Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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lundi 15 septembre 2008

Bon vent !

Dans la série “Nos préfets ont la classe”.

Le 1er septembre dernier à 11 heures du matin, à Sainte-Rose, en Guadeloupe, un Haïtien qui achetait des chaussures à son fils de cinq ans, né en Guadeloupe et n'ayant jamais mis les pieds en Haïti, en vue de la rentrée des classes le lendemain (il allait effectuer sa troisième rentrée des classes, en maternelle grande section), a été contrôlé par la police. Sans titre de séjour, il a été aussitôt menotté sous les yeux de son fils, qui a été embarqué avec lui.

La mère, présente en Guadeloupe mais également en situation irrégulière, n'a pas osé aller chercher son fils, de peur d'être elle même arrêtée et reconduite à la frontière avec eux. Voilà ce qui arrive quand on fait des préfectures des souricières.

La procédure a été menée tambour battant puisque l'après midi même, à 16 heures, le père et le fils sont dans un avion, direction Port-Au-Prince. Pratique, comme ça, aucun juge n'aura eu à connaître de l'affaire. Cela semble révéler qu'un précédent arrêté de reconduite à la frontière avait déjà été pris il y a moins d'un an, et qu'il était définitif, car l'article L.512-3 du CESEDA interdit l'exécution d'un arrêté de reconduite à la frontière avant l'expiration du délai de recours de 48 heures.D'où ma déduction que le contrôle en question était tout sauf inopiné. Ça sent l'interpellation en urgence avant la rentrée. Mise à jour : ce délai suspensif est inapplicable en Guadeloupe, en Guyane et à Mayotte ; on comprend mieux que 80% des reconduites effectives à la frontière aient lieu dans ces trois territoires.

Mais il y a mieux.

Le 1er septembre, Haïti, déjà dévasté par les ouragans Fay et Gustav, était sous la menace directe de l'ouragan Hanna, qui a frappé l'île trois jours plus tard, faisant 529 morts. Le préfet le savait parfaitement. Et il les a lâché tous deux là bas, tels qu'ils étaient lors de leur arrestation, sans même un vêtement de rechange.

Le père et son fils ont survécu, car ils étaient dans le sud de l'île, et c'est le nord qui a été le plus durement touché ; mais la maison où ils avaient trouvé à se loger a été détruite, toit arraché.

Je vous laisse imaginer ce que c'est que pour ce petit garçon de cinq ans, né en France et qui y a toujours vécu, de passer brutalement à la préparation de la rentrée à l'école Viard-Sainte-Rose, où il allait retrouver ses copains, à l'arrestation de son père, à la séparation d'avec sa mère, puis, cinq heures plus tard, l'embarquement dans un avion pour un pays qu'il ne connaît pas et qui est dévasté par déjà deux cyclones, puis de subir l'impact d'un troisième, puis d'un quatrième (Ike a mis une deuxième couche après Hanna, faisant 74 morts de mieux), de voir le toit de cette maison qu'il ne connaît pas et qui est désormais la sienne s'envoler sous ses yeux. Qui a dit “traumatisme” ?

Cette affaire a créé une certaine émotion en Guadeloupe. Au point que le préfet de Région, Emmanuel Berthier, son nom mérite d'être cité, a cru devoir s'expliquer dans un communiqué extraordinaire.

Pour [le préfet], la procédure a été respectée, dans le cadre de l'article 78.2.

La procédure a été respectée. L'absolution absolue du fonctionnaire. Au passage, quelqu'un sait ce que c'est que cet article 78.2 ?

[Il] ajoute que la mère a immédiatement jointe afin qu'elle récupère son fils de 4 ans. Mais cette dernière, installée à Sainte-Rose, ne s'est pas déplacée.

On lui avait même réservé un siège à côté de son fils ! Quelle mauvaise mère !

Dans ce communiqué, Emmanuel Berthier déclare également « que depuis 5 ans, la mère et le père de famille se maintenaient en situation irrégulière sur le territoire français, sans avoir engagé de procédure de régularisation » auprès de ses services.

Ce qui ne dispense pas le préfet de s'assurer que sa décision de reconduite ne porte pas une atteinte disproportionnée au droit du père et du fils à une vie privée et familiale normale garantie par la convention européenne des droits de l'homme, ni ne viole l'article 3.1 de la convention internationale des droits de l'enfant qui stipule que « Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu'elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale». C'est pas moi qui le dis, c'est le Conseil d'État (arrêt CE, 2 juin 2003, n°236148, Préfet de police c/ Swieca).

J'aimerais donc que le préfet détaille en quoi envoyer un enfant de cinq ans dans un pays qu'il ne connaît pas, dévasté par deux ouragans et attendant le passage de deux autres est conforme à l'intérêt supérieur de l'enfant, considération primordiale dans sa décision. Juste par curiosité intellectuelle.

La Préfecture conclut son communiqué en expliquant qu'afin de recomposer la cellule familiale, « une aide au retour et à la réinstallation a été proposée à la mère », en Haïti.

Dans sa grande largesse, la République lui offre le billet d'avion et environ 2000 euros pour participer à la reconstruction du pays. Elle est vraiment trop sympa, la République. On comprend que ses serviteurs soient aussi zélés.


PS : Je comprends l'émotion que peut susciter ce billet ; moi-même, je ne prétendrai pas l'avoir écrit dans un état d'esprit serein. Mais merci d'éviter dans les commentaires tout parallèle avec une période historique relativement récente. C'est idiot, ça déshonore celui qui utilise cet argument, et ça n'apporte rien, et je les supprimerai tous.

Et pendant que je vous tiens, faites moi aussi grâce du couplet “la loi, c'est la loi, être sans papier est un délit, on ne peut pas accueillir toute la misère du monde”. C'est idiot, ça déshonore celui qui utilise cet argument, et ça n'apporte rien, et en l'espèce, la loi protégeait cet enfant ; le préfet a fait en sorte qu'aucun juge ne puisse être utilement saisi. Et s'il veut un droit de réponse, mon blog lui est ouvert, je le publierai ci-dessous.

dimanche 7 septembre 2008

Tawtiouffe

Ce blog est ami des États-Unis, pour de multiples raisons, toutes meilleures les unes que les autres.

L'une d'entre elles, qui nous retiendra aujourd'hui, est qu'ils sont comme nous. Voici une vidéo qui va vous montrer qu'on n'y est pas dépaysé.

Il s'agit d'un remontage d'un extrait de l'émission The Daily Show, présentée par Jon Stewart. Sa chaîne de télévision s'opposant à ce que l'extrait correspondant de l'émission soit reprise sur Youtube, ce qui me permettrait de le sous-titrer, un internaute a simplement remonté les extraits qui la composaient, et qui ne sont pas soumis à copyright. J'en suis désolé pour vous, l'ironie mordante de Jon Stewart étant de l'ambroisie au milieu de ces écœurants brouets. Les éminents anglophones qui me lisent pourront savourer directement l'extrait intégral sans les sous-titres à la fin de ce billet.

Jon Stewart aime à dénoncer l'hypocrisie et la tartufferie des politiques. Avec un moyen redoutablement efficicace : le rapprochement de leurs propos tenus dans des circonstances différentes. En l'espèce, avant et après le choix d'une femme, Sarah Palin, sénateur inexpérimenté et mère d'une fille de 17 ans enceinte alors qu'elle défend des valeurs familiales strictes (ce détail m'indiffère mais a de l'importance pour la compréhension de la vidéo).

Et voici dans l'ordre d'apparition à l'écran : Karl Rove, ancien Deputy Chief of Staff de la Maison Blanche (l'alter ego de Josh Lyman pour ceux qui ont l'excellente idée de regarder The West Wing), devenu consultant pour Fox News ; Bill O'Reilly, éditorialiste bien connu de Fox News ; Dick Morris, ancien conseiller politique de Bill Clinton, peu reconnaissant puisque désormais il dit pis que pendre sur eux et tout particulièrement Hillary ; Nancy Pfotenhauer, ancienne présidente du Forum des Femmes Indépendantes et actuelle conseillère en politique économique du candidat McCain. Comme quoi, un esprit chagrin pourrait croire que ces personnes ont un avis principalement lié aux circonstances qui, si elles devaient changer, pourraient faire changer leur opinion, s'il le faut du tout au tout. Ça donne même le vertige.

Et pour les anglophones performants, voici l'extrait de l'émission The Daily Show With Jon Stewart du 3 septembre 2008, avec les commentaires au vitriol du maître de cérémonie.

Bon dimanche à tous, et vive la mémoire à long terme.

lundi 1 septembre 2008

Au fait, comment on fait un procès à Amy Winehouse ?

— Mon cher maître, vous allez croire que c'est chez moi une manie, mais je suis toute colère et frustration.

— Ma chère lectrice ! Que vous a fait Aliocha pour vous mettre dans cet état ?

— Elle, rien, ou si peu. Disons qu'elle est redoutablement persuasive : alors que j'allais vous rendre visite ce vendredi, elle m'a remis une invitation pour la presse pour le festival de Rock en Seine du soir même, afin que je la laisse aller vous entretenir d'histoires d'enfance interdites.

— Aliocha est une amie des arts, c'est connu.

— Sans nul doute ; mais ce n'est pas le cas de la principale invitée : le public venu applaudir la chanteuse anglaise Amy Winehouse a appris une heure avant de début du spectacle que l'artiste leur ferait faux-bond.

— Non que ce soit une surprise, l'extravagante chanteuse ayant fait de même un an plus tôt au même endroit.

— Ce n'était peut-être pas totalement imprévisible, mais ce n'en est pas moins frustrant.

— Ajoutons à cela que seuls les plus fripons des calomniateurs pourraient accuser l'artiste de boire de l'eau, mais qu'à chaque fois qu'on essaie de la faire aller en cure de désintoxication, elle répond : non, non, non ; que ladite artiste avait en outre annoncé qu'elle renoncerait définitivement à la scène après le 5 septembre et l'on comprendra qu'on avait autant de chance de voir Amy à Saint-Cloud que Serge Gainsbourg à la Bourboule.

— Sans doute, mais je suis peu consolée. Et en lisant que la direction du festival avait annoncé que c'était la goutte de Whisky qui faisait déborder le vase, et que cette fois, les tribunaux auraient à sanctionner, j'ai tout de suite pensé à vous.

— Alors, chère lectrice, je ne puis éprouver de rancœur à l'égard de Mademoiselle Winehouse, si elle a conduit vos pensées vers votre humble et dévoué serviteur.

— Flatteur. Mais permettez-moi de vous le demander tout de gob : ayant, moi, de la rancœur, pourrais-je me joindre au festival, et crêper le chignon, qu'elle a volumineux, d'Amy Winehouse ?

— Las, ma chère lectrice, rien n'est moins sûr : car ici, contrairement à ce qui se passe chez la chanteuse, il y a loin de la coupe aux lèvres. Car un spectacle musical comme celui là est, juridiquement, une partie de billard à trois bandes, alors que le droit, lui, préfère la ligne droite.

— Empruntez donc cette voie, cher maître, et expliquez-moi en quoi, je vous prie.

Si tu ne viens pas à Rock en Seine, c'est Rock en Seine qui viendra à toi

— Vos prières sont pour moi des décrets divins. En droit civil, qui s'applique ici, la responsabilité peut naître de deux sources. Soit contractuelle (la faute vient de l'inexécution d'une obligation née d'un contrat ; par exemple votre fournisseur d'accès internet manque à vous fournir un service continu comme il s'y est engagé) ; soit extra-contractuelle (la faute n'a rien à voir avec un contrat, quand bien même par ailleurs les parties seraient liées par un contrat ; par exemple un salarié cambriole son employeur commet une faute extra-contractuelle).

— Jusque là, je vous suis.

— Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée, et qu'une responsabilité soit contractuelle ou extra-contractuelle. Le fondement textuel n'est pas le même (1147 du Code civil pour la responsabilité contractuelle, 1382 pour l'extra-contractuelle), les délais de prescription étaient autrefois distincts (30 ans pour la contractuelle, 10 ans pour l'extra-contractuelle, maintenant tout le monde est à 5 ans), et surtout la faute extra-contractuelle peut parfois poser problème car on doit étudier le comportement du fautif et le comparer à celui d'un bon père de famille dans une situation analogue, tandis que la faute contractuelle est simple à déterminer : c'est le manquement à une obligation née du contrat. Ce n'est pas en soi un faute de livrer une marchandise à 15 heures, mais ç'en est une si vous vous étiez engagé à le faire à 10 heures.

— Je vois où vous voulez en venir : il faut se demander laquelle de ces voies je vais devoir emprunter.

— Absolument. Revenons en à notre diva de la saoule. Qui peut lui demander des comptes de son absence ? Il faut pour cela chercher le contrat.

Les spectateurs

— Les spectateurs, mon cher maître, ont ce me semble payé un octroi pour ouïr la perfide albionne. Le paiement ne caractérise-t-il pas un contrat ?

— La plupart du temps, oui, et ici tel est le cas.

— Problème réglé, alors ?

— Que nenni ! Car un contrat a un effet relatif. Il ne lie que les parties à ce contrat, et les spectateurs, nonobstant le nom qui figurait sur leur billet, n'ont pas passé de contrat avec l'adoratrice de Dionysos.

— Vous vous gaussez, maître ? Ils ont payé, fort cher au demeurant, pour ouïr Amy Winehouse, et vous me dîtes qu'elle n'y peut mais ?

— Pas tout à fait, mais analysons ce qu'est, juridiquement, un billet pour le festival de Rock en Seine. C'est un instrumentum.

— Me voici bien avancée.

— Le mot contrat recouvre deux choses distinctes, et si les juristes adorent distinguer, ils aiment à nommer ce qu'ils distinguent afin qu'on ne les confonde pas. L'accord de volonté faisant naître des effets de droit, premier sens du mot contrat, est un negotium. L'écrit qui le constate et sert de preuve de l'existence du contrat est l'instrumentum. Le contenu et le contenant, en somme.

— Il est vrai que chaque fois que je vais chez mon boulanger ou mon coiffeur, nous ne signons pas de contrat écrit !

— Absolument. L'usage et la valeur modeste de ces contrats vous en dispense, ce d'autant que les prestations réciproques sont en principe immédiatement exécutées : votre boulanger vous remet votre baguette, votre coiffeur vous rend encore plus belle si c'est possible, et vous les payez sur le champ. Pour le contrat de spectacle, il y a exécution différée de la prestation : vous devez payer d'abord, puis vous rendre sur les lieux de l'exécution — du contrat, rassurez-vous. Là, la présentation de votre billet pour permet d'entrer. Ce billet est en effet un titre au porteur, prouvant que vous avez payé le prix, et vous donnant droit à entrer dans le lieu du concert (le billet étant alors partiellement déchiré pour marquer que cette première obligation a été exécutée).

— Et à qui ce contrat lie-t-il le spectateur ?

— À l'organisateur du spectacle (que l'on appelle producteur), ici l'organisateur de Rock en Seine, c'est à dire la Société par Actions Simplifiée GARACA, au capital de 150.000 euros, immatriculée au registre du commerce et des sociétés de Paris sous le numéro B 448 253 344, et dont le siège social est à Paris, 15 rue du Louvre, dans le premier arrondissement, à l'ombre du clocher de Saint-Germain-l'Auxerrois.

— C'est donc à cette société que des spectateurs frustrés devront aller chanter pouilles ?

— Et cette société doit probablement s'y préparer.

— Donc c'est la société GARACA qui va aller dégriser Amy Winehouse ?

— Non point, car pas plus que les spectateurs n'ont passé un contrat avec Amy Winehouse, la société GARACA n'a signé un contrat avec elle, chère lectrice.

Le producteur

— Mais Amy Winehouse vit-elle sur l'Olympe pour que nul ne puisse la toucher ?

— Non point. Mais si elle n'a pas le temps d'aller chanter, vous comprendrez qu'elle en ait encore moins pour négocier des contrats et discuter de ses cachets - pas d'Alka Seltzer®, c'est ainsi qu'on appelle le salaire versé à un artiste qui exerce son art.

— Mais alors comment travaille-t-elle, quand elle en a l'envie du moins ?

— Les artistes d'une certaine célébrité ont recours à un mandataire, que l'on appelle agent artistique. Autrefois, on employait un terme italien, impresario, un peu désuet aujourd'hui. C'est lui qui négocie les clauses du contrat, principalement le montant du cachet, mais aussi, quand l'artiste a un tel renom que les producteurs sont prêts à tout pour qu'il vienne à leur spectacle, des stipulations sur les conditions d'hébergement, de transport, y compris la marque de champagne et la couleur des fleurs qui doivent décorer leur loge. L'agent artistique est rémunéré en retenant un pourcentage des cachets ainsi négociés.

— Est-ce avec cet agent artistique que la société GARACA a contracté ?

— Il semblerait que oui. Je ne suis pas dans les petits papiers du festival, mais cela semble ressortir du communiqué publié sur le site du festival (tout en flash, donc pas de lien direct). J'avance, sous toutes réserves, que c'était ici une partie de billard à trois bandes c'est à dire trois contrats.

— Laissez-moi récapituler. Le spectateur a contracté avec GARACA qui a contracté avec l'agent artistique qui a un contrat avec Amy Winehouse.

— Un sans-faute, chère lectrice.

Le porte-fort

— Une question me vient, cher maître.

— Laissez-là venir à moi.

— Vous m'avez dit qu'un contrat n'a d'effet juridique qu'entre ceux qui y sont partie.

— C'est l'effet relatif ; mais ce n'est pas moi qui le dis, c'est l'article 1165 du Code Civil.

— Mais alors comment l'agent artistique peut-il contracter au nom d'Amy Winehouse ?

— Il ne le peut pas.

— Vous vous moquez.

— Je suis on ne peut plus sérieux en matière de droit des contrats. Le contrat par lequel un agent artistique conclut l'engagement d'un de ses protégés s'appelle un contrat de porte-fort.

— Je suppose que cela n'a rien à voir avec le fait de soulever un haltérophile ?

— En effet, chère lectrice. Ce contrat est ainsi appelé car l'agent artistique se porte fort qu'Amy Winehouse viendra chanter aux lieu et heure convenues. C'est l'article 1120 du Code civil, à la rédaction un peu absconse car c'est du français juridique du XVIIIe siècle. Mais pour un juriste, en peu de mots, il est pourtant limpide. Sachez qu'il s'est engagé à ce qu'Amy Winehouse vienne chanter, et que c'est lui et lui seul qui est responsable à l'égard de la société GARACA. Si les spectateurs ont fait la grimace, sachez que lui, à l'heure qu'il est, doit tirer une bien vilaine figure.

Et l'extra-contractuel dans tout ça ?

— La cause est entendue, la foule désemparée n'avait pas de contrat avec Amy Winehouse. Néanmoins, ne peut-elle se retourner contre elle sur le terrain extra-contractuel ?

— Qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse, en somme ? Las, cela me paraît fort délicat, tant juridiquement que pratiquement.
Juridiquement, nous voilà sur le terrain de l'article 1382 du Code civil. Il faut une faute, un préjudice et un lien de causalité entre les deux. Où est la faute ?

— Dame, cher maître ! Ai-je besoin de vous le dire ? De ne point être venue chanter !

— Qu'importe qu'elle ne soit point venue, puisque le spectateur n'était pas partie. Vous tentez de réintroduire du contractuel là où il n'y en a pas.

— D'accord, elle ne s'était pas engagée envers le public à venir. Néanmoins, ne pas respecter ses engagements ne peut-il être regardé comme une faute extra-contractuelle à l'égard de ceux qui ne sont pas partie au contrat ?

— Je vous l'accorde : un contrat est un fait pour les tiers, mais un comportement léger et négligent est une faute. La cour de cassation a clairement posé dans un arrêt d'assemblée plénière du 6 octobre 2006 que le manquement à une obligation contractuelle constituait une faute qui, si elle causait un préjudice à un tiers, pouvait donner droit à indemnisation, comme me le rappelle opportunément Raven-hs en commentaire. Poursuivons donc avec le préjudice. Quel préjudice a-t-elle causé ?

In Vino Veritas

— La déception de son public.

— Déception pour avoir été à la hauteur de sa réputation ? Mais soit. À combien estimer ce préjudice ?

— Mais au prix de la place !

— Ce qui met le préjudice à 45 euros maximum, ce qui est peu pour justifier un procès. Mais surtout, c'est oublier The Roots, The Raconteurs, The Streets, Louis XIV, Scars On Broadway, Kate Nash, The Jon SPencer Blues Explosion et Justice, et j'en passe : un festival n'est pas un tour de chant : il y avait pluralité d'artistes, ettous sauf la Dive Bouteille ont honoré leur rendez-vous, la prestation de The Streets ayant d'ailleurs paraît-il été excellente. Festival il y eut. Sauf à pouvoir démontrer que vous n'étiez venu que pour voir Amy Winehouse et que les autres artistes ne présentaient aucun intérêt (ce qui sera un peu difficile, si vous avez acheté un billet pour un festival), ce n'est qu'une portion de ce prix que vous pourriez exiger comme indemnisation. Il en va de même d'ailleurs à l'égard de GARACA puisque le préjudice est exactement le même, indépendamment de la nature de la responsabilité. GARACA qui prend les devants en annonçant aux festivaliers déçus qu'elle étudie un moyen de les indemniser par un rabais sur la prochaine édition. Quand je vous disais qu'il se préparaient à faire face à l'ire des foules.
Bref, votre réparation risque fort d'être symbolique.

— Et celle de GARACA ?

— Celle de GARACA dépendra essentiellement du contrat. Remboursement de l'éventuelle avance sur cachet, c'est évident. Plus un préjudice de réputation (planter ses spectateurs deux années de suite, ça ne fait pas bien dans le CV). L'agent artistique doit négocier dur avec la société GARACA. Mais tout cela se passant entre gens de bonne société, nous ne connaîtrons jamais le contenu de l'accord, qui sera officialisé par un communiqué de presse sur le mode embrassons-nous folleville.

— Cher maître, vous êtes un artiste du droit : vous m'avez éclairée.

— Vous me faites rougir, mais soyons certains que des lecteurs plus versés que moi dans le droit du spectacle apporteront des précisions et rectifications. Je leur en épargnerai une : oui, la venue d'un artiste à la réputation internationale fait intervenir bien plus que trois contrats et quatre intervenants (ainsi, la mise en place de la scène et de la sonorisation, la rétribution des musiciens accompagnant l'artiste est faite sous la supervision indirecte de l'artiste lui-même, via d'autres agents). Afin de simplifier mon propos, je me suis contenté de la seule question de la responsabilité de l'artiste qui manque à son engaement de venir se produire. L'art n'est peut-être pas une marchandise, mais c'est bel et bien une industrie comme les autres.

Ha, en pendant que je vous tiens, chers lecteurs et surtout chères lectrices, les commentaires du blog seront mis en modération a priori chaque nuit (22h00-08h00) pendant quelques temps, ne vous émeuvez pas de ne point voir vos commentaires apparaître tout de suite. Troll Detector™ a besoin d'une cure de sommeil.

mardi 26 août 2008

La relaxe de Georges Frêche, ou de l'intérêt de citer ses sources

Cette règle est d'or, et ne vaut pas que pour les journalistes, le parquet de Montpellier vient d'en faire la dure expérience.

Rappelons les faits

L'inénarrable Georges Frêche, ex-[1]maire de Montpellier et gouverneur de Septimanie président du Conseil Régional de Languedoc Roussillon, avait, lors des émeutes de novembre 2005, insinué publiquement que des policiers pourraient être les auteurs des incendies de voiture, ajoutant que cette ruse aurait déjà été utilisée en mai 1968 afin de provoquer une réaction conservatrice, qui serait favorable au ministre de l'intérieur d'alors, qui aspirait à de plus hautes fonctions.

Ledit ministre n'apprécia pas et porta plainte pour diffamation envers une administration publique, plainte qui est la condition sine qua non pour que des poursuites puissent être engagées en matière de diffamation envers une administration : c'est l'article 48 de la loi du 29 juillet 1881.

Incisons

Une incise ici : en matière de diffamation et d'injure, s'agissant de délits commis par voie de presse et portant atteinte à l'honneur de la personne, les règles sont dérogatoires au droit commun : le parquet ne peut engager de lui-même les poursuites, il faut une plainte préalable de la victime ou, s'agissant d'une administration, du chef du corps ou du ministre duquel ce corps relève (la police nationale relève du ministre de l'intérieur). Le retrait de cette plainte met fin aux poursuites. Ce n'est pas le cas pour les autres délits de droit commun : par exemple, le retrait, assez fréquent, de la plainte de la victime de violences conjugales ne met pas fin aux poursuites.

Reprenons

Le parquet, eu égard à la qualité de la personne concernée, a choisi la voie de l'instruction. Il a saisi un juge d'instruction de monter le dossier, l'acte saisissant le juge s'appelant un réquisitoire introductif. Cet acte, très simple, est fondamental, car il délimite les faits dont est saisi le juge qui, hors de ces faits, n'a aucun pouvoir, sauf à ce que le parquet les lui élargisse par un réquisitoire supplétif. S'il agi hors de sa saisine, c'est la nullité, avec des conséquences désopilantes.

Or le réquisitoire introductif demandait au juge de bien vouloir instruire sur les propos suivants :

« je me demande si ce ne sont pas des flics qui mettent le feu aux bagnoles ».

Fatalitas. Le prévenu avait en réalité tenu précisément ce langage, rapportés par le quotidien Midi Libre :

« je ne suis pas sûr que, dans les villes parisiennes où ils ont incendié des voitures, que ce soient des musulmans qui le font ; ça serait des flics déguisés en musulmans..., que ça ne m'étonnerait pas ».

Le juge d'instruction ayant établi que ces derniers propos avaient été tenus et fleuraient bon la diffamation envers une administration, avait renvoyé le prévenu devant le tribunal correctionnel.

Devant le tribunal, le tribun prévenu avait argué que l'instruction avait porté sur des propos qu'il n'avait pas tenus et que nul acte de poursuite n'était intervenu sur les propos qu'il avait réellement tenu dans les trois mois ayant suivi, entraînant la prescription de l'action publique.

Argutie ? Non point, car la loi est formelle :

Si le ministère public requiert une information, il sera tenu, dans son réquisitoire, d'articuler et de qualifier les provocations, outrages, diffamations et injures à raison desquels la poursuite est intentée, avec indication des textes dont l'application est demandée, à peine de nullité du réquisitoire de ladite poursuite.

Loi du 29 juillet 1881, article 50.

Le tribunal correctionnel de Montpellier relaxa donc le flamboyant édile. Le parquet, amateur de vieilles pierres, invita le premier magistrat à la cour d'appel sise quelques rues plus loin, voir s'ils pensaient de même.

L'esprit des lois contre la lettre des propos

Ce qui ne fut point le cas : le 11 septembre 2007, la cour d'appel de Montpellier estima qu'il n'était pas nécessaire que le réquisitoire reproduise littéralement le discours incriminé, dès lors qu'il permet au prévenu de connaître exactement les faits qui lui sont reprochés ; ajoutant que l'expression « Je me demande si ce ne sont pas des flics qui mettent le feu aux bagnoles » est, en substance, identique, à celle revendiquée par le prévenu ; ils en déduisirent que l'objet de la prévention était exactement déterminé par les mentions du réquisitoire, de telle sorte que l'intéressé pouvait utilement préparer sa défense, et en conséquence, déclara le bouillant Frêche coupable et le condamna à 1.500 euros d'amende.

Sautant dans le premier TGV, notre élu qui n'aime pas plus les policiers que les harkis qui manifestent à Palavas, se précipita Quai de l'Horloge pour crier famine chez la cour de cassation.

Qui lui fit bon accueil, en cassant le 17 juin 2008 l'arrêt de la cour d'appel de Montpellier en rappelant fermement que

en matière de diffamation envers une administration publique, l'action publique est mise en mouvement, sur la plainte du ministre, par le réquisitoire introductif qui, lorsqu'il répond aux exigences de l'article 50 précité, fixe irrévocablement la nature et l'étendue de la poursuite ; que les juges ne peuvent statuer sur d'autres propos que ceux qui sont articulés par l'acte initial de la poursuite ;

(…)

en [se] prononçant sur des propos autres que ceux articulés dans l'acte initial de la poursuite, les juges ont méconnu le sens et la portée des textes susvisés et du principe ci-dessus énoncé.

La cassation a lieu sans renvoi, puisque plus rien ne restait à juger : l'annulation de l'arrêt de la cour d'appel a les effets d'une relaxe.

Cet arrêt est conforme à la jurisprudence ancienne de la cour de cassation sur ce point. Pas de passe-droit pour Georges Frêche, mais au contraire, application de la loi sans jugement porté sur la validité de ses propos.

J'ignore la cause de la bourde du parquet ; probablement s'agissait-il d'une simple reprise des propos cités dans la plainte, auquel cas l'erreur est venue de la Place Beauvau, ce qui ne dispensait pas le parquet de s'assurer de la teneur réelle des propos, eu égard aux règles très rigoureuses en matière de presse.

Il demeure que je suis admiratif de la capacité de Georges Frêche à passer entre les gouttes. Ce n'est pas à un vieux singe qu'on apprend à faire des grimaces, mais quand en prime, il vous donne des leçons de ballet, on ne peut qu'être admiratif et se dire qu'il faut arrêter d'abuser des métaphores animalières.

Notes

[1] Mes excuses à mes premiers lecteurs, M. Frêche n'est plus maire depuis 2004 ; que le temps passe vite quand on s'amuse.

mercredi 20 août 2008

Brice, le faucheur de Tchétchènes

Par Serge Slama, Maître de Conférences en droit public à l’Université Evry-Val-d’Essonne ; code HTML relu et corrigé par OlivierG.


Ambiance musicale :


Vous avez lu l’histoire des visas de sortie de Charlie. Comment il les a fait vivre. Comment ils sont morts, ressuscités puis de nouveau morts.
Ca vous a plus hein. Vous en d’mandez encore.
Et bien. Ecoutez l’histoire…
L’histoire des visas de transit aéroportuaires anti-réfugiésfraudeurs tchétchènes de Brice.
Comment il les a fait vivre.
Comment ils sont morts.
Et surtout comment il les a ressuscités par un prodigieux holdup juridique.
Avec l’aval du polic’man du Palais Royal.

Les Tchétchènes et Somaliens ennuient Brice et son ami Bernard

Alors voilà.
Avec son petit-ami Bernard
Un gars qui, autrefois était honnête, loyal et droit.
Brice avait un ennui.

L’ennui c’est que 474réfugiés fraudeurs tchétchènes ont réussi, à l’occasion d’une escale à l’aéroport de Roissy, à solliciter l’asile à la frontière en décembre 2007.

Cela a obligé Brice à les maintenir, dans des conditions inhumaines, pendant près d’un mois dans des aérogares puis dans un hangar de 1 600 m2 réquisitionné pour l’occasion.

Cela ennuyait Brice car il venait juste de déclarer – sans rire – à Jeune Afrique que s’il y a de moins en moins de demandeurs d’asile sollicitant l’asile en France c’est que la situation du monde s’est s’améliorée.

Qu’est-ce qu’on n’a pas écrit sur lui ? En réalité c’est un doux utopiste.

Mais il faut croire que c’est la société qui l’a abîmé.

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lundi 4 août 2008

Les robes noires contre les blouses blanches ?

« Ah, ça, mon ami, vous me voyez toute contrariée !

— Vous, ma mie ? Cela ne saurait être. Quelle est la cause de votre trouble, que je lui fasse promptement un sort ?

— J'apprends en lisant votre blog que vous en voulez à ma santé pour vous enrichir.

— Je ne comprends pas ce que vous dîtes mais puis néanmoins d'ores et déjà protester de mon innocence. Votre teint de rose est pour moi le plus précieux des trésors et je mourrais plutôt que de le flétrir.

— Mais voilà une semaine qu'un médecin déverse ses jérémiades sous un de vos billets, et vous restez coi ! Certes, l'auguste praticien, qui est une auguste praticienne, est parfaitement hors sujet puisqu'il s'agit du billet sur la médiatisation de votre cravate. Mais qu'apprends-je ? Les médecins exercent désormais la peur au ventre ? C'est l'existence même de leur art qui est menacée par vous et vos assignations pour un oui ou pour un non ?

— Mes assignations sont comme mes clients : innocentes. Je ne pratique pas la responsabilité médicale, même si je connais un peu la matière.

— Si ce n'est toi, c'est donc ton confrère, dirait la fable.

— Et elle aurait raison, car j'approuve le principe de demander des comptes à un médecin.

— Ah, vous avouez donc ? Vous haïssez les carabins ?

— Non, point, je les aime et les respecte. Des gens qui arrivent à apprendre tant de choses en buvant autant quand ils ne font pas l'amour en tout temps forcent l'admiration pour les moines que sont les étudiants en droit.

— Mais ce que dit la disciple d'Hippocrate…

— …Est une parfaite synthèse des clichés sans cesse ressassés par une profession qui n'apprécie guère ce qu'elle ressent comme une remise en cause de son autorité, ce à quoi il faut ajouter une absence de culture juridique — cette matière étant absente de leurs interminables études, alors que l'économie a été — peut-être l'est-elle encore ?— en PCEM1. Or la responsabilité n'est que la contrepartie logique et naturelle de la liberté du médecin. Loin de la fuir, ils devraient la revendiquer. À tout le moins, la rapporter à de plus justes proportions. Si tous les médecins ont entendu parler d'un confrère qui connaît un confrère qui…, combien ont été attaqués, eux personnellement, en justice ? J'entends une assignation en bonne et due forme, pas des menaces de procès. J'assume la part des avocats dans la mise en cause de la responsabilité des médecins, mais décline celle des fâcheux.Les avocats sont d'ailleurs responsables de leurs fautes et doivent en indemniser leurs clients. Si parfois certaines jurisprudences nous paraissent critiquables, nous n'avons jamais eu l'idée de remettre en cause le principe. Au contraire, c'est un argument qui éveille la confiance de nos clients. Nous ne prétendons pas à l'infaillibilité (c'est cela qui serait inquiétant) mais nous garantissons que vous serez couvert des conséquences de nos erreurs. Alors, donnez moi la main, chère lectrice, je vous emmène faire un tour dans le monde passionnant de la responsabilité médicale, où les clichés ont la vie aussi courte qu'un virus de la grippe dans le cabinet d'un médecin.

La responsabilité médicale, une vraie spécialité

Des avocats se sont spécialisés dans le droit des victimes. Le terme de victime étant très large et donc très flou, les avocats préfèrent parler de préjudice corporel : c'est cela que l'avocat veut voir réparer. Réparer une victime relève d'autres mains que les notres. C'est une spécialité reconnue, et une discipline à part entière. Les dossiers de “corpo” ont principalement trois sources : les accidents de la circulation, les infractions pénales, et la responsabilité médicale. S'y ajoute des sources ponctuelles, isolées mais au nombre de victimes élevé, comme les accidents sanitaires (sang contaminé, hormone de croissance, hépatite C) et les catastrophes maritimes ou aériennes.

Ces trois matières ont des règles de droit différentes qui leur sont applicables ; mais elles ont en commun le travail d'orfèvre que constitue l'évaluation exacte de ce préjudice, sans rien oublier. Là est tout l'art de l'avocat en “corpo”.

Mais ce n'est qu'aux règles présidant à la mise en cause de la responsabilité que je vais m'intéresser ici. À quelles conditions peut-on demander des comptes à celui qui, voulant vous soigner a failli à sa mission ?

Comme d'habitude en France, il faut distinguer selon que le médecin a agi en tant qu'agent de l'État ou en tant que praticien libéral.

Le point commun à toutes ces situations est néanmoins à garder à l'esprit : un patient venu se faire soigner a subi, à cause des soins reçus ou de l'absence des soins pertinents, un préjudice. Je reviendrai sur le préjudice. Sachez d'ores et déjà que le patient procédurier qui fait un procès pour un ongle cassé est un pur cliché. Dans la totalité des cas, ce sont des corps brisés, parfois au-delà du réparable, des vies à jamais bouleversées. Vous verrez les exemples que je donnerai.

Heureux les agents publics : ils seront couverts

Notre hypothèse est que le dommage au patient est survenu dans un établissement hospitalier (on parle d'hôpital pour un établissement de soin relevant de l'État, et de clinique pour un établissement privé ; mais il y a des pièges comme l'Hôpital américain de Paris, qui comme son nom l'indique est une clinique française située à Neuilly Sur Seine). Le contentieux relève du juge administratif, et le défendeur est l'établissement hospitalier lui-même, pas le médecin. Ceci est une application générale du fait que l'État est responsable des agissements de ses fonctionnaires, et se substitue à eux pour réparer les dommages causés. Il peut ensuite régler ses comptes avec l'agent public fautif, en demandant le remboursement des sommes payées à la victime (action récursoire, quasiment jamais utilisée à ma connaissance) et en prenant des sanctions disciplinaires à son égard.

Arrête d'être lourde (je parle à la faute)

Jusqu'en 1992, le juge administratif exigeait que la faute ayant causé un dommage soit une faute “lourde”. Cette exigence se voulait le reflet de la particularité de la pratique médicale : un médecin ne saurait être tenu de guérir son patient. Il doit faire de son mieux. La faute lourde était donc l'hypothèse où, pour simplifier, le médecin a commis une faute qu'un autre de ses collègues n'aurait pas commis. La conséquence était néanmoins funeste, eu égard à la difficulté de la preuve. Bien des patients, incapables de prouver une faute lourde, du faut qu'au moment où celle-ci a été commise, ils étaient inconscients, ou fortement diminués, et incapables de porter un jugement sur les gestes du praticien, voyaient leur demande rejetée, avec des conséquences terribles pour eux : on parle de gens devenus invalides qui n'étaient pas indemnisés de ce fait.

Le 10 avril 1992, le Conseil d'État opère un revirement et désormais exige une simple faute. C'est l'arrêt Madame V.

— Cette Madame V. était-elle une chicaneuse désirant battre monnaie sur la tête des médecins ?

— Je vous laisse juge. Les faits remontent au 9 mai 1979. Mme V. était enceinte de son troisième enfant. Son obstétricien, qui avait détecté un placenta prævia[1] lors d'une échographie, avait décidé de pratiquer une césarienne quelques jours avant le terme prévu. Jusque là, rien de plus normal. Le placenta prævia est une complication connue, certes pas bénigne, mais que l'on sait traiter pour minimiser les risques. Ilse caractérise par un risque d'hémorragie sévère, pouvant entraîner une hypotension et une chute du débit cardiaque ; ajoutons à cela que l'anesthésie péridurale présente un risque particulier d'hypotension artérielle qui était déjà connu à l'époque, et les acteurs sont en place pour la tragédie.

Acte I : le médecin anesthésiste de l'hôpital administre à Mme V., avant le début de l'intervention, une dose excessive d'un médicament à effet hypotenseur. Sur un terrain favorable. Acte II : Une demi-heure plus tard une chute brusque de la tension artérielle, accompagnée de troubles cardiaques et de nausées a été constatée ; le même praticien a ensuite procédé à l'anesthésie péridurale prévue et a administré un produit anesthésique contre-indiqué compte tenu de son effet hypotenseur. Ce qui devait arriver arriva : une deuxième chute de la tension artérielle s'est produite à onze heures dix ; après la césarienne et la naissance de l'enfant, un saignement s'est produit et a été suivi, à onze heures vingt-cinq, d'une troisième chute de tension qui a persisté malgré les soins prodigués à la patiente. Acte III : à douze heures trente, du plasma décongelé mais insuffisamment réchauffé a été perfusé provoquant immédiatement une vive douleur suivie de l'arrêt cardiaque de la patiente.

— Mon Dieu ! Mais qu'est-il arrivé à Mme V. ?

— Mme V., alors âgée de 33 ans, est restée atteinte de graves séquelles à la jambe gauche et, dans une moindre mesure, au membre supérieur gauche ; elle souffre à vie de graves troubles de la mémoire, d'une désorientation dans le temps et l'espace, ainsi que de troubles du caractère ; elle a dû subir une longue période de rééducation ; du fait de son handicap physique, elle subit un préjudice esthétique ; enfin elle exerçait la profession de maître auxiliaire dans un collège d'enseignement secondaire et qu'elle a perdu toute perspective de reprendre une activité professionnelle correspondant à ses titres universitaires.

— Et vous me dîtes que ce fut un revirement de jurisprudence ?

— Oui. En 1986, un tribunal administratif a estimé qu'il n'y avait pas lieu à indemnisation. Voilà le paradis perdu de notre mélancolique esculape. Pour info : le Conseil d'État a alloué un million de francs à Mme V., 300.000 francs pour son mari pour le préjudice moral consistant à voir son épouse devenue invalide à vie et n'ayant plus tout à fait la même personnalité, et pour le trouble dans ses conditions d'existence, lui qui s'est retrouvé du jour au lendemain avec trois enfants et un adulte à charge.

— Ce n'est pas cher payé.

— Jamais devant le juge administratif.

— Faut-il toujours prouver une faute pour engager la responsabilité ?

— Non. Il existe deux cas où le patient victime est dispensé de prouver la faute : si cette faute est présumée ; et le cas particulier de l'aléa thérapeutique.

La faute présumée

— Le Conseil d'État a créé un régime de responsabilité pour faute présumée : c'est l'arrêt Dejous de 1988. Cette hypothèse s'applique à des hypothèses dans lesquelles un acte de soin courant à caractère bénin entraîne des conséquences très graves sans commune mesure avec le motif initial de l'hospitalisation. Il s'agissait principalement des infections nosocomiales[2].

— Je tremble en posant la question, mais que s'était-il passé dans cette affaire ?

— Le patient avait été hospitalisé pour subir une sacco-radiculographie[3] qui a confirmé la présence d'une hernie discale, qui a été opérée le lendemain (opération de cure de hernie discale). Il s'agissait d'une opération courante. Néanmoins, le patient s'est vu infecté par une infection méningée compliquée d'une lésion de la moelle dorsale. Cela a causé au patient des douleurs que je vous laisse imaginer, et l'a laissé atteint d'une paralysie des membres inférieurs, de l'abdomen et de la partie basse du tronc, entraînant une invalidité définitive de 80 %. Vraiment, il y a des gens qui font des procès pour n'importe quoi.

— Ne soyez pas ironique. Mais j'ai cru comprendre que vous employiez le passé ?

— Oui, les cris d'orfraie des médecins ont porté leurs fruits, puisque la loi du 4 mars 2002 sur les droits des patients (sic .) a mis fin à cette jurisprudence en matière d'infections nosocomiales. Si la même mésaventure vous arrive, vous devrez désormais démontrer qu'il y a eu une faute d'asepsie, sachant que le fait que vous avez été infectée ne démontre pas cette faute. Bonne chance. Mais vous comprendrez, c'est pour restaurer la dignité froissée des médecins.

Vous me prendrez un aléa matin, midi et soir

La jurisprudence administrative a développé trois cas de responsabilité sans faute. Cette expression, qui fait bondir les médecins, doit être bien comprise. Il ne s'agit absolument pas de dire que le médecin est responsable même s'il na commis aucune faute. C'est l'État, dans le cadre de l'exercice de ses prérogatives en matière de santé publique, pour lesquelles il s'est arrogé un monopole, qui est responsable. Le fait que ces responsabilités soient engagées sans faute exclut même toute action récursoire ou disciplinaire contre le médecin qui en serait à l'origine. Bref, le patient ET le médecin sont protégés.

