnera un défèrement en comparution immédiate pour participation à un attroupement malgré sommations et fourniture de faux éléments d’identité de nature à entrainer de fausses inscriptions au casier judiciaire (les autres participants à l’attroupement ne seront pas poursuivis, je suppose qu’ils ont eu un rappel à la loi). La sévérité du parquet ne sera pas suivie par le tribunal qui le relaxera pour les faits de participation à un attroupement etc. faute de certitude qu’il ait ouï les sommations et le condamnera à 200 euros d’amende avec sursis pour la fourniture de faux éléments d’identité etc.

Aux âmes biens nées, la valeur n’attend pas le nombre des années, comme je dis à mes clients multirécidivistes à 19 ans. Et notre ami n’attendra guère pour se confronter à nouveau à Thémis et ses foudres. Ce sera le 16 juin.

Ce jour-là, notre président bien-aimé (même si lui n’a pas encore eu le bon gout de m’inviter à déjeuner) passait dans l’émission Capital sur M6. Une manifestation contre le mariage entre personnes de même sexe est organisée devant le siège de Métropole Télévision, environ 1500 manifestants s’y retrouvent (1.500.000 selon les organisateurs, je suppose). La manifestation était déclarée, encadrée par les forces de l’ordre et s’est déroulée sans incident. Après que le président a quitté les lieux, la manifestation se disperse, et un groupe d’une vingtaine de personnes se dirige vers les Champs-Elysées, où ils commencent à marcher sur la chaussée en criant des apophtegmes comme “Dictature socialiste !”, Hollande, démission”, et “ta loi, on n’en veut pas”.

Des policiers, déployés sur l’avenue en prévention d’un éventuel after interviennent promptement, mais nos jeunes sont récalcitrants et jouent au chat et à la souris avec les policiers, qui les interpellent promptement et les emmènent pour le traditionnel contrôle d’identité. Voici des images de cette soirée agitée, pour vous faire une idée.

Il y en a un avec qui cela va nettement moins bien se passer, c’est notre ami Nicolas B… . Nettement plus exalté que les autres selon les témoignages des policiers, il va se réfugier dans le restaurant Pizza Pino des Champs Élysées. Là, bousculant clients et serveurs, il monte au premier étage en criant les mêmes slogans que précédemment. À deux reprises, les policiers dégainent et mettent en tension leur pistolet à impulsion électrique, mais décident de ne pas en faire usage, en raison de la présence d’enfants dans le coin du restaurant où Nicolas est allé se faire acculer. Nicolas refusant toujours de se laisser conduire, repoussant les policiers s’approchant, ils décident donc d’y aller à l’ancienne, à l’artisanale. Nicolas est saisi, amené au sol, immobilisé avec étranglement au tonfa. Je l’ai vu faire une fois à un gardé à vue un peu trop enthousiaste. Je vous confirme que c’est douloureux, et que le visage prend vite une jolie teinte violacée. Il y a un certificat médical au dossier constatant quelques jours d’incapacité totale de travail.

Une fois ramené à plus de sagesse (comprendre à la limite de l’inconscience), Nicolas B… est attaché poings et chevilles ensemble dans le dos, dans la position dite du bélier, et il est porté dans un véhicule pour placement en garde à vue pour rébellion. Au cours de sa garde à vue, revenu à la conscience, il donnera à nouveau de faux éléments d’identité, et refusera d’être pris en photo et que ses empreintes digitales soient relevées, ce qui est un délit. Ce point est important : à aucun moment il n’a été question de prélever les empreintes génétiques de Nicolas (même si légalement c’était possible). Donc toute la discussion sur l’ADN et le sort des “faucheurs volontaires” est ici sans pertinence.

Tout cela lui vaut un deuxième passage en comparution immédiate, qui s’est nettement moins bien passé que le premier.

Voici les faits tels qu’ils résultent de l’audience et tels que j’ai pu les reconstituer ; car les débats vont être incroyablement laborieux.

Comme le code de procédure l’impose, le conseiller rapporteur va donner la parole aux appelants. L’avocat général, une parquetière, dira très simplement que le parquet estime que la peine prononcée est dérisoire au regard de la gravité des faits et conteste la relaxe sur la participation à attroupement. Puis la parole est donnée, pour la première fois de l’audience à Nicolas B…, qui va sembler être pris de court par cette question. Après avoir bredouillé quelques phrases, il va demander au conseiller rapporteur de lui poser des questions sur les faits. Celui-ci ne va pas cacher sa surprise. D’ordinaire, les appelants ont plein de choses à dire et ne demandent qu’à avoir la parole. L’audience va donc se réduire à ce que chaque délit soit abordé chacun son tour, le président résumant ce que contient le dossier et demandant au prévenu d’y réagir.

Et il apparait très vite que Nicolas B…, sur le fond, nie tout, même l’évidence. Sur la forme, il n’est pas du tout impressionné par la cour, et, s’il ne maitrise pas l’éloquence judiciaire, a une qualité d’expression propre à celui qui a fait des études. Cela aboutit à des réponses très longues, qui perdent le fil du propos, et ne répondent jamais aux questions précises que pose le conseiller rapporteur. Ces circonvolutions ôtent toute impression de sincérité. Sur les bancs des avocats, un mot circule : “catastrophique”.

Ainsi, sur l’entrave à la circulation, Nicolas feint de croire que c’est parce que la camionnette qu’il avait louée était mal garée qu’il est poursuivi (ce qui aurait constitué une contravention de stationnement gênant). Sur cette manifestation non déclarée, il s’obstine à expliquer que c’était “un apéro festif”. Quand l’avocat général lui demande ce qu’il y avait dans sa camionnette, il feint de ne pas comprendre la question, alors que la réponse est très simple : pour son apéro festif, il n’y avait ni boisson ni amuse-bouches, mais des banderoles, des fusées et des barrières métalliques. Quand l’avocat général lui demande si ces barrières n’auraient pas pu entraver la circulation, il se lance dans une dissertation sur le sens du mot entrave. Quand elle lui demande si le fait pour les participants d’être enchaînés aux barrières était compatible avec un apéro festif, il part sur autre chose.

Pour vous faire votre opinion, voici les images de cet “apéro festif” (à partir de 1:37). Nicolas B… apparait brièvement, porteur d’un T-shirt noir et d’un bermuda rose.

Et il en ira de même pour chacun des délits. La première fourniture de fausse identité ? C’est lié à une erreur sur son acte de naissance sur sa date de naissance (dont il ne fournit aucune copie). L’a-t-il faite rectifier ? Non, il s’est renseigné auprès du maire sur les démarches à accomplir mais n’a pu les faire car il partait étudier à l’étranger. Sachant que cette démarche consiste à prendre un avocat qui s’occupera de tout, même si son client est sur Mars. Mais alors pourquoi 3 semaines plus tard a-t-il donné sa véritable date de naissance ? Parce qu’il avait été condamné la première fois. Mais alors pourquoi n’a-t-il pas donné son véritable nom cette fois ? D’autant que les policiers n’ont pas eu de difficulté à le confondre grâce à sa page Facebook, ouverte à son véritable nom avec une jolie photo de lui. Les explications les plus longues et détaillées de Nicolas B… seront sur ses prénoms, et qui sont ses saints patrons. Ce qui amènera à cette interruption du conseiller rapporteur, très pince-sans-rire : “”Excusez-moi, c’est un peu long, même si c’est très intéressant : revenons aux faits”. Et ainsi de suite. Sur l’entrave à la circulation, il maintient que c’était un simple “apéro festif”. Sur le refus d’empreintes, il ne se souvient pas qu’on le lui ait demandé (il a refusé de signer les PV). La défense Cahuzac, inspirée de la défense Clinton (“I have no recollection whatsoever…”). Sur la rébellion, on confine au grotesque : il prétend ne pas avoir compris qu’il avait affaire à des policiers, et a pris la fuite car il se croyait agressé. Le commissaire de police présent lors de son interpellation a exposé qu’en admettant qu’on puisse prendre des policiers en tenue anti-émeute pour des voyous aussi nombreux que bien équipés, le mot “POLICE” écrit en gros sur les uniformes et les véhicules de soutien situés juste derrière, tous gyrophares allumés, étaient un indice de la véritable profession de ces individus. Nicolas B… réplique en expliquant qu’il s’agissait de policiers en civils, ce que conteste le commissaire, les policiers en civil étant venus une fois l’individu maitrisé pour procéder à l’interpellation.

La défense ne reprendra la main qu’un fois, lors d’un remarquable contre-interrogatoire du commissaire de police présent lors de l’interpellation musclée, et partie civile pour la rébellion, mené par Léon-Lef Forster. On voit la pratique des assises. Car oui, l’arrestation de Nicolas B… a été brutale, sans doute plus que nécessaire, et les policiers n’ont guère été zélés dans la description des faits. Léon-Lef Forster a ainsi établi que la strangulation au tonfa contre la gorge a duré plus d’une minute, a souligné que deux Tasers avaient été activés ce qui enclenchait automatiquement une caméra intégrée, dont les vidéos, certes fort courtes, n’ont pas été produites au dossier, les clients témoins de la scène n’ont pas été entendus. Bref il ne reste que la version des policiers, des collègues interrogés par des collègues. S’ajoutait à cela le fait qu’un des policiers partie civile, étant en congé, n’est pas venu, et que le troisième s’est désisté de sa constitution de partie civile. À mon sens, il y avait moyen d’obtenir une relaxe sur la rébellion et la participation à un attroupement, sur la base du dossier. mais Nicolas B…, par sa maladresse oratoire, son obstination dans le déni, et sa victimisation systématique, a ruiné tout ce que sa défense a pu obtenir. Même sur les questions de son avocat, où il n’a qu’à répondre “oui”, Nicolas B… fait des circonvolution infinies pour finir par ne pas répondre. Sa défense renoncera rapidement à lui poser des questions.

Place aux plaidoiries de la partie civile, qui sera brève : elle conclut à la confirmation du jugement sur la déclaration de culpabilité de rébellion (le seul délit qui l’intéresse), et sur les dommages-intérêts.

L’avocat général, si elle n’est pas un monument d’éloquence (elle lit beaucoup ses notes, et n’est pas aidée par le passage des avions du défilé du 14 juillet) est méthodique et terriblement efficace dans sa démonstration.

Elle requiert l’infirmation du jugement du 28 mai sur la relaxe pour participation à un attroupement malgré sommations, en citant le procès verbal de l’officier de police judiciaire qui a effectué les sommations, et en rappelant que l’attroupement était circonscrit à un cercle d’une dizaine de mètre de diamètre, qu’il était impossible que le prévenu n’ait pas entendu des sommations effectuées par haut parleur et que le comportement des manifestants caractérisait un refus de se disperser et non pas le comportement de jeunes gens obéissants attendant la 3e sommation pour déguerpir gentiment.

Sur l’entrave à la circulation, elle rappelle que c’est le prévenu qui a loué la camionnette, a transporté le matériel  (banderoles, fusées, pétards, fumigènes, barrières métallique, mais pas un seul jus de fruit), et l’a garée sur la chaussée centrale. Pour elle, c’est l’organisateur d’une manifestation visant à bloquer la circulation avec des barrières et des fumigènes.

Sur sa version de la fuite poursuivi par des individus patibulaires, l’avocat général estime qu’elle ne tient pas puisqu’il est établi qu’il est entré dans le restaurant non en appelant au secours mais en criant des slogans hostiles au président de la République.

Sur les empreintes, après avoir souligné, surtout à l’attention de la presse, mais j’en donne acte bien volontiers puisque j’avais aussi commis cette erreur, qu’il ne s’agissait pas des empreintes ADN mais digitales et cliché photographique, cette démarche s’imposait du fait des éléments mensongers fournis sur l’identité, et que sa version selon laquelle on ne lui aurait jamais demandé de donner ses empreintes et qu’il n’aurait jamais vu le PV prenant acte de son refus ne tient pas, Nicolas B… ayant refusé de signer tous les procès verbaux tandis que le procès verbal de refus rédigé par l’officier de police judiciaire est précis et circonstancié, notamment sur l’avertissement donné que ce refus était constitutif d’un délit.

Elle conclut en fustigeant le comportement inadmissible de Nicolas B… Quand un policier vous somme de vous arrêter, dit-elle, vous devez vous arrêter.

Sur la peine, elle requiert 5 mois d’emprisonnement avec sursis et 1000 euros d’amende, peine qui implique un retour en liberté faute de prison ferme et de titre de détention. Si la cour devait néanmoins prononcer du ferme, elle souhaite que la partie ferme n’excède pas la durée déjà effectuée. À ce stade de l’audience, Nicolas a déjà un pied dehors.

Les trois avocats de Nicolas B… vont plaider tour à tour la relaxe, mais leur plaidoirie sera essentiellement axée sur le registre de l’indignation à l’égard de ce qu’a vécu leur client, sur la présentation flatteuse de celui-ci comme un héros de la liberté, et sur ses conditions de détention, sans oublier de longs développements pro domo pour justifier le fait qu’ils n’aient pu assister leur client en garde à vue alors qu’il l’avait demandé.

Sur les conditions de détention, Nicolas B… a été placé à l’isolement administratif, visiblement par décision du chef d’établissement afin d’assurer la sécurité de ce jeune homme de bonne famille, au compte détenu bien garni, qui aurait été une proie tentante pour les autres détenus. L’isolement, qui n’est pas une sanction, est le placement dans une cellule individuelle, à la demande de l’intéressé ou sur décision de l’administration pénitentiaire pour des raisons de sécurité (la cellule voisine était ainsi occupée par Redoine Faïd). Le placement à l’isolement entraine une coupure du contact avec les autres détenus, et de fait interdit de travailler et gêne considérablement les activités annexes, comme l’accès à la bibliothèque, le sport, les promenades. Ce n’est pas un luxe, c’est assez pénible et il est rare qu’un détenu fasse ce choix pour lui, du moins sur le long terme. Contrairement à ce qui a été dit, Nicolas B… a pu avoir des parloirs avec ses parents.

Il est très bien d’exposer à la cour ce que sont les conditions de détention en France. Il est à craindre que les 3 conseillers, dont un a présidé des assises, et un autre a été juge d’instruction, soient au courant de l’état déplorable et ancien des prisons en France, mais c’est le devoir de la défense de rappeler inlassablement ce qu’il en est.

Sur la difficulté à être joint lors de la garde à vue, j’ai coutume de dire que la différence entre un avocat choisi et un avocat commis d’office en garde à vue, c’est que le commis d’office, lui, il vient. À Paris, quand un avocat est demandé, la demande est faxée à la permanence de l’Ordre, qui est opérationnelle 365 jours par an, 24h/24. Elle a la liste des téléphones mobiles des avocats, à condition que ceux-ci l’aient donné à la Direction de l’Exercice Professionnel, et les appelle sur leur mobile pour les informer de la demande. Puis ils informent l’officier de police judiciaire si l’avocat a pu être joint et se déplace, s’il indique ne pas vouloir se déplacer, ou s’il n’a pu être joint, ce qui semble avoir été le cas ici. Un avocat pénaliste doit pouvoir être joint 24h/24, surtout depuis la réforme de la garde à vue. Les avocats qui ne font pas du pénal et n’en font que de manière accessoire n’ont pas intégré cette obligation ou ne veulent s’y soumettre, ce qui est leur liberté. Ils sont donc souvent injoignables. Sans oublier ceux qui veulent leur dernier avocat commis d’office, croyant qu’ils peuvent l’avoir gratuitement à nouveau. La réponse est non. Si vous choisissez, vous payez, car votre avocat ne peut intervenir gratuitement que s’il a été commis préalablement, et le Bâtonnier ne commettra qu’un avocat de permanence. Et si vous êtes un jour en garde à vue et que votre avocat préféré ne peut être joint, demandez un commis d’office. C’est un vrai avocat, comme le vôtre, pas un sous-avocat qui aime bien passer des nuits blanches dans les commissariats. Et il transmettra à votre avocats aux heures de bureau toutes les informations qu’il aura réunies pour qu’il puisse prendre la suite.

Le premier avocat conclut en demandant à la cour “d’oser la relaxe”, ce qui est en effet exactement ce qu’il demande puisqu’il n’y a pas eu d’argument pour expliquer en quoi aucun des six délits ne serait constitué.

Le deuxième reprendra le même registre. Il lira notamment un extrait du guide du manifestant arrêté édité par le Syndicat de la magistrature fustigeant les prélèvements ADN. Très intéressant, certes, mais hors de propos, puisque les débats ont établi, et c’était écrit sur la citation, que les faits reprochés portent sur les empreintes DIGITALES. Il contestera ensuite la rébellion, puisqu’aucun délit n’avait été commis au préalable. J’ai déjà expliqué dans mon commentaire du billet de la nAPM en quoi cet argument ne tient pas. Il invoquera à l’appui de sa démonstration l’article 12 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, me comblant d’aise car c’est un texte pour lequel je nourris une véritable tendresse.

Art. 12. La garantie des droits de l’Homme et du Citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée.

Ainsi, l’interpellation brutale de Nicolas B… violerait cet article car elle n’était pas nécessaire mais visait à simplifier la vie des policiers. Pour ma part, je repensais en écoutant mon confrère à l’article 7, qui était assez pertinent en l’espèce.

Art. 7. Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la Loi, et selon les formes qu’elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires, doivent être punis ; mais tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la Loi doit obéir à l’instant : il se rend coupable par la résistance. 

Lui aussi conclut à la relaxe sur l’ensemble des faits.

Dernier à prendre la parole, Léon-Lef Forster. J’avoue que mes notes me font défaut ici. La fatigue de l’audience (on en était à 3 heures ) joue, mais aussi on écoute maitre Forster comme on écoute un opéra : on ne prend pas de notes. Si j’ai été peu convaincu par son explication pour la présence des barrières, “faites pour sécuriser l’espace de l’apéro festif”, mais j’avais vu la vidéo au préalable, son morceau de bravoure a été sa péroraison sur le fait que la répression des manifestants ne fait jamais qu’envenimer les choses, et qu’en République, il faut pouvoir se bagarrer politiquement, et se saluer le lendemain.

À ce moment, pour moi, il est certain que Nicolas sera condamné pour les deux fausses identités, l’entrave à la circulation, et le refus de donner ses empreintes. Les faits sont clairement établis par le dossier, et la défense n’a pas fourni dans ses plaidoiries la moindre explication juridique justifiant une relaxe. Il y avait moyen d’espérer une confirmation de la relaxe sur la participation à attroupement, et éventuellement sur la rébellion, tant les carences du dossier sur ce qui s’est vraiment passé ont été judicieusement pointées par la défense, sous réserves car je n’ai pas eu accès au dossier. Mais il est tout aussi certain que Nicolas B… sortira libre. Les réquisitions ont été modérées, la plaidoirie d’apaisement tout à fait pertinente, et le comportement des magistrats montre que le comportement du prévenu les a plus amusé qu’agacé.

