Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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jeudi 29 mars 2012

jeudi 29 mars 2012

La France peut-elle être condamnée pour la mort de Mohamed Merah ?

Les déclarations du père de Mohamed Merah, auteur de sept assassinats à Toulouse et Montauban et abattu par la police le 22 mars dernier, indiquant son intention de poursuivre la France pour la mort de son fils, ont beaucoup scandalisé.

Histoire d’être une fois de plus à rebrousse-poil de l’émotion populaire, ce qui est l’essence du ministère de l’avocat, je dirai que pour ma part, je suis scandalisé de l’outrance des réactions à ces déclarations. La campagne électorale n’excuse pas tout quand on siège au Gouvernement de la République, pour ne pas mentionner celui qui la préside.

Un père dont le fils est mort, tué par la police, met en cause la responsabilité de l’État, estimant que cette mort aurait pu être évitée. Quoi de plus banal ? La justice traite des dizaines de cas similaires. La France reste un État de droit, certes imparfait, mais on progresse. Un État de droit est un État soumis à ses propres règles, respect qui peut au besoin lui être imposé par un juge. Seule la loi pose les droits de chacun et leur limite : elle est la règle commune, et nul ne peut l’écarter par caprice individuel. Même au nom du scandale public, ou de l’impudeur de la démarche, impudeur qui serait un bien étrange critère pour faire échec à la loi.

En l’occurrence, que dit la loi ?

Tout d’abord, qu’on ne poursuit pas “la France”, qui n’a pas d’existence juridique en soi, c’est une entité abstraite. On poursuit la République française, par son incarnation administrative : l’État.

Ensuite, elle s’interroge sur la qualité à agir du père. Ici, le problème est vite résolu : Mohamed Merah est mort sans descendance, ses héritiers sont donc ses père et mère. Ils peuvent agir à deux titres (je rappelle ici que la mère de Mohamed Merah n’a pas fait part d’une quelconque intention d’agir en justice de ce chef) : exercer l’action de leur fils défunt en qualité d’héritier, et exercer leur action personnelle pour le préjudice qu’ils ressentent du fait de la perte de leur fils, qui est un préjudice direct. C’est cette dernière action seule qui sera utilisée, car exercer la première implique d’accepter la succession de leur fils, succession qui contient dans son passif l’obligation d’indemniser les victimes. Le père a donc bel et bien le droit d’agir en justice.

Quelle action peut-il exercer ?

Deux voies s’offrent à lui qui peuvent se cumuler car ces actions sont de nature différentes.

La voie pénale tout d’abord, dirigée personnellement contre les personnes qui ont pris part aux actions ayant conduit à la mort de Mohamed Merah. C’est ainsi que le père de Mohamed Merah a annoncé son intention de porter plainte pour assassinat à l’encontre du RAID. Cette plainte ne peut légalement aboutir. Le RAID (Recherche Assistance Intervention Dissuasion) ne peut être déclaré pénalement responsable, car ce n’est pas une personne morale. C’est un service du ministère de l’intérieur, donc de l’État, qui est pénalement irresponsable : art. 121-2 du Code pénal. Elle peut en revanche concerner les personnes physiques, c’est à dire les fonctionnaires de police ayant mené l’opération, et ceux ayant donné les ordres, qui sont complices par instructions.

L’action commencera par une plainte au parquet, qui pourra ouvrir une enquête ou laisser sans suite. Ce n’est qu’une fois que le parquet aura renoncé à agir ou sera resté 3 mois sans répondre qu’un juge d’instruction pourra être directement saisi par le père de Mohamed Merah.

Une crainte légitime peut naître quant à l’identité des fonctionnaires de police qui ont mené l’opération, puisque la partie civile a accès au dossier. Cette identité est cependant protégée par la loi. L’article 39 sexies de la loi du 29 juillet 1881 interdit de révéler cette identité (l’arrêté du 27 juin 2008 mise à jour 7 avril 2011 fait bénéficier le RAID de ces dispositions). En outre, pour plus de sécurité, le juge d’instruction peut entendre les fonctionnaires concernés comme témoins tant qu’il n’existe aucune raison plausible de soupçonner qu’elles ont commis ou tenté de commettre une infraction, selon les modalités prévues aux articles 706-57 et 706-58 du CPP qui préservent leur anonymat, et il n’existe à ce stade aucune raison plausible de les soupçonner (mes lecteurs complotistes pourront aller voir dans un dictionnaire la définition du mot plausible).

Sauf coup de théâtre au cours des investigations, l’affaire se terminera par un non lieu qui pourra, au choix du juge d’instruction, reposer sur la légitime défense, l’état de nécessité, le commandement de l’autorité légitime ou la permission de la loi, sans même que les policiers ne soient mis en examen.

L’autre voie est la voie de la justice administrative : les policiers du RAID ont agi comme agents de l’État, ils ont exercé en son nom la force que la loi les autorise à utiliser, en vertu de l’autorité dont l’État les a investi. L’État est donc responsable des conséquences de leurs actes, et en aucun cas les individus sous l’uniforme.

Le principe et les règles de cette responsabilité sont posés par un arrêt du Conseil d’État (le droit administratif est un droit prétorien, c’est à dire né de décisions de justice plus que de textes de loi ; les étudiants en droit qui choisissent la belle voie du droit public ont comme livre de chevet non pas un Code comme leurs camarades ayant opté pour le droit privé, mais un recueil de jurisprudence qu’on appelle le GAJA. En l’occurrence, si mes souvenirs de fac sont encore bons, c’est l’arrêt du 10 février 1905 ”Tomaso Grecco” qui pose les principes. Ces principes sont les suivants : l’État peut être responsable des dommages causés par des opérations de police, mais à condition d’établir une faute commise au cours de ces opérations. Pour les opérations de routine sans difficulté particulière, une faute simple suffira, mais dès lors que les circonstances sont difficiles, une faute lourde sera exigée, qui sera apprécié à l’aune de la difficulté de l’opération en cause. Ai-je besoin de vous dire que l’assaut de l’appartement où s’était retranché Mohamed Merah se situe au sommet de l’échelle de la difficulté, et que les chances qu’une faute lourde soit établie ici sont inférieures aux chances du PSG de gagner la Ligue des Champions (sachant qu’il n’était pas qualifié cette saison). Je précise que cette règle de la faute lourde ne s’applique pas à deux cas : si un tiers avait été blessé au cours de l’opération par une balle perdue ou autre — ce qui Dieu merci ne fut pas le cas— et pour les dégâts occasionnés à l’appartement, que l’État doit prendre en charge sur le fondement de la rupture de l’égalité devant les charges publiques, le propriétaire n’ayant pas à supporter seul le coût de la remise en état.

En conclusion, Mohamed Merah père peut s’il le souhaite saisir la justice française pour faire valoir ses droits. Il n’y a pas à le lui refuser, il n’y a pas à s’en offusquer, et certainement pas à y donner une telle publicité : en République, tout litige peut être porté devant un juge qui le tranchera selon les règles de droit en vigueur. Il peut faire ses procès, qu’il perdra. La désapprobation de l’initiative est permise, bien sûr. De là à tenir des propos injurieux à son égard, c’est ma désapprobation qui est encourue.

Il ne m’a pas échappé que Mohamed Merah père ne s’est pas particulièrement illustré par sa présence constante et affectueuse auprès de son fils, car il a quitté le domicile familial en 1994 et n’a plus guère joué de rôle dans la vie de son fils par la suite, puisqu’il est parti s’installer en Algérie tandis que son fils a vécu toute sa vie en France, si on écarte quelques voyages malheureux à l’étranger. De là à en tirer la conclusion qu’il agit uniquement par appât du lucre, il y a une tentation à laquelle certains n’auront aucune envie de résister. Qu’il soit permis de penser qu’il reste possible malgré tout que nonobstant cette séparation, dont j’ignore tout des causes, il ait gardé pour ce petit garçon qu’il a tenu dans les bras à sa naissance, dont il a entendu les premiers rires, dont il a vu les premiers pas, une affection que ni le temps ni l’éloignement ni les crimes n’a pu faire disparaître, les père et mère qui me lisent comprendront, et que la pensée de la mort de son fils, malgré les crimes qu’il a commis, et que son père ne nie pas et condamne, lui a causé une douleur et une émotion sincères, comme peut être aussi sincère qu’erroné le sentiment d’injustice qui le pousse à agir. Et je fais des phrases longues si je veux. Qu’il agisse s’il persiste. Nos lois sont claires. Il perdra. Je pense qu’une partie de l’émotion causée par les déclarations du père repose sur la crainte qu’il ne gagne et qu’il ne faille lui verser de l’argent : cette crainte est infondée.

La colère, l’incompréhension, la stupeur qui sont les nôtres après ces crimes affreux ne doivent pas nous aveugler et nous faire perdre la Raison qui est la seule lumière qui éclaire l’esprit, sous peine de devenir comme ceux qui nous combattent. Cette Raison qui d’ailleurs nous fit abandonner les châtiments d’ancien droit qui frappaient les crimes les plus abominables comme le Lèse-Majesté et le parricide, et qui frappaient non seulement le coupable dans sa chair mais aussi son corps après sa mort et toute sa famille. En effet, le condamné, après avoir été mis à mort dans des conditions abominables, était brûlé et ses cendres dispersées pour qu’il n’ait jamais de sépulture, sa maison était démolie jusqu’à ce qu’il ne reste pierre sur pierre, et du sel était répandu sur le sol pour que rien n’y repousse ; son patronyme était aboli, ses biens confisqués et sa famille chassée du royaume. Je trouve frappant de comparer ces châtiments, tirés des arrêts ayant condamnés Jacques Clément, François Ravaillac et Robert François Damien, et l’incroyable controverse qu’il y a eu sur le lieu de sépulture de Mohamed Merah, les autorités françaises refusant, sans base légale, qu’il ait sépulture en France et tentant de convaincre l’Algérie, qui a décliné, de recevoir le cadavre. Voyez comme il est facile, et ce avec la meilleure conscience du monde, de renoncer à l’héritage des Lumières, sous prétexte qu’on combat l’obscurantisme.

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