Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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jeudi 3 décembre 2009

jeudi 3 décembre 2009

Les gardes à vue sont-elles illégales ? (2)

— Maître, j’ai entendu un hélicoptère se poser sur le toit du cabinet. Vous êtes revenu ?

— Oui, mon Jeannot. Désolé d’avoir dû filer, mais l’Académie Busiris a dû siéger, et samedi soir, j’avais un match de rugby.

— C’est pour ça que vous êtes couvert de bleus ?

— Las, la zone d’en but néo-zélandaise n’a pas eu cette chance. L’équipe de France n’a pas marqué un seul point de la main, cette fois… Mais passons. Que veux-tu ?

— Vous apporter une tasse de thé.

— Toi, tu as une question à me poser. Oh, du thé de noël ? Bon, c’est un des rares thés parfumés que j’accepte de boire, plus par tradition que par goût. Que veux-tu donc savoir ?

— Ma foi, nous en étions à parler des gardes à vue…

— …Et nous en arrivions à la question : « que faire » ? Voyons les pistes qui s’offrent à nous, étant précisé qu’il ne s’agit ici que de réflexions que je fais à haute voix et destinées à être soumises à l’avis perspicace de mes commentateurs, tant les voies ouvertes par le code de procédure pénales sont limitées, et je n’ai pas la prétention d’avoir la compétence pour décider des modalités d’une action collective de ma profession. Mais ces voies existent, et nous nous devons de les utiliser, sous peine de perdre notre crédibilité quand nous en exigerons de nouvelles. L’indignation et la dénonciation de cette situation, c’est bien, mais nous sommes aussi des techniciens du droit en charge de la défense. Nous avons l’obligation d’exercer notre ministère sans attendre que le législateur daigne nous y autoriser.

— Vous savez comme je suis attaché à la Défense. Je vous écoute.

— Suivons la logique juridique et commençons par la fin.

— C’est logique, ça ?

— Les dossiers judiciaires sont ainsi faits : les actes les plus récents en haut, les premiers qu’on voit sont les derniers faits. Outre que cela réalise la Prophétie du Sauveur[1] dont nous allons bientôt fêter la naissance, ce sont ceux que l’on consulte le plus souvent pour voir où en est le dossier. Ça simplifie la consultation.

— Dit comme ça, c’est logique.

— Et l’objectif doit être de porter la question devant la cour européenne des droits de l’homme. Seule une condamnation de la France sera à même de convaincre le Gouvernement et Guillaume Didier. Encore que s’agissant du premier, j’ai l’impression qu’il a parfaitement réalisé la situation : le premier ministre a tenu des propos indiquant qu’il ne refusait pas le principe d’une réforme de la garde à vue ; le droit pour l’avocat d’y intervenir réellement nous est présenté par le Président de la République comme une contrepartie à la suppression du juge d’instruction, ce qui ne manque pas de toupet, mais le président n’a jamais présenté de carence de ce côté-là. Mais dans le doute, direction Strasbourg.

— Et pour cela, que faut-il faire ?

— Soulever la question devant le juge national, qui est le premier juge de la convention européenne des droits de l’homme. C’est de toutes façons obligatoire pour porter la question devant la cour européenne, sous peine d’irrecevabilité.

— Sous quelle forme ?

— Des conclusions écrites, impérativement, pour saisir le tribunal de la question ce qui l’oblige à y répondre (art. 459 du CPP) et constitue la preuve de ce que la question a bien été posée.

— Une autre condition ?

— Oui, épuiser les voies de recours internes. Ce qui veut dire aller jusqu’en cassation. Si des avocats aux Conseils sont intéressés par ce combat et accepteraient d’intervenir à l’aide juridictionnelle, qu’ils se manifestent, étant rappelé qu’en matière pénale, le pourvoi est dispensé du ministère d’avocats aux Conseils, mais aussi que selon le troisième Théorème de Cicéron, jamais l’assistance d’un professionnel n’est plus nécessaire que quand la loi nous permet de nous en passer. Le pourvoi est une procédure particulière, qui a sa logique propre. On n’attaque que le raisonnement en droit, selon des critiques appelées “moyens”, qui peuvent se diviser en branches et qui sont bien connus : violation de la loi, contradiction de motifs, défaut de réponse à conclusion, dénaturation des faits, etc…, et est enserré dans des délais très stricts et des formes qui le sont tout autant. Si le pourvoi est une voir de recours extraordinaire, ce n’est pas pour rien. D’où l’intérêt des conclusions à l’audience, qui posent la question de droit qui pourra ensuite être critiquée Quai de l’Horloge.