Et la cour, comme c’est la loi, donna la parole en dernier au prévenu. Et il la prit.

“Je serai bref”, commença-t-il. Et on sut qu’il ne le serait pas. Il va se lancer dans une tirade où il va se présenter comme une victime et va attaquer la justice. Avec des formules comme “la première fois que j’ai comparu dans ce palais dit de justice”, “nous payons 19,6% d’impôt (le taux de la TVA, NdA) pour payer vos salaires”, il expliquera avoir reçu des centaines de lettres de soutien du monde entier (mais ne les produits pas, au grand soulagement de la cour), et conclura en disant qu’il est prêt à pardonner à la justice si elle le relaxe. Les nerfs, la fatigue, la chaleur combinés ont fait que l’hilarité ne pouvait plus être dissimulée sur les bancs de la presse et le président n’a pas pris la peine de rappeler à l’ordre. Je crois avoir compris à ce moment le mandat de dépôt en première instance. Comme l’a dit mon confrère assis à côté de moi, pourtant venu soutenir le prévenu “il avait quatre avocats ; hélas, c’est le plus mauvais qui a plaidé en dernier”.

La cour suspend aussitôt pour rendre son délibéré, plongeant les bancs de la presse dans le dilemme cornélien : “ai-je le temps d’aller fumer – boire un coup – me rafraichir sans risquer de manquer le délibéré”. Risquant de me brouiller à jamais avec la presse judiciaire, je leur indique que je pense que la cour prendra au moins une vingtaine de minutes. La cour a suspendu à 17h10, elle revient à 17h32. Eolas, instrument de mesure validé par l’Institut Français de Pifométrie.

La cour va prendre acte du désistement dans le dossier de demande de mise en liberté, joindra les deux affaires restantes sous un numéro unique, infirmera partiellement le premier jugement sur la déclaration de culpabilité, y ajoutant, déclarera le prévenu coupable sur la participation à attroupement, confirme pour le surplus. Traduction : Nicolas B… est reconnu coupable de l’intégralité des faits, y compris celui pour lequel il avait été relaxé en première instance. Sur la peine, la cour le condamne à 3000 euros d’amende dont 1500 avec sursis, qu’il n’aura donc point à payer s’il n’est pas à nouveau condamné pour crime ou délit de droit commun dans un délai de 5 ans. Il doit payer 1620 euros (1500 euros d’amende + 120 euros de droit de procédure, une taxe sur la culpabilité), qui sera réduit à 1296 euros s’il paye dans les trente jours. Pas de peine de prison, donc plus de titre de détention, Nicolas est donc remis en liberté, même s’il doit être reconduit à la maison d’arrêt pour récupérer ses affaires et faire son parcours administratif de sortie. Ah, oui, et un bonus : Nicolas B… a perdu 6 points de permis pour sa condamnation pour entrave à la circulation.

L’audience est levée, l’heure est désormais aux caméras dans le couloir, et à nos prévenus pour stupéfiants, et pour votre serviteur, celle de prendre une bonne tasse de thé.

vendredi 27 avril 2012

Légitime défense du droit

À titre de prolégomènes, deux mots. Je ne suis pas dupe. Je sais que la proposition que le candidat sortant a sorti de son chapeau relève de ce qu’Authueil appelle avec toute la poésie sont il est capable le rut électoral, pendant laquelle le spectaculaire l’emporte sur le réalisme en piétinant la sincérité.

Cette proposition, démagogique, pur exemple du “un fait divers, une loi”, rejoindra sur le tas de fumier des promesses et annonces stupides en décomposition la suppression du juge d’instruction, l’interdiction des apéros Facebook, et tant d’autres.

Il ne s’agit pas ici de critiquer un projet qui n’en est pas un, mais de faire une mise au point sur l’état actuel du droit, car tous ceux qui annoncent vouloir le changer ont un point en commun : leur ignorance de celui-ci, et de voir que cette annonce aboutirait à un résultat au pire pernicieux, et qui ne changerait rien à ce qu’il prétend régler.

Un fait divers, une loi - phase 1 : le fait divers.

Samedi soir à Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis), le commissariat reçoit un appel anonyme indiquant la présence d’un homme recherché depuis son évasion le 25 juin 2010 du centre de détention de Chateaudun, qu’il n’avait pas réintégré après une permission de sortie. dans un bar du centre ville. À l’arrivée de l’équipe dépêchée sur place, nous dit l’AFP, le suspect s’est enfui, poursuivi par trois fonctionnaires qui l’ont vu se débarrasser d’un objet qu’ils ont pris pour une grenade. Pendant ce temps, le quatrième policier au volant du véhicule a contourné les lieux pour le prendre à revers. Selon ses déclarations, le suspect l’aurait visé en tendant son bras armé vers lui. Le gardien de la paix a alors tiré à quatre reprises sur lui.

Mortellement blessé, l’homme est décédé rapidement. L’autopsie a révélé qu’il avait succombé à un projectile tiré dans la région dorso-lombaire, ce qui a provoqué une hémorragie interne abdominale consécutive à la section de l’artère rénale droite et à une plaie transfixiante du lobe droit du foie.

Comme toujours quand un homme est tué par la police, une enquête est diligentée par l’Inspection Générale des Services (IGS). Et ce même quand le décédé est connu de la justice, son casier judiciaire portant mention de onze condamnations notamment pour vol à main armée, et qu’il était bien porteur d’une arme approvisionnée dont il n’a pas fait usage (aucune cartouche percutée).

Et l’enquête va rapidement révéler des bizarreries. Notamment l’autopsie qui va établir que la balle mortelle serait entrée horizontalement dans le dos de la victime, ce qui est incompatible avec la position d’un homme qui vise (la défense réplique que ce n’est pas une balle mais un fragment de balle qui aurait ricoché sur un mur et serait entrée perpendiculairement dans un homme de profil). Un témoin va confirmer que lors du tir, l’homme courait en s’éloignant et tournait ainsi le dos au policier. Deux éléments qui contredisent la version du policier.

Face à cela, le parquet a décidé d’ouvrir une instruction pour tirer les choses au clair, et comme il faut une qualification juridique, pour homicide volontaire (car il y a eu homicide, et par un geste volontaire, le fait que 4 coups aient été tirés pouvant révéler une intention homicide). Le juge d’instruction chargé de l’enquête a pris connaissance du dossier et a constaté que l’identité du gardien de la paix ayant ouvert le feu est parfaitement connue, et qu’il existe contre lui des indices graves ou concordant rendant vraisemblable qu’il ait pu commettre les faits objets de l’instruction. La loi imposait qu’il devînt partie à l’instruction, pour pouvoir bénéficier des droits de la défense : assistance d’un avocat, accès au dossier, droit de demander des actes d’enquête, etc.

Le juge d’instruction se voyait réduit à un choix à deux branches : soit la mise en examen soit le statut de témoin assisté. Sachant que le parquet demandait la mise en examen qui seule permettait de prononcer des mesures coercitives comme une détention provisoire (que nul n’a demandée en l’espèce) ou un contrôle judiciaire (sorte de liberté surveillée).

Le juge d’instruction a opté pour la première branche, a mis en examen le policier, et l’a placé sous contrôle judiciaire avec notamment interdiction d’exercice de son activité professionnelle. Je précise qu’un fonctionnaire interdit d’exercer n’est pas suspendu et touche néanmoins son traitement (je ne sais si entier ou réduit ?)

Cette décision a provoqué l’ire des policiers qui ont manifesté spontanément autour du tribunal de Bobigny, puis sur les champs-Elysées, en tenue et en utilisant les véhicules de service, avant d’être reçu par le ministre de l’intérieur. Relevons que ce faisant, les policiers ont commis deux délits pénaux, l’organisation de manifestation non déclarée (article 431-9 du Code pénal) et manifester étant porteur d’une arme (article 431-10 du Code pénal) ce qui leur fait à tous encourir trois ans de prison et la révocation, et que la légitime défense ne peut pas couvrir.

Sautant sur l’occasion, qui comme on le sait fait le larron, le président-candidat à la présidence a annoncé vouloir une présomption de légitime défense en faveur des policiers, risquant au passage une coupure de son abonnement internet par la HADOPI pour piratage de programme du Front national.

Un fait divers, une loi - phase 2 : la loi

L’annonce a été faite sans préciser les contours de cette présomption ni sa définition, ce genre de détails étant bien trop barbants pour les citoyens français. Mais j’aime bien barber les citoyens français, et même les citoyennes, pourtant à l’abri de cet attribut.

Rappelons brièvement ce qu’est la légitime défense et voyons les cas et effets des présomptions de légitime défense existantes, car il y en a deux.

La légitime défense est définie à l’article 122-5 du Code pénal, qui distingue deux cas : la légitime défense face aux atteintes aux personnes et la légitime défense face aux atteintes aux biens. La définition est identique dans les deux cas, mais la légitime défense face aux atteintes aux biens n’excuse pas l’homicide volontaire.

N’est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d’elle-même ou d’autrui, sauf s’il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l’atteinte.

N’est pas pénalement responsable la personne qui, pour interrompre l’exécution d’un crime ou d’un délit contre un bien, accomplit un acte de défense, autre qu’un homicide volontaire, lorsque cet acte est strictement nécessaire au but poursuivi dès lors que les moyens employés sont proportionnés à la gravité de l’infraction.

Pour résumer, il y a légitime défense si l’acte de défense est (1) immédiat (pas de légitime défense si vous rentrez chez vous chercher votre arme et revenez sur les lieux abattre celui qui vous a agressé), (2) nécessaire (l’acte doit viser à repousser l’agression et y mettre fin ; dès que l’agression cesse, la légitime défense cesse, un acharnement au-delà vous rend coupable), (3) proportionné (vous ne pouvez abattre à la chevrotine celui qui vous a mis une claque), et (4) être opposé à une agression illicite (pas de légitime défense face à un policier usant de la force pour s’assurer de votre personne). Notez que la légitime défense ne concerne pas que la victime de l’agression : celui qui porte secours à la victime est aussi en légitime défense (la loi dit bien légitime défense de soi-même ou d’autrui).

L’agression doit être réelle ou à tout le moins vraisemblable : des indices objectifs devait permettre à celui qui s’est défendu d’estimer qu’une agression était en cours. Il n’y a pas de légitime défense contre une agression imaginaire ou invraisemblable (cas d’un époux ayant frappé son épouse de coups de couteau au visage invoquant la légitime défense car il se sentait menacé par l’entourage de son épouse : non, a dit la cour d’appel de Colmar le 6 décembre 1983).

S’agissant de ce qu’en droit on appelle une exception c’est à dire un moyen de défense, la charge de la preuve pèse sur celui qui invoque la légitime défense à son profit. Ce n’est pas au parquet de prouver qu’il n’y a pas eu de légitime défense. Sauf dans deux cas : les présomptions de légitime défense. On les trouve à l’article 122-6 du Code pénal :

Est présumé avoir agi en état de légitime défense celui qui accomplit l’acte :

1° Pour repousser, de nuit, l’entrée par effraction, violence ou ruse dans un lieu habité ;

2° Pour se défendre contre les auteurs de vols ou de pillages exécutés avec violence.

Quand de telles circonstances sont établies, la personne qui a commis un acte violent contre celle qui pénétrait de nuit dans un lieu habité ou qui se défendait contre un vol avec violence est présumée avoir agi en légitime défense. Au parquet ou à la victime de prouver que les conditions de l’article 122-5 n’étaient pas remplies (la plupart du temps, le débat portera sur le caractère proportionné de la riposte). Relevons que ces présomptions s’appliquent aussi aux policiers : un policier qui repousse un vol avec violence dont un tiers est victime ou qui intervient sur un cambriolage en cours de nuit est présumé en légitime défense.

Voilà où le bât blesse dans cette affaire. Comme vous le voyez, les présomptions de légitime défense reposent sur les circonstances des faits : on est de nuit et on défend un lieu d’habitation, ou on repousse un vol avec violences. Les présomptions de légitime défense ne reposent pas sur la qualité de la personne auteur des faits. La proposition lancée par le candidat vise à créer un tel cas. Ce ne sont pas les circonstances qui importent, mais le fait que l’auteur des faits est policier qui fait présumer la légitime défense. Premier problème, qui pourrait lui assurer un sort funeste devant le Conseil constitutionnel : il y a atteinte à l’égalité. Un policier est un citoyen comme un autre, mais avec un flingue ; il n’y a aucune raison de lui accorder des privilèges, au sens étymologique de loi privée, c’est-à-dire des dérogations au droit commun en sa faveur, les derniers ayant été aboli une belle nuit d’août 1789. Et n’en déplaise aux manifestants en voiture à gyrophare et deux-tons, il n’y a rien de choquant de demander à un policier qui a fait usage de la force d’en justifier. Instaurer une présomption générale de légitime défense rendra très difficile à établir des violences policières illégitimes (qui j’insiste sur ce point sont très rares, ce qui ne les rend pas moins inacceptables pour autant), ce qui est déjà assez difficile comme ça.

Il y aurait en outre un paradoxe à faire de la qualité de policier (la loi dit dépositaire de l’autorité publique) une circonstance aggravante des violences volontaires et les présumer légitimes ; mais je sais que la cohérence législative n’a jamais été un souci du législateur.

Là où on verra que cette proposition est stupide, c’est qu’eût-elle été votée antérieurement aux faits de Noisy-le-Sec, elle n’eût point fait obstacle à la mise en examen du policier concerné. La mise en examen est une notification officielle de charges ouvrant les droits de la défense. L’existence d’une présomption de légitime défense ne fait absolument pas obstacle aux poursuites (ni même à un placement sous contrôle judiciaire voire en détention) et ne change strictement rien à la procédure : c’est à la fin du processus, au stade de l’établissement de la culpabilité, qu’elle entre en compte. En outre, c’est le travail du juge d’instruction de rechercher si les circonstances de l’infraction établissent cette présomption et de rechercher si les mêmes circonstances font qu’il n’y a pas lieu d’écarter cette présomption : c’est ce qu’on appelle instruire à charge et à décharge.

Donc cette loi serait-elle en vigueur que le policier aurait néanmoins été mis en examen, avec défilé de pim-pons à la clef. Le principe un fait divers, une loi a atteint un nouveau concept : un fait divers, une loi qui ne change rien.

Cette campagne est décidément d’un excellent niveau.

lundi 5 mars 2012

Apostille à la procédure 2012/01

Comme promis, je reviens sur le récit en six épisodes qui vous a, je l’espère, tenu en haleine, et renouvelle mes remerciements à Gascogne et Fantômette pour leur participation et tout spécialement à Titetinotino pour avoir fourni l’essentiel du travail, que je me suis contenté de tenter de ne pas saccager.

L’objet de ce récit était de montrer, de manière si possible plaisante à lire, et avec un peu de suspens, comment se passe une véritable enquête au stade de la garde à vue, et comment les différents intervenants la perçoivent, avec chacun leurs préoccupations qui, pour être différentes, visent toutes à une meilleure justice.

Le fait qu’André était innocent et que cela a pu être démontré dans le temps de la garde à vue est ce qui donne tout l’intérêt à ce récit. Il ne vise à aucune démonstration, que ce soit rappeler que la garde à vue peut s’appliquer à des innocents (c’est une évidence, d’autant qu’il y avait avant la réforme dix fois plus de gardes à vue que de condamnations pénales chaque année, quelques innocents devaient bien se glisser dans les centaines de milliers de gardes à vue n’aboutissant pas à une condamnation), ou que c’est grâce à l’avocat qu’André s’en est tiré, parce que, dans les faits, ce n’est pas le cas.

C’est là le premier point que je souhaite développer. Dans la réalité, André n’a pas eu d’avocat lors des auditions et confrontations, tout simplement car nous étions avant la réforme et il n’y avait pas droit. Cela n’a pas empêché Tinotino et son équipe de découvrir son innocence car André s’est souvenu tout seul de son alibi en cours de garde à vue. Et je me suis mis dans l’état d’esprit dans lequel je suis quand j’interviens en garde à vue au titre de la commission d’office : la plus grande prudence à l’égard du client. Nous découvrons le client pour la première fois et lui aussi. Nous avons un entretien de 30 minutes, et 30 minutes, mon dieu que c’est court. À ce propos, préparez-vous, amis procureurs et policiers, après l’accès au dossier, notre revendication suivante sera de pouvoir nous entretenir à nouveau avec notre client chaque fois que nécessaire et en tout état de cause, avant chaque interrogatoire et audition. Et oui, nous l’obtiendrons aussi. À vous de voir si ce sera de vous, gentiment, ou de Strasbourg, aux forceps.

Cet entretien de 30 minutes est trop court, car, comme on le voit dans l’épisode 3, il faut faire connaissance avec le client, l’apprivoiser, le rassurer, lui inspirer confiance, le briefer sur ses droits, sur la procédure (car comprendre ce qui se passe est la première chose qui permet de redresser la tête), et désormais, organiser un tant soit peu la défense avec le peu de temps qu’il nous reste.

Ce d’autant qu’il y a la règle des trois instincts.

J’emprunte cette règle à Will Gardner, protagoniste de la très bonne série The Good Wife, habilement traduit en français par “The Good Wife”. Elle apparaît dans l’épisode S02E10, “Breaking Up”, en français “le dilemme du prisonnier”, diffusé sur M6 le 17 novembre dernier. Dans cet épisode, Will Gardner défend un client accusé avec sa petite amie du meurtre d’un pharmacien au cours d’un vol de toxiques. L’accusation manquant de preuves, elle propose un arrangement comme le droit anglo-saxon le permet : celui des deux qui dénonce l’autre prend 8 mois de prison pour vol simple, l’autre encourra 25 ans minimum pour meurtre durant la commission d’un délit. Sachant que si les deux se taisent, ils n’auront rien, car il n’y a pas de preuve. Les économistes reconnaissent là le schéma classique du dilemme du prisonnier, et pourront se ruer sur MegaUpload chez un vendeur de DVD trop chers pour savoir comment ça finit.

Lors de son entretien avec son client, Will Gardner lui dit ceci.

— “Votre premier instinct sera de nous mentir. Votre deuxième instinct sera de nous mentir, encore. Alors nous avons besoin de votre troisième instinct, car le temps presse.”

Et effectivement, leur client leur mentira deux fois, mettant gravement en péril sa défense, avant de dire la vérité.

Cette règle est assez exacte (sans donner au chiffre 3 une valeur thaumaturgique). Le premier instinct est de mentir, car il y a toujours cette pensée enfantine qu’on peut s’en sortir avec un gros mensonge. Et celle réconfortante que si l’avocat nous croit, c’est que ça tient la route. Et si le mensonge s’effondre, ce sera souvent un autre mensonge qui prend sa place. Tout particulièrement quand le client ne nous connait pas, ce qui est le cas pour les commissions d’office. L’avantage des clients payants, c’est qu’ils ne nous font pas venir pour nous mentir à 200 euros de l’heure (hors taxe).