Le premier cas est celui lié à l'hospitalisation des malades mentaux, et garantit les tiers. Dans les années 60, un dément qui avait été placé à l'extérieur, dans une ferme expérimentale, incendiait le bâtiment au cours d'un épisode délirant. Les propriétaires des murs ont pu être indemnisé, quand bien même ce placement dans un milieu ouvert n'était pas fautif en soi : il fallait bien essayer, et ces placements ont d'ailleurs produit de très bons effets sur d'autres malades.

S'agissant des patients, la Responsabilité sans faute couvre trois domaines :

► la technique nouvelle[4], quand on emploie une thérapeutique nouvelle dont les risques sont mal connus, et que ce recours ne s'imposait pas pour des raisons vitales et qui a eu des conséquences exceptionnelles et anormalement graves en découlant directement ;

► l'acte à risque[5], acte qui présente un risque exceptionnel mais mal connu, qui a entraîné directement un dommage anormal et d'une exceptionnelle gravité.

► et la transfusion sanguine, en cas de contamination par cette voie. Notons que la loi a créé un organisme, l'Office National d'Indemnisation des Accidents Médicaux (ONIAM). C'est cette organisme qui indemnise les victimes d'infections nosocomiales et affections iatrogènes[6], les transfusés infectés par le VIH (mais pas l'hépatite C), les victimes de l'hormone de croissance et les victimes de surirradiation au centre hospitalier Jean Monnet d'Épinal.

— Cette dernière précision me paraît bien étrange. Si j'ai été surirradié ailleurs ?

— Hé bien, ce n'est pas leurs ONIAM.

— Je vous sens fatigué, mon cher maître, pour en tomber au niveau des calembours. Il est temps pour vous de prendre des vacances, mais pas avant, je vous prie, de me dire s'il y a une explication à ce traitement, si j'ose dire, bien particulier ?

— Oui. La politique de la rustine et du cas par cas, qui a remplacé depuis longtemps à la tête de l'État toute vision de haut pour gérer la chose publique. La presse s'en émouvait, il importait dans l'urgence de faire quelque chose, n'importe quoi. C'est cette dernière solution qui a été retenue.

— Et dans le privé, qu'en est-il ?

Le contrat médical

— Les règles sont différentes, car c'est le Code civil qui s'applique. Le principe a été posé en 1936, par l'arrêt Docteur Nicolas contre époux Mercier. Avant cet arrêt, la jurisprudence refusait d'admettre que le lien qui unissait le patient et son médecin était un contrat.

— Qu'était-ce ?

— Bonne question. Autre chose. Une relation sui generis, de son propre genre, qui obligeait le patient à payer son médecin, mais qui dégageait le médecin de toute responsabilité contractuelle du fait de son art, considérant qu'il était déjà bien bon de consentir à s'intéresser à son patient. La responsabilité du médecin ne pouvait être qu'extra-contractuelle, les médecins étant considérés comme une classe au-dessus des contingences terrestres que sont les contrats dans le cadre de leur exercice professionnel, avec leur patient du moins. Il n'a jamais été contesté que ce qui donnait droit au médecin d'exercer en son cabinet était un contrat, de bail ou de vente. En 1936, la Cour de cassation met enfin cette absurdité à la poubelle et pose la règle qui s'applique encore aujourd'hui :

" il se forme entre le médecin et son client un véritable contrat comportant, pour le praticien, l'engagement, sinon, bien évidemment de guérir le malade, ce qui n'a d'ailleurs jamais été allégué, du moins de lui donner des soins, non pas quelconques (…) mais consciencieux, attentifs, et réserve faite de circonstances exceptionnelles, conformes aux données acquises de la science ".

Admirez au passage l'élégance de la langue.

L'évidence de l'énoncé est toutefois encore à ce jour restée en travers de la gorge de bien des médecins old school, comme on dit en bon français, la plupart ayant toutefois parfaitement intégré cet état de fait, et surtout compris que le mot contrat n'est pas un gros mot. Après tout, les médecins louent ou achètent les murs de leur cabinet, ainsi que tout le matériel qu'ils utilisent, ils ont passé une convention avec les caisses de sécurité sociale pour que leurs honoraires soient pris en charge par la collectivité plutôt que par leur patient, à charge pour eux de les maintenir à un niveau modéré fixé par la convention. D'où le terme de médecin "conventionné". Alors si la sécurité sociale est assez bien pour passer un contrat avec les médecins, pourquoi un patient ne le pourrait-il avec son médecin ?

Cet arrêt pose le principe, jamais démenti à ce jour, que la responsabilité du médecin ne peut être engagée qu'en cas de faute.

— Faute lourde ou faute simple ?

— Vous parlez chinois pour un juriste du droit civil. Le droit civil ne connaît qu'une faute, la faute. En matière contractuelle, c'est la violation du contrat. Si l'obligation principale du patient est de payer son médecin, l'obligation principale du médecin est de donner des soins attentifs, consciencieux et conforme aux données acquises de la science. Elle se détermine en comparant le comportement qu'a eu le médecin à celui qu'aurait eu dans les mêmes circonstances le bonus medicus, le bon médecin, consciencieux, attentif et qui se tient à jour des données acquises de la médecine. Notez bien : acquises. Pas actuelles. La jurisprudence refuse encore à ce jour d'exiger une mise à jour instantanée des connaissances des médecins, ni qu'ils soient au courant des moindres découvertes publiées. Il faut que ces données fassent consensus et soient largement répandues.

— Et l'aléa thérapeutique ?

— Rien de tel en droit privé. Les règles du droit public ne sont pas transposables en droit privé, le secteur libéral de la médecine n'exerçant pas de prérogatives en matière de santé publique. Le monopole des médecins, pénalement protégé[7], est un monopole fondé sur la protection du patient, pas de la profession médicale. Cependant, ne pas informer un patient de l'existence d'un risque lié à une technique nouvelle ou à un acte à risque est une faute.

Cela dit, il est des hypothèses où la responsabilité du médecin est engagée sur un fondement extra-contractuel, par exemple si le contrat est nul, ou si le patient, inconscient, n'a pu donné son consentement qui seul peut former le contrat. Consentement qui doit être éclairé, c'est là une autre obligation du médecin.

Au fait, docteur, j'ai quoi ?

— Ah, l'obligation d'information, n'est-ce pas là que le bât blesse certains médecins ?

— Je vous laisse la responsabilité de l'image du bât, mais oui, car là encore, beaucoup ne comprennent pas le sens de cette obligation. Le patient doit consentir au geste médical qui est la prolongation du contrat médical (dont le premier acte est le diagnostic et la proposition de traitement). Et ce consentement doit être éclairé. Éclairé par qui ? Mais par le médecin. Il est hors de question, s'agissant du corps et de la vie d'un être humain, de demander que le patient se remette entre les mains de son praticien.

— Certes, mais le patient est-il le plus à même de donner ce consentement ?

— À ce jour, on n'a pas trouvé mieux. L'information donnée par le médecin n'a pas à être une démonstration scientifique : la jurisprudence exige une « information loyale, claire et appropriée ». Elle a évolué : si autrefois elle se contentait d'une information sur les risques prévisibles, depuis deux arrêts de 1998[8], c'est la gravité du risque qui détermine l'étendue de l'obligation d'information. Si les risques les plus courants doivent être signalés, les risques les plus graves, même s'ils sont exceptionnels, doivent l'être aussi. Ces risques graves sont “ ceux qui sont de nature à avoir des conséquences mortelles, invalidantes, ou même esthétiques graves compte tenu de leurs répercussions psychologiques et sociales ” selon les mots du Conseiller Sargos, rapporteur dans les arrêts de 1998.

— Cette exigence n'est-elle pas sévère pour le médecin ?

— Ne pas la poser serait sévère pour le patient. Nous ne sommes plus dans la France des années 30 : les français sont plus éduqués, moins illettrés. On peut les traiter enfin en adultes, comme d'autres pays le font depuis longtemps, même si cela a dû se faire, là aussi, à coups de procès (oui, je pense au pays qu'un océan sépare de nous).

— Ne connaît-elle point d'exceptions ?

— Je vous reconnais bien là : vos questions paraissent naïves mais montrent bien que vous avez bien appris vos leçons. Oui, le droit est la science des exceptions, et il en va ainsi ici : il faut que le patient soit en état de recevoir l'information et de donner son consentement. L'urgence prime : si le patient est inconscient ou en danger de mort, le praticien est dispensé de son obligation d'information. De même, le code de déontologie médicale, approuvé par la jurisprudence, accepte que cacher la vérité au patient sur son état de santé n'est pas fautif, si cette vérité est celée dans l'intérêt du patient.

Ceux d'entre vous qui ont eu à fréquenter récemment un cabinet médical ont pu constater que cette obligation d'information n'est quasiment jamais respectée. Ainsi n'ai-je pas été considéré comme digne de connaître le nom de la dernière affection ayant frappé ma fille, encore moins d'être informé du choix du traitement effectué. Peut-être devrais-je aller aux consultations en robe ?

Notons pour conclure sur ce point que l'étendue de l'obligation d'information varie aussi selon la nature de l'acte de soin envisagé. En médecine “de confort”, je pense particulièrement à la chirurgie esthétique de patients dont la seule affection est l'injure du temps, l'obligation d'information est particulièrement étendue : elle doit porter sur les risques mais aussi les inconvénients pouvant en résulter. Par exemple, la pose d'implants mammaires modèle Zeppelin doit faire l'objet d'une information non seulement sur les complications possibles de l'opération, le risque de perçage des poches, mais aussi sur les douleurs au dos du fait de ce surpoids que le corps n'a jamais eu à porter.

L'obligation de sécurité, ou : prière de ne mourir que de votre pathologie dans l'enceinte du cabinet

— Est-ce là la seule obligation du médecin ?

— Non point. Ce serait dommage de faire tant d'années d'études pour avoir une seule obligation, n'est-ce pas ? Cette obligation de soin est l'obligation principale du contrat ; mais il y a une obligation accessoire, l'obligation de sécurité, qui connaît une extension régulière du fait de son attrait, puisque, contrairement à l'obligation principale de soin, qui est une obligation de moyens, l'obligation accessoire de sécurité est une obligation de résultat.

— L'obligation de moyen oblige simplement à des diligences sans s'engager sur le résultat, tandis que dans l'obligation de résultat, le fait que le résultat visé ne soit pas atteint caractérise la faute, n'est-ce pas ?

— Demogue n'aurait pas dit mieux.

— Qui est ce Demogue ?

— René Demogue, l'inventeur de la distinction obligation de moyen - obligation de résultat. L'obligation de sécurité impose au médecin, de garantir son patient de dommages qui ne sont pas liés à l'affection le frappant ou l'évolution de celle-ci. Citons ainsi la qualité des prothèses (dentaires ou de membres) et des instruments utilisés, et des accidents survenus dans l'établissement de soin, tels que des chutes de table d'opération, des brûlures causés par des instruments défectueux, etc.

Parlons faute

— Auriez-vous quelques exemple de fautes médicales retenues pour engager la responsabilité d'un médecin ?

— Trois. Une femme se présente à un hôpital pour la visite du sixième mois de grossesse. Le même jour dans la même salle d'attente se trouve une femme au nom de famille identique venue se faire ôter un stérilet. L'interne appelle la patiente au stérilet, c'est la femme enceinte qui se lève. La patiente ne parlant pas français (elle est viet-namienne), il ne fait pas d'interrogatoire et consulte le dossier. Voyant qu'il s'agissait du retrait d'un stérilet, sans faire le moindre examen qui aurait révélé une grossesse de six mois, il entreprend de retirer le stérilet avec une canule de Novack. La poche des eaux est percée, et la patiente est hospitalisée pour voir si la poche se reconstitue ou si'l faut provoquer un avortement thérapeutique. Le même médecin tentera ensuite de procéder au retrait du stérilet et n'y arrivant pas, prescrit une intervention chirurgicale. Il se produira un nouveau quiproquo est c'est la femme enceinte qui sera expédiée au bloc. Cette faute sera sans conséquence, la crise d'hystérie de la femme ayant attiré l'attention de l'anesthésiste qui reconnaîtra la patiente. Totuefois, la poche ne se reconstituera pas et le fœtus mourra. Source : cour d'appel de Lyon, 13 mars 1997.

— On croit rêver.

— Pincez-vous alors. Soit une patiente qui va voir une nutritionniste pour un problème de surpoids. Sa nutritionniste lui conseille de recourir à une liposucion, et lui conseille d'aller voir pour cela un médecin… généraliste, qui s'avère être son époux. Celui-ci va procéder dans des conditions d'asepsie épouvantables : sur une simple table de soin, la ptiente posée sur une serviette éponge souillée, après qu'elle se soit elle même enduite d'alcool à 70 pour stériliser le champ opératoire. L'opération donnera lieu à six orifice sans changement de canule (il est même douteux que le médecin ait seulement mis des gants). Quand le soir même elle sera prise de fièvre et de douleurs insupportables à la jambe, le médecin lui prescrira… du repos et une barre de vitamines. Ce n'est donc que douze heures plus tard qu'on lui diagnostiquera son embolie gazeuse, qui nécessitera sept interventions chirurgicales.

— Là, on cauchemarde.

— Non, voici un cauchemar. je serai peu disert, l'affaire est en cours. Soit des parents d'un nouveau né en pleine santé, placé en observation en réanimation néo natale car légèrement prématuré. Un jour qu'ils viennent le voir, ils apprennent qu'il est mort pendant la nuit. Aucune explication n'est donnée sur les causes du décès. Le personnel évoque vaguement une mort subite du nourrisson. Ils demandent donc une autopsie qui révèle un coup violent à la tête. Pour le médecin, pas de doute : le bébé est tombé par terre d'une grande hauteur. Car il était tenu dans des bras. Le personnel fait bloc et personne ne veut dire qui a commis la maladresse. Un non lieu est donc probable. À vous de me dire maintenant si les avocats font des misères pour des broutilles à d'honnêtes médecins qui font de leur mieux.

— Vous me permettrez de reste coite un instant.

Qui paye ?

— Parlons d'argent, voulez-vous ?

— Je suis avocat : c'est mon sujet de conversation préféré.

— Qui paye ?

— Quand la responsabilité relève d'un établissement hospitalier, l'État. Quand c'est un praticien du privé, c'est le médecin, ou s'agissant d'une clinique, la clinique elle-même. Concrètement, leur assurance, même si, contrairement à nous les avocats, les médecins ne sont pas obligés d'être assurésMISE À JOUR : obligatoire depuis la loi du 4 mars 2002 (art. L. 1142-2 du Code de la Santé Publique [Merci Poggio]. Ce qui est une folie, puisque quand un médecin se plante, les dégâts peuvent être considérables.

Qui t'a fait toubib ?

—Une question impertinente me vient à l'esprit…

— Connaissant votre esprit, je frémis avant l'impact.

— Vous n'êtes pas médecin.

— Non, mais ce n'est pas une question.

— La voici : qui êtes-vous pour dire qu'un médecin a commis une faute ?

— Personne. Pas plus que le juge, cela dit.

— Est-ce une excuse ?

— Non, mais l'ignorance est plus supportable quand elle est équitablement partagée. C'est sur ce pilier que reposent tous les comptoirs de café du commerce. De fait, pour dire qu'un médecin s'est trompé, nous faisons appel… à un médecin. Tous ces dossiers donnent lieu à une expertise judiciaire. Zythom nous parle avec talent de son activité d'expert judiciaire en informatique. Un médecin fait de même, mais n'autopsie pas des serveurs ou des disques durs.

— Cela marche comment ?

— Très simplement. On ne choisit pas son expert, c'est le juge qui le désigne. L'adversaire doit être mis en cause pour pouvoir participer aux opérations et éventuellement avoir son mot à dire sur l'expert. Cette désignation se fait en référé, aussi bien au judiciaire (art. 145 du CPC) qu'à l'administratif (art. R.532-1 du CJA). L'expert se fait communiquer le dossier médical complet, épluche les compte-rendus opératoires, convoque les parties à une réunion d'expertise où la victime sera examinée en présence des avocats, du médecin ou de l'établissement mis en cause. Les avocats en “corpo” se font assister d'un médecin conseil, qui leur apporte leurs lumières. L'expert rend ensuite un rapport répondant aux questions et remarques faites par les parties, et c'est sur la base de ce rapport que les avocats vont ensuite s'étriper en toute confraternité. Vous voyez donc que ce droit n'existe pas contre les médecins, puisque des médecins y participent. J'ajoute que dans neuf cas sur dix, les victimes se plaignent surtout de ne rien savoir, que personne ne leur ait expliqué exactement ce qui s'est passé, ce qui leur est arrivé (ou à leur proche décédé). Il y a des réunions d'expertise qui sont des moments poignants, quand enfin le médecin exprime les regrets qu'il ressent, surtout quand il réalise la gravité de l'état de la victime. Un procès en responsabilité est une épreuve pour la victime mais aussi pour le médecin. Les deux ont un travail sur eux-même à effectuer, et si celui de la victime est le plus dur, les médecins y sont les moins préparés. Il ne s'agit pas de vengeance, mais de réparation. Personne ne dit qu'ils sont indignes de leur profession (une éventuelle action disciplinaire relève de l'Ordre des médecins), mais que sur ce coup là, ils se sont plantés, et qu'il faut réparer ce qui, sans leur erreur, ne serait jamais arrivé.

L'inévitable arrêt Perruche

— Une dernière question, si vous le permettez ?

— Chère lectrice, avec moi, vous avez toute licence.

— Je n'en attendais pas moins de vous. Il me souvient d'un arrêt au nom d'oiseau qui a défrayé le chronique…

— L'arrêt Perruche.

— Celui-là même. Je crois me souvenir qu'il s'agissait d'une femme enceinte qui avait subi un examen pour diagnostiquer une éventuelle rubéole, maladie qui présente de graves danger pour le fœtus. Elle avait clairement dit que si elle était positive à ce myxovirus, elle se ferait avorter, ne désirant prendre le risque d'avoir un enfant atteint des graves malformations que provoque cette maladie.

— Votre mémoire ne vous trompe pas.

— L'examen fut négatif.

— Ô combien ! En fait, il fut positif, mais interprété à tort comme négatif.

— En effet puisqu'en réalité, elle était bien atteinte du rubivirus, et elle donna naissance neuf mois plus tard à un petit garçon atteint de graves séquelles neurologiques.

— Nicolas. Invalide à 100%.

— Il était donc acquis que si le diagnostic avait été correctement posé, la mère aurait pratiqué une IVG.

— Cela ne faisait pas l'ombre d'un doute.

— Pourtant, l'enfant fit un procès au médecin ayant commis l'erreur de diagnostic.

— Ses parents, en son nom, pour être exact.

— Et il triompha.

— Je vois mal comment il aurait pu en être autrement.

— Mais enfin ! Vous vous gaussez ? Cet enfant ne pouvait de plaindre que d'être né, que d'avoir échappé à l'avortement, puisqu'aucun traitement n'aurait pu prévenir les dommages qu'il a subis. La vie, fût-elle handicapée, est-elle un préjudice ?

— Vous parlez comme un médecin, ou pire un moraliste. Je vous demande de parler en juriste. Langue où les épithètes comptent. Nul n'a jamais prétendu que le préjudice subi par Nicolas Perruche était d'être né.

— Mais…

— Il est d'être né handicapé. Si vous escamotez cet article, vous vous condamnez à ne pas comprendre l'arrêt du 17 novembre 2000. Vous vous souvenez des trois mamelles de la responsabilité civile ?

— Absolument : la faute, le préjudice, et le lien de causalité reliant la faute et le préjudice.

— Exact. Ici, il y a eu faute : le médecin devait diagnostiquer la rubéole par le simple examen attentif des résultats (un premier échantillon a été négatif, un deuxième prélevé quinze jours plus tard positif ; le premier échantillon, testé à nouveau, fut positif, ce qui prouvait la présence d'une contamination récente par la Troisième Maladie). Le nierez-vous ?

— Non point.

— Ici, il y a eu préjudice : Nicolas est atteint depuis sa naissance de troubles neurologiques graves, frappé d'une surdité bilatérale, d'une rétinopathie qui va conduire inéluctablement à sa complète cécité, et d'une cardiopathie. Nierez-vous que cela est un préjudice ?

— J'en serais incapable.

— Enfin, il est établi que ces affections sont dues à la rubéole de la mère. Ça n'est nullement contesté d'ailleurs. Donc, il y a un lien de causalité entre la rubéole et les affections, et il est certain que si l'erreur n'avait pas été commise, Nicolas ne serait pas né handicapé ?

— Il ne serait pas né tout court.

— Donc pas né handicapé. Auquel cas il n'y aurait pas eu de préjudice. Voilà qui me semble établir un lien de causalité, sauf à insinuer que Nicolas devrait éprouver la plus grande reconnaissance à l'égard de ce médecin qui lui a sauvé la vie par erreur. Argument séduisant pour les mouvements anti-IVG, mais peut-être moins du point de vue (si j'ose dire) de Nicolas.

— Mais la vie n'est pas un préjudice !

— Non, mais la vie handicapée, oui. Vous voyez comme un épithète vous manque est tout est dépeuplé ?

— Était-il nécessaire de passer par ces circonvolutions aux limites de la morale, juste pour indemniser un enfant ?

— Laissez donc la morale où elle est, surtout si on l'invoque pour dire qu'un enfant naissant avec un tel handicap ne devrait pas être indemnisé de ce qu'il subit. Je ne l'aime pas, votre morale. Parlons plutôt du droit. Car cet arrêt avait un apport fondamental.

— Lequel ?

— Dans des hypothèses analogues, l'indemnisation des parents n'a jamais posé problème. Eux subissent un préjudice, et personne ne prétendra que c'est du fait d'être nés.

— Certes.

— Les parents de Nicolas ont d'ailleurs été indemnisés pour leur préjudice individuel consistant à devoir vouer leur vie à s'occuper d'un enfant lourdement handicapée alors qu'ils avaient exprimé leur refus d'une telle éventualité et avaient les moyens légaux de l'éviter.

— Fort bien.

— Mais cette indemnisation appartient aux seuls parents. Réparant leur malheur, libre à eux d'en faire ce qu'ils veulent.

— Y compris autre chose que s'occuper de leur enfant ?

— Absolument. Hormis un poste particulier, le “préjudice d'éducation” qui indemnise la surcharge financière qu'implique élever un enfant polyhandicapé (cela peut inclure un voire deux voire trois salaires d'assistants à domicile !). Mais ce préjudice d'éducation n'existe que tant que subsiste l'obligation d'éducation. À 21 ans, 25 au plus tard, l'enfant devenu adulte est censé se prendre en charge lui-même. Tandis que l'indemnisation affublée du masque du « préjudice d'être né » appartenait en fait à l'enfant et entrait dans son patrimoine.

— Donc devait être consacré à l'intérêt de l'enfant et couvrait ses besoins pour sa vie entière !

— Vous avez compris. Et notamment, lors du décès des parents, l'État et les autres héritiers ne viennent pas en prélever une part pour leur compte, sans obligation de prendre soin de l'handicapé en contrepartie.

— Mais alors, loin d'être une décision injurieuse pour les handicapés, c'était une décision formidablement protectrice des handicapés !

— Était. Car les médecins sont venus crier famine chez le législateur, leur chœur étant repris, la farce était complète, par des associations d'handicapés.

— Le choux qui défend la chèvre ?

— Là encore, je vous laisse la responsabilité de la métaphore légumineuse. Et une loi du 4 mars 2002, oui, celle-là même sur les droits des patients, a mis fin à cette jurisprudence rendant toute action de ce genre purement et simplement irrecevable.

— Sans contrepartie ?

— Tout comme : il y eut une promesse en contrepartie, que ces personnes lourdement handicapées seraient prises en charge par la solidarité nationale. On attend encore les décrets d'application, à ma connaissance.

— Et cela a donné ?

— Une condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l'homme, à l'unanimité des 17 juges formant la grande chambre. Saluée comme il se doit par Veuve Tarquine, qui précisément exerce dans cette redoutable discipline qu'est le “Corpo”.

— La connaissant de réputation, je devine le feu d'artifice…

— Un bouquet, du début à la fin. En conséquence, la cour de cassation a jugé récemment que les réclamations portées avant la loi du 4 mars 2002 seraient encore recevables, ce par un effet rétroactif d'application immédiate©. Pour aux enfants nés après le 6 mars 2002 : Vae Victimis. Maintenant, vous aurez l'obligeance de me dire où se trouve la morale. Pour ma part, je suis de ceux qui l'ont vu périr sous les applaudissements qui ont accueillis le vote de l'article 1er de la loi du 4 mars 2002. Il est vrai que dans l'hémicycle, personne ne se souvient plus de ce à quoi elle ressemble, la morale.

— Je vous trouve bien amer.

— Il y a de quoi, et encore : moi, je n'ai pas eu de clients qui ont subi les conséquences de cette loi. Je suis lâchement soulagé de n'avoir pas eu à leur expliquer la nouvelle en les regardant dans les yeux.

— Maître, je vous remercie, j'ai trop abusé de votre temps. Je vous laisse partir en vacances, vous l'avez bien mérité.

— Merci, chère lectrice, mais de grâce, je vous en conjure ! Ne m'appelez pas maître, quand je ne suis que votre très humble et très dévoué serviteur.


Adresses utiles :

Le site de l'ANADAVI, Association Nationale des Avocats de Victimes de Dommages Corporels, avec la liste des avocats adhérents. Ils sont tous compétents en la matière et adhèrent en outre à des bonnes pratiques qui s'ajoutent aux obligations déontologiques communes à tous les avocats. Je précise que je ne suis affilié d'aucune manière à cette association, je serais plutôt de l'autre côté de la barre.

Le site de l'ANAMEVA, Association Nationale des Médecins Conseils de Victimes d'accident avec dommage corporel. Auxiliaires précieux des avocats, ils les assistent lors des expertises qui visent à établir la faute et le préjudice.

Notes

[1] localisation anormale du placenta qui peut être responsable d'hémorragies sévères au cours du troisième trimestre de la grossesse. Le placenta est normalement inséré dans le fond de l'utérus, il est dit prævia lorsque ce n'est pas le cas (Wikipédia).

[2] Contractées à l'hôpital.

[3] Il s'agit de l'opacification du canal rachidien, dans lequel se trouve la moelle épinière, par injection d'un produit iodé, donnant ainsi à la radiographie une image du canal, de ses contours, et du départ des racines nerveuses. Aujourd'hui (l'affaire remonte à 1976), depuis la généralisation du scanner, cet examen est beaucoup moins pratiqué.

[4] CAA Lyon, 21 décembre 1991, Gomez

[5] CE, Ass., 9 avril 1993, Bianchi.

[6] Nées du traitement médical.

[7] L'exercice illégal de la médecine est puni de deux ans d'emprisonnement.

[8] Civ 1re, 7 oct. 1998 (J.C.P. 1998-II-10179, concl. Saint-Rose, note P. Sargos, Bull. civ. I n°287 et 291).

jeudi 31 juillet 2008

“Le droit, rien que le droit…”

Je ne le dirai jamais assez : le droit et la morale sont deux choses distinctes. Et on ne l'apprend jamais assez tôt. Fût-ce à neuf ans.

Un couple de retraités, condamné pour procédure abusive et débouté de leur plainte contre leurs voisins qui avaient aménagé leur garage pour accueillir leur fillette handicapée à Marcq-en-Baroeul (Nord), ont fait appel de leur condamnation, a-t-on appris lundi auprès de leur avocat.

"La construction a été illégalement construite et cela désorganise la vue qu'ils ont, eux, de l'arrière de leur maison : c'est un lotissement, il y a des règles de construction", a fait valoir à l'AFP Me Xavier Dhonte.

En 2001, les parents d'une fillette polyhandicapée, qui aura 10 ans le 1er août, avaient décidé de transformer leur maison et aménagé deux chambres et une salle de bains dans le garage.

"L'extension n'est pourtant pas visible de l'extérieur, la seule chose qu'ils avancent toujours pour justifier ça, c'est le droit, rien que le droit et toujours le droit", a estimé à l'AFP Denis B…, le père de Diane.

— Ah mais, me direz-vous, ici, c'est la morale qui triomphe, les cacochymes légalistes ont été déboutés et condamnés pour procédure abusive (c'est à dire une action motivée par l'intention de nuire). Certes, mais ce n'est que le premier round, et le droit semble être du côté des quérulents. Et la loi est la loi disent ceux qui n'aiment pas leurs voisins ou les étrangers sans papier.

Le permis de construire, validé par la mairie et la direction départementale de l'Equipement (DDE), avait été annulé fin 2004 par le tribunal administratif de Lille saisi par les voisins. La décision avait été confirmée en appel en 2005.

Je ne suis pas spécialiste de l'urbanisme, mais les données du problème sont aisées à comprendre. Chaque commune a un Plan Local d'Urbanisme (PLU), nouveau nom de l'ex-Plan d'Occupation des Sols (POS). Ce Plan prévoit, pour simplifier, une surface maximum constructible, et la répartition de cette surface sur le territoire de la commune, et la part d'un même terrain pouvant être construite (les jardins ne sont aisni pas seulement un agrément pour l'habitant, c'est une obligation légale), ce pour éviter un urbanisme anarchique ou des villes étouffantes et à la salubrité douteuse.

Or aménager un garage (surface non habitable) en chambre et salle de bain ,cela revient de fait à augmenter la surface habitable, donc la part construite du terrain. Si cette part dépasse le maximum prévu par le PLU, le permis de construire qui l'a autorisé est illégal.

Tel était le cas en l'espèce, l'aménagement ainsi réalisé faisant dépasser de 12m² le maximum constructible sur le terrain. L'aménagement en cause semble donc bien illégal, à première vue.

Mais alors pourquoi les voisins ont-ils été déboutés ?

À cause du droit et rien que du droit. Ces voisins ne sont pas chez eux. Leur maison appartient à leurs enfants, ils n'en sont qu'usufruitiers. Le droit de propriété, que ce soit d'une maison ou d'un stylo, se décompose en effet en trois attributs. Le propriétaire de la chose peut en user (en latin : usus). Je puis écrire avec mon stylo. Il peut en jouir (en latin fructus) : je peux prêter ou louer mon stylo. Il peut enfin en disposer (en latin abusus) : je peux le vendre ou le détruire, mettant ainsi fin à mon droit. Le propriétaire jouit de ces trois attributs, parfois limités par la loi (c'est le cas en matière immobilière : la destruction d'un bien est soumise à autorisation administrative). Mais il peut, temporairement, en céder certains. Il peut ainsi consentir un droit d'usage sur un bien (art. 625 et suivants du Code civil), appelé droit d'habitation quand il porte sur un immeuble. Le bénéficiaire de ce droit peut habiter le bien, et c'est tout — mais c'est déjà pas mal.

Le propriétaire peut aussi céder provisoirement l'usage ET la jouissance : usus-fructus, en français usufruit. Le bénéficiaire de ce droit s'appelle usufruitier, et le propriétaire, qui n'a plus que le droit de disposer du bien, s'appelle le nu-propriétaire. Le droit est parfois empreint de poésie… À la différence de l'usager, l'usufruitier peut décider de louer le bien et d'en toucher les loyers, qui lui reviennent.

L'usufruit est très utilisé dans un cadre familial à des fins fiscales. Des parents à la retraite donnent à leurs enfants la nu-propriété de leur maison et en gardent l'usufruit. Ils continuent donc d'y habiter, mais à leur mort, l'usufruit cesse, et les nu-propriétaires deviennent de plein droit plein propriétaires. De plein droit veut dire : sans payer de droits de succession. Les droits sont payés au moment de la donation, mais la donation d'une nu-propriété porte sur une valeur moindre que le prix neuf de la maison (le nu-propriétaire ne pouvant espérer la vendre au prix du marché, il y a un occupant légitime). D'où une sérieuse économie d'impôt, variable selon l'âge de l'usufruitier (plus il est jeune, plus la décote est importante).

Dans les contrats dits de viager, c'est cette technique qui est utilisée : le propriétaire cède la nu-propriété à l'acquéreur et garde l'usufruit. L'acquéreur paye une part du prix de vente, appelée le Bouquet (le droit est très empreint de poésie) et une rente viagère (= à vie, d'où le nom du contrat) à l'usufruitier. C'est très appréciable pour le propriétaire, typiquement une veuve n'ayant pas travaillé : elle touche la pension de réversion (en gros, la moitié de la retraite de son défunt époux), ce qui est fort peu. En vendant la maison en viager, elle bénéficie d'un capital, et d'une rente qui améliore ses revenus mensuels, ce jusqu'à son décès, et continue à vivre chez elle jusqu'à ses derniers jours. C'est un contrat aléatoire puisqu'on ne connaît pas au moment de la conclusion le prix qu'on paiera la maison. Il y a de bonnes affaires (viager conclu en juin 2003, deux mois avant la canicule), il y en a de mauvaises (Jeanne Calment, morte à 122 ans, 5 mois et 14 jours, avait vendu sa maison en viager en 1965, alors qu'elle avait 90 ans, à son notaire, qui a payé la rente jusqu'à sa mort en 1995 ; ses héritiers ont dû la payer à leur tour pendant encore deux ans).

Revenons en à nos usufruitiers acariâtres.

M. et Mme B… avaient été assignés le 6 décembre 2007 devant le tribunal de grande instance de Lille par leurs voisins.

L'avocat de ces derniers avait exigé la démolition des aménagements sous peine d'une astreinte de 1.000 euros par jour. Les plaignants ont été déboutés et condamnés le 31 janvier à 3.000 euros de dommages et intérêts pour procédure abusive.

Ils ont demandé en justice la démolition des constructions illégales. Notons que cette demande, entre particuliers, a été portée devant le tribunal de grande instance, juridiction judiciaire, alors que le contentieux de l'annulation du permis de construire, acte du maire, donc de l'administration au sens large, a été portée devant la juridiction administrative. Toujours la grande séparation…

Vous noterez la célérité de la justice : assignation à la Saint-Nicolas, jugement à la Saint-Jean-Bosco. La raison en est simple : l'avocat des parents de Diane a tout de suite soulevé le défaut de qualité à agir, puisque les Lefuneste n'étaient pas propriétaires de leur maison. C'est une question qui est de la compétence du juge de la mise en état, qui a dû régler la question par voie d'ordonnance de l'article 771 du CPC.

Le défaut de qualité à agir est toutefois susceptible d'être régularisé en appel : il suffit pour cela que les propriétaires, qui ont le droit d'exercer cette action, interviennent à cette fin. C'est chose faite (il peut y avoir débat sur la validité de l'intervention, mais je ne m'étendrai pas sur le sujet, il y a —pour le moment encore— des avoués bien plus compétents que moi pour cela.

Donc, le droit, rien que le droit. Et celui-ci semble pencher du côté des Lefuneste… sauf changement de la loi.

Mais rassurez-vous : on a aussi le droit de trouver le comportement des voisins profondément méprisable.

vendredi 25 juillet 2008

Saluons le travail du législateur

Une fois n'est pas coutume, je vais dire du bien du législateur.

Non, je suis sérieux. Parmi le flot continu de textes qu'il vote, il se trouve des bons textes, qui apportent vraiment quelque chose. Et quand on voit qu'en outre, c'est une proposition de loi, c'est à dire une initiative parlementaire, on se sent un peu réconcilié avec le Parlement.

Bon, il y a loin de la coupe aux lèvres, et si le travail est bon, vous verrez qu'il n'est pas parfait.

Rendons donc hommage à Jean-Luc Warsmann (3e Ardennes) et Étienne Blanc (3e Ain), à l'origine de la loi n° 2008-644 du 1er juillet 2008 créant de nouveaux droits pour les victimes et améliorant l'exécution des peines.

Ce texte crée une nouvelle procédure d'indemnisation des victimes d'infraction, l'aide au recouvrement (nouveau titre XIVbis du Livre IV du Code de procédure pénale, articles 706-15-1 et suivants).

Cette procédure est subsidiaire à la procédure d'indemnisation devant la CIVI : elle n'est ouverte que si les procédures des articles 706-3 et 706-14 ne sont pas applicables.

Hein ???

— Patience, mes chers mékéskidis : je parle à mes amis kissavdekoijkozes. Voici la version sous-titrée.

La loi prévoit que certaines victimes des faits les plus graves ont le droit à être indemnisées par l'État. La procédure est portée devant la Commission d'Indemnisation des Victimes d'Infraction (CIVI) du tribunal de grande instance, et est exercée contre le Fonds de Garantie des Victimes d'Actes de Terrorisme et Autres Infractions (FGTI).

Mais l'accès à cette action est plutôt restreinte, bien que plusieurs lois successives l'ait peu à peu élargi. Il faut que la victime soit morte ou handicapée à vie (on parle d'incapacité permanente partielle, IPP) ou ait eu une incapacité totale de travail (ITT) d'au moins trente jours (Attention, l'ITT n'a rien à voir avec un arrêt de travail), ou que les faits constituent une infraction de nature sexuelle (viol ou agression sexuelle). Enfin, cela a son importance, la loi ne prévoit que l'indemnisation de la victime : les frais d'avocat[1] ne sont pas pris en charge. Ça, c'est l'article 706-3 du CPP.

Autre cas d'ouverture : l'infraction est un vol, une escroquerie, un abus de confiance, une extorsion de fonds ou une destruction, une dégradation ou une détérioration d'un bien appartenant à la victime, qui ne peut obtenir à un titre quelconque (assurance…) une réparation ou une indemnisation effective et suffisante de son préjudice, et se trouve de ce fait dans une situation matérielle ou psychologique grave. Cela laisse prise au débat, et de fait, les actions exercées sur ce fondement sont plutôt rares (mais je n'ai pas de chiffres vous communiquer). Ça, c'est l'article 706-14 du CPP.

En dehors de ces cas, la victime n'a pas d'autre recours que d'exiger le paiement par le condamné, souvent insolvable, outre que cela oblige à rester en contact avec l'auteur des faits, et toutes les victimes n'ont pas envie de lui donner leur adresse pour recevoir un chèque. Bref, la voici grosjean comme devant.

Heureusement, Zorro Warsmann et Blanc sont arrivés.

La loi nouvelle crée donc une action subsidiaire, dans les cas où aucune des deux voies ci-dessus ne sont ouvertes : l'aide au recouvrement. C'est une action qui s'est voulue simplifiée, puisqu'elle évite la case juridictionnelle. La demande est portée directement devant le FGTI.

Il y a une condition de délai : l'action ne peut être exercée que deux mois après la décision, en l'absence de paiement volontaire, et dans le délai d'un an à compter du jour où la décision est devenue définitive (nouvel article 706-15-2 du CPP). Attention, piège : le délai est en fait de dix mois, puisque l'action ne peut pas être exercée pendant les deux premiers mois.

Premier bruit dans le moteur

Et déjà, les premiers couinements du mécanisme. Parce qu'une question se pose et n'a pas de réponse, et côté simplicité, c'est raté.

La question : la loi dit que l'action est ouverte en cas d'absence de paiement volontaire. Mais que se passe-t-il en cas de paiement partiel ? Le prévenu doit mille euros, il verse une provision de 50 euros et puis plus rien. Il y a eu paiement volontaire (mais pas total). La victime peut-elle saisir le Fonds de Garantie ? Gageons qu'il y aura des refus de la part du Fonds, aucun recours n'est prévu sur ce point. Déduction personnelle ? Assignation du Fonds devant la juridiction civile de droit commun. C'est sans doute un juge de proximité qui va trancher le premier la question.

Côté simplicité : on veut faciliter la vie de la victime. La preuve, le tribunal devra informer la victime de son droit à exercer cette action (Mesdames et messieurs les présidents, je vous plains : vos délibérés vont bientôt tenir de la tirade cornélienne et dureront aussi longtemps que les audiences, entre les notifications des obligations du condamné, des effets du sursis, de la date de convocation du JAP, et les notifications aux parties civiles, vous n'allez pas vous coucher tôt).

Mais le point de départ du délai et donc sa date d'expiration vont être un vrai casse-tête, puisque c'est le jour où la décision devient définitive.

Une décision devient définitive le jour où plus aucun recours ne peut être exercé contre elle. A priori, ça peut paraître bref, puisque le délai d'appel est de dix jours, et celui du pourvoi en cassation, de cinq.

Oui, mais si le prévenu est absent ? C'est un “contradictoire à signifier[2]”, c'est à dire que le délai d'appel courra à compter du jour de la signification qui sera faite du jugement par huissier. À la diligence du procureur. Diligence dont la victime n'est pas informée. Donc le point de départ du délai lui est inconnu, sachant qu'elle ne pourra exercer son action que deux mois après cette date, et qu'elle n'aura que dix mois pour ce faire.

La loi tente d'apporter une solution au problème, en disposant d'une part que la signification doit être faite dans un délai de 45 jours à compter de la requête du ministère public, mais là encore, la partie civile n'est pas informée de ces diligences. Reste à la partie civile à faire signifier elle même (à ses frais donc) la décision, comme l'article 554 du CPP le lui permet.

Pis encore, si le prévenu n'a pas pu être cité en personne (parti sans laisser d'adresse, par exemple). C'est un jugement par défaut. Or le jugement par défaut peut faire l'objet d'une opposition[3] par le prévenu lorsqu'il lui est signifié, sans condition de délai. Or un jugement par défaut n'est par définition pas définitif, et aucune formalité d'information de la victime n'est prévue en cas de signification du jugement par défaut si le condamné ne fait pas opposition.

Bref, dans bien des cas, la victime risque d'être dans l'impossibilité d'exercer utilement son action, faute d'avoir connaissance du délai de dix mois pour ce faire.

Et concrètement, ça se passe comment ?

Très simplement. Au début.

La demande est portée directement devant le Fonds de Garantie (alors que d'ordinaire, on saisit la CIVI, le Fonds n'étant pas une juridiction, et encore moins impartial puisque c'est lui qui paye, et sa radinerie est légendaire).

Le Fonds peut opposer un refus tiré du non respect du délai (on parle de forclusion). La victime peut demander à être relevée de cette forclusion, si elle justifie par exemple qu'elle n'a pas pu avoir connaissance du début du délai pour agir.

Question : devant qui est portée cette demande ? On a la CIVI, qui s'y connaît en droit de l'indemnisation. On a le JUDÉVI, le JUge DÉlégué aux VIctimes, on a le président de la CIVI qui a des pouvoirs propres, on a le président de la chambre du tribunal jugeant les intérêts civils quand ceux-ci sont jugés postérieurement à l'action publique[4]. En plus c'est facile, ces trois fonctions différentes sont forcément exercées par la même personne. Hé bien non ! Ce sera le président du tribunal, statuant par ordonnance sur requête (art. 706-15-2, al. 2 du CPP). Pourquoi ? Ne cherchez aucune logique : c'est juste la seule juridiction qui peut être saisie par une partie sans que l'autre soit convoquée. Bref, on fait faire des économies au FGTI, qui n'aura pas besoin de se présenter devant le juge pour défendre son refus. Le bricolage législatif commence. On n'y coupe jamais. C'est à désespérer.

Des sous ! Des sous !

Bon, le délai a été respecté, les procédures spéciales des articles 706-3 et 706-14 sont inapplicables : le Fonds va devoir mettre la main au portefeuille.

Première chose à faire : changer de Code. C'est désormais dans celui des Assurances que ça se passe, à l'article L.422-7. Pourquoi ? Sékomsa.

Si les sommes en cause, dommages-intérêts ET article 375 ou 475-1, chers confrères, la loi le prévoit expressément, sont inférieures ou égales à 1000 euros, le Fonds les paye intégralement et immédiatement. Note aux agents du Fonds qui me lisent : préparez-vous à devenir le pourvoyeur d'une prime complémentaire pour les fonctionnaires de la police nationale. Grâce à vous, tous les outrages deviennent solvables.

Si les sommes en cause dépassent les 1000 euro, le Fonds accorde une provision égale à 30% du montant de la condamnation, avec un minimum de 1000 euro et un maximum de 3000 euro.

Par la suite, le Fonds va lui-même tenter de recouvrer l'intégralité des dommages-intérêts auprès de l'auteur des faits. Pour cela, le Fonds peut demander au procureur de la République de requérir de toute personne ou administration la communication de renseignements sur la situation professionnelle, financière, fiscale ou sociale des personnes ayant à répondre du dommage. Le secret professionnel ne peut être opposé au procureur de la République (art. 706-11 du CPP). C'est plutôt efficace.

Remboursez ! Remboursez !

Les sommes récupérées par le Fonds vont servir en priorité à payer… le Fonds. La générosité du législateur a des limites. C'est qu'une victime, c'est gentil, mais ça pleure tout le temps et ça coûte cher. Donc priorité au remboursement des sommes avancées. En outre, car il faut bien vivre, le Fonds pourra ajouter aux sommes prononcées par le tribunal une pénalité au titre des frais de gestion (sic), supportée par le condamné. Cette pénalité est un pourcentage des sommes totales (dommages-intérêts + article 375 ou 475-1) qui sera fixé par le ministre chargé des assurances. Je guette l'arrêté en cause. En outre, le Fonds pourra retenir au titre des frais de gestion un pourcentage, à fixer également par le ministre en charge des assurances, sur les sommes récupérées au-delà de la première avance, pourcentage donc supporté par la victime. L'argent n'a pas d'odeur.

En vrac

Ce n'est pas tout ce que dit la loi, mais ça intéresse surtout les kissavdekoijkozes. La procédure de l'article 706-14 (infraction au bien laissant dans une situation matérielle ou psychologique grave) est étendue aux destructions de voitures sans condition de gravité de la situation, mais sous certaines conditions, précisées au nouvel article 706-14-1 du CPP. Les règles de signification des jugements pénaux sont modifiées. Le droit de procédure de 90 euros de l'article 1018 A qui fait que tous nos clients nous rappellent six mois après leur condamnation est doublé et passe à 180 euros si le prévenu ne se présente pas ou n'a pas donné pouvoir à son avocat. Les informations relatives aux permis de conduire sont rendus plus largement accessibles aux autorités de police judiciaire.

Prochainement dans vos prétoires

Dernier point : l'entrée en vigueur du dispositif. C'est prévu pour le 1er octobre 2008, c'est à dire pour toutes les décisions rendues à partir du 1er octobre, peu important la date des faits. Chers confrères, demandez le renvoi de vos audiences de septembre ! Pour l'indemnisation des voitures détruites, c'est toutes les voitures qui le seront à partir du 1er octobre (message aux sauvageons : merci d'attendre minuit pour casser des voitures la nuit du 30 septembre). Les autres règles sont entrées en vigueur le 3 juillet 2008.

Notes

[1] On parle d'article 475-1 devant le juge de proximité, le tribunal de police ou le tribunal correctionnel, et d'article 375 devant la cour d'assises ; du Code de procédure pénal s'entend.

[2] Contradictoire signifie que chaque partie a eu la possibilité de présenter ses arguments, à signifier veut dire que le jugement doit être porté à la connaissance du condamné par un huissier de justice —c'est le sens juridique du mot signifier ; en cas d'envoi postal recommandé, on parle de notification

[3] L'opposition se distingue de l'appel en ce qu'elle est jugée par le même tribunal qui a rendu le premier jugement. Le tribunal rejuge l'affaire, ce qui permet au prévenu de présenter sa défense, et lui laisse la possibilité de faire appel, respectant ainsi le droit du prévenu au double degré de juridiction.

[4] L'action civile, ou intérêts civils, fixe le montant de l'indemnisation due à la victime ; l'action publique fixe la peine infligée au condamné.

mardi 22 juillet 2008

Mignonne allons voir si la Constitution…

…n'a pas besoin que nous la révisions.

C'est à ce cri de ralliement
Que de bon matin tout le parlement
S'est rendu sans la moindre pagaille
En son séjour de Versailles.

Depuis le matin, on annonce la débâcle ;
On décompte et recompte ; en ce jour les oracles
Ne sont pas des pythies qui font tourner des tables :
Les véritables haruspices se sont mués en comptables.

Las, le Chambellan du roy avec une girouette a pris langue,
Et au moment de crier "nenni", après des chefs la harangue,
Alors qu'on voyait la loi choir — voyez, déjà elle boîte !
Une bouche au moins est restée coite.

— Haro sur Iago, qu'il porte la marque de Caïn[1] ;
Gageons qu'au lieu de trente deniers, il aura un maroquin,
Car c'est que tout augmente, ajoutent, perfides, des voix sinistres[2] ;
Qui députent et cumulent à tout va, faute d'avoir pu être ministres.

On crie vengeance, on sonne l'hallali, on parle d'exclusion ;
Et on oublie qu'on a tout de même modifié la Constitution.
D'une voix ? De deux voix ? De l'arithmétique on a la passion,
Mais on daube ce qui est arrivé à nos institutions.

En ce jour a toutefois parlé nul autre que le Souverain.
Et de tout ce tumulte, que reste-t-il, trois fois hélas ?
Beaucoup de bruit et de mots, mais sur le fond, rien ;
Hormis, bien sûr, sur le blog de maître Eolas.

Anonyme du XXIe siècle.


Un peu de prose, après cette minute de poésie, pour revenir sur l'adoption de la réforme de la Constitution, hier par le Congrès.

Tout d'abord, qu'est ce que la Constitution ?

La Loi Fondamentale : le texte sur lequel repose tout l'édifice de la République, rien que ça. Elle est essentiellement l'expression d'un peuple souverain s'associant pour former une Nation, et créer un État chargé de défendre leurs droits et libertés. C'est elle qui dit que nous sommes en République, que notre drapeau est bleu blanc rouge, que notre hymne est la marseillaise, que notre devise est “Liberté, Égalité, Fraternité” et que notre langue est le français et pas le kikoo-lol.

C'est elle également qui définit le rôle et le mode de désignation de chacun (président de la République, Gouvernement, parlement), au moins dans les grandes lignes.

En la forme, c'est une loi, la loi du 4 octobre 1958, mais une loi constitutionnelle. La spécificité d'une loi constitutionnelle n'est pas dans son contenu (on peut y mettre tout et même n'importe quoi, le précédent président ne s'en est pas privé avec l'obligation de tenir un référendum pour toute nouvelle adhésion à l'UE) mais dans la forme de son adoption. Hé oui, la forme, la procédure, toujours, car c'est là le siège des libertés et de la défense des droits.

Une loi constitutionnelle doit être adoptée dans les mêmes termes par les deux assemblées, et ratifiée soit par référendum (c'est le principe), soit par le Congrès, formé des deux assemblées, Assemblée nationale et Sénat siégeant ensemble, à une majorité des trois cinquièmes (soit 60%). Le choix appartient au Président de la République. Qui dit ça ? Mais pardi : la Constitution (article 89).

Une Constitution doit être courte et stable. C'est pourquoi nous rallongeons sans cesse la nôtre et la révisons à un rythme effréné. Il est hors de question de faire comme tout le monde. Nous en sommes ainsi à la 24e modification en 50 ans, et la 14e en dix ans (pour comparer, la Constitution des États-Unis a été révisée 15 fois en plus de deux siècles).

Il est d'ailleurs amusant de relever que le Président qui a le plus respecté la Constitution est François Mitterrand, qui n'y a pas touché hormis en 1992, pour permettre la ratification du Traité de Maastricht (avec l'abandon de la souveraineté monétaire, principalement), les révisions de 1993 (Régime de la responsabilité pénale des ministres, et droit d'asile) étant le fait d'Édouard Balladur.

Ces prolégomènes étant terminés, qu'avons-nous décidé hier ? Oui, je dis nous, car la Constitution étant l'expression du peuple souverain, c'est nous qui avons parlé hier.

Le contenu de la réforme

C'est un texte un peu fourre-tout, il faut bien le dire. Alors que chaque révision de la Constitution porte sur un point précis, là, on avait un peu de tout. Volonté de toilettage et de réforme diront les uns, prix de la négociation nécessaire pour les autres.

Le texte de loi fait pas moins de 21 pages. Certains changements sont d'importance, d'autres ne sont que cosmétiques.

Dans les changements importants, je mettrai d'abord le droit du Président de la République de s'adresser au Congrès. Certes, me direz-vous, ce n'est qu'un discours. À cela, je répondrai non : c'est avant tout un symbole.

Le discours sur l'état de la République

Chose surprenante, aucun texte n'a jamais interdit au président de la République de s'adresser en personnes aux assemblées, sous la Ve à tout le moins. C'est une tradition fort ancienne, qui remonte au début de la IIIe république. Souvenons-nous qu'après le départ d'Adolphe Thiers, Mac-Mahon s'est installé du bout des fesses sur le fauteuil présidentiel, uniquement afin de le tenir au chaud le temps de choisir le titulaire du royal postérieur qui s'y assiérait comme roi. Las, le séant le mieux placé était en même temps le plus serré, et la République usucapa le fauteuil.

De cette époque, nous avons gardé la tradition de l'irresponsabilité politique du président. Il ne peut être renversé par les assemblées dans l'exercice normal de ses fonctions. Il faut qu'il y faillisse gravement pour cela. Cette irresponsabilité s'accompagnait comme contrepartie d'une certaine impuissance (politique seulement, comme le président Félix Faure l'a démontré au mépris de sa vie). Le pouvoir était entre les mains du premier ministre, appelé alors président du Conseil (des ministres). C'est là le schéma des monarchies parlementaires européennes (Angleterre, Espagne, Pays-Bas, Danemark…) où le Chef de l'État est un roi qui ne joue aucun rôle politique sauf circonstances exceptionnelles (comme c'est le cas en Belgique où le roi Albert II a pris une vraie décision politique en refusant la démission du premier ministre Yves Leterme). C'est le cas aussi des Républiques parlementaires comme la République Fédérale d'Allemagne, l'Italie, Israël et comme c'était le cas de la France sous les IIIe et IVe républiques. Le Président ne pouvait donc monter à la tribune de l'assemblée, car y monter, c'était s'exposer au risque d'en redescendre sans son mandat (et encore, la tradition de la République romaine était un peu plus radicale). L'immunité de l'orateur s'allie mal avec la souveraineté de l'assemblée. Une autre cause de cette tradition était d'éviter toute pression du chef de l'État sur les représentants du peuple, puisque l'État n'est que l'émanation du peuple.

Désormais, le président pourra aller causer les yeux dans les yeux des parlementaires (je rappelle que la tribune est surélevée).

Cela existe dans d'autres pays, notamment les États-Unis, avec le fameux discours annuel sur l'État de l'Union. L'Espagne a adopté ce rendez-vous annuel solennel, avec le discours sur l'état de la Nation (le terme d'union, s'agissant de l'Espagne, est particulièrement audacieux). C'est, je pense, ce qu'a à l'esprit notre président bien-aimé. Ce discours n'est pas suivi d'un vote, on n'est pas à la Star Ac'. Il sera suivi d'un débat, mais hors la présence du président.

De prime abord, ce n'est qu'un discours. Ça mettra en émoi les services Politique des rédactions, obligera le service public à déprogrammer Des chiffres et des lettres, mais juridiquement, ça ne prête pas plus à conséquence, dira-t-on. Voire.

Jamais la France n'a connu un tel rendez-vous, surtout s'il devient régulier, une sorte de point fait sur l'année écoulée et les chantiers de l'année à venir. Jusqu'à présent, ce qui en faisait office, c'était le DPG, le discours de politique générale du premier ministre nouvellement nommé, qui vient faire la liste des promesses qu'il ne va pas tenir et demande si le parlement lui fait confiance pour manquer à sa parole. Vu la stabilité des premiers ministres, qui va aller grandissant avec l'alignement des mandats du président et de l'assemblée, le DPG est un événement isolé. Que le président vienne régulièrement devant le parlement faire le bilan de ce qui a été fait et reste à faire, et le DPG perd tout sens. Inéluctablement, on se dirige vers une décollation de l'exécutif : je ne vois pas à ce qui, à moyen terme, sauvera le premier ministre, si on lui retire son seul moment de bravoure. On sait ce qu'il est advenu de sa responsabilité : depuis la jurisprudence Pompidou, plus aucune motion de censure n'est passée, et la jurisprudence Galouzeau a achevé de démontrer que sa responsabilité politique est une farce (à moins qu'en l'espèce, ce ne soit le premier ministre lui-même qui n'ait été une farce). Bref, une modification symbolique qui peut être lourde de conséquences sur l'équilibre des institutions. Une Constitution est une machine complexe, et toucher à un levier peut avoir des effets imprévus.

L'exception d'inconstitutionnalité

S'il devait y avoir une bonne raison de voter oui, c'était celle là. Enfin, enfin, je cesserai de rougir face à mes homologues juristes du monde entier expliquant que chez nous, le peuple souverain n'avait pas le droit de s'émouvoir d'une liberté prise par le législateur avec la Constitution. Désormais, ce point peut être soulevé par voie d'exception devant le Conseil d'État ou la Cour de cassation qui pourront alors saisir le Conseil constitutionnel d'une question préjudicielle[3] Les deux hautes cours constitueront un filtre. Je parie que le Conseil d'État, d'ici quelques années, nous pondra un grand arrêt où il se permettra de trancher lui-même les questions qui ne posent aucune difficulté, en s'abstenant de saisir le CC et en prononçant lui-même l'inconstitutionnalité. À vos GAJA. Sur la question de l'exception d'inconstitutionnalité, voyez la fin de ce billet.

L'examen en séance publique des projets de loi tels qu'amendés par les commissions

Un projet de loi (émanant du gouvernement, sinon on parle de proposition de loi) est d'abord examiné en Commission. Ces commissions parlementaires, permanentes, ont un rôle très important. Le texte est décortiqué, un parlementaire est nommé rapporteur de la commission, et devient LE spécialiste du texte, et une vraie discussion, approfondie et technique a lieu. Las, loin des caméras de télévision, les travaux des commissions n'étant pas public même si un compte rendu est publié. Les amendements déposés sur le texte sont examinés et la commission peut en adopter certains. Jusqu'à présent, le projet de loi était cependant discuté tel que déposé par le gouvernement, même après son passage en commission. Le vote de la commission ne servait qu'à signaler les amendements bien vus par l'assemblée et susceptibles d'être adoptés. Désormais, ces amendements adoptés modifieront le texte tel que débattu en séance publique. Les commissions ont un vrai droit d'amendement, ce qui les renforce considérablement. Il ne se passera pas longtemps avant qu'un ministre ne regrette cette modification. Qui a dit HADOPI ?

Le droit de veto parlementaire des certains postes de hauts fonctionnaires

La liste sera fixée ultérieurement, mais pour ces très hauts fonctionnaires (je suppute le premier président de la cour de cassation, le vice-président du Conseil d'État, et le premier président de la cour des comptes entre autres ; quid du Conseil constitutionnel ? Et, au hasard, du procureur de la République de Nanterre ?), la désignation sera soumise pour avis public à des commissions parlementaires permanentes ; si le total des "non", toutes assemblées confondues, atteint les trois cinquièmes, la nomination est refusée. Là encore, le parlement peut exercer un vrai contrôle de l'exécutif. À lui de le faire.

La possibilité de contourner le référendum obligatoire pour la Turquie tout nouveau pays entrant

Finalement, le cadeau empoisonné de Chirac a survécu, mais les deux assemblées peuvent adopter une résolution (c'est une autre nouveauté de cette réforme, déjà en germe par le traité de Lisbonne : des textes non législatifs exprimant la volonté d'une assemblée) aux trois cinquième décidant d'approuver cette adhésion par le Congrès, avec une majorité des trois cinquièmes. Donc : il n'y aura pas de référendum sur l'adhésion des futurs états membres des Balkans et d'Europe de l'est, sauf éventuellement pour la Turquie (et encore, je n'y crois pas, la France ne pourra se permettre de bloquer un traité d'adhésion qu'elle aura nécessairement signé, et provoquer une crise diplomatique avec l'Union européenne et la Turquie, vu la qualité des arguments qui seront invoqués par les nonistes— une vieille tradition, là aussi).

La ratification expresse des ordonnances

Je le mentionne pour les juristes, mais disons que c'est une anomalie sévère qui est corrigée. Jusqu'à présent, quand le parlement habilitait le gouvernement à agir dans le domaine de la loi par un texte qu'on appelle une ordonnance, il fallait que le parlement ratifie ces ordonnances, à peine de caducité. Or il suffisait pour cela de déposer un projet de loi ratifiant les ordonnances, inutile qu'il soit voté. Désormais, ce sera le cas, il faudra enfin que le parlement assume ses responsabilités de délégataire. J'applaudis.

La réforme du Conseil Supérieur de la Magistrature

Gascogne en avait déjà parlé. Les magistrats deviennent minoritaires. Plus exactement, à égalité avec les membres désignés par les politiques (deux par chaque président : de la République, de l'Assemblée, du Sénat) : six de chaque côté. Au milieu, pour faire pencher la balance en cas de division des simarres contre les complets-vestons : un avocat et un conseiller d'État. Je reviendrai, moi ou Gascogne, sur cette réforme, après l'adoption de la loi organique.

En vrac

Signalons aussi l'augmentation du nombre de commissions parlementaires, l'information du Parlement sur les opérations militaires extérieures avec son approbation si elles durent plus de quatre mois, la plus grande maîtrise par les assemblées de leur ordre du jour. Tout cela concourt à un renforcement du rôle du parlement, et c'est à porter au crédit du président de la République : c'est un homme qui aime la confrontation, et il ne s'est pas glissé avec délectation dans les charentaises du président intouchable avec un parlement docile. Il a donné au parlement les moyens d'un vrai pouvoir de contrôle, cela s'imposait, pensè-je. Le président de la République ne peut exercer plus de deux mandats électifs. Il est vrai que nous n'avons jamais réélu un président deux fois (notons qu'à ce jour, seul VGE aurait survécu jusqu'au bout de ce troisième terme), donc pour trois mandats, et que de prime abord, cela peut sembler bien inutile. Toutefois, le rabaissement du mandat présidentiel à cinq ans en 2001 et le rajeunissement des candidats à la dernière élection montre que l'hypothèse de quinze ans de présidence est devenue possible. Était, de fait ; désormais : le record de Mitterrand est devenu imbattable.

Poudre aux yeux

Il n'est pas de bonne loi qui ne contienne des dispositions inutiles. Celle-ci ne manque pas à la règle, et contient des modifications qui soit n'ont guère de sens, soit sont inapplicables, soit n'ont aucun intérêt. Ça sent les négociations P2P (President To Parlementaire).

— Le référendum d'initiative populaire.

Tellement encadré (initiative d’un cinquième des membres du Parlement —185—, soutenue par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales—4,5 millions—, ne peut avoir pour objet l’abrogation d’une disposition législative promulguée depuis moins d’un an) qu'il n'est qu'une virtualité.

— La limitation de l'usage du “49-3”.

Sur ce qu'est le 49-3, voir cet article. Désormais, son usage sera limité à une loi par session (en principe, une session par an, sauf sessions extraordinaire convoquée par le président de la République - nous sommes en session extraordinaire), sauf les lois de financement (budget et sécurité sociale) qui sont les lois à 49-3 par excellence. La concomitance des élections présidentielles et législative et le système majoritaire rend l'hypothèse d'un parlement rebelle peu probable. Bref, l'exécutif n'a pas cédé grand'chose.

— Limitation du recours à l'urgence législative.

Une loi doit être adoptée en des termes identiques par les deux assemblées. En principe, une loi est discutée deux fois par chaque assemblée (on parle de première lecture, deuxième lecture). En cas de désaccord persistant, le texte est envoyé en commission mixte (des députés et des sénateurs…) paritaire (…en nombre égal). Un texte de compromis est élaboré. S'il n'est pas adopté en des termes identiques, le texte repart en aller et retour (on parle de navette) sauf si le Gouvernement siffle la fin de la partie et décide que c'est l'assemblée nationale qui aura le dernier mot. Jusqu'à présent, si le Gouvernement estime qu'il y a urgence (parce que voilà) le texte part en CMP dès la fin de la première lecture. Ça limite la possibilité du dialogue entre assemblées, et les parlementaires n'aiment pas qu'on les bouscule (surtout les sénateurs, c'est connu).

Hé bien fini l'urgence !

Vous y avez cru, hein ? Désormais on parlera… de procédure accélérée. Deux mots au lieu d'un seul, voilà la réforme. Ha, oui, la conférence des présidents de groupe peut s'y opposer, et l'urgence tombe si les deux conférences des présidents s'y opposent conjointement. Ce qui est aussi improbable qu'une scène d'action dans Derrick.

— La réforme du Conseil Économique et Social.

C'est un organe qui ne sert à rien (désolé pour mes lecteurs qui y travaillent), une machine à produire des rapports que personne ne lit et à caser des obligés. Désormais… il s'appellera le Conseil Économique, Social et Environnemental. Fin de la réforme.

Je m'arrête là, n'ayant pas la prétention de l'exhaustivité, mais les détails de procédure parlementaire n'intéresseront que des personnes qui en connaissent déjà le contenu. Je ne me sens pas la compétence pour en juger le bien-fondé et l'efficacité (quoi que je reste dubitatif devant l'examen des propositions de loi par le Conseil d'État : qui fera le Commissaire du Gouvernement ? L'auteur de la proposition ? Ça pourrait être drôle).

À voir sur ce sujet, en plus bref, et aussi sur les à-côtés, et notamment pourquoi réunir ce Congrès maintenant malgré l'opposition des socialistes : Ceteris Paribus.

Notes

[1] Genèse, 4, 15.

[2] Du latin sinister, gauche.

[3] Question dont la réponse influe sur la solution d'un litige, posée à une autre autorité seule compétente pour répondre à cette question, le procès étant suspendu dans cette attente.

mardi 8 juillet 2008

les mystères de l'OPP

Par Dadouche



J'ai déjà évoqué à plusieurs reprises (par exemple ici) l'OPP, l'Ordonnance de Placement Provisoire, qui peut être la hantise du juge des enfants ou du substitut des mineurs quand on lui demande de la prendre un vendredi soir à 18 heures.
Un récent article de Libération évoque une OPP prise par le parquet de Nanterre. Je n'entrerai pas dans le détail de cette situation, que je ne connais pas, et au sujet de laquelle l'article donne essentiellement le point de vue des parents. Mais c'est l'occasion de rappeler le fonctionnement de cette procédure, humainement jamais facile à mettre en oeuvre, qui entraîne le placement en quelques heures d'un mineur.

D'abord le principe : le juge des enfants ne prend aucune décision sans audience préalable, avec convocation de la famille.

C'est le premier alinéa de l'article 1184 du Code de Procédure Civile : Les mesures provisoires prévues au premier alinéa de l'article 375-5 du code civil, ainsi que les mesures d'information prévues à l'article 1183 du présent code, ne peuvent être prises, hors le cas d'urgence spécialement motivée, que s'il a été procédé à l'audition, prescrite par l'article 1182, du père, de la mère, du tuteur, de la personne ou du représentant du service à qui l'enfant a été confié et du mineur capable de discernement.
Les convocations pour cette audience doivent être adressées 8 jours au moins avant la date de celle-ci (article 1188 CPC)
La décision prise par le juge des enfants à l'issue de cette audience est alors en principe un jugement.

Si cette procédure permet d'agir relativement vite, il est cependant des cas où une intervention immédiate peut être nécessaire.
Rappelons qu'en tout état de cause le juge des enfants intervient lorsque la santé, la sécurité ou la moralité d'un mineur non émancipé sont en danger, ou si les conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises (article 375 du Code Civil)et que chaque fois qu'il est possible, le mineur doit être maintenu dans son milieu actuel (article 375-2).
Les situations où une Ordonnance de Placement Provisoire peut être nécessaire supposent donc quelque chose de plus que l'existence d'un danger.

Deux hypothèses :

- le juge des enfants est déjà saisi de la situation du mineur
Une mesure d'action éducative en milieu ouvert ou une mesure d'investigation est déjà en cours et des éléments apparaissent brusquement, qui rendent indispensables un placement le jour même. Exemples parmi de nombreux autres : le mineur est hospitalisé à la suite de violences subies au domicile, les parents ont mis à la porte leur ado dont ils ne supportent plus les provocations, ...
Les dispositions de l'alinéa 1er de l'article 375-5 du Code Civil permettent alors au juge des enfants d'intervenir en urgence et de confier provisoirement, par ordonnance, le mineur à une structure habilitée. Il doit dans sa décision caractériser, outre les motifs qui rendent le placement nécessaire, l'urgence qui empêche de respecter la procédure habituelle de convocation préalable.
L'alinéa 2 de l'article 1184 du CPC dispose alors que : Lorsque le placement a été ordonné en urgence par le juge sans audition des parties, le juge les convoque à une date qui ne peut être fixée au-delà d'un délai de quinze jours à compter de la décision, faute de quoi le mineur est remis, sur leur demande, à ses père, mère ou tuteur, ou à la personne ou au service à qui il était confié.
A l'issue de cette audience, un jugement est rendu qui peut soit maintenir la décision de placement soit y mettre un terme.

- le juge des enfants n'est pas encore saisi de la situation
C'est le Procureur de la République qui est destinataire d'un signalement urgent, qui peut émaner de l'Aide Sociale à l'Enfance, d'un service hospitalier, de l'Education Nationale, des services de police. Il peut s'agir d'un mineur en fugue trouvé sur le ressort, d'un mineur victime de mauvais traitement, d'un mineur étranger isolé (sans doute la majorité des situations dans les plus grosses juridictions), d'un mineur dont les deux parents sont en garde à vue et pour lequel il n'y a pas de solution familiale... Les situations sont multiples.
Les dispositions de l'article 375-5 du Code Civil permettent alors au Procureur de confier le mineur provisoirement à une structure, à charge pour lui de saisir le juge des enfants dans un délai de 8 jours par requête.
L'alinéa 3 de l'article 1184 du CPC dispose alors que :Lorsque le juge est saisi, conformément aux dispositions du second alinéa de l'article 375-5 du code civil, par le procureur de la République ayant ordonné en urgence une mesure de placement provisoire, il convoque les parties et statue dans un délai qui ne peut excéder quinze jours à compter de sa saisine, faute de quoi le mineur est remis, sur leur demande, à ses père, mère ou tuteur, ou à la personne ou au service à qui il était confié.
C'est le cas décrit dans l'article de Libération : l'OPP a été prise par le Parquet le 26 juin, on peut raisonnablement penser que la requête a été faite le même jour, et l'audience est prévue le 10 juillet, dans le délai de 15 jours.

Ce délai de 15 jours prévu dans les deux hypothèses, qui paraît toujours trop long aux premiers intéressés, permet non seulement au juge d'organiser matériellement l'audience (libérer un créneau dans son emploi du temps, faire adresser les convocations en temps utile) mais également de rassembler davantage de renseignements que ceux qui ont conduit à la prise de décision en urgence.
Comment en effet éclairer la prise de décision finale si on ne dispose pas d'autres éléments que ceux que l'on avait lorsqu'on a pris la décision en urgence ? Les observations réalisées durant le placement peuvent être précieuses, des dispositions peuvent être prises par la famille durant ce délai (par exemple hospitalisation d'un parent, reprise d'un traitement, départ d'un conjoint violent).
Une OPP n'est pas nécessairement suivie d'un placement à plus long terme. Elle peut permettre de procéder à des investigations complémentaires, de calmer une situation de crise. Elle peut aussi, même si elle n'est pas utilisée dans ce but, être un électrochoc qui permet des changements dans une situation complexe.
Elle peut également avoir des conséquences désastreuses, en braquant durablement les parents qui se sentent stigmatisés.

Vous l'aurez compris : ce qui caractérise l'OPP c'est l'urgence, la nécessité d'agir sans délai.
Je ne connais aucun magistrat qui aime statuer par OPP : agir en urgence, c'est presque toujours le signe qu'on a pas su repérer une situation de crise qui couvait. Par ailleurs, une décision sans audience préalable est toujours insuffisamment éclairée et mal comprise par les premiers concernés.
La réflexion est permanente sur le sujet de l'urgence : faut-il intervenir ? faut-il faire jouer un soi-disant principe de précaution ? est il préférable que le Parquet prenne l'OPP ou qu'il saisisse le juge des enfants immédiatement et lui laisse le soin d'en apprécier l'opportunité ? comment agir dans l'urgence et non dans la précipitation ?
Les réponses sont différentes selon chaque situation. Elles peuvent dépendre par exemple de l'âge des mineurs concernés : un bébé est plus vulnérable qu'un enfant plus âgé, qui peut alerter sur sa situation. La protection de la sécurité physique immédiate peut plