Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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vendredi 4 avril 2008

vendredi 4 avril 2008

Affaires Fuzz, Dicodunet, lespipoles et autres : et si le juge avait raison ?

Jusqu'à présent, un peu pris par le temps, je n'ai fait que reprendre les décisions rendues dans la vague de procès faites à des sites internet pour atteinte à la vie privée. Mon souci était de vous présenter les décisions, de vous expliquer ce que le juge a dit (et ce qu'il n'a pas dit), afin de vous permettre de vous faire une opinion.

Ayant pris le temps de la réflexion, réflexion enrichie par vos nombreux commentaires (encore une fois : merci. Ce blog ne serait rien sans ses commentateurs), j'ai fini par me faire ma propre opinion de cette jurisprudence naissante. Et pour ma part, je ne partage pas les avis très critiques qui semblent majoritaires. Et si le juge avait eu raison ?

J'écarte d'emblée les procès en incompétence : le juge n'aurait rien compris au problème technique, car il n'est pas un informaticien. Vous allez voir que ces décisions ne révèlent aucun contresens sur la réalité technique de ces sites, mais relèvent d'un choix entre différentes valeurs protégées par la loi.

Et que diable, pas plus qu'il n'est besoin d'être juriste pour comprendre le droit (sinon, qu'est-ce que vous faites là ?), il n'est besoin d'être geek pour comprendre un minimum l'informatique.

La preuve en est votre serviteur, qui n'est pas un geek (je mange mes pizzas chaudes, j'ai une épouse et une vie sociale, et quand j'ai un problème technique avec mon blog, je menace d'assigner mon hébergeur pour qu'il le règle), sait très bien ce qu'est un flux RSS (Rieule Sime-peule Sinediquécheune, et toc). Et je pense que le juge a parfaitement compris qu'il s'agit d'un format de fichier informatique qui permet facilement la reprise automatique d'articles publiés sur d'autres sites, faite sans intervention ni validation humaine. C'est ce qui permet à mes lecteurs de lire l'intégralité de mes billets depuis un programme ou un site dit d'agrégation plutôt que de devoir charger ma page, et de fausser ainsi mes statistiques de fréquentation.

Et comme d'habitude, dès qu'une nouveauté apparaît, les non juristes affirment benoîtement que le droit est dépassé.

Le droit n'est pas dépassé. Les règles sont les mêmes pour tous, et celles relatives à la publication restent les mêmes sur tout support, même nouveau, le seul problème du juge étant d'appliquer ces règles dans un nouvel environnement. Ce n'est pas facile, mais il a fait des études, et c'est passionnant ; de plus, pour l'aider, il a à l'audience deux esprits brillants qui lui proposent deux thèses contradictoires, réfutent mutuellement leurs arguments et répondent à toutes ses questions.

En l'espèce, quels textes le juge devait-il appliquer ?

En premier lieu, la loi (art. 9 du code civil) interdit toute atteinte à l'intimité de la vie privée sans le consentement des personnes concernées, notamment par la publication d'informations portant atteinte à cette intimité. Il ne fait plus débat depuis longtemps que les relations sentimentales, même entre personnes célèbres, sont protégées au titre de la vie privée. Un site qui prend l'initiative de publier une telle information se met en faute au regard de l'article 9 du code civil. Personne ne le nie.

La loi impose aussi (art. 1382 du code civil) à quiconque commet une faute causant un préjudice à autrui de réparer ce préjudice. Il en va de même en cas de simple négligence ou d'imprudence (art. 1383 du code civil). C'est ce qu'on appelle la responsabilité civile.

Enfin, s'agissant d'internet, la LCEN exonère l'hébergeur[1] de toute responsabilité tant qu'il n'est pas établi qu'il avait connaissance du caractère illicite de ce contenu et s'il n'a pas réagi promptement pour enlever ce contenu (promptement étant pour la jurisprudence actuelle le jour même).

Voilà, très résumé, les règles en vigueur. Le juge doit les concilier, ou si elles se heurtent frontalement, décider laquelle l'emporte.

Se pose dans nos affaires le problème de sites qui se présentent comme des sites où on peut trouver tout ce qui se raconte sur internet, et qui agencent ces nouvelles en différentes rubrique : Politique, sport, culture... et people. Pour les affaires Lespipoles.com et dicodunet entre autres, ces sites reprennent dans cette dernière rubrique les nouvelles publiées par les sites de journaux comme Voici, Gala, Public, Closer, qui on fait leur profession de fouler du pied le droit à l'intimité de la vie privée des stars ou personnes réputées telles.

La thèse que soutiennent les gérants de ces sites, exploités par des sociétés commerciales, est qu'ils ne sont pas responsables de ce qui est publié sur leur site car c'est d'abord (en fait simultanément) publié ailleurs. Thèse séduisante pour eux : comme ce n'est pas eux qui font le contenu de leur site, ils ne sont pas responsables de ce qu'il y a dessus (en revanche, ils ne contestent pas être les créanciers des revenus publicitaires).

Question alors : qui l'est ?

Première hypothèse : Personne. Donc il serait possible pour une société commerciale de porter atteinte impunément à la vie privée d'autrui, quand bien même la loi l'interdit, et de toucher des revenus publicitaires de ce fait ? Cette solution doit être écartée : elle revient à permettre de s'enrichir d'une activité illégale.