Donc quand un client en garde à vue me dit “maître, je n’ai rien fait”, mon premier instinct à moi est de ne pas le croire sur parole. Généralement, s’il est en garde à vue, c’est qu’il y a une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction passible de prison. Tout simplement parce que c’est le critère légal de la garde à vue (art. 62-2 du CPP). Je précise néanmoins “généralement” car j’ai assisté à des gardes à vue où ces critères n’étaient manifestement pas constitués (trois fois depuis le 15 avril dernier). Je n’ai jamais manqué de le faire observer par écrit, et ces trois fois, les gardes à vue ont rapidement pris fin sans suites pour mon client. J’aime penser que je n’y fus pas totalement pour rien. Les policiers ont d’ailleurs un charmant oxymore pour parler de ces gardes à vues injustifiées hormis par le fait qu’elles permettent l’assistance d’un avocat : des gardes à vue “de confort”. Cela démontre l’urgence à permettre aux avocats d’assister aux auditions libres : plus besoin de gardes à vue de confort qui encombrent les cellules inconfortables et très accessoirement portent inutilement atteinte à la liberté de citoyens.

Il m’est arrivé de ne pas croire sur le coup un client qui s’est avéré innocent par la suite. Ce n’est pas grave, car c’est le contraire qui peut mettre la défense en péril. Cela oblige à une lecture critique de la version du client, à rechercher les contradictions, les invraisemblances, et à les signaler au client, diplomatiquement mais fermement. Et quand à la fin, notre conviction bascule, on sait que les éléments du dossier sont avec nous. Et pour ma part, je pense que face à une personne que tout accable, il est du devoir de l’avocat de ne pas l’accompagner dans ses mensonges mais d’essayer de le convaincre de reconnaître les faits, dans une stratégie de limitation des dégâts qui est tout à fait valable car conforme à l’intérêt du client.

Ce qui m’amène au deuxième point que je voulais aborder, et que je dédie tout particulièrement à Simone Duchmole : le rapport des avocats à la vérité. Nous entrons ici dans les terres glissantes des préjugés et des idées reçues.

Simone a tendance à mettre sa position d’Officier de Police Judiciaire (OPJ) sur un plan moralement supérieur à celui de l’avocat de la défense, car elle recherche la vérité, tandis que l’avocat cherche… à défendre son client. Sous-entendu : quand la vérité est contre nous, le mensonge devient notre allié naturel. Cette position est très représentative de l’opinion générale des policiers, car j’entends très souvent cet argument lors des discussions informelles que je peux avoir avec des OPJ lors de mes diverses interventions. Ce contact prolongé avec les avocats (et des avocats avec les policiers) est nouveau, et nous en sommes encore à la phase de faire connaissance ; ces conversations sont mutuellement enrichissantes et montrent s’il en était besoin que ce n’est pas la guerre dans les commissariats.

Mettons donc les choses au point. La recherche de la vérité, c’est bien. Le respect de la loi, c’est mieux. Les policiers sont préoccupés par le premier ? Alors il faut que quelqu’un se préoccupe du second. Ce quelqu’un, c’est au premier chef l’avocat. Je n’oublie pas le parquet, qui a également ce rôle car il est composé de magistrats, pas indépendants certes mais des magistrats quand même, mais le parquetier est loin. Il suit le dossier par téléphone selon les compte-rendus que lui fait l’OPJ, compte-rendus auxquels ni le gardé à vue ni l’avocat ne peuvent assister. Cela ne me paraît pas anormal, mes adversaires ont aussi droit à la confidentialité de leurs entretiens, encore qu’il serait bon que l’avocat puisse s’il l’estime nécessaire parler directement au procureur plutôt que par le biais d’observations écrites ou de l’OPJ, pour lui faire part directement d’un problème, ce serait un début d‘habeas corpus. Après tout, notre métier consiste à nous adresser à des magistrats.

Un exemple simple pour illustrer le fait qu’il y a plus important encore que la recherche de la vérité. Personne n’admettrait que l’on torturât des gardés à vue pour la manifestation de la vérité. Pourtant, cette méthode peut s’avérer efficace. Mais elle est illégale. Il y a donc bien des valeurs supérieures à la vérité. La question de la torture est réglée en France depuis la fin de la guerre d’Algérie, mais il reste encore bien des dispositions légales à faire respecter.

En outre, et surtout, la mission de l’avocat est de suivre la personne soupçonnée lors de la garde à vue, puis devant le tribunal quand elle est prévenue, après le cas échéant l’avoir suivie chez le juge d’instruction quad elle est mise en examen. Que la vérité se manifeste ou pas. Et il y a bien des dossiers où elle ne se manifestera jamais avec certitude. C’est frustrant, mais on apprend à faire avec. Bien des clients nieront les faits, farouchement, avec la dernière énergie, même si bien des éléments l’accablent. Le doute doit lui profiter, mais en France, la règle est celle de l’intime conviction du juge, notion bien plus floue que le “au-delà d’un doute raisonnable” (Beyond a reasonable doubt) anglo-saxon. Tous les avocats faisant du pénal se sont retrouvés un jour à plaider le doute dans un dossier, sans aucune certitude quant à la culpabilité ou l’innocence de leur client, précisément parce que cette incertitude devrait signer la relaxe, et ont entendu le tribunal reconnaître pourtant leur client coupable, sans autre explication que la formule copiée-collée “Attendu qu’il ressort des éléments du dossiers qu’il convient de déclarer le prévenu coupable des faits qui lui sont reprochés”. Je ne doute pas de la sincérité de la conviction du juge, je suis même prêt à admettre que la plupart du temps, elle est exacte ; mais je dois à la vérité, puisqu’on parle d’elle, de dire aussi que certaines de ces condamnations reposent sur une intuition éthérée et non sur les faits du dossier, et qu’il y a certaines formations de jugement où cette intime conviction se formera plus facilement que devant d’autres. Et oui, il m’est arrivé de plaider la relaxe au bénéfice du doute même quand mon intime conviction à moi était que mon client était bien l’auteur des faits dont il était accusé, tout simplement parce que mon intime conviction peut se tromper.

Tenez, un exemple pour illustrer cela. J’ai eu un jour à défendre une jeune femme qui avait très mal vécu une rupture d’une relation passionnelle, surtout que son Roméo était allé voir une autre Juliette. Elle s’était livrée à plusieurs harcèlements téléphoniques, l’avait copieusement insulté sur Facebook, et l’attendait parfois en bas de chez lui pour l’agonir d’injures, ce qui avait donné lieu à des dépôts de plainte. J’ai été commis d’office pour l’assister lors de la prolongation de sa garde à vue : elle n’avait pas souhaité d’avocat pour les premières 24 heures, mais sa nuit en cellule l’avait convaincue que quelque chose de grave se passait. Je lis sur le PV de notification des droits “menaces de mort réitérées”. C’est tout ce que je sais en entrant dans le local à entretien. Elle nie farouchement avoir fait quoi que ce soit. J’arrive à obtenir d’elle des informations : elle a été arrêtée à la terrasse d’un café où elle prenait tranquillement une consommation, café qui, par le plus grand des hasards selon elle, est en bas du travail de Roméo. Je lui ai demandé ce qu’elle y faisait, elle me répond qu’elle avait rendez-vous avec une amie pour aller faire du shopping sur les Champs-Elysées. Là, tous mes signaux d’alarme se déclenchent. Je lui fais remarquer que le quartier où elle a été arrêté est un quartier de bureaux, fort loin des Champs et de chez elle ; que cela fait 24h qu’elle est en garde à vue, ce qui a laissé le temps à la police d’entendre sa copine, de relever des vidéo-surveillances voire de demander des bornages à son opérateur de téléphonie, c’est à dire savoir avec précision où était son téléphone mobile, et donc elle, à l’heure des faits. Elle ne me croit visiblement pas, elle ne pense pas que la police pourrait se livrer à autant d’investigations, et maintient qu’elle dit la vérité. Premier instinct. Je lui conseille donc face à cette position très dangereuse dans l’ignorance des preuves réunies de ne plus faire de déclarations et de garder le silence tant qu’elle n’a pas accès au dossier par l’intermédiaire de son avocat.

L’audition a lieu dans la foulée, et l’OPJ commence par lui demander de raconter à nouveau sa version des faits. Là, mes voyants d’alerte passent du rouge à l’écarlate, avant de passer à l’Hortefeux quand l’OPJ insiste sur le trajet qu’elle a fait pour arriver à ce café. Et ça ne manque pas : une fois qu’elle eut bien redit ses mensonges, l’OPJ lui annonce qu’il a parlé à sa copine, qui a dit qu’elle était en cours hier et a confirmé qu’il n’avait jamais été convenu qu’elles iraient faire les courses ce jour là. Ma cliente hausse les épaules et dit que ce n’est pas vrai, sa copine n’a pu dire ça. Deuxième instinct. Je fais signe discrètement à ma cliente de se taire, pendant que le policier cherche dans le dossier et en sort les réquisitions à opérateur téléphonique, qui indiquent que le téléphone mobile de ma cliente a curieusement eu le même trajet à la même heure que Roméo quand il se rendait au travail, Roméo qui déclare que Juliette l’a suivi dans le métro et lui a dit diverses joyeusetés dont un “tu ne profiteras pas longtemps de cette pétasse, tu vas voir, j’ai un cousin qui va te crever”. Notez que c’est à ce moment seulement que je découvre enfin le cœur des charges pesant contre ma cliente. Face à tous ces éléments faisant voler en éclat son histoire, ma cliente décide, mais un peu tard, troisième instinct, de fermer sa jolie mais trop grande bouche et ne fera plus de déclarations jusqu’à la fin de la garde à vue, qui se terminera pas un défèrement pour placement sous contrôle judiciaire en attendant l’audience de jugement.

J’ai pu suivre ce dossier jusque devant le tribunal et quand enfin j’ai pu accéder au dossier, j’ai constaté que Roméo n’avait fait état que de cette seule phrase ci-dessus qui lui laissait entrevoir un sort funeste. Cette seule et unique phrase, le reste des propos de ma cliente portant plutôt, selon les cas, sur certains aspects de l’anatomie de Roméo, largement inférieurs aux normes admises par la Faculté de médecine, et à la profession de la mère de celui-ci, qui serait de nature à jeter l’ombre d’un doute sur la réalité de son lien de filiation légitime. Or la menace de mort, pour être punissable, doit être matérialisée par un écrit ou un objet, proférée sous condition, ou réitérée, c’est à dire proférée deux fois dans un intervalle de trois ans. Rien dans le dossier n’établissait cette réitération, et il n’était même pas allégué quecette menace eut été matérialisée ou proférée sous condition. Ce n’est qu’à l’audience que Roméo, désormais assisté d’un avocat, et ajouterais-je d’un procureur qui eut la délicate attention de lui demander “Mademoiselle Juliette vous a bien dit à deux reprises qu’elle allait vous faire tuer, n’est-ce pas ?”, se souvint avec précision qu’en fait, c’était bien deux fois qu’elle l’avait dit. Nonobstant ma brillante plaidoirie, qui arracha des larmes d’admiration à mon stagiaire, Juliette fut déclarée coupable et condamnée à de la prison avec sursis et à indemniser son Roméo, qui aurait plus de chances d’être payé s’il avait prêté à l’Etat grec, si vous voulez mon avis.

Dans cette affaire, à ce jour, je ne sais toujours pas, et ne saurai jamais si Juliette avait ou non par deux fois annoncé à Roméo qu’Atropos se disposait à trancher son fil, et qu’elle-même n’ y serait pas pour rien. Elle a tellement menti au début que ses dénégations sur cette répétition n’étaient plus crédibles (notez qu’elles l’eussent été d’avantage si elle avait gardé le silence au stade de la garde à vue…). J’ai plaidé la relaxe car les faits qu’on lui reprochait (des menaces de mort réitérées à l’exclusion de tout autre délit) n’était pas prouvés dans le dossier, seul les propos du plaignant mentionnant, tardivement puisqu’à l’audience, un deuxième message funeste, alors qu’il n’est pas sous serment et a intérêt à la condamnation de la prévenue. Dans ce dossier, la vérité ne s’est pas manifestée, et pourtant il a fallu juger. Pour la petite histoire, ma cliente n’a pas fait appel.

Dès lors que nous embarquons jusqu’au bout avec notre client, nous devons accepter l’idée que jusqu’au bout, la vérité ne se manifestera peut-être pas avec certitude, et que nous n’aurons à la place que son succédané, la vérité judiciaire, qui n’est pas la vérité tout court, qui elle n’a pas besoin d’être accompagnée d’une épithète. Il nous faudra néanmoins présenter une défense, qui devra forcément aller dans le sens de l’intérêt du client. Je comprends que quand il boucle son enquête sans que cette vérité ne se soit manifestée, le policier ressente un sentiment de frustration, voire d’échec. Pour l’avocat, ce bouclage d’enquête n’est pas une fin, ce n’est qu’une étape de la procédure, qui devra aller à son terme. La vérité se manifestera peut-être à l’audience (elle le fait volontiers, et parfois de manière inattendue), ou peut-être pas. On apprend à faire avec, ce qui forcément fait que nous ne sommes pas obsédés par elle. Entendons-nous bien : nous aimons les dossiers où la vérité s’est manifestée, où la preuve de la culpabilité a été apportée avec la clarté du soleil de midi, car c’est plus confortable pour nous ; et dans ces cas, nous nous démenons pour convaincre notre client de reconnaître les faits car cela est conforme à ses intérêts : il est plus facile de plaider une peine clémente quand quelqu’un assume sa responsabilité, reconnaît avoir mal agi, et exprime des regrets qui sonnent vrais, car cela laisse penser à un très faible risque de récidive, qu’en présence d’un prévenu qui nie l’évidence et traite tout le monde de menteur, à commencer par les policiers en charge de l’enquête (ce qu’on appelle la défense Titanic).

La recherche de la Vérité est le ministère des philosophes. Nous, pauvres avocats, acceptons notre humaine condition avec humilité. Nous nous replions sur la recherche de la légalité, qui est un terrain moins meuble pour bâtir une procédure. Et subissons avec résignation les quolibets de ceux à la vue un peu basse qui, pour ne pas risquer de céphalée en pensant un peu trop fort, se réfugient dans le doux cocon des idées reçues.

Et à ce propos, pour répondre aux interrogations de mes lecteurs, je n’ai toujours pas de nouvelles de la plainte de l’Institut pour la Justice.

mardi 8 février 2011

Éléments de langage

Alors que la colère de la Basoche ne retombe toujours pas, bien au contraire (Plus de la moitié des tribunaux et cours d’appel soit 115 sur un total de 195, ont voté un renvoi des audiences non urgentes, dont Paris, qui de par sa taille gigantesque a le plus de mal à se mettre en branle ; d’ailleurs, 300 magistrats étaient présents à l’AG selon la presse), le Gouvernement fourbit ses armes.

Ses armes, c’est ce qu’on appelle les éléments de langage. Des argumentaires distribués aux élus de la majorité pour qu’ils puissent les réciter, le sourcil froncé et l’index tendus vers la caméra, comme s’ils maitrisaient le sujet.

Pour vous épargner du temps et la douleur d’écouter Christian Estrosi, mes Taupes, qui font l’envie de Moubarak comme de Facebook, m’ont communiqué ces argumentaires. Je vous les livres tels quels. Je pense que mes lecteurs magistrats apprécieront à leur juste valeur. Ils émanent directement de l’Élysée et ont été distribués aux parlementaires UMP.

Premier argumentaire, sur les dysfonctionnement de la justice. Il date du 4 février. Les mises en page (gras, italiques et soulignés) sont d’origine.


4 février 2011

ARGUMENTAIRE

Affaire Laëtitia et dysfonctionnement dans la chaîne pénale

Contexte :

Le 3 février, à l’occasion d’un déplacement à Orléans consacré à la sécurité, le Chef de l’Etat a réaffirmé son intention que toute la lumière soit faite sur les circonstances ayant conduit à la remise en liberté de Tony MEILHON, principal suspect du meurtre ignoble de la jeune Laëtitia à Pornic. « Le risque zéro n’existe pas, mais tout expliquer par la fatalité, c’est se condamner à l’impuissance » a-t-il ajouté. En diligentant des enquêtes d’inspection, Michel MERCIER et Brice HORTEFEUX ont précisé que « s’il y a eu des dysfonctionnements, ils ne peuvent pas rester sans réponse ». Pour protester contre ces déclarations, les magistrats du TGI de Nantes ont décidé une grève des audiences jusqu’au 10 février et exigé qu’aucune procédure disciplinaire ne soit mise en œuvre.

Éclairage :

1) Devant un tel drame, nous devons aux Français de rechercher ce qui n’a pas

fonctionné

- En rappelant cette exigence avec fermeté, le Président de la République est dans son rôle de garant du « fonctionnement régulier des pouvoirs publics » (article 5 de la Constitution). Il est de son devoir d’exiger que soient précisées les responsabilités des uns et des autres. En l’espèce, le devoir de nos institutions, c’est « de protéger la société de ces monstres » et de tout comprendre, tout entreprendre pour qu’un tel drame ne se reproduise pas ;

- Il est tout à fait normal que des rapports d’inspection aient été demandés dès lors qu’il est d’ores et déjà avéré que le suivi des obligations de Tony MEILHON n’avait pas été correctement mis en œuvre. Il n’y a alors rien d’exceptionnel à ce que le gouvernement mobilise, selon les procédures habituelles, les différents services d’inspection compétents (pénitentiaires, judiciaires, police nationale). C’est bien le contraire qui serait choquant ! Ces rapports d’inspection, qui devraient être rendus dans quelques jours, permettront d’analyser objectivement le fonctionnement de la chaîne pénale dans cette horrible affaire. S’ils font apparaître des dysfonctionnements manifestes, des procédures disciplinaires seront alors engagées.

- Sans attendre, le gouvernement veut apporter de nouvelles réponses au fléau de la délinquance sexuelle et violente : création imminente d’un Office opérationnel de suivi des délinquants sexuels ; mise en place dans chaque département d’une Cellule de synthèse et de recoupement concentrant ses efforts sur le suivi des multirécidivistes ; renforcement des Services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP). Ces réponses passent certes par un renforcement des moyens mais ne s’y résument pas. Ainsi, dans le cadre de la LOPPSI, le recours au bracelet électronique sera facilité de même que les rapprochements judiciaires entre des affaires traitées par différents services.

2) Dans un État de droit, indépendance de la justice ne veut pas dire irresponsabilité

- Dans cette affaire comme dans d’autres, le principe de responsabilité de l’autorité judiciaire peut être légitimement posé. Qui pourrait accepter que ce grand service public régalien se dédouane de toute responsabilité au prétexte de l’indépendance que la constitution lui confère (article 64) ? Comme dans l’affaire Outreau, certains magistrats ont l’audace d’exiger qu’aucune procédure disciplinaire ne soit engagée et qu’aucune responsabilité ne leur soit imputée ! Ce n’est pas notre conception de la république et de la démocratie. Car la justice repose sur la confiance et il n’y a pas de confiance sans responsabilité.