— Et vous avez un modèle de conclusions ?

— Mon Jeannot, depuis le temps que tu fais ton stage ici, tu as pu te rendre compte que je ne répugne pas à faire travailler les autres. Des confrères illustres, et excellents, puisque parisiens, ont créé une association “je ne parlerai qu’en présence de mon avocat” et ont ouvert un site internet pour l’abolition de la garde à vue sans avocat : http://www.abolir-gardeavue.fr/ Il s’y trouve un modèle de conclusions libre de droits (un peu comme les gardé à vue, tiens…), à adapter et compléter. Je suggère notamment d’y ajouter les mentions des arrêts rendus en rafale par la CEDH et qui confirment expressément l’arrêt Salduz (Salduz était-il un arrêt pilote ?), notamment l’arrêt Danayan c. Turquie (no 7377/03) du 13 octobre 2009, Kolesnik c. Ukraine (requête no 17551/02), Boluçok c. Turquie (n°35392/04) du 10 novembre 2009 (en anglais seulement), Pishchalnikov c. Russie, requête n° 7025/04 du 24 septembre 2009. Et la rafale se confirme : la cour vient de rendre un nouvel arrêt dans le même sens le 1er décembre, Adalmis et Kiliç c/Turquie, req. n° 25301/04, Ajoutons que l’arrêt Danayan cite dans les précédents pertinents (§30 de l’arrêt) l’arrêt Poitrimol contre France de 1993, permets moi de graisser pour mon ami Guillaume Didier, où la cour disait déjà que la Convention exige de pouvoir être effectivement assisté d’un avocat. Le déni de réalité devient de plus en plus difficile.

— Mon papa a un ami qui est très fort pour ça.

— Je crains que même ce petit Hercule de la matière aura du mal à étrangler ce serpent là.

— Mais sans jeu de mot, quelles conclusions vos excellents confrères en tirent-ils dans leurs conclusions ?

— La nullité des PVs d’audition et de confrontation en garde à vue, en fait tous les actes liant le prévenu à cette garde à vue illégale, ou plutôt inconventionnelle, puisque si le code de procédure pénale a été respecté, c’est au prix du respect de la convention européenne des droits de l’homme, qui a une valeur supérieure.

— Et ça peut marcher ?

— Pas besoin d’être grand clerc pour deviner une certaine résistance des juridictions. Bien souvent, quand on plaide une nullité, on sent un désir de la juridiction de tout faire pour sauver la procédure. Le moyen le plus commode est d’invoquer l’absence de grief : art. 802 du CPP, dit le Fléau des Nullités, l’article de loi qui dit qu’il est légal de violer la loi tant que ça ne fait pas trop de mal à la défense, un concept bien français.

— J’entends déjà le téléphone sonner : tous vos lecteurs magistrats vont protester en commentaires.

— Je m’en doute bien, mais pour ma part, ma religion est faite depuis une affaire qui, par les hasards du traitement administratif est devenu un cas d’école assez unique : j’ai pu plaider deux fois le même dossier devant deux chambres à quelques jours d’intervalle. Et le résultat a été riche d’enseignement.

— Vous m’intriguez.