Deuxième hypothèse : Le site qui émet le flux RSS. Il l'est sans nul doute du fait d'avoir publié l'info chez lui. Mais que des personnes aient, sans son autorisation préalable, repris son flux sur leur site commercial, le rend-il responsable de cela ? Gala.fr est-il responsable du contenu de Dicodunet ou de Lespipoles.com ? Posons la question de manière plus rigoureuse juridiquement et vous verrez que la solution devient évidente : la SNC Prisma Presse est-elle responsable du contenu des sites de la SARL Fox Interactive et de la SARL Aadsoft.com, avec qui elle n'a aucun lien organique (ce ne sont pas les mêmes associés) ou contractuel ? Là encore, la réponse est non : chacun est responsable de son propre fait, pas du fait d'autrui, sauf exceptions légales (j'y reviens tout de suite avec la LCEN).

Reste la dernière hypothèse, qui par élimination semble la bonne, en tout cas la seule qui tient : c'est le site qui publie matériellement l'info qui en est responsable.

Objection opposée par les concernés : la LCEN. “ Nous sommes dans un cas d'exception légale au principe de notre responsabilité, car nous ne serions qu'hébergeurs. Nous ne serions responsable qu'en cas de notification du contenu illicite et inaction de notre part ” disent-ils en substance et en défense.

Le juge écarte cette thèse, car les sites concernés ne sont pas une simple agrégation de liens comme une page Bloglines publique, ou une page entièrement gérée par un internaute comme un univers Netvibes. Ces sites ont un titre, un slogan, une présentation, une mise en page, une catégorisation des liens, et les met en forme (ce ne sont pas de simples phrases soulignées et écrites en bleu : sur Fuzz, par exemple, le titre du lien apparaissait en gras, en gros caractères) . Créer une catégorie People et y afficher le flux RSS de Gala.fr est un choix éditorial. Ce faisant, l'éditeur du site prend en connaissance de cause le risque très probable de publier une nouvelle portant atteinte à l'article 9 du Code civil. Ou leur gérant est d'un amateurisme frisant l'incompétence, ce qui dans ce cas n'est pas une excuse absolutoire. S'il prend ce risque, qu'il l'assume, soit en surveillant les nouvelles publiées, soit en les validant a priori, soit en assumant les conséquences financières des fautes ainsi commises.

L'affaire Fuzz est différente en ce que Fuzz n'agrégeait pas des flux RSS mais publiait des liens envoyés par les lecteurs inscrits sur le principe de “ Ça me semble intéressant, je l'envoie sur Fuzz”.

Néanmoins, le juge aboutit à la même solution.

Expliquer cela par "le juge n'a rien compris" est très facile et ne repose sur rien. J'ai publié de larges extraits de l'ordonnance. À aucun moment n'apparaît un contresens ou une absurdité. L'accusation d'incompétence est trop facile.

La question se posait en fait dans les mêmes termes que dans les affaires précédentes : faut-il laisser faire ce qui est expressément interdit (l'atteinte à la vie privée) ? Faut-il exonérer l'éditeur du site et dire que le responsable est l'adhérent qui a publié le lien ?

Mais dans ce cas, comment un tiers victime d'une atteinte à sa vie privée peut-il l'identifier ? Comment peut-il efficacement mettre fin à cette atteinte à sa vie privée, quand la loi dit qu'il a droit à ce que des mesures urgentes soient prises à cette fin, s'il se retrouve face à un site irresponsable et un auteur inconnu ? Ce choix suppose de sacrifier le respect de la vie privée de chacun sur l'autel de la liberté d'expression sur l'internet. Cela peut s'envisager, même si la perspective ne me paraît pas particulièrement réjouissante, mais dans ce cas c'est à la loi de le dire. Or ce n'est pas ce qu'elle dit actuellement.

Ou alors est-ce l'éditeur du site qui en assume la responsabilité, toute la responsabilité à l'égard d'une victime de son contenu, quitte à appeler en garantie l'adhérent responsable[2], et à demander au juge de le condamner à prendre en charge toutes les condamnations ? C'est cette solution qui est retenue. Cela contrarie les internautes qui sont exploitants de sites, bien sûr. Mais il n'y avait pas de solution qui satisfasse tout le monde.Le juge doit trancher. Et je ne suis pas convaincu qu'il n'ait pas retenu la moins mauvaise des solutions.

Notes

[1] Défini à l'article 6, I, 2 comme étant « les personnes physiques ou morales qui assurent, même à titre gratuit, pour mise à disposition du public par des services de communication au public en ligne, le stockage de signaux, d'écrits, d'images, de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services ».

[2] L'appel en garantie consiste pour une personne (le garanti) qui est citée en justice pour un fait dont elle est juridiquement responsable, à citer à son tour une personne légalement tenue à son égard d'assumer les conséquences du fait dommageable (le garant) ; cela peut être l'auteur du fait dommageable, un assureur, un cocontractant à qui le garanti a délégué une partie de l'exécution du contrat. Par exemple, je charge la société Zog Zog de transporter ma quatrième Aston Martin dans mon Château au San Theodoros. La société Zog Zog charge la société Titanic de faire traverser l'Atlantique jusqu'au port de Tapiocapolis. A l'arrivée, je retrouve ma voiture toute cabossée. J'assigne la société Zog Zog qui n'a pas respecté son obligation de me rendre ma voiture telle que je lui ai laissée. La société Zog Zog assigne en garantie la société Titanic, armateur du navire. La société Titanic assigne en garantie le Port Autonome de Tapiocapolis en tant qu'aconier (déchargeur du navire). Mon débiteur sera la société Zog Zog exclusivement ; mais s'il s'avère que les dommages ont eu lieu lors du transport, la société Titanic sera condamnée à rembourser à Zog Zog ce qu'elle me versera ; si c'est lors du déchargement, le Port Autonome de Tapiocapolis sera condamné à rembourser à la société Titanic ce qu'elle aura dû rembourser à la société Zog Zog... Le Port Autonome est le garant de la société Titanic qui est le garant de la société Zog Zog, qui est le garanti.

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