- En refusant « d’exercer les fonctions de magistrat en Sarkozie » (Matthieu BONDUELLE, SG du syndicat de la magistrature), les magistrats grévistes manquent à leur devoir. Et au final ce sont les victimes et les justiciables qui font les frais de cette réaction, illégitime et disproportionnée.


Quelques commentaires :

Penser que cet argumentaire émane de l’Élysée est accablant. Le Président de la République est le garant du fonctionnement des Institutions et de l’indépendance de l’autorité judiciaire. Et là, il se retourne contre l’autorité judiciaire, et via une présentation des faits tronqués. Ce n’est bien sûr pas la phrase citée qui a mis le feu aux poudres. C’est cette phrase là, non citée, et pourtant reprise en boucle dans les médias :

Quand on laisse sortir de prison un individu comme le présumé coupable sans s’assurer qu’il sera suivi par un conseiller d’insertion, c’est une faute. Ceux qui ont couvert ou laissé faire cette faute seront sanctionnés, c’est la règle.

L’argumentaire laisse entendre que c’est la saisine de l’Inspection Générale des Services Judiciaires (IGSJ) qui a provoqué l’ire des magistrats, qui exigeraient avant de connaître les résultats qu’aucune sanction ne soit prise. L’Élysée ment. Purement et simplement. Car la vérité est que c’est tout le contraire : depuis le début, les magistrats fustigent le fait que par cette phrase ci-dessus rappelée, le Président, sans attendre les résultats de l’enquête de l’IGSJ, affirme qu’il y a eu faute et qu’elle sera sanctionnée, alors même que les magistrats nantais, sachant comment fonctionne leur service en sous effectif criant, savaient bien qu’aucune faute ne pourra être retenue à leur encontre pour avoir considéré comme non prioritaire un dossier de mise à l’épreuve pour outrage à magistrat.

Les lecteurs apprécieront en outre la rétrogradation de la justice, déjà non reconnue comme pouvoir au même titre que l’exécutif et le législatif par la Constitution, qui parle de simple “autorité”, au rang de simple “service public régalien”. On retrouve ici la vision du président de la République, exposée dans son discours d’Épinal de juillet 2007.

Et bien sûr le couplet démagogique sur les magistrats qui refusent de voir leur responsabilité mise en cause. L’Élysée rédige ses argumentaire au zinc, maintenant.

Deuxième argumentaire, sur les moyens et l’organisation de la justice (la célèbre antienne, « C’est pas une question de moyens, c’est une question de méthode », popularisée par Coluche sous la forme « Dites-vous de quoi vous avez besoin, on vous expliquera comment vous en passer ». Il est daté d’aujourd’hui 8 février.


8 février 2011

ARGUMENTAIRE

Grève des tribunaux et moyens de la justice

Contexte :

La polémique autour des dysfonctionnements survenus dans l’affaire Laëtitia a servi de prétexte à une « fronde » des magistrats, largement orchestrée par certains syndicats qui se réclament ouvertement de gauche. A leur initiative, le report d’audiences a déjà été voté par une cinquantaine de juridictions. Réfutant toute éventualité de mise en cause de leur responsabilité, les magistrats grévistes concentrent leurs attaques sur le manque de moyens de la Justice en France.

Éclairage :

1) Jamais aucun gouvernement n’a consenti un si grand effort pour le budget de la

Justice

- La Justice n’est pas un budget sacrifié, bien au contraire ! Depuis 2007 (6,27 Mds€), le budget de la justice a augmenté de près de 900 millions d’euros pour dépasser en 2011 le seuil jamais atteint des 7 Mds (7,1Mds exactement). Rien que pour 2011, ce sont 550 emplois nouveaux dont 399 de greffiers. Cette progression continue traduit la détermination du gouvernement à replacer la Justice au cœur de la société ;

- Cet effort est d’autant plus symbolique au regard du mouvement de maîtrise des dépenses publiques engagé par ailleurs. Il convient en effet de rappeler que, dans le même temps que le budget de la Justice progressait significativement, l’Etat réduisait son déficit de 40% entre 2010 et 2011 ;

- On ne peut pas dire que les gouvernements précédents en avaient fait autant. Les grévistes qui pointent le mauvais classement du budget français en Europe (0,19% du PIB, 37ème rang européen) oublient de rappeler que cette situation à laquelle nous tentons de remédier est le fruit d’un long héritage…Elisabeth GUIGOU, qui fort opportunément joint son éternelle « indignation » à la « colère des magistrats » devrait avoir l’honnêteté de rappeler l’état dans lequel elle a laissé le budget de la Justice en 2002. Il est vrai qu’avec les 35 heures et les emplois aidés, le Gouvernement auquel elle appartenait avait fait d’autres choix pour partager les fruits de la croissance de l’époque…Depuis que la droite est au pouvoir, nous avons redressé la situation : le budget de la Justice a augmenté de 40%.

2) L’efficacité de notre système judiciaire ne saurait se réduire à la sempiternelle question des moyens

- N’en déplaise aux grévistes et aux polémistes, c’est bien à la modernisation de la Justice française que nous nous sommes attelés depuis 2007. C’est ce que nous avons fait en réformant la carte judiciaire. Réforme à laquelle aucun gouvernement n’avait eu le courage de s’atteler depuis 1958. Était-il efficace de garder, comme c’était parfois le cas, deux TGI à 18 kilomètres de distance ? En même temps que nous réformions la carte, nous avons augmenté les effectifs de la justice de 2300 agents et investi massivement dans la construction de nouvelles cités judiciaires, modernes et cohérentes ;

- Le monde évolue, la Justice doit s’adapter. C’est le sens des différentes lois adoptées depuis 2007 (récidive, rétention de sûreté, loi pénitentiaire…) et des projets actuellement débattus au Parlement (garde à vue, introduction des jurys populaires, PJL « Guinchard » relatif à la répartition des contentieux et à l’allègement des procédures). Ce mouvement de réformes, que certains qualifient d’ « empilement », nous l’assumons tout à fait : l’immobilisme, c’est le meilleur moyen de détourner les citoyens de la Justice.


Bon, passons rapidement sur les chiffres, notamment ces fameux 40% qui ne tiennent pas compte de l’inflation (16,5% sur cette même période), que le budget de la Justice inclut aussi le budget de la Pénitentiaire, et le fait que la 37e place de la France a été mesuré postérieurement à cette augmentation, qui montre bien d’où on vient.

Le couplet sur la réforme de la carte judiciaire est indécent, quand on voit que les suppressions se sont faites sans transfert de moyens (ainsi en région parisienne, le tribunal d’instance de Nogent Sur marne, qui a récupéré le ressort de celui de Vincennes, supprimé, n’a pas eu un magistrat ou un greffier supplémentaire. Résultat : impossible d’avoir une date d’audience avant la fin de l’année. Oui, nous sommes en février). L’argument des 18 km entre deux tribunaux de grande instance (TGI) ne veut rien dire. Le plus gros TGI de France, celui de Paris, est distant de 13km du second, Nanterre. Personne ne propose de supprimer l’un des deux.

Il demeure qu’à Nantes, le ministère a doté 17 postes de Conseiller d’Insertion et de Probation sur les 42 qu’il a instaurés. Que les lois empilées avec fierté par le Gouvernement, notamment la loi pénitentiaire de novembre 2009, va faire exploser cette charge de travail, alors que PAS UN SEUL POSTE n’a été créé. Alors le gouvernement peut dire que tout ça, c’est la faute des méchants socialistes. Les socialistes ont été au pouvoir 5 ans. Cette majorité est aux affaires depuis 9 ans. Il y a un moment où l’excuse du bilan devient simplement indécente pour se défausser de ses responsabilités. Et ça donne des leçons de responsabilité aux magistrats.

Le stade de l’autisme politique est dépassé. Là, l’exécutif sombre dans la bouffée délirante. C’est dramatique.

samedi 9 octobre 2010

Le tribunal correctionnel de Brest a-t-il violé la loi ?

Il y a une semaine de cela, la presse relatait une histoire sans intérêt hormis le fait qu’elle impliquait le réseau social Facebook, très à la mode actuellement, ce qui rendait cette histoire susceptible d’intéresser leurs lecteurs.

Pour faire court (je vais développer par la suite), un jeune homme état d’ivresse en Bretagne (where else ?) circule en voiture avec un ami. Cet ami conduit, ce qu’il ne devrait pas faire, puisqu’il fait l’objet d’une suspension du permis de conduire. Suspension compréhensible puisqu’il s’engage gaillardement dans un sens interdit, ce qui n’est pas bien, sous les yeux de gendarmes, ce qui n’est pas malin. Contrôle, immobilisation du véhicule, et notre dionysiaque bigouden léonard est rentré chez lui à pied, et une fois arrivé, sous le coup de la colère, a jeté quelques mots sur sa page Facebook exprimant son ressentiment à l’égard de la  maréchaussée bretonne.

Six mois plus tard – cela a son importance-, la gendarmerie découvrait à Plouzané, au rond point Kerdeniel (Ah, l’exotisme des noms bretons), une voiture accidentée et en flammes, dont la plaque d’immatriculation encore lisible a permis de découvrir qu’elle appartenait à notre héros. Ayant vainement tenté de le contacter, la gendarmerie a consulté sa page Facebook, accessible à tous (probablement en tapant son nom dans Google), et a découvert sa saillie éthylique. Elle a aussitôt exprimé la modération de son approbation de ces propos en allant arrêter ce jeune homme qui fut placé en garde à vue. Il était convoqué devant le tribunal pour outrage, et, n’ayant pas jugé utile de se présenter ou de se faire représenter par un avocat, a pris trois mois ferme.

J’ai aussitôt froncé les sourcils et haussé les épaules. J’ai pensé que l’affaire avait été mal relatée par la presse, comme cela arrive hélas trop fréquemment en matière de justice.

Jusqu’à ce que Rue89 publie de larges extraits de la décision. Et là, mea culpa, l’affaire semble bien avoir été correctement rapportée, ce qui me fait dresser les quelques cheveux qui me restent sur la tête. Je crains fort qu’emporté par son enthousiasme, le parquet n’ait poursuivi une infraction non constituée, et surtout, l’enthousiasme du parquet étant toujours communicatif quand aucun avocat n’est présent, que le tribunal ne l’ait suivi sur le chemin de l’illégalité.

Si je me trompe, je remercie mes lecteurs de pointer du doigt mon erreur ; si je ne me trompe pas, j’attire l’attention du parquet de Brest sur le fait qu’il peut encore faire appel lundi pour réparer sa bévue.

Voici en effet ce que nous apprend le jugement.

« Le 28 mai 2010 à 3 heures 40, les gendarmes de X étaient sollicités pour intervenir au rond-point de Kerdeniel à PLOUZANE où se trouvait un véhicule en feu et accidenté, abandonné sur place.

Le véhicule était identifié comme appartenant à M. X.

Sans nouvelles de l’intéressé, les enquêteurs consultaient le lendemain après-midi sa page Facebook et constataient la présence de la phrase suivante :

“ BAIZE LES KEPI NIKER VS MERE BANTE DE FILS DE PUTE DE LA RENE DES PUTE… NIKER VS MERE VS ARIERE GRAN MERE ET TT VOTRE FAMILLE BANDE DE FILS DE PUTE DE VS MOR ”

Après investigations poussées de votre serviteur, il s’avère que ce n’est pas du breton, mais bien du français. La frustration du scripteur l’a fait trébucher sur la syntaxe. On y perçoit en vrac une synecdoque par laquelle l’auteur en désignant le couvre-chef, se propose en fait d’avoir une relation sexuelle contre nature avec la personne située juste en dessous, sans solliciter son consentement, affirme que ceux qui portent ledit couvre-chef pratiqueraient l’inceste avec leur génitrice (ils seraient donc tous frères), qui se serait en son temps livrée à la prostitution, rencontrant à cette occasion une véritable reconnaissance par ses pairs, et cette activité professionnelle serait à l’origine de la conception des gendarmes en question. Les femmes de leur famille seraient en outre dotées d’une longévité exceptionnelle, ce qui permettrait aux activités incestueuses de sauter la barrière des générations. Ces relations consanguines seraient d’ailleurs étendues aussi aux collatéraux. L’invocation finale de la mort laisse le lecteur sur sa faim, tant elle n’apparaît guère en cohérence avec ce qui précède. On perçoit néanmoins le souci d’être désobligeant.

M. X entendu par les gendarmes le 4 juin 2010 leur donnait les explications suivantes : un ami à lui s’était fait contrôler sans permis et devait passer en comparution immédiate pour ces faits ; cela l’avait énervé ; il était ivre et avait écrit sur son Facebook la phrase précédemment citée ; il ajoutait qu’il devait regagner son domicile à bord du véhicule de son camarade, lequel avait emprunté un sens interdit et s’était fait arrêter par les gendarmes ; il s’était donc retrouvé au Faou sans chauffeur et à pied.

Il était convoqué à l’audience correctionnelle du 1er octobre 2010 par remise d’une convocation par officier de police judiciaire ; il ne se présentait pas à l’audience.

Le chef d’escadron Y, ès qualité représentant de l’ADM Brigade de Gendarmerie (Corps de soutien technique et administratif de la gendarmerie, NdA) se constituait partie civile et sollicitait l’allocation de la somme de 1 000 euros à titre de dommages intérêts en réparation du préjudice moral subi par l’institution qu’il représente. »

Le tribunal constate d’un simple phrase que le délit est constitué et reconnu par l’intéressé. Retenez bien cela, c’est ici que le tribunal se fourvoie, faute de discussion sur l’infraction. Je vais graisser le passage important de la suite.

« Attendu que M. X a déjà été condamné à une peine de 3 mois d’emprisonnement assorti du sursis par le Tribunal pour enfant de Brest le 9 décembre 2009 pour des faits d’outrage à personne dépositaire de l’autorité publique et refus d’obtempérer.

Attendu qu’il ne s’est pas présenté à l’audience pour s’expliquer sur les faits et qu’il n’a par ailleurs pas tenu compte de l’avertissement qui lui avait été donné il y a moins d’un an pour des faits de même nature.

Attendu qu’en tenant des propos outrageants à l’égard de la gendarmerie sur Facebook, facilement accessible à tous, il a gravement porté atteinte à la dignité et au respect dû à cette institution dont le travail quotidien s’exerce souvent dans des conditions difficiles.

Attendu que la présence à l’audience du chef d’escadron Y, Commandant de la Compagnie de Gendarmerie de…, démontre s’il en était besoin l’importance accordée par l’institution qu’il représente à ce type d’outrage dont elle a été l’objet de la part de M. X.

Qu’en conséquence, seule une peine d’emprisonnement ferme apparaît de nature à faire comprendre à M. X, quels que soient les mobiles avancés par lui, que l’on ne peut banaliser un tel comportement, surtout qu’il avait déjà été averti par la justice pour des agissements similaires. »

Par ces motifs, le tribunal prononce une peine de trois mois de prison ferme, et 750 euros d’amende.

Eh bien à la lecture de ce jugement, je puis affirmer que le tribunal s’est trompé lourdement, et qu’il aurait dû relaxer le prévenu. Pour une raison purement juridique.

L’outrage est défini à l’article 433-5 du Code pénal. Je graisse le passage important, vous allez tout de suite comprendre.

Constituent un outrage (…) les paroles, gestes ou menaces, les écrits ou images de toute nature non rendus publics ou l’envoi d’objets quelconques adressés à une personne chargée d’une mission de service public, dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de sa mission, et de nature à porter atteinte à sa dignité ou au respect dû à la fonction dont elle est investie.

Lorsqu’il est adressé à une personne dépositaire de l’autorité publique, l’outrage est puni de six mois d’emprisonnement et de 7500 euros d’amende.

Et oui. Non rendus publics. Et pourquoi ? Je suis sûr que mes lecteurs les plus anciens ont déjà deviné : parce que s’ils sont rendus publics, c’est une injure publique, relevant de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

Et l’injure publique envers l’armée de terre, dont relève la gendarmerie, est punie de 12000 euros d’amende (article 33 de la loi de 1881), mais en aucun cas elle ne peut être punie de prison. Ce qui fait que par voie de conséquence, elle ne pouvait légalement fonder une garde à vue : article 67 du code de procédure pénale.

Mais enfin et surtout, la prescription de ce délit étant de trois mois (article 65 de la loi de 1881), et l’écrit litigieux ayant été découvert six mois plus tard, l’injure ne pouvait plus être poursuivie.

Le tribunal correctionnel de Brest aurait dû relever le caractère public des propos, qu’il constate pourtant dans son jugement en disant qu’ils étaient accessible à tous, constater que l’outrage n’était pas constitué, et qu’il n’était pas saisi de faits d’injure, qu’il ne pouvait requalifier hors la présence de prévenu, qu’en tout état de cause, l’action aurait été prescrite, et relaxer le prévenu.

Sauf à ce que quelqu’un m’explique en quoi je me suis trompé, si un magistrat ou un confrère brestois me lit, je l’invite à attirer l’attention du parquet sur cette décision de façon à ce qu’il interjette appel (le délai expire ce lundi 11). Je ne doute pas qu’il le fera. Aussi peu sympathique soit ce prévenu, s’il y a une chose que le parquet exècre plus que les jeunes imbéciles qui outragent simultanément la gendarmerie et la langue françaises, c’est les décisions de justice illégales.

Surtout s’il en est à l’origine.

jeudi 20 mai 2010

Allez, viens boire un p'tit coup sur Facebook

Je n’arrive toujours pas à m’expliquer comment un épiphénomène qui ne mériterait même pas d’être anecdotique peut prendre une importance médiatique disproportionnée. La machine médiatique s’emballe-telle toute seule, ou joue-t-elle les idiots utiles en offrant sur un plateau une diversion bienvenue qui permet à un gouvernement qui vient de perdre la souveraineté budgétaire en pleine crise économique majeure (ce qui devrait avec la réforme des retraites suffire à occuper toutes nos conversations de citoyens actifs et responsables) de jouer les fiers-à-bras sur le thème de l’ordre et de la sécurité, avec dans le rôle de l’épouvantail, quand les intégristes islamistes sont occupés ailleurs, le grand méchant internet ? (Oui, ma phrase trop longue est en fait une question, relisez depuis le début, et de mon côté, promis, je ne recommence plus). En tout cas, la mission de hiérarchisation de l’info n’est à mon sens pas remplie dans cette affaire. Mais ce n’est pas typiquement français, la télévision belge ayant parfois des soucis du même type.

Cette fois-ci, on sonne le tocsin à cause des apéros géants qui ont lieu dans plusieurs villes, autour d’un rendez-vous donné via internet, principalement sur le site social Facebook. D’où leur sobriquet médiatique : les apéros Facebook. Rappelons que Facebook est un site qui propose gratuitement à chacun de s’inscrire sous son vrai nom ou sous un pseudonyme, et de se constituer un réseau de relations, baptisés uniformément “amis”, que ce soit un véritable ami, votre époux ou votre patron, cette relation étant établie par la demande de l’un acceptée par l’autre. Vous pouvez dès lors publier vos états d’âmes (votre “statut”, écrire sur le “mur” de quelqu’un, sorte de panneau d’affichage où vos amis et vous pouvez discuter facilement, créer ou rejoindre un groupe dont vous soutenez l’objectif (par exemple pour la généralisation du mandat d’amener en matière de diffamation) ou créer l’annonce d’un événement (par exemple la République des blogs du 26 mai prochain) destiné, au choix du créateur, à ses seuls amis (pour un restau entre collègues) ou à toute personne connectée (pour une exposition que l’on souhaite promouvoir).

Le principe de ces apéros est simple : un événement est créé sur Facebook invitant qui le veut à se réunir tel jour en tel lieu déterminé pour un apéro convivial, histoire de se rencontrer et de discuter même si on ne se connaît pas.

« Peste », diront des gens peu au fait des usages numériques. « Des gens qui ne se connaissent pas et qui souhaitent pourtant bavarder ensemble, comme c’est étrange ». « Ah bon ? » leur répondront un peu surpris les habitués des commentaires de ce blog ou d’autres, qui savent que le fait de discuter entre gens qui ne se connaissent pas est la pierre angulaire du web.

Le phénomène prend de l’ampleur, et se double désormais d’un esprit de clocher bien gaulois, chacun de ces apéros espérant attirer plus de monde que celui de son voisin. Et ce sont ainsi des rassemblements de plusieurs milliers de personnes, dont forcément une part boit plus que de raison, qui ont lieu un peu partout. Et un virage médiatique a été pris depuis qu’en marge d’un tel événement le 13 mai dernier à Nantes, un jeune homme de 21 ans a trouvé la mort accidentellement, en chutant d’une passerelle, en état d’imprégnation alcoolique avancée. Les pouvoirs publics montent au créneau et entendent décourager ces événements, tant le fait de se réunir par milliers dans la rue pour boire sans soif est inconnu de notre culture (je salue d’ailleurs les Nîmois qui me lisent et qui préparent la sobre féria de Pentecôte, et les Bayonnais dont les fêtes fin juillet sont réputés pour leur importante consommation d’eau ferrugineuse).

Cependant, il faut leur concéder un argument de droit : en l’état, ces apéros géants ne peuvent être regardés comme légaux.

En effet, qu’est qu’un apéro Facebook pour un juriste ? Un appel à se réunir sur la voie publique, dans un cadre non commercial ni sportif (qui relèvent de lois particulières). C’est donc l’exercice de la liberté de réunion, qui est une liberté fondamentale.

Rappelons que les libertés publiques (ou fondamentales, les termes sont équivalents) peuvent être soumises à trois régimes juridiques, le quatrième, l’interdiction pure et simple, étant interdit, s’agissant précisément d’une liberté fondamentale : le régime répressif, le régime de déclaration préalable, et le régime d’autorisation préalable, le plus libéral de tous étant le répressif et le moins libéral étant celui d’autorisation préalable.

Le régime répressif consiste à laisser chacun user de cette liberté à sa guise, seuls les abus de cet usage pouvant le cas échéant faire l’objet a posteriori de sanctions. La liberté d’expression relève de ce régime, par l’effet de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi » (art. 11).

Le régime de déclaration préalable soumet l’exercice de cette liberté à l’obligation de signaler préalablement aux autorités que l’on se dispose à faire usage de cette liberté. Le cas échéant, l’autorité publique peut s’opposer à cet exercice, conflit qui se résout devant le juge administratif. La liberté d’association relève de ce régime, une association n’ayant d’existence légale qu’une fois déclarée en préfecture (ce qui ne veut pas dire qu’une association informelle soit illégale, mais elle n’a pas la personnalité juridique (pas de compte en banque notamment).

Le régime de l’autorisation préalable est le plus restrictif : il faut demander l’autorisation à l’autorité publique, qui peut la refuser ou la soumettre à conditions. Un tel refus peut là aussi être porté devant le juge. La liberté de construire relève de ce régime, réglementé par le droit de l’urbanisme et de la construction.

Ici, nous avons affaire à la liberté de s’assembler, liberté fondamentale parmi les libertés fondamentales pour une démocratie.

La loi va toutefois opérer un distinguo, selon que le rassemblement a lieu sur la voie publique ou non. Dans ce deuxième cas, on parle de réunion publique. Dans le premier, on parle de manifestation. Une réunion ou une manifestation doivent avoir un objet, un objectif, un thème. À défaut, c’est un simple attroupement que la loi permet, en cas de risque de troubles à l’ordre public, de disperser par la force après des sommations légales[1]. Une réunion publique ou une manifestation deviennent des attroupements une fois l’ordre de dissolution donné par les autorités.

La réunion publique est réglementée par une des grandes lois libérales de la IIIe république, en un temps où le mot liberté n’avait pas été supplanté dans le cœur du législateur par celui de sécurité, la loi du 30 juin 1881.

Le principe est clair : les réunions publiques (c’est à dire ouvertes à tous) sont libres (art. 1er). Les réunions ne peuvent être tenues sur la voie publique (art. 6). Enfin, une réunion doit se doter d’un bureau de trois personnes élues par l’assemblée qui exercent la police de la réunion et peuvent le cas échéant demander à la force publique de dissoudre la réunion qui dégénérerait. Le préfet du département peut déléguer un fonctionnaire pour assister à la réunion, où il choisit sa place. Art. 8. Les infractions à la loi de 1881 sont punis des amendes de 5e classe. En outre, être porteur d’une arme quelle qu’elle soit (même hors d’état de marche) dans une réunion publique est un délit : art. 431-10 du Code pénal. La liberté de réunion est pénalement protégée : l’article 431-1 du code pénal punit d’un an de prison et 15 000 euros d’amende le fait d’entraver, d’une manière concertée et à l’aide de menaces, l’exercice de la liberté de réunion (la peine étant aggravée au cas d’entrave concertée « et à l’aide de coups, de violences, voies de fait, destructions… » et passe à 3 ans de prison et 45 000 euros d’amende). Notons que cela s’applique aux étudiants qui lors des « blocages » des facs s’opposaient à ce que les étudiants opposés à ces blocages se réunissent pour se concerter.

Vous l’aurez compris, c’est ici le régime répressif qui s’applique. Le préfet peut prendre un arrêté interdisant la tenue d’une réunion publique autre qu’électorale (celles-ci ne peuvent être interdites) susceptible de troubler l’ordre public. Mais c’est au préfet de se débrouiller pour apprendre la tenue d’une telle réunion.

Les manifestations sur la voie publiques relèvent d’un autre texte, le décret-loi du 23 octobre 1935 portant réglementation des mesures relatives au renforcement du maintien de l’ordre public. Ce texte a été pris après les terribles manifestations de février 1934 (le 6 février 1934, lors de la présentation du gouvernement Daladier, les Croix de feu organisent une manifestation antiparlementaire place de la Concorde, qui dégénère et fait 17 morts dont un policier ; trois jours plus tard, les partis de gauche appellent à une manifestation antifasciste qui dégénère à son tour et fait 9 morts).

Après avoir rappelé que les réunions publiques sur la voie publique sont interdites, l’article 1er précise que “sont soumis à l’obligation d’une déclaration préalable, tous cortèges, défilés et rassemblements de personnes, et, d’une façon générale, toutes manifestations sur la voie publique.” Cette déclaration doit être faite par les organisateurs au moins 15 jours à l’avance à la préfecture du département (ou en mairie dans les zones de gendarmerie). Notons qu’à Paris, la préfecture exige une déclaration faite un mois à l’avance, voire trois mois ou six mois si la manifestation est de grande ampleur. J’émets les plus grands doutes sur la légalité de cette exigence, même si je reconnais son caractère raisonnable. De même, quand Brice Hortefeux exige que les apéros Facebook soient déclarés au moins trois jours l’avance, il viole la loi en dérogeant au délai de 15 jours. En tout cas, pour déclarer une manif à Paris, ça se passe ici.

L’objet de cette déclaration est de permettre au préfet de prendre les mesures nécessaires pour assurer l’ordre public, notamment la sécurité des personnes et des biens, aussi bien s’agissant des participants que des riverains (fermeture de certaines voies à la circulation, escorte, pose de barrières, déploiement de forces de l’ordre…), et le cas échéant d’interdire cette manifestation si le risque de trouble est trop important. C’est ainsi que la distribution de soupe de cochon par une association d’extrême droite a été interdite par arrêté du préfet, interdiction validée par le juge administratif malgré mes réserves sur ce point. La préfecture peut même fournir du matériel aux organisateurs (à paris, une vedette fluviale vous sera facturée 762,25 euros hors carburant, une barrière grise de 2m, 2,29 euros pour 48 heures).

Outre le fait qu’organiser une manifestation non déclarée est un délit puni de 6 mois d’emprisonnement et 7500 euros d’amende (art. 431-9 du Code pénal), et que participer à une manifestation en étant porteur d’une arme est puni des mêmes peines que pour une réunion publique, le point essentiel est que dans le cas d’une manifestation régulièrement déclarée, c’est l’État qui est responsable des dégâts causés si la manifestation dégénère en attroupement. Si elle n’est pas déclarée, ce sont les organisateurs (en fait, l’État paye, et présente la facture aux organisateurs).

Revenons-en à nos apéros Facebook et appliquons leur la loi. La première tâche du juriste est de qualifier, c’est-à-dire prendre un fait et lui donner une qualification juridique, qui déterminera le régime légal qui lui est applicable.

L’invitation étant à se réunir sur la voie publique, cela exclut la qualification de réunion publique. De fait, ces apéros relèvent de du régime des manifestations. L’article 1er du décret loi de 1935 est clair :

Sont soumis à l’obligation d’une déclaration préalable, tous cortèges, défilés et rassemblements de personnes, et, d’une façon générale, toutes manifestations sur la voie publique.

Il ne fait pas de doute qu’un apéro géant est un rassemblement de personnes sur la voie publique.

Mais le problème qui se pose ici est celui de l’existence d’organisateurs, sur qui pèse l’obligation de déclaration.

Qui est l’organisateur d’une telle manifestation ? La réponse qui vient naturellement à l’esprit est : la personne qui crée l’événement sur Facebook, puisqu’elle choisit le thème, le lieu et l’heure.

Admettons, sur le plan administratif du moins, ne serait-ce que par défaut : on ne voit pas qui d’autre pourrait être qualifié d’organisateur. Encore que celui qui va relayer la proposition à ses 500 amis qui habitent le coin va plus être organisateur que celui qui s’est contenté de proposer de se retrouver à tel endroit.

Mais le problème est que la personne qui crée l’événement n’a probablement pas conscience d’être organisatrice d’une manifestation. Dans son esprit, cela revient à proposer à ses amis de se retrouver à tel endroit, sauf qu’avec Facebook, on a des centaines d’amis. Voire des milliers. Et elle peut même oublier avoir créé cet événement et n’être même pas présente sur les lieux du rassemblement. Bref, voilà une base bien légère pour fonder des poursuites pénales (l’article 431-9 punit le fait d’avoir organisé une manifestation non déclarée, or organiser suppose un peu plus d’implication de décider d’une date et d’un lieu), outre les difficultés à identifier l’organisateur qui pourra très facilement s’assurer un anonymat absolu (créer un compte éphémère avec un e mail jetable en se connectant en maquillant son adresse IP ; ne croyez pas que ce soit si compliqué que ça). En tout état de cause, l’obligation de déclaration 15 jours à l’avance risque de ne pas être remplie et les autorités d’être prises de court. Ce qui devrait toutefois nous rassurer sur l’état de la police politique en France. Les ex-RG semblaient avoir pour mission d’espionner la France. Voyez qu’un simple apéro Facebook les laisse désarmés. Amis paranos, dormez en paix.

La technologie permet aujourd’hui de lancer très simplement un appel à une manifestation (quelques secondes suffisent) qui va vivre sa propre vie même si celui qui l’a lancé s’en désintéresse, ce qui était autrefois impossible (organiser une manifestation exige en principe une dépense d’énergie considérable pour réussir à mobiliser un nombre substantiel de participants, demandez aux délégués syndicaux…). La nouveauté est là. L’internet en général, et Facebook en particulier vu le grand nombre de connectés actifs et la mode qui l’entoure ont créé un gigantesque porte-voix accessible à tous. Il faudra que les autorités publiques en prennent leur parti, car cet état de fait va durer. Et attention à l’effet déformant de la nouveauté : que le support soit nouveau ne signifie pas que le phénomène le soit, et les manifestations illicites ne sont pas nées avec le HTTP. De même que les jeunes de 20 ans n’ont pas attendu l’invention des liens hyptertextes pour se mettre inutilement en danger, quitte parfois à perdre la vie, et les vieux (qui ne sont jamais que des jeunes qui ont survécu à leur jeunesse) en ressentent toujours une rage impuissante. On a tous un copain de jeunesse qui est mort bêtement. Le mien s’appelait Éric.

Un dernier point : Facebook est-il responsable de ces apéros, et s’ils dégénèrent, peut-on le frapper au portefeuille ?

La réponse est à mon sens négative. La société Facebook UK Ltd (société de droit anglais qui gère le site pour l’Europe) n’a pris aucune part active à cette organisation et n’exerce aucun contrôle de son contenu. Il est hébergeur de l’événement au sens de la Loi sur la Confiance dans l’Économie Numérique (LCEN), qui est la transposition d’une directive européenne, donc il est certain que le droit anglais ne dit pas autre chose.

Je note avec satisfaction que le gouvernement semble ces derniers jours avoir renoncé à tenter d’interdire ces manifestations en surfant sur le décès de Nantes, ce qui aurait été matériellement impossible et au contraire leur aurait assuré un succès durable en leur donnait un cachet de rebellitude [2]. On finira par croire que la République a peut être des ennemis plus dangereux que les burqas et les apéros. L’ancien premier président de la Cour de cassation Pierre Truche est l’inventeur d’un concept que j’aime beaucoup et qu’il présentait comme un des ciments de la paix sociale : celui de l’illégal tolérable. Ou en somme, faute de pouvoir interdire ces événements, feignons de les tolérer.

A la vôtre.

Notes

[1] qui doivent être faites via haut parleur (ou à défaut après tir d’une fusée rouge) par une personne revêtue des insignes visibles de ses fonctions : écharpe tricolore pour les autorités civiles dont le préfet, brassard tricolore pour les autorités militaires. Sommations : 1 : « Obéissance à la loi. Dispersez-vous ». 2 : « Première sommation : on va faire usage de la force » 3 : « Dernière sommation : on va faire usage de la force ». Cette dernière sommation doit être doublée s’il va être fait usage des armes, bangkok style. Art. R. 431-1 et s. du Code pénal.

[2] PPlénitude de la rébellion.

mercredi 21 avril 2010

JLD

Suite du billet précédent.

Vous retrouvez votre client quelques temps plus tard au cabinet du juge des libertés et de la détention (JLD), pour ce qu’on appelle le “débat contradictoire”, étant rappelé que contradictoire, pour les juristes, signifie que les positions antagonistes ont toutes pu s’exprimer et répliquer à leur adversaire (bref, se contredire entre elles), la défense ayant toujours la parole en dernier.

Sur la forme, le débat est censé être public depuis la loi du 5 mars 2007, le JLD pouvant décider que l’audience se tiendra en audience de cabinet (c’est à dire dans son bureau, hors la présence du public) à la demande du ministère public si les faits sont visés à l’article 706-73 du Code de procédure pénale (CPP), ou si cette publicité est de nature à entraver les investigations spécifiques nécessitées par l’instruction, à porter atteinte à la présomption d’innocence ou à la sérénité des débats ou à nuire à la dignité de la personne ou aux intérêts d’un tiers (art. 145 al. 6 du CPP). Autant dire que l’exception peut facilement devenir le principe, et c’est le cas à Paris, où les audiences du JLD se tiennent quasiment systématiquement en audience de cabinet. Je sais que les autres tribunaux appliquent cette règle de la publicité beaucoup plus volontiers. Je me console en écoutant le procureur demander la publicité restreinte en invoquant le respect de la présomption d’innocence de mon client, juste avant de demander son placement en détention, qui est la pire atteinte à la présomption d’innocence qu’on puisse commettre.

Le mis en examen est introduit et démenotté (alors qu’il est censé entrer sans les menottes, mais c’est souvent le juge qui demande à l’escorte d’ôter les entraves), pour respecter la présomption d’innocence. L’escorte reste toutefois juste derrière lui, prête à bondir.

La première chose que fait le JLD est de constater l’identité du mis en examen, de rappeler la nature des faits qui l’amènent ici, et de s’assurer que le type en robe assis à côté de lui est bien son avocat. Ensuite, il demande si le mis en examen est d’accord pour que le débat ait lieu immédiatement ou demande un débat différé, pour pouvoir préparer sa défense. Ce délai est de droit, le débat doit avoir lieu dans les quatre jours ouvrables, mais implique à coup sûr ou presque que ces quatre jours sont passés en détention provisoire (je dis presque sûr car la loi dit bien que le JLD peut remettre en liberté dans l’intervalle - art. 145 al.8 du CPP- ; vous vous doutez que c’est rare). Ce délai est utile quand des pièces justificatives doivent être réunies. Souvent, on a découvert le dossier quelques heures plus tôt, on n’arrive pas à joindre la famille . A ce sujet, j’ai de plus en plus de cas où les mis en examen ne peuvent que me dire les profils Facebook de leurs proches pour entrer en contact avec eux. Le problème étant qu’une épouse morte d’inquiétude pour son époux ne pense pas à aller sur Facebook.

Puis le JLD pose la question de la publicité de l’audience, qui donne lieu à un premier débat (non public) le cas échéant.

Une fois cette question réglée, et après éventuellement transport dans la salle d’audience publique (ou simplement ouverture de la porte du cabinet), a lieu le débat sur la détention.

C’est le procureur, qui doit être physiquement présent, qui prend la parole le premier.

Les termes du débat sont posés par l’article 144 du Code de procédure pénale.

La détention provisoire ne peut être ordonnée ou prolongée que s’il est démontré, au regard des éléments précis et circonstanciés résultant de la procédure, qu’elle constitue l’unique moyen de parvenir à l’un ou plusieurs des objectifs suivants et que ceux-ci ne sauraient être atteints en cas de placement sous contrôle judiciaire ou d’assignation à résidence avec surveillance électronique :

1° Conserver les preuves ou les indices matériels qui sont nécessaires à la manifestation de la vérité ;

2° Empêcher une pression sur les témoins ou les victimes ainsi que sur leur famille ;

3° Empêcher une concertation frauduleuse entre la personne mise en examen et ses coauteurs ou complices ;

4° Protéger la personne mise en examen ;

5° Garantir le maintien de la personne mise en examen à la disposition de la justice ;

6° Mettre fin à l’infraction ou prévenir son renouvellement ;

7° Mettre fin au trouble exceptionnel et persistant à l’ordre public provoqué par la gravité de l’infraction, les circonstances de sa commission ou l’importance du préjudice qu’elle a causé. Ce trouble ne peut résulter du seul retentissement médiatique de l’affaire. Toutefois, le présent alinéa n’est pas applicable en matière correctionnelle.

Théoriquement, on n’est censé débattre que de ces 7 critères, ou des six premiers si on est en présence d’un délit. En pratique, si la question de la culpabilité est vraiment douteuse, il ne faut pas hésiter à porter le débat sur ce terrain. Étant entendu que les seules dénégations du mis en examen ne seront jamais suffisantes. Mais des contradictions, des actes d’enquête bâclés par la police, des éléments matériels de l’infraction qui ne sont pas caractérisés sont des arguments à faire valoir. Parce qu’un JLD sera toujours réticent à envoyer un mis en examen en détention s’il a un doute sérieux sur sa culpabilité. D’ailleurs, le procureur ne se gêne généralement pas pour souligner la probabilité de la culpabilité, quand il requiert sur les risques de renouvellement de l’infraction (car pour qu’il y ait renouvellement, il faut qu’il y ait eu nouvellement).

Je me souviens ainsi d’une audience du JLD où le prévenu (c’était non pas une mise en examen mais une comparution préalable pour placement en détention jusqu’à la prochaine audience de comparution immédiate) était poursuivi pour quatre chefs de prévention (quatre délits). SDF, un casier, pas de garanties de représentation, le parfait client pour la Santé. Mais en démontrant qu’en l’état du dossier, ces chefs de prévention ne tenaient pas (dont un superbe séjour irrégulier alors que la citation mentionnait “nationalité : française), j’ai obtenu la remise en liberté. Si je m’étais contenté de l’article 144, j’étais cuit car mon client qui criait son innocence n’était pas cru.

Pendant les réquisitions, on note à la va-vite les arguments du procureur sur ces points, et les arguments qui nous viennent à l’esprit pour y répliquer. C’est sur ce canevas que se bâtit la plaidoirie, qui se prononce assis si on est dans le cabinet (le juge n’étant pas sur une estrade, rester assis fait qu’on a le visage à la hauteur du sien, ce qui est plus courtois que de le toiser).

Le mis en examen a la parole en dernier, ce qui lui donne parfois une excellente occasion d’abîmer l’argumentation de son avocat. Ah, combien de fois un client épuisé (ils en ont parfois à trois jours sans sommeil digne de ce nom), déboussolé, terrifié à l’idée d’aller en prison se lance dans une logorrhée où il va contester tous les faits, même ceux qu’il a déjà admis, bâtir des théories du complot qui feraient rire les conspirationnistes du 11 septembre, quand ce n’est pas insulter et menacer la victime. Quand je vous dis que le droit de se taire est le premier des droits de la défense. Les magistrats ne me croient pas, mais mes clients non plus.

Puis le juge invite les parties et l’avocat à sortir le temps de délibérer.

Le procureur s’en va et ne reviendra pas, il sera informé du délibéré par le greffe.

Alors commence l’attente.

Car c’est long, un délibéré de JLD, même si la décision est déjà prise dans sa tête à la fin de la plaidoirie de l’avocat (ou avant la plaidoirie à Paris).

Car il faut rédiger le procès verbal d’interrogatoire, où les déclarations du mis en examen seront consignées (surtout s’il a fait son show à la fin), et l’ordonnance du juge. Soit il s’agit d’un contrôle judiciaire, et il va falloir motiver l’ordonnance, car le parquet peut être tenté d’en faire appel, et déterminer les obligations les plus adéquates (et la liste de l’article 138 du CPP est longue). Soit c’est un placement en détention provisoire, et il va falloir motiver l’ordonnance car l’avocat va en faire appel.

En outre, il faut préparer dans ce dernier cas un questionnaire de santé pour informer le chef d’établissement si le détenu est suicidaire, toxicomane, malade, etc.

C’est ordonner une détention provisoire qui prend le plus de temps. Plus le délibéré dure, et plus l’avocat stresse. Le pire est que chez le mis en examen, c’est le contraire. Il ne se sent plus stressé pour la première fois depuis trois jours puisque les dés sont jetés, et il devient plus volubile, reprend l’espoir, parfois plaisante avec l’escorte. C’est terrible, car on se doute que cette durée n’est pas bon signe. Alors, prudemment, on lui dit que rien n’est jamais sûr, on essaye de le préparer à une éventuelle détention, sans vouloir casser ce premier moment où il se sent mieux depuis des jours. Parfois, on finit par se convaincre soi-même que le juge prend autant de temps pour blinder son ordonnance de contrôle provisoire pour éviter un appel du parquet, qu’il prend le temps de vérifier dans le dossier les points qu’on a soulevé. Péché d’orgueil, mais si on n’y croit plus soi-même, il faut arrêter de défendre.

Puis la porte s’ouvre, le greffier nous prie de revenir. On entre le premier, et du premier coup d’oeil, on sait.

Il suffit de regarder le bureau du JLD. Le titre de l’ordonnance est écrit en gros caractères, les substantifs et adjectifs étant qui plus est en majuscule, seuls les articles étant en minuscule, ne me demandez pas pourquoi (ORDONNANCE de PLACEMENT en DÉTENTION PROVISOIRE, ORDONNANCE de REMISE en LIBERTÉ sous CONTRÔLE JUDICIAIRE). Ou tout simplement, c’est le questionnaire, dont le président a commencé à cocher les cases, qui trône sur le bureau et qui nous gifle en pleine face. Ah, tu y as cru, cette fois, hein, pauvre imbécile. Comme à chaque fois, hein. Prends ça.

A côté, le client ne se doute de rien. Il tend ses poignets à l’escorte qui lui ôte les menottes, et espère qu’on n’aura pas à les lui remettre. Quand c’est une détention, je n’ai jamais le courage de leur dire. Lâchement, je me tais, et je laisse le JLD faire le sale boulot. Si c’est une remise en liberté, je leur glisse à l’oreille un “c’est bon, vous ressortez”.

Le JLD indique donc quelle est sa décision. Par un curieux paradoxe, son ton est généralement plus sévère quand c’est un contrôle judiciaire que quand c’est une détention, qui demande plus de diplomatie pour l’annonce. C’est un peu “Je vous mets sous contrôle judiciaire, mais c’est pas passé loin, hein, gare à vous si vous ne le respectez pas !” contre “J’ai décidé, après avoir mûrement réfléchi, de vous placer en détention provisoire, pour les raisons suivantes…”.

Quand c’est un contrôle judiciaire, la suite n’est qu’une formalité (là encore, le code de procédure pénale interdit d’embrasser le JLD).

Quand c’est une détention, c’est plus difficile à gérer. On est soi-même accablé, et il faut pourtant aussitôt réconforter le client, voire le contrôler : il peut perdre ses nerfs, ou tenter de négocier à nouveau. Alors que c’est trop tard, la décision est rendue et elle est irrévocable : la seule voie de recours est l’appel. C’est dur et difficile d’expliquer cela, et de dire que le juge a rendu sa décision, en donne les raisons et que c’est fini, vous allez va dormir en cellule ce soir, alors que l’accablement laisse place en nous à la colère face à ce juge qui, forcément, n’a rien compris. Le moment n’est pas propice à la lucidité et au recul. L’objectivité, n’en parlons pas, elle est restée dans le couloir.

D’ailleurs, on a une façon légale d’exprimer son mécontentement face au juge. C’est un cas assez unique, qui peut entraîner un climat glacial dans le cabinet, mais comme on bouillonne intérieurement, on ne sent rien passer.

En effet, l’article 187-1 du CPP nous permet de former immédiatement appel auprès du greffier du JLD. C’est le seul cas à ma connaissance où on forme appel en présence du juge qui vient de rendre sa décision, sous son nez puisqu’on est dans son bureau. On peut même à cette occasion former en plus ce qu’on appelle un référé liberté, c’est-à-dire demander à ce que le président de la chambre de l’instruction examine rapidement (dans les trois jours ouvrables) cet appel et décide de la remise en liberté ou de ne rien décider et de renvoyer l’examen de l’appel devant la formation collégiale de la chambre de l’instruction.

Des JLD le prennent assez mal, ça se ressent dans leur comportement ; cela a même été pour moi jusqu’à un incident assez grave avec un JLD qui refusait d’enregistrer ma demande, même quand je lui mettais l’article 187-1 sous le nez, jusqu’à ce que sa greffière dise timidement que si, c’était possible, et qu’elle avait même le modèle d’acte pour ça. Un autre JLD a ostensiblement quitté son bureau sans me saluer le temps que je formalise l’appel et n’est pas revenu avant mon départ. Il est vrai que c’est une entorse à la courtoisie judiciaire que de contester une décision d’un juge sous son nez et à peine l’a-t-il rendu. Mais quand il est tard le soir et que le greffe correctionnel est fermé, cela fait gagner un jour ouvrable au client si on n’attend pas le lendemain. Ce droit existe, il est fait pour être usé, et je ne doute pas que bien des JLD le comprennent et ne s’en offusquent pas. D’autant que le taux de confirmation des détentions provisoires par les chambres de l’instruction leur assure d’avoir très probablement le dernier mot.

Une fois la tempête passée, on a le temps de dire quelques mots à notre client, de recevoir ses dernières instructions sur qui prévenir, et on regarde notre client s’éloigner, remplis d’une frustration que les mots peinent à exprimer.

C’est que les clients qui partent en détention emmènent toujours un petit bout de nous avec eux. Quoi qu’ils aient fait, ils ont demandé notre aide, nous avons accepté de la leur apporter et ils comptent sur nous. Nous sommes leur bouée de sauvetage dans ce naufrage qu’est devenu leur vie, et ils n’ont parfois que nous pour ne pas se noyer.

Si nous sommes commis d’office, notre mission dure jusqu’à l’examen de l’appel, pour lequel nous ne sommes pas indemnisés. C’est pour notre pomme. A titre d’information, une audience JLD prend au moins deux heures, attente comprise (ma dernière m’a pris cinq heures après l’IPC). Un référé liberté, une demi heure à une heure et demie. Une audience devant la chambre de l’instruction, une demi-journée.

Et c’est payé en tout et pour tout 2 unités de valeur, soit 48 euros. Que vous fassiez appel ou pas. Après ça, on vient nous dire qu’on fait ce métier pour l’argent.

La suite est une autre histoire. Celle de quelqu’un d’autre si vous étiez commis d’office, car à Paris, on ne garde pas ses dossiers de permanence, sauf exception, ou si ça reste la vôtre, une visite au juge d’instruction pour tâter le terrain afin de voir quand une remise en liberté serait envisageable, et solliciter son avis de libre communication, sésame qui nous permet d’aller voir notre client en prison (chers confrères, ne parlez jamais de “permis de visite”, terme réservé à la famille et aux proches du client, vous concernant : on ne vous permet d’aller le voir, c’est un droit absolu auquel nul ne peut s’opposer). C’est le temps des visites du samedi matin, des courriers désespérés et bourrés de fautes écrits sur une page de cahier d’écolier.

C’est le temps où le temps n’avance plus. Le temps où un de vos clients est en prison.

lundi 29 juin 2009

Peut-on jamais être innocent ?

À la suite d'un coup de gueule que j'ai piqué sur Facebook, un débat est né sur ce support qui m'a fait réaliser à quel point un malentendu pouvait exister chez certains de mes concitoyens.

J'exprimais ma colère à l'égard du comportement de ceux qui, à l'occasion de la mort d'un artiste mondialement connu, ressortent des accusations sur des tendances perverses à l'égard des mineurs qu'il aurait eues de son vivant. Au-delà de l'inélégance du propos (car il n'y a rien de plus urgent, quand ceux qui aimaient une personne sont encore frappées par le deuil, que de jouer au sycophante sur la dépouille), il pose un problème éthique plus profond. Cette personne non seulement n'a jamais été condamnée, mais en plus, elle a fait l'objet de poursuites pour dix chefs d'accusation qui ont tous aboutis à un acquittement le 13 juin 2005 après six mois de débats. Il avait certes payé 23 millions de dollars pour mettre fin à une première plainte, mais le plaignant de l'époque, devenu majeur, a depuis reconnu avoir menti à l'instigation de son père. Voilà des éléments qui à tout le moins devraient porter à la prudence. Mais non, rien n'y fait.

Il ne s'agit pas de constater une évidence : la force du préjugé. Les avocats savent bien qu'il n'est nul besoin d'étayer une affirmation qui va dans le sens des idées reçues de l'auditoire, quand bien même elle est fausse ; tandis que vous aurez les plus grandes peines du monde à démontrer une vérité qui va contre les préjugés. Essayez de discuter du 11 septembre avec un conspirationniste, et vous comprendrez.

De même, il ne s'agit nullement de disserter sur la réalité ou non des faits imputés au défunt : tout commentaire à ce sujet sera supprimé car hors sujet. On a de l'éducation, ici.

La question que je souhaite développer dans ce billet répond à l'argument suivant, censé réfuter l'acquittement : un verdict de non culpabilité ne voudrait rien dire d'autre que le jury n'a pas estimé que des preuves suffisantes avaient été rapportées, et rien d'autre. Il ne prouve pas l'innocence, mais seulement l'insuffisance des preuves. Ergo : on peut continuer à affirmer que l'acquitté était coupable.

À lire cela, mon sang se glace. Biais d'avocat, direz-vous, et je l'assume, encore que je suis prêt à parier que mon accablement sera partagé par bien des magistrats, fussent-ils du parquet.

Vous imaginez la conséquence ? Les acquittés d'Outreau ne sont donc pas libérés du soupçon (d'ailleurs des rumeurs n'ont pas tardé à courir sur eux aussi, les mêmes causes entraînant les mêmes conséquences), et ce Dreyfus, là, tout de même : il n'y a pas de fumée sans feu. etc., ad nauseam.

Ces mêmes personnes n'auront en revanche aucune prévention sur un verdict de culpabilité. Je doute qu'elles eussent exprimé de telles réserves si le jury de la Haute Cour de Justice de l'État de Californie avait rendu un verdict de culpabilité. Car on pourrait tout aussi bien dire qu'un verdict de culpabilité ne veut rien dire d'autre que le jury a estimé que des preuves suffisantes avaient été rapportées, mais que cela ne veut certainement pas dire que l'accusé est coupable. Curieusement, cet aspect nécessaire de la thèse est moins soutenu.

Dissipons donc ces fadaises. En droit, en tout cas en droit français : quand est-on coupable, quand est-on innocent ?

Le principe est simple : a priori, on est innocent. C'est le sens de la présomption d'innocence.

Aucune juridiction, qu'elle soit française ou américaine, ne rend un verdict d'innocence. Ce serait un non-sens que de déclarer ce qui est déjà. Un jury américain rend un verdict disant coupable (guilty) ou non-coupable (not guilty). Un jury français vote qu'en son âme et conscience, sa réponse est “oui” ou “non” à la question de savoir si X… est coupable d'avoir… (art. 357 du code de procédure pénale, CPP). Il ne vote pas pour savoir si X… est innocent ou s'il y a juste trop de doute. Que l'innocence ait été établi par les débats ou que le jury ait eu un doute, voire que le jury ait voté contre l'évidence (j'y reviendrai), cela revient rigoureusement au même : au dépouillement, il y avait au moins cinq non sur les douze bulletins : on acquitte.

Devant une juridiction correctionnelle, de police ou de proximité[1], un jugement motivé est rendu. Le juge explique les raisons qui ont emporté son intime conviction. Mais dans tous les cas, le dispositif du jugement[2] déclare coupable ou à l'inverse relaxe (ou : renvoie des fins de poursuite). Que le jugement déclare que le prévenu[3] a démontré son innocence de manière irréfutable, ce qui est rare[4], ou que le tribunal relaxe au bénéfice du doute, le résultat est rigoureusement le même : un jugement est rendu qui écarte la culpabilité. Si le parquet ne fait pas appel, ou si c'est la cour d'appel, ne se pourvoit pas en cassation, la décision devient définitive. Il est désormais impossible de poursuivre à nouveau la même personne pour les mêmes faits : les juristes disent non bis in idem pour crâner en latin.

Abordons deux autres hypothèses, qui mettent fin aux poursuites sans pour autant statuer sur la culpabilité.

Tout d'abord, le classement sans suite. Le parquet a en France l'opportunité des poursuites (art. 40-1 du CPP). Il peut décider de classer sans suite toute procédure tant qu'un juge n'est pas saisi. Précision importante : il n'y a pas de désistement en droit pénal français, le parquet ne peut pas “retirer sa plainte” et mettre fin au procès (sauf pour les délits de presse). Environ les trois quarts des plaintes sont ainsi classées sans suite chaque année.

Le classement sans suite n'est pas une décision juridictionnelle. Il n'établit pas l'innocence de la personne visée, et rien n'empêche le parquet de rouvrir les poursuites, tant que les faits ne sont pas prescrits[5]. Le classement sans suite peut être décidé parce que les faits ne sont pas une infraction (une personne va porter plainte contre son plombier qui a mal réparé sa fuite), une alternative aux poursuites a été menée avec succès (convocation devant le délégué du procureur avec indemnisation de la victime), ou qu'un simple rappel à la loi suffit (les faits sont dérisoires et bénins), ou que l'auteur n'a pas été identifié ou les faits établis. Ce n'est pas le parquet qui décide de jeter à la poubelle des dossiers parce que ce sont des feignasses. Je reprocherai tous les péchés du monde au parquet, mais la fainéantise viendra en dernier.

Ensuite, le non-lieu. C'est une décision rendue par un juge d'instruction mettant fin à son enquête sans que quiconque ne soit finalement envoyé devant un tribunal pour être jugé. Ce terme est très mal compris. Il ne signifie pas que les faits n'ont pas eu lieu, mais que, une fois que le juge ayant fait tous les actes permettant la manifestation de la vérité, l'étude globale du dossier conduit à dire qu'il n'y a pas lieu de poursuivre la procédure (on parle de non lieu à suivre). Soit que les faits soient prescrits, soit qu'ils ne constituent pas une infraction, soit qu'ils n'aient pas été prouvés, soit que l'auteur n'ait pas pu être identifié. Une affaire de meurtre peut se finir en non lieu, alors qu'on sait qu'il y a eu meurtre. Voyez l'affaire Grégory Villemin.

Le non lieu est une décision juridictionnelle (elle est rendue par un juge, et même après un débat contradictoire écrit depuis la loi du 5 mars 2007), mais pas un jugement statuant sur la culpabilité. Le juge d'instruction est neutre, il instruit à charge et à décharge et quand bien même un mis en examen a reconnu les faits, que des preuves objectives corroborent ses déclarations et que les faits ont eu lieu devant des caméras de télévision, il reste présumé innocent quand bien même il est renvoyé devant une juridiction de jugement. Dès lors, puisqu'on n'a pas statué sur la culpabilité, le non lieu met fin aux poursuites, mais pas définitivement. Une réouverture (on dit reprise) de l'instruction est possible tant que la prescription n'est pas acquise. Il faut simplement des charges nouvelles, c'est à dire inconnues lors de la première instruction (art. 189 du CPP). Ajoutons que seul le parquet peut demander cette reprise (art. 190 du CPP).

Il est donc tout à fait loisible de dire qu'un classement sans suite ou un non lieu n'établit pas l'innocence (encore que la lecture de l'ordonnance de non lieu peut dissiper toute incertitude là-dessus).

Mais un acquittement ou une relaxe, si elle n'établit pas nécessairement l'innocence, ne permet plus, une fois devenu définitif, d'établir la culpabilité.

— Et la révision ?

La révision ne marche que dans un sens : reconnaître l'innocence d'une personne définitivement déclarée coupable. Je reviendrai demain là-dessus car la cour de cassation vient de rendre une décision riche d'enseignements pour nous tous, acteurs du monde judiciaire. Il n'y a pas de révision d'un acquittement.

— Mais alors, me demandera-t-on non sans malice, Raoul Villain, l'assassin de Jaurès, est innocent, puisqu'il a été acquitté le 29 mars 1919. Idem pour Henriette Caillaux, qui a pourtant plaidé coupable du meurtre de Gaston Calmette, acquittée le 28 juillet 1914. Ou encore Louis-Anthelme Grégori, qui ouvrit le feu sur Alfred Dreyfus en 1908 lors du transfert des cendres de Zola au Panthéon, lui aussi acquitté bien qu'il revendiquât son geste ? Et peut-on dire que John Wilkes Booth est coupable de l'assassinat de Lincoln, lui qui a été tué lors de son arrestation le 26 avril 1865 ?

Au-delà du fait qu'on peut se demander si on peut vraiment reprocher à quelqu'un de tirer sur un journaliste du Figaro (rhôôô, ça va, je plaisante), notons d'emblée que prendre comme référence des cas exceptionnels d'acquittement contre l'évidence rendues pour des raisons politiques liées à l'époque où elles ont été prises est une démonstration un peu bancale. Toujours est-il qu'après leur acquittement, Villain, Caillaux et Grégori ne pouvaient plus être poursuivis et condamnés pour ces faits. Cependant, affirmer publiquement leur culpabilité ne tombe pas sous le coup de la loi. Outre le fait qu'ils l'admettaient tous quand ils ne la revendiquaient pas, les propos accusateurs, susceptibles d'être diffamatoires, peuvent bénéficier de l'exception de vérité dans les dix années suivant les faits, l'article 35 de la loi de 1881 n'excluant pas les décisions définitives de relaxe et d'acquittement (mais bel et bien les condamnations effacées !). Et au-delà, les historiens sont couverts par l'exception de bonne foi, dont les quatre conditions sont la légitimité du but poursuivi, l’absence d’animosité personnelle, la prudence et la mesure dans l’expression ainsi que la qualité de l’enquête. Ce pourrait être une définition du métier d'historien. On peut donc affirmer que Villain, Caillaux et Grégori étaient bien coupables et ont été acquittés contre l'évidence, sans sombrer dans la diffamation. En revanche, dire que tel chanteur au nez creux aimait trop les enfants tombe sous le coup de la diffamation, les corbeaux de comptoir colportant ces accusations ne remplissant aucune des quatre conditions de la bonne foi.

Quand à Booth, dire qu'il est coupable de l'assassinat n'a guère de sens. C'est répondre à une question juridique qui n'a jamais été posée, puisque le principal suspect est mort avant d'avoir été jugé et condamné après avoir exposé sa défense. Le sort de Booth échappe aux juristes pour passer aux mains des historiens. Et dire que Booth a tiré sur Lincoln est une vérité historique établie.

En conclusion, une décision définitive de culpabilité ou d'innocence n'interdit pas de dire que l'intéressé est néanmoins innocent ou coupable de ces faits, respectivement. Mais cette décision ne peut être écartée d'un revers de la main en affirmant qu'elle ne veut pas dire grand'chose. C'est une décision de justice. Prise après une minutieuse enquête, un long débat public ou chaque partie a pu exposer ses arguments. C'est une preuve.

Elle peut être combattue, Dieu merci, avec des conséquences juridiques différentes selon le cas (la culpabilité peut être effacée, pas la décision de non culpabilité) mais dans tous les cas dans le but de servir la vérité, au sens de vérité historique, qui dans le long terme surpasse en valeur éthique la vérité judiciaire. Mais elle doit être combattue avec des preuves. Pas avec des insinuations et de la médisance, reposant in fine sur le présupposé que quand on est noir et riche, on est forcément un monstre.

Notes

[1] Rappelons que le tribunal correctionnel juge les délits, punis de peines de prison pouvant aller jusqu'à dix ans, le tribunal de police juge les contraventions de 5e classe (punies de 1500 euros, 3000 en cas de récidive), et le juge de proximité juge les contravention des 1e aux 4e classes (punies respectivement de jusqu'à 38 euros, 150 euros, 450 et 750 euros d'amende).

[2] On ne parle pas de verdict devant un tribunal, le verdict ne s'applique qu'à la décision votée et non motivée rendue par une cour d'assises.

[3] Idem : on est accusé que devant la cour d'assises, devaient les autres juridictions pénales, on est prévenu, ce qui explique que je double mes honoraires devant ces juridictions. En effet, un client prévenu en vaut deux.

[4] De fait, j'ai eu une fois un dossier ou j'ai réussi à démontrer de manière irréfutable que mon client était innocent en produisant une série de preuves retraçant l'emploi du temps de mon client à l'heure des faits (bénie soit la société Big Brother). Le tribunal l'a relaxé, mais en se contentant de dire que la preuve de la culpabilité n'était pas rapportée au vu des éléments produits par la défense. Il aurait pu dire que l'innocence était établie, dans cette affaire. Il ne l'a pas fait. Et vous savez quoi ? Je m'en fiche, mais certainement pas autant que mon client.

[5] Les délais de prescription sont en principe de dix ans sans acte de poursuite pour un crime, trois ans pour un délit, un an pour une contravention.

jeudi 11 juin 2009

In Memoriam HADOPI

La loi HADOPI est donc allée devant le Conseil Constitutionnel comme César est allé aux Ides de Mars : pour y rencontrer sa fin.

Un rapide rappel de ce qu'est le Conseil constitutionnel pour mes lecteurs étrangers, car pour tout citoyen français, il va de soi que les articles 56 et suivants de la Constitution n'ont aucun secret.

Le Conseil constitutionnel est le gardien de la Constitution, la norme suprême, supérieure aux lois et aux traités, même européens[1]. La Constitution est une loi adoptée dans des conditions très particulières qui rendent sa modification extrêmement difficile et qui fixe les grands principes de la République (la Constitution inclut ainsi la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, pose le principe de l'égalité sans distinction d'origine, de race ou de religion, etc…) et de son fonctionnement (c'est la Constitution qui établit le drapeau, l'hymne national, ainsi que les pouvoirs du président de la République, du Gouvernement, du Parlement, etc…).

Quand une loi est adoptée, elle peut (c'est facultatif, sauf trois exceptions : les lois soumises à référendum, les lois organiques et les règlements des assemblées parlementaires) être déférée au Conseil constitutionnel qui jugera de leur conformité à la Constitution. La décision de déférer une loi au Conseil constitutionnel peut être prise par le président de la République, le président du Sénat, le Président de l'assemblée nationale, ou un groupe de soixante députés ou soixante sénateurs (pas de panachage entre les deux assemblées). Cette décision, appelée recours, doit idéalement être motivée, c'est-à-dire indiquer en quoi cette loi violerait la Constitution. La qualité des recours est très variable, et je ne sais pas ce qu'attendent les groupes parlementaires pour se constituer une équipe d'avocats constitutionnalistes. Ils en ont les moyens et ce serait redoutablement efficace.

Survolons rapidement les arguments rejetés par le Conseil avant de nous attarder sur ceux qu'il a retenus, soit en formulant une réserve d'interprétation, soit en annulant purement et simplement.

(NB : les numéro après le symbole § renvoient aux numéros de paragraphe de la décision).

Les moyens rejetés.

► La procédure d'adoption de la loi : les parlementaires auteurs de la saisine affirmaient ne pas avoir reçu les informations suffisantes du gouvernement pour pouvoir légiférer en connaissance de cause. La Conseil estime que les assemblées ont disposé, comme l'attestent tant les rapports des commissions saisies au fond ou pour avis que le compte rendu des débats, d'éléments d'information suffisants (§3).

► L'obligation de surveillance de l'accès à internet : les requérants soutenaient que l'obligation faite aux abonnés à l'internet par l'article L. 336-3 du code de la propriété intellectuelle (créé par la loi HADOPI) de veiller à ce que cet accès ne serve pas à pirater[2] ferait double emploi avec le délit de contrefaçon et serait formulée de façon trop générale, alors que la Constitution exige que la loi soit claire et accessible. Le Conseil rejette, estimant au contraire que la définition de cette obligation est distincte de celle du délit de contrefaçon ; qu'elle est énoncée en des termes suffisamment clairs et précis (§7). Je suis d'accord.

► Le renvoi à des décrets en Conseil d'État : les requérants critiquaient le renvoi à des décrets pour définir les modalités de délivrance du label HADOPi certifiant qu'une source de téléchargement est légale. Le Conseil rejette en rappelant qu'il s'agit d'une simple information du public et que l'HADOPI n'aura pas le choix et devra délivrer ce label à tout site en faisant la demande qui remplit les conditions légales. Dès lors, le législateur a bien rempli son rôle, le reste n'étant que de l'intendance, domaine du décret (§35).

Les réserves d'interprétation.

Une réserve d'interprétation est une façon inventée par le Conseil de corriger une inconstitutionnalité sans dégainer l'arme nucléaire de l'annulation. Le Conseil dit que si on applique le texte de telle façon, alors il n'est pas contraire à la Constitution. Ces réserves d'interprétation sont prises en compte par les juges, qu'ils soient administratifs ou judiciaires.

On commence à entrer dans les aspects intéressants de la décision. La loi HADOPI n'est pas, sur ces points, censurée, mais elle est modifiée dans son esprit.

► L'atteinte à la vie privée : Attention, c'est un peu subtil.

Les données relatives aux infractions de piratage sont relevées par des agents assermentés qui sont salariés des sociétés de gestion collective de droits d'auteur (essentiellement pour transférer le coût des ces opérations sur ces sociétés plutôt que les faire supporter par l'État). Ces données sont collectées dans un fichier informatisé géré par ces sociétés privées. Jusqu'à présent, ces données étaient soit communiquées au parquet au soutien d'une plainte, soit directement utilisées par ces sociétés pour poursuivre les internautes concernés en justice. Dans tous les cas, c'était l'autorité judiciaire qui ordonnait au fournisseur d'accès internet (FAI) la communication de l'identité du titulaire de l'abonnement suspect[3]. Avec la loi HADOPI, la Haute Autorité pour la Diffusion des Œuvres et la Protection des Droits sur Internet (HADŒPI) qu'elle crée acquiert le droit de se faire communiquer directement et sur simple demande par le fournisseur d'accès internet concerné, les coordonnées du titulaire de l'abonnement, pour mettre en jeu sa responsabilité. L'autorité judiciaire est court-circuitée. C'est cela que contestaient les requérants devant le Conseil constitutionnel : il y a une atteinte disproportionnée au droit des citoyens au respect de leur vie privée en permettant à une autorité administrative de se faire communiquer ces données personnelles sur simple demande.
Le Conseil donne raison aux requérants, mais sans aller jusqu'à interdire ce dispositif. Il précise que la loi HADOPI permettant l'identification des titulaires des abonnements correspondants aux adresses IP collectées par les agents assermentés a pour effet de rendre ces données nominatives, ce qu'elles n'étaient pas auparavant. Le Conseil rappelle donc que la Commission Nationale Informatique et Liberté (la CNIL) a pour vocation de surveiller les traitements informatiques de données nominatives, et qu'il lui appartiendra de s'assurer que les modalités de ce traitement sont proportionnées au but poursuivi. En clair, cela signifie que toute poursuite fondée sur ces relevés sera nulle tant que la CNIL n'aura pas donné son feu vert quant au fonctionnement de ce fichier (§29). Où comment la rue Montpensier venge la rue Vivienne. La CNIL est notamment invitée à veiller à ce que ces données ne servent que dans le cadre des procédures judiciaires liées au piratage supposé et ne soient pas conservées à d'autres fins, genre une liste noire des pirates.

► Les mesures judiciaires envers les FAI : l'article 10 de la loi ajoute au code de la propriété intellectuelle un article L. 336-2 qui permet aux ayant-droits d'une œuvre objet de piratage d'obtenir du tribunal de grande instance, au besoin en référé, toute mesure permettant de mettre fin à cette atteinte à leurs droits, auprès, là est la précision importante, « des personnes susceptibles de contribuer à y remédier », et non uniquement auprès des personnes auteurs de cette atteinte. Quelle périphrase, mes amis, pour dire simplement fournisseur d'accès internet et hébergeurs ! En clair, la loi permet aux ayant-droits d'une œuvre piratée d'obtenir du FAI qu'il puisse suspendre l'accès internet du pirate supposé, et de l'hébergeur qu'il supprime de son serveur le fichier ou le site illicite (mais sur ce dernier point, la loi n'invente rien, le droit commun le permet déjà). Suspension, il y a, mais ordonnée par l'autorité judiciaire, ce qui est une garantie. Insuffisante, estime le Conseil, qui souffle à l'oreille du juge le mode d'emploi : il appartiendra à la juridiction saisie de ne prononcer, dans le respect de cette liberté [la liberté d'expression, voir plus bas], que les mesures strictement nécessaires à la préservation des droits en cause (§38). Bref, le juge devra se contenter d'ordonner le minimum minimorum pour mettre fin à cette atteinte au droit d'auteur sans porter atteinte de manière disproportionnée à la liberté d'expression, qui devient la marraine, comme on va le voir, de l'accès à internet. Autant dire que le seul abonnement qui pourra être suspendu est celui qui ne sert qu'à pirater à l'exclusion de tout blogging, twitting, facebooking, netsurfing et autres mot en -ing visant à précipiter les Académiciens vers une mort prématurée par apopléxie.

Le Conseil a posé ses banderilles. Vient le moment tant attendu de l'estocade. Cette fois, le Conseil frappe pour tuer.

Les annulations.

Les annulations portent sur toutes sur le même point : la répression des manquements à l'obligation de surveillance.

Rappelons d'une phrase le mécanisme de la loi HADOPI : tout abonné à internet a l'obligation de veiller à ce que son abonnement ne serve pas à pirater, peu importe qui pirate ; tout piratage constaté depuis un abonnement donné est une violation de cette obligation par le titulaire de cet abonnement, qui peut être sanctionné, après deux avertissements, par une suspension de l'abonnement décidée par une autorité administrative, la Commission de Protection des Droits (et non la HADŒPI), hors de toute procédure judiciaire.

Et c'est là que le bât blesse pour le Conseil constitutionnel. Au cours des débats, on a beaucoup entendu dire et répéter que, que diable, il n'y a pas de droit à l'abonnement à internet, et qu'internet n'est pas un droit fondamental[4]. Le Conseil disconvient respectueusement (§12) :

Considérant qu'aux termes de l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : " La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi " ; qu'en l'état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu'à l'importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l'expression des idées et des opinions, ce droit implique la liberté d'accéder à ces services ;

Internet ne devient pas une liberté fondamentale, mais le voici le pupille de la liberté d'expression, ce qui le met sur un beau piédestal.

Mais le Conseil constitutionnel apporte aussitôt un tempérament (§13), en rappelant qu'on est ici dans un conflit entre deux droits fondamentaux : la liberté d'expression, dont internet est le prophète, et la propriété, dont le droit d'auteur est une variante immatérielle mais tout aussi protégée.

Face à ce conflit, le législateur a un certain pouvoir d'appréciation :

Le principe de la séparation des pouvoirs, non plus qu'aucun principe ou règle de valeur constitutionnelle, ne fait obstacle à ce qu'une autorité administrative, agissant dans le cadre de prérogatives de puissance publique, puisse exercer un pouvoir de sanction dans la mesure nécessaire à l'accomplissement de sa mission dès lors que l'exercice de ce pouvoir est assorti par la loi de mesures destinées à assurer la protection des droits et libertés constitutionnellement garantis ; qu'en particulier doivent être respectés le principe de la légalité des délits et des peines[5] ainsi que les droits de la défense, principes applicables à toute sanction ayant le caractère d'une punition, même si le législateur a laissé le soin de la prononcer à une autorité de nature non juridictionnelle (§14).

Là, on retient son souffle. HADOPI est-elle sauvée ? Une incise pendant que vous virez lentement au rouge puis au bleu : ce genre de conflits entre des principes d'égale valeur mais contradictoires est le cœur de ce qu'est le droit. C'est l'essence du travail du juriste que de résoudre ce conflit, non pas en disant lequel des deux l'emporte, mais en délimitant le territoire de chacun selon les hypothèses. Dans tels et tels cas, le premier l'emportera, mais avec ces limites ; dans telles autres, ce sera le second, mais là encore dans telles limites pour préserver le premier. Exemple typique : le juge pénal, qui doit concilier la nécessité de la répression d'un comportement interdit avec celle de réinsérer l'individu qui a commis ces faits. Punir le passé en tenant compte du présent sans insulter l'avenir. On n'est pas trop de trois (le juge, le procureur et l'avocat) pour y arriver.

Allez-y, vous pouvez respirer : ici, c'est la liberté d'expression qui l'emporte, et le couperet tombe aussitôt sur la loi.

Le Conseil rappelle d'abord que « la liberté d'expression et de communication est d'autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l'une des garanties du respect des autres droits et libertés » ; et « que les atteintes portées à l'exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi » (§15). Tous ceux qui ont lu la loi savent déjà que c'en est fini de son mécanisme répressif. Pour les autres, le Conseil continue :

les pouvoirs de sanction institués par les dispositions critiquées habilitent la commission de protection des droits, qui n'est pas une juridiction[6], à restreindre ou à empêcher l'accès à internet de titulaires d'abonnement ainsi que des personnes qu'ils en font bénéficier ; que la compétence reconnue à cette autorité administrative n'est pas limitée à une catégorie particulière de personnes mais s'étend à la totalité de la population ; que ses pouvoirs peuvent conduire à restreindre l'exercice, par toute personne, de son droit de s'exprimer et de communiquer librement, notamment depuis son domicile ; que, dans ces conditions, eu égard à la nature de la liberté garantie par l'article 11 de la Déclaration de 1789, le législateur ne pouvait, quelles que soient les garanties encadrant le prononcé des sanctions, confier de tels pouvoirs à une autorité administrative dans le but de protéger les droits des titulaires du droit d'auteur et de droits voisins ;

En clair : la liberté d'expression ne s'efface pas pour protéger des intérêts économiques catégoriels aussi nobles soient-ils (rires).

Le coup est mortel mais alors que la bête titube encore, le Conseil porte une seconde estocade : la loi HADOPI piétine également la présomption d'innocence.

En effet, la loi HADOPI met en cause la responsabilité de l'abonné par la simple constatation du piratage, qui suffit à mettre en branle la machine à débrancher, sauf à ce que l'abonné démontre que le piratage est dû à la fraude d'un tiers (je laisse de côté la force majeure, qui exonère de toute responsabilité sans qu'il soit besoin de le prévoir dans la loi, et l'installation du logiciel mouchard, qui au contraire interdit de facto à l'abonné d'invoquer la fraude d'un tiers). Preuve impossible à rapporter.Ce renversement de la charge de la preuve aboutit à faire de l'abonné mis en cause un coupable jusqu'à ce qu'il prouve son innocence(§18). C'est prévu par le code pénal nord coréen, mais pas par le nôtre. Le législateur a imaginé ce mécanisme anticonstitutionnellement[7]

La bête s'écroule et le Conseil prélève les deux oreilles et la queue : toutes les dispositions donnant un pouvoir de sanction à la Commission de Protection des Droits sont annulées.

Conclusion : la loi HADOPI est-elle morte ?

Elle est en coma dépassé : son corps vit encore mais son esprit a basculé dans le néant. Le reste de la loi étant validé, le président de la République a quinze jours pour la promulguer, ou demander au parlement une seconde délibération (art. 10 de la Constitution). La HADŒPI sera créée (mon petit doigt me dit qu'elle va fusionner avec l'Autorité de Régulation des Mesures Techniques créée par DADVSI), ainsi que la CPD. La HADŒPI se contentera donc de délivrer son label “ ici, on télécharge légalement, lol ” à qui en fera la demande, et remplira ses autres missions, purement consultatives.

Le Conseil constitutionnel tire d'ailleurs les conclusions de son annulation et de l'absence de jugeotte du parlement en donnant le mode d'emploi qui ne manque pas d'ironie (§28) :

…à la suite de la censure résultant des considérants 19 et 20, la commission de protection des droits ne peut prononcer les sanctions prévues par la loi déférée ; que seul un rôle préalable à une procédure judiciaire lui est confié ; que son intervention est justifiée par l'ampleur des contrefaçons commises au moyen d'internet et l'utilité, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, de limiter le nombre d'infractions dont l'autorité judiciaire sera saisie ; qu'il en résulte que les traitements de données à caractère personnel mis en oeuvre par les sociétés et organismes précités ainsi que la transmission de ces données à la commission de protection des droits pour l'exercice de ses missions s'inscrivent dans un processus de saisine des juridictions compétentes ;

Traduction : la CPD existera bel et bien mais sera cantonnée à un travail d'avertissement sans frais (les mises en garde par courrier existent toujours, tout comme l'obligation de surveillance de sa ligne, mais elles ne peuvent aboutir à des sanctions), de filtrage et de préparation des dossiers pour l'autorité judiciaire, dans le but, et c'est là qu'on voit que le Conseil constitutionnel a le sens de l'humour, de limiter le nombre d'infractions dont l'autorité judiciaire sera saisie.

Bref la machine à punir 10.000 pirates par jour devient la machine à s'assurer qu'on ne poursuive pas trop de pirates, emporté par l'enthousiasme au mépris de la charge de travail des tribunaux au budget insuffisant.

On n'avait pas vu un tel succès législatif depuis la promulgation-abrogation du Contrat Première Embauche en 2006.


Voir aussi l'avis de Jules, toujours le plus rapide s'il n'a pas un verre de Chardonnay dans une main et la taille d'une jolie fille dans l'autre.

Notes

[1] Oui, c'est un appeau à troll, mais c'est quand même vrai.

[2] Ce verbe sera utilisé, brevitatis causæ, dans le sens de “ reproduction, de représentation, de mise à disposition ou de communication au public d'oeuvres ou d'objets protégés par un droit d'auteur ou par un droit voisin sans l'autorisation des titulaires des droits prévus aux livres Ier et II lorsqu'elle est requise ”, afin d'économiser ma bande passante.

[3] Rappelons qu'une adresse IP permet d'identifier l'accès internet utilisé, mais pas forcément l'ordinateur utilisé si plusieurs sont connectés, et en aucun cas la personne devant son clavier.

[4] Jean-François Copé, président du groupe UMP (quand il a le temps d'être à l'assemblée), le 24 mai 2009 sur Europe 1.

[5] C'est à dire que toute faute amenant à une sanction doit avoir été prévue par la loi, de même que la sanction qui l'accompagne : pas d'arbitraire en ce domaine.

[6] Spéciale dédicace à Franck Riester, rapporteur du texte, qui a affirmé le contraire le 4 mai 2009 dans l'hémicycle, juste avant qu'un prix Busiris ne lui frôle les oreilles.

[7] Pour une fois qu'on a l'occasion de l'utiliser, lâchons-nous.

vendredi 27 février 2009

Pas de blackout chez Eolas

Je suis actuellement bombardé de demandes relayant l'appel au blackout de "la Quadrature du Net", demandant à qui veut bien les entendre de noircir symboliquement leur site internet, leur avatar, leur profil facebook ou que sais-je encore pour protester contre le projet de loi dit HADOPI[1], dit aussi Création et internet, dont le vrai nom est projet de loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet. Mais bon, je sais que loi FDPCI, c'est pas très sexy comme nom de super vilain.

Je vais donc faire une réponse collective au collectif.

C'est non.

Je vais parler du projet de loi HADOPI/HADŒPI/C&I/FDCPI, c'est promis ; encore qu'à la veille de la discussion publique, qui s'annonce plus mouvementée qu'au Sénat — Mais aurait-elle pu être moins mouvementée qu'au Sénat ? —, c'est parler d'un texte virtuel.

Mais, et cela vaut aussi pour l'avenir, je ne me joindrai jamais à un de ces collectifs qui substituent à l'action politique le comportement moutonnier et la pose de la dénonciation vertueuse à une action subtile, discrète et efficace (oui, du lobbying, allez demander à l'industrie audiovisuelle qui a beaucoup influencé ce projet si c'est mal, le lobbying). Bon, quand je dis discret et subtil, je ne pensais pas à ça, hein.

Quand j'ai ouvert ce blog en avril 2004, c'est en grande partie en réaction aux cris d'orfraie poussés contre l'adoption de la LCEN, qui devait transformer la France en la 23e (ou 24e, selon votre opinion sur Taiwan) province de Chine. Je caricature ? Voici l'une des bannières en vogue à l'époque. Tout dans la subtilité.

).

Tout le monde criait à la mort de l'internet et à sa censure généralisée, alors que la loi Perben II passait comme une lettre à la poste malgré les manifestations des avocats.

Rebelotte en 2005 avec la loi DADVSI, qui devait me conduire en prison si j'utilisais Thunderbird ou si je regardais des DVD sur VLC. Je viens de regarder l'intégrale des 4 films “TAXI” en DVD sur VLC, et je ne suis pas en prison (mais je suis bien puni quand même).

La loi DADVSI est passée malgré les bannières et cris d'alarme d'EUCD.info. Et la loi antiterroriste est passée en même temps comme une lettre à la poste. Grande leçon pour le législateur. Vous voulez porter atteinte aux libertés ? Faites une diversion en menaçant de priver le citoyen d'internet. Vous pourrez du coup fliquer internet sans faire tiquer qui que ce soit. Car quelle loi, selon vous, oblige les fournisseurs d'accès à conserver les données de connexion à internet et à les tenir à disposition de la police ? Une loi contre le téléchargement ? Non, contre le terrorisme. Et pourtant, elle sert dans les procédures contre les téléchargements illicites. pwned.

D'ailleurs, là aussi, alors que le rapport Olivennes mettait en émoi les spécialistes du cris d'alarme à contre-temps, qui a protesté lors de la discussion du projet de loi de lutte contre la contrefaçon ? Pas assez sexy, on ne va pas noircir des sites avec ça. Et pourtant cette loi permet désormais aux ayant-droits d'exiger que le juge calcule leur préjudice en appliquant leur marge bénéficiaire sur chaque fichier téléchargé, bref d'obliger le juge à présumer qu'un téléchargement équivaut à une vente de perdue (art. 32 de la loi). Certes, c'était l'application d'une directive européenne (2004/48/CE) mais cela n'avait pas arrêté l'opposition aux lois DEDVSI et LCEN.

Résultat de la loi DADVSI ? Les DRMs sont morts, tués par le marché (le marché, c'est comme les anglais au rugby : à la fin, c'est toujours lui qui gagne). iTunes et Virgin les ont supprimé, ils vendent au format MP3 AAC sans MTP.

On peut s'agacer du fait que le législateur ne tire pas les leçons du passé et recommence les mêmes errements : une usine à gaz, une autorité administrative indépendante pour lui refiler le bébé (qui se souvient de l'ARMT, créée par la loi DADVSI, qui s'est réunie 23 fois, a entendu 12 personnes et qui, pour remplir son rapport obligatoire, est obligée de raconter qu'elle a accueilli trois stagiaires étudiantes en droit et expliquer quel fut leur travail (rapport 2008, pdf, page 19). C'est exact, et c'est plus constructif comme critique que coller un javascript qui va ralentir l'affichage du site comme le propose la Quadrature.

Les débats sur la loi Création et internet promettent d'être mouvementés. D'autant que l'opposition a une vraie carte à jouer : un projet de loi mal fichu, impopulaire, et qui ne résulte pas d'une directive européenne, donc le parlement est totalement libre de ne pas adopter. Sans compter le passage par le Conseil constitutionnel.

Alors, pas de panique, pas de FUD, pas de dénonciation vertueuse et verbeuse.

On va faire du droit, et profiter du spectacle. Quoi qu'il arrive, je vous promets qu'après, on sera toujours en démocratie.

Et puis de toutes façons, je ne sais pas modifier mon template pour un fond noir.

Notes

[1] De l'acronyme pour Haute Autorité pour la Diffusion des Œuvres et la Protection des Droits sur Internet, HADŒPI donc en fait, créée par cette loi.

mercredi 23 juillet 2008

Facebook est-il un mouchard ?

L'art de prendre des notes est difficile, et je concède avoir une tendance à un débit élevé quand je m'exprime (les magistrats ont une capacité d'attention relativement réduite, surtout en fin d'audience, et il faut parfois faire passer un message en très peu de temps). La charmante journaliste du Post qui m'a interviewée au téléphone est donc toute pardonnée de n'avoir fait qu'une retranscription partielle de mes propos, surtout qu'elle a enduré avec le sourire mes sarcasmes sur son média.

Néanmoins, je dois à mes lecteurs une plus grande rigueur qu'aux siens, ceux-là ayant été nourris, tels de voraces Romulus, à la mamelle de l'exigence, tandis que les lecteurs du Post sont à l'abri de l'indigestion les sujets de fond étant abordés avec retenue.

Lepost.fr a donc sollicité mes lumières sur une affaire reprise par La Libre Belgique : dans deux affaires judiciaires jugées aux États-Unis, le procureur a tiré argument des pages Facebook des prévenus pour demander, et semble-t-il obtenir des peines plus lourdes. La journaliste du Post se demandait si cela serait légal en France. Ma réponse telle que retranscrite dans l'article, je le crains, ne rend pas hommage à la pédagogie dont j'ai tâché de faire montre :

“Oui.”

Je vais donc me permettre de développer un peu, ce qui évitera que mes éventuelles fulgurances intellectuelles ne soient à jamais perdues (ou à défaut de fulgurance, que mes erreurs soient redressées par un aréopage de lecteurs infiniment plus compétents que moi).

Les affaires en cause

Les deux affaires étaient les suivantes, d'après le récit qu'en fait la Libre Belgique : dans la première, Joshua Lipton, qui avait bu autre chose que du thé avant de conduire, a blessé une personne. Poursuivi pour conduite sous l'empire d'un état alcoolique, il a été condamné à deux ans fermes quand le procureur a exhibé une photo de lui hilare, prise à une soirée festive postérieure aux faits, où il était déguisé avec l'uniforme orange des prisonniers.

Dans la deuxième, Lara Buys était poursuivie pour homicide involontaire pour avoir causé, lors d'un accident, la mort du passager de sa voiture, elle même conduisant en état d'ivresse. Le procureur, qui pensait dans un premier temps demander du sursis, a découvert sur la page Facebook de l'intéressée une photo de celle-ci, une verre d'alcool à la main, plaisantant sur le sujet de la boisson, photo mise en ligne postérieurement aux faits.

À ma connaissance, cela n'est jamais arrivé en France, mais cela serait parfaitement possible.

Quel intérêt ?

L'enjeu d'une audience correctionnelle est double : d'abord établir la culpabilité du prévenu, qui très souvent ne fait pas de difficulté ; puis fixer la peine.

Pour fixer cette peine, la loi laisse le juge libre, lui donnant juste des instructions sur la fin recherchée. C'est l'article 132-24 du Code pénal :

Dans les limites fixées par la loi, la juridiction prononce les peines et fixe leur régime en fonction des circonstances de l'infraction et de la personnalité de son auteur. Lorsque la juridiction prononce une peine d'amende, elle détermine son montant en tenant compte également des ressources et des charges de l'auteur de l'infraction.

La nature, le quantum et le régime des peines prononcées sont fixés de manière à concilier la protection effective de la société, la sanction du condamné et les intérêts de la victime avec la nécessité de favoriser l'insertion ou la réinsertion du condamné et de prévenir la commission de nouvelles infractions. (…)

Vous remarquerez que cette formule mêle sans ordre logique des éléments favorables au condamné (favoriser son insertion ou sa réinsertion) avec des éléments défavorables (protection de la société, prévention de l'itération voire la réitération del 'infraction). Cela est dû à des modifications subséquentes, la mention des intérêts de la victime ayant été rajoutée de manière saugrenue par un législateur ne sachant plus où déverser ses larmes (la peine ne regardant en rien la victime), et la prévention de la réitération par le même législateur ne sachant plus où écrire que la récidive ce n'est pas bien, de peur que ce détail ait échappé aux juges ces deux derniers siècles.

Juste un détail en passant, tout de même : cet ajout de la mention de la prévention de la réitération est due à la loi Clément du 12 décembre 2005. Or c'est précisément la prévention du risque de réitération qui a principalement motivé la détention provisoire dans l'affaire d'Outreau. Dormez en paix, tout va bien : le législateur s'occupe de tout.

Ha, et puisque je suis dans le législateur-bashing, une dernière : la loi n° 2007-297 du 5 mars 2007 (article 68) relative à la prévention de la délinquance avait ajouté à cet article un aliné ainsi rédigé :

« En matière correctionnelle, lorsque l'infraction est commise en état de récidive légale ou de réitération, la juridiction motive spécialement le choix de la nature, du quantum et du régime de la peine qu'elle prononce au regard des peines encourues. »

Cet alinéa a été abrogé par l'article 4 de la loi n°2007-1198 du 10 août 2007 renforçant la lutte contre la récidive des majeurs et des mineurs (dite loi sur les peines planchers). Je ne ferai pas l'injure de rappeler à mes lecteurs que s'il y a eu des élections générales dans l'intervalle, elles n'ont pas abouti à un changement de majorité politique. Vérité en mars, erreur en août. Nouvelle illustration de la politique de gribouille. Deux lois en cinq mois, pour faire un pas en avant, un pas en arrière, et ça compte pour deux réformes. Dormez en paix, tout va bien : le législateur s'occupe de tout.

Je m'égare, mais je ne voulais pas que Benoît Raphaël croie que j'en veux particulièrement à son site. J'en veux à tout le monde, je suis dans ma période Alceste.

Revenons en au sujet

Le débat sur la peine est donc un vrai débat, trop souvent escamoté de l'audience, alors qu'il peut être profondément juridique, en cas de casier garni, par exemple.

Dans des affaires graves de blessures involontaires voire homicide commis à l'occasion de la conduite d'un véhicule sous l'empire d'un état alcoolique (peines encourues : respectivement trois à sept ans et cinq à dix ans selon les circonstances), aucun obstacle légal n'empêche un procureur d'aller chercher des éléments rendus publics sur internet par le prévenu tendant à démontrer que la contrition dont il fait montre à la barre semble feinte et établir qu'il a continué à avoir une consommation alcoolique analogue à celle ayant provoqué l'accident jugé. Dès lors que n'importe qui y a accès, le procureur peut en faire état (même si, entendez-moi bien, le procureur n'est pas n'importe qui). Les seules conditions sont qu'il ait eu accès légalement à ces données, et qu'elles aient été communiquées à la défense en temps utile pour permettre le débat contradictoire.

J'ai fait ainsi état d'une affaire où je suis intervenu ou un prévenu a passé un mauvais quart d'heure quand le procureur a fait état d'un texte de rap publié sur le site du groupe auquel appartenait le prévenu où il menaçait de représailles la personne qu'il pensait être à l'origine de la dénonciation ayant abouti à sa présence en ces lieux. N'ayant pas assisté aux délibérés, je ne puis dire si cela a influé sur sa peine, mais j'ai ma petite idée, ayant cru remarquer que les juges avaient tendance à interpréter les menaces sur autrui comme un indice du chemin restant à parcourir avec l'amendement du condamné. Cet incident est passé totalement inaperçu, mais c'était une page perso horriblement[1] web 1.0, pas Facebook qui est tellement plus trendy. Pourtant, c'est la même chose, juste moins 2.0.

Procureur de la République wants to be your friend…

Donc, c'est possible. Est-ce que ça va devenir fréquent ? Non, je ne le pense pas. Facebook n'est pas si répandu que ça en France, et cela tient du phénomène de mode. C'est un site qui amuse les étudiants, les jeunes, et les candidats au bâtonnat, pas les prévenus habituels des audiences-pochtrons. Et parmi les utilisateurs, ceux qui publient en masse des détails sur leur vie privée et leurs sorties sont encore plus rares. Bref, ce serait du temps de perdu pour le parquet, qui a autre chose à faire, comme remplir de passionnants formulaires statistiques qui semblent mettre la Chancellerie en joie.

En conclusion, évitez de conduire après avoir bu, vous pourrez continuer à faire ce que vous voulez sur Facebook (sauf m'envoyer des invitations à des applications stupides, je les refuse toutes systématiquement).

Notes

[1] Sérieusement. À côté, la page d'Étienne Chouard, c'est du Vermeer.

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