— C’est le but. Voici, une fois n’est pas coutume, une affaire que j’ai traitée.
Une belle et douce soirée de juillet, un groupe de lycéens fêtait sur les bords de Seine la fin des épreuves du baccalauréat. Les filles étaient jolies, la bière était fraîche, et la vue magnifique. La soirée s’annonçait bien. Au-dessus d’eux, sur les quais, une bagarre éclate à la terrasse d’un café. La police est appelée et arrive après la bataille. Elle ne s’avoue pas vaincue et munie de la description détaillée des sauvageons (“c’était des jeunes”), ils avisent les jeunes gens en contrebas. N’étant pas cacochymes, ils correspondent à la description. D’où contrôle d’identité. Goûtant peu d’être dérangés, les jeunes gens accueillent la maréchaussée plutôt froidement. Le ton monte. Une jeune fille a une parole qui déplaît à un des policiers qui s’estime outragé. La demoiselle est saisie et menottée (c’est important pour la suite) et embarquée. Son chevalier servant s’interpose, s’offusquant de ces méthodes et demandant qu’elle soit relâchée. La police, estimant que le jeune homme empêche leur véhicule de repartir, l’embarque aussi pour entrave à la circulation. Avec là aussi menottes. Tout ce beau monde est conduit au commissariat de l’arrondissement “pour présentation à l’OPJ”, dixit le procès verbal. Et va être entendu jusqu’à 3 heures du matin, avant d’être relaché (je précise qu’une mesure d’éthylomètre sera réalisée et révélera un taux très bas chez le jeune homme et nul chez la jeune fille). La procédure sera transmise au parquet par courrier, qui n’apprendra les faits qu’à ce moment car jamais ce jeune homme et cette jeune fille n’ont été placés en garde à vue. Donc pas d’avocat, pas d’avis à famille (les portables ont pourtant été confisqués) et le parquet n’a même pas été informé de cette rétention qui a tout de même duré presque cinq heures. Du coup, les courriers ayant été traités par deux substituts différents, le jeune homme a été convoqué devant une des chambres correctionnelles, et la jeune fille, la semaine suivante, devant une autre. J’ai donc déposé les mêmes conclusions de nullité devant les deux chambres et plaidé le même argument : le menottage révèle la contrainte, personne ne peut soutenir qu’ils sont restés volontairement au commissariat jusqu’à 3h du matin, après le dernier métro (c’était avant le Vélib), donc il y a eu contrainte, donc garde à vue, qui n’a jamais été notifiée, d’où nullité de la procédure, aucun des articles 63 n’ayant été respecté.

— Et qu’arriva-t-il ?

— D’abord, dans les deux cas, le parquet requit le rejet de la nullité. Là, je ne le comprends pas. En soulevant cette nullité, ce sont aussi ses prérogatives que je défendais : celles d’être informé des mesures de garde à vue afin de les contrôler, et au besoin ordonner qu’il y soit mis fin. Admettre que la police le mette devant le fait accompli, c’est abdiquer une fonction essentielle de garantie des libertés. Le fait qu’elle ne soit pas satisfaisante en l’état ne justifie pas qu’on s’en passe pour autant. Mais non, il faut sauver la procédure, le respect du rôle du parquet passe en second.

— Et le jugement ?

— La jeune fille a été relaxée après annulation de la procédure.

— Et pour son soupirant ?

— Mon exception de nullité, rédigée dans les mêmes termes et plaidée avec le même talent, a cette fois été rejetée.

— Pour quel motif ?

— Art. 802. Absence de grief.

— Mais la cour de cassation dit de manière constante que la violation des articles 63 du CPP fait nécessairement grief eu égard à la nature de ces garanties ?

— Je le sais, c’était même écrit dans mes conclusions.

— Vous avez fait appel ?

— Non. Mon client a été condamné à 100 euros d’amende avec sursis, décision extraordinairement clémente pour des faits de cette nature (deux ans encourus). Pourquoi voulez-vous qu’il fasse appel ? J’ai tenté de le convaincre, notamment en invoquant le fait qu’il n’échapperait pas aux 90 euros de droit de procédure du fait de sa condamnation. J’étais même prêt à le faire gratuitement, c’est dire. Mais il a choisi de tourner la page et d’oublier ce mauvais souvenir. L’orthodoxie juridique de la chose lui a échappé : il a été condamné à ne rien payer, ça lui allait. Je précise que je tiens à la disposition de tout magistrat dubitatif des scans anonymisés de ces deux jugements et de mes conclusions visées par le greffe. Donc, aujourd’hui, je n’accepte plus les protestations indignées des magistrats m’expliquant que non, seul le souci de la loi guide leur corps, jamais la volonté de sauver à tout prix un dossier pour la pédagogie judiciaire. Je ne dis pas que tous le font : la preuve, le premier juge a annulé la procédure sans hésiter plus que le temps du délibéré. Mais qu’on ne me dise plus qu’aucun ne le fait. J’en ai désormais la preuve.

— Donc vous supputez de faibles chances de succès devant les juges du fond ?

— Tu maîtrises fort bien le vocabulaire juridique, Jeannot. Tu as repris la fac ? Les juges du fond, pour mes lecteurs mékéskidis, sont les juges du fait et du droit (ils fixent au vu des éléments de preuves discutés par les parties quels faits sont établis avant de leur appliquer la loi) par opposition au juge du seul droit qu’est la Cour de cassation et qui tient pour acquis les faits tels que retenus par le juge du fond dont la décision lui est soumise. Le juge du fond, c’est le tribunal correctionnel et la chambre des appels correctionnels. Le juge du droit, c’est la cour de cassation. On peut contester que c’était bien son client qui s’est emparé du sac à main de la victime devant les juges du fond ; ce fait n’est plus contestable devant le juge du droit, qui s’assurera par contre que le juge a bien qualifié les faits de vol et pas d’escroquerie, par exemple. Oui, je pense que les chances sont faibles, pour plusieurs raisons. Depuis des années, de fait depuis leur début d’exercice professionnel, les juges estiment dans leur majorité que les règles actuelles de garde à vue, sans être pleinement satisfaisantes au regard des standards des autres nations démocratiques, sont conformes à la Convention. Dame, on ne remet pas en cause comme cela la pierre angulaire de la procédure pénale.

— Vous allez encore vous faire des amis.

— Mais il n’y a qu’à ses amis qu’on peut parler aussi franchement, et je ne doute pas que leur réplique témoignera par sa vigueur de la très haute estime en laquelle ils me portent aussi. Mais vois toi-même : jusqu’en 1993, l’absence totale de l’avocat en garde à vue ne les a pas ému plus que cela, alors qu’aujourd’hui, personne ne conteste que cette mesure était contraire à la convention européenne des droits de l’homme. De même que la première version de la loi, qui repoussait à la 20e heure l’intervention de l’avocat, alors qu’il est clair à présent qu’un tel retard systématique est aussi contraire à la Convention. Tiens, les juges ont également validé l’interprétation faite par la police que la phrase “Lorsque 20 heures se sont écoulées” devait s’entendre par la 21e heure, et non la première minute suivant la 20e heure. Une heure de grattée, contra legem. Vois aussi la règle du Code qui voulait qu’un prévenu qui ne comparaissait pas ne pouvait être représenté par un avocat. Si un avocat se présentait, le tribunal refusait de l’entendre. Pendant des années, en s’appuyant sur une jurisprudence très claire de la CEDH (Poitrimol c. France, 23 nov 1993), les avocats ont demandé à pouvoir être entendu. Refus obstiné (arrêts de la cour de cassation des 21 juin 1995, 6 mai 1997, 15 décembre 1998). La France a fini par se faire condamner très expressément par la CEDH pour cette pratique (arrêt Van Pelt c. France, n°23 mai 2000). Eh bien nous avions beau leur mettre cet arrêt sous le nez, rien n’y fit. Il fallut que la cour de cassation rendît en assemblée plénière un arrêt confirmant ce principe le 2 mars 2001 pour qu’enfin nous pûmes prendre la parole quand bien même notre client faisait défaut. Tiens, je me souviens même qu’un président de chambre des appels correctionnels, peu de temps après cet arrêt, refusa néanmoins d’entendre un avocat présent à l’audience qui s’était muni d’une copie de cet arrêt publié sur le site de la cour de cassation, car “cet arrêt n’avait pas encore été publié au Bulletin ni fait l’objet d’une information des magistrats par voie interne”. Le tollé fut immédiat chez tous les avocats présents, ce qui obligea le président à faire machine arrière et à donner la parole à l’avocat, mais le président manifesta sa désapprobation en lisant pendant la plaidoirie un autre dossier et en bavardant avec son voisin, pour montrer ostensiblement qu’il n’écoutait pas. Je te parle d’une scène dont j’ai été témoin direct, Jeannot. Il faudra finalement que le législateur, la mort dans l’âme tant cela allait à rebours de son inclinaison d’alors et actuelle, consacre ce principe en ajoutant par la loi Perben 2 du 9 mars 2004 un alinéa à l’article 410 du CPP pour mettre fin à la controverse. D’où je le concède un faible espoir que le changement vînt de la jurisprudence. Mais Dieu sait que j’adorerais que la suite des événements me donne tort.

— Mais ils ne peuvent pas réécrire le Code ?

— Non. Cela dit il n’en est nul besoin. Nulle part le Code dit que l’avocat n’a pas accès au dossier ni ne peut assister une personne interrogée. Le code ne fixe expressément qu’un droit à un entretien confidentiel pendant une durée maximale de trente minutes. Pour le reste, il ne dit rien, d’où il s’en déduit que l’avocat a droit à… rien. Mais absolument rien ne fait obstacle à ce que la jurisprudence estime que dans le silence de la loi et le fracas de la Convention européenne des droits de l’homme, désormais, l’avocat ne pourra se voir refuser l’accès à la procédure et assister aux interrogatoires. Mais on en est encore loin, quand on voit la jurisprudence actuelle. Le salut viendra plus surement, une fois n’est pas coutume, du législateur.

— Et justement, puisque nous progressons contre le cours du temps, au stade de la garde à vue, y a-t-il des choses à faire ?

— Oui, indubitablement. La défense commence au stade de la garde à vue. Même si nous ne pouvons pas faire grand’chose, le peu de chose que nous pouvons faire doit être fait.

— Et qu’est-ce donc ?

— Paradoxalement, ne pas parler de l’affaire qui motive la garde à vue.

— Voilà qui est étonnant.

— En apparence seulement. La loi ne nous donne que trente minutes et aucun accès au dossier. La qualification des faits n’est pas encore certaine (elle ne le sera que quand le parquet citera en justice). La seule version qu’on aura est celle du client, forcément partiale. Commencer à bâtir une défense là dessus, c’est construire un rempart sur des sables mouvants.

— Donc pas de défense ?

— Ai-je dit cela ? Non, nous devons dans ce laps de temps expliquer au gardé à vue ce qu’est une garde à vue, quelle est sa durée, quels sont ses droits, s’assurer qu’il a pu ou peut les exercer, et lui expliquer ce qui va se passer par la suite (de la remise en liberté pure et simple au défèrement pour placement sous contrôle judiciaire, comparution immédiate ou mise en examen) en passant par la citation directe, la convocation par officier de police judiciaire et les alternatives aux poursuites. S’enquérir brièvement des circonstances pour l’alerter des dangers les plus flagrants (si le gardé à vue d’une affaire de violences tient des propos racistes, il faut lui signaler que le mobile raciste est une circonstance aggravante et que son opinion sur la race de la victime n’intéresse que lui) et lui rappeler qu’il doit relire attentivement les PVs, qu’il n’est pas obligé de les signer et que dans le doute, il vaut mieux s’abstenir et que surtout il a le droit de se taire (Arrêt Saunders c. Royaume-Uni, 17 décembre 1996), et que c’est un droit dont il ne doit pas hésiter à faire abondamment usage. Crois-moi, les 30 minutes passent très vite. Et à la fin, il est temps de dégainer notre seule arme.

— Laquelle ?

— Les observations écrites. Je suis affligé de voir que dans la quasi totalité des dossiers où un avocat est intervenu en garde à vue, il n’a pas jugé utile de laisser des observations. Des gardes à vue ne justifiant aucune observation, c’est comme les ministres de gauche : ça existe, mais c’est rare.

— Quels types d’observations doivent être faites selon vous ?

— Songe, mon petit Jeannot, que les observations doivent être versées au dossier. C’est une pièce de la procédure de garde à vue que nous rédigeons nous-même. La seule. Elle sera lue par l’officier de police judiciaire responsable de la garde à vue, par le procureur, par l’avocat chargé de la défense, et par le tribunal, en ordre d’apparition à l’écran. Et je t’assure que si un dossier est lu très rapidement, les observations écrites de l’avocat font partie des pièces sur lesquelles le lecteur s’arrête. Voici donc une occasion de faire passer un message. C’est à eux qu’il faut penser au moment de se saisir de son stylo.

— Et concrètement, quels sont vos conseils ?

— Après quelques années à rouler ma bosse dans les commissariats, voici mes modestes lumières. D’abord, à Paris, toujours utiliser les formulaires fournis gratuitement par l’Ordre (allez les réclamer au Bureau pénal) : ils sont autocopiants en trois exemplaires. Vous remettez l’original à l’OPJ, l’exemplaire jaune au bureau pénal, et le blanc est pour vos archives. Comme ça, vous avez une copie de vos observations sans dépendre du bon vouloir de l’OPJ et de l’état de fonctionnement du photocopieur du commissariat pour avoir une copie, la loi ne nous donnant aucun droit à cette copie. Pour les confrères de province dont le barreau n’est pas ainsi équipé, ce serait une bonne idée que le CNB s’occupe de fournir chacun des barreaux de formulaires similaires et uniformes au niveau national. On pourra y mettre notre beau logo. Vous pourrez opportunément si vous l’avez avec vous y apposer votre cachet. Cela permettra à votre confrère saisi du dossier de vous contacter en cas de besoin (sinon seul le nom de famille est mentionné ; si vous vous appelez maître Martin, notre confrère est mal).

— Et sur la forme ?

— Écrire lisiblement bien sûr, les médecins des urgences médico-judiciaires ayant le monopole des documents manuscrits illisibles (Ah, la joie de parvenir enfin à déchiffrer les mots “ecchymoses” et “extenseur ulnarien du carpe” après des longues minutes à s’esquinter les yeux… On se sent un peu Champollion). Être prudent dans l’expression : quand on relate ce que nous dit le client, le préciser et employer le conditionnel, et réserver l’indicatif pour ce que l’on constate personnellement. Ne rien relater qui pourrait nuire à son client, bien sûr. Et ne pas aborder les faits, jamais. Ce n’est pas notre rôle, on ne sait pas ce qu’il a déjà dit ni ce qu’ont les enquêteurs dans leur besace, et ces déclarations pourraient se retourner contre lui. Pas de défense sans visibilité.

— Alors de quoi parler ?

— De la garde à vue et de l’état du gardé à vue : nous seuls en parlerons. C’est un témoignage que nous apportons. Voici un exemple de ce qu’il ne faut pas faire, tout d’abord :

« Monsieur Dupipo a été frappé et insulté lors de son arrestation, et des policiers lui ont volé la somme de 300 euros qu’il avait dans sa poche. Il est innocent des faits qui lui sont reprochés et est un ami personnel du Garde des Sceaux. ».

Quelle que soit la sincérité apparente de M. Dupipo, vous n’étiez pas présent lors de son arrestation, vous ne pouvez affirmer qu’il a été frappé et volé. Vous ne bénéficiez d’aucune immunité contre la diffamation non publique et l’outrage dans les observations écrites. Ne faites pas du droit à l’avocat en garde à vue le droit à la garde à vue de l’avocat. De même, vous ne savez pas s’il est vraiment innocent, et si ça se trouve, l’OPJ attend qu’on lui amène l’enregistrement d’une caméra de surveillance montrant en gros plan monsieur Dupipo commettre les faits qui lui sont reprochés. Épargnez-vous le risque du ridicule, laissez cela à Éric Besson. Enfin, en invoquant une protection, vous allez mettre dans l’embarras votre client s’il a menti, ou le garde des sceaux s’il a dit la vérité, sans que cela apporte grand’chose à la défense.

— Alors comment feriez-vous ?

— Des allégations de violence sont un élément grave que vous ne pouvez passer sous silence. D’abord, informez votre client que vous vous proposez de le mentionner dans des observations écrites au dossier. Insistez sur le fait que les juges le verront et que s’il s’avérait qu’il a menti, ça se retournera immanquablement contre lui, tandis qu’à ce stade, ça reste confidentiel. Laissez-lui une porte de sortie élégante en lui disant que comme vous ne constatez aucune trace de coup, il se pose peut-être un problème de preuve. S’il insiste, notez par exemple :

« Le gardé à vue se plaint de douleurs consécutives aux gestes pratiqués lors de son interpellation. Il serait souhaitable qu’un médecin l’examinât.» N’hésite jamais, mon Jeannot, à glisser un imparfait du subjonctif : ça embellit le dossier. « De plus, il m’informe qu’il aurait eu sur lui une somme de 300 euros lors de son interpellation mais n’est pas certain qu’elle ait été mentionnée dans sa fouille. Il convient de le rassurer sur ce point. ». Ajouter à cela des observations sur le déroulement de la garde à vue, en fonction des réponses aux questions que vous lui aurez posées : « Le gardé à vue me dit être privé de ses lunettes depuis son interpellation. Il m’indique être fortement myope et ne voit que très mal sans elles. Il souhaiterait qu’on les lui rendît ; à tout le moins, il convient de s’assurer qu’il les a lors des auditions pour relire les PV. Il m’indique également ne pas avoir eu de repas chaud depuis son arrivée au poste à 18 heures alors qu’il est 23 heures. Enfin, bien qu’il n’ait pas initialement souhaité user du droit prévu à l’article 63-2 du CPP, il souhaiterait faire prévenir de la présente mesure sa compagne Babette Deveau, au 06 xx (ou dont le numéro est au répertoire de son téléphone au nom “mon loukoum d’amour”). Le gardé à vue, qui m’indique être un fumeur invétéré, demande en vain à pouvoir fumer une cigarette (il aurait un paquet à sa fouille) depuis le début de la garde à vue. Il m’indique que le manque de tabac lui cause une véritable souffrance. Il se plaint enfin d’une odeur nauséabonde d’excréments humains dans sa cellule. J’indique avoir en effet perçu pour ma part des relents méphitiques en passant près du couloir des cellules. ».

Ajoutez-y des observations personnelles où vous n’êtes plus que simple témoin mais aussi avocat : « ”Je constate que le gardé à vue a des marques rouges très marquées aux poignets ; il m’indique qu’il s’agit des menottes dont le port lui est imposé depuis son arrivée et qui sont trop serrées ; malgré ses plaintes, on ne les lui aurait pas desserrées. Le gardé à vue m’informe avoir fait l’objet d’une fouille à nu à son arrivée. L’opportunité d’une telle mesure intrusive et humiliante s’agissant d’une personne à qui on reproche un outrage me laisse réservé. De plus, je constate que le gardé à vue doit en permanence quand il se déplace retenir son pantalon avec les deux mains car on lui a retiré sa ceinture. Le gardé à vue m’informe ne pas avoir pu dormir de la nuit car au commissariat central du 21e arrondissement où il a été transféré, la lumière serait restée allumée toute la nuit dans sa cellule. De plus, il n’aurait pas eu de couverture et n’avait donc que sa veste pour se réchauffer. Je constate que le gardé à vue a grelotté pendant tout l’entretien.». Cela peut aller jusqu’à la demande d’acte : « Le gardé à vue a un comportement exalté, et tient des propos incohérents, parfois à la limite du délire. Il convient de demander à un médecin de l’examiner et d’envisager une consultation psychiatrique. »

Ces exemples sont des observations que j’ai déjà faites dans des dossiers (pas toutes dans le même, rassurez-vous).

— Et vous croyez vraiment qu’elles servent à quelque chose ?

— Je suis plus enclin à le croire que si elles ne figuraient pas au dossier. D’abord, cela donne un élément de contexte au tribunal. La garde à vue, il n’y était pas. Vous, oui. Alors racontez-lui comment ça se passe. Un juge n’est jamais trop informé. Ensuite, vous donnez des munitions à votre confrère chargé de la défense. A-t-il eu ses lunettes pour relire les PV ? A-t-il pu fumer, ou lui a-t-on fait signer ses aveux après 24 heures de privation de tabac contre la promesse de pouvoir s’en griller une ? Quand on dit qu’il a été “laissé au repos” dans le PV de fin de garde à vue, ça veut dire laissé toute la nuit dans une cellule lumineuse et sentant les selles, à grelotter de froid ? Ça peut expliquer pourquoi il a une tête de serial killer aux yeux injectés de sang en arrivant aux comparutions immédiates et pourquoi il s’endort sur le banc des prévenus, et qui sait ? Ça peut même permettre de détecter une erreur judiciaire, un jour. C’est important, je le maintiens, car comment exiger un rôle plus important lors de la garde à vue si on ne remplit pas déjà celui qui nous est dévolu aujourd’hui.

— Et faut-il demander à accéder au dossier ?

— Je me suis posé la question. Dois-je demander à accéder au dossier, voire à revenir pour l’audition, et mentionner le refus dans les observations ? J’opine pour le non. C’est inutile, ces demandes seront refusées et aucun tribunal n’en doutera, c’est la pratique actuelle et constante depuis la création du Tribunal de la Sainte Inquisition. L’OPJ risque de ne pas comprendre que cela s’inscrit dans une démarche collective du barreau et vous prendre pour un incompétent complet, et du coup il ne prêtera aucune attention à vos observations. Mais vos observations permettront de souligner en creux, en cas de recours devant la CEDH, combien votre rôle est limité. Un dernier conseil sur les gardes à vue…

— Oui ?

— Votre comportement doit être vis à vis des policiers d’une courtoisie irréprochable du début jusqu’à la fin de votre présence dans les locaux. Vous êtes avocat, et vous êtes bien élevé aussi je suppose. Vous verrez que les policiers sont eux-même très à cheval sur les règles de courtoisie et vous paieront automatiquement de retour. Et toute arrogance de votre part sera également payée de retour. Ce n’est pas s’abaisser de saluer les personnes que vous croisez dans les couloirs, de vous présenter spontanément en déclinant vos nom et qualité, de dire s’il vous plait et merci quand bien même vous exercez un droit garanti par la loi, et de dire au revoir en partant. Vous n’êtes pas chez vous, ce n’est pas à vous de tendre la main pour serrer celle de l’OPJ, mais à l’OPJ de le faire. Vous ne devez pas refuser de la lui serrer ni vous formaliser s’il ne vous la serre pas (généralement, ils ne le font pas), ce peut être une façon de marquer une distance du fait que nous intervenons à des titres fort différents dans la procédure, et il est des distances courtoises. Veiller à avoir à portée de main dès votre arrivée votre carte professionnelle et votre fiche d’intervention si vous êtes commis d’office sans que l’OPJ n’ait à vous les réclamer ni que vous ayez à fouiller dans votre sacoche. Vous êtes pressé, lui aussi. Et si vous tombez, c’est rare mais cela arrive, sur un OPJ mal embouché qui n’apprécie pas vos observations, laissez glisser sans réagir, ça ne sert à rien et vous n’êtes pas en position de force. Vous ne savez pas la journée ou la nuit qu’il a eue, ce qu’il a vu et ce qu’il a encaissé. Ils ont mérité de par leur métier un peu d’indulgence, et si une limite est franchie, vous en référez au Bâtonnier qui vous accompagnera pour une plainte à sa hiérarchie.

— Voilà qui me donnerait presque envie de commettre un délit de fuite au guidon de mon scooter, pour connaître les joies de la garde à vue et peut-être avoir un arrêt de la CEDH à mon nom.

— Comme “presque” est un joli mot, Jeannot. Tâche de ne jamais l’oublier. Et file refaire du thé pour mes invités qui vont venir commenter mes propos ci-dessous. Cela promet d’être intéressant.

Notes

[1] “Ainsi les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers.” (Matt. 20,16)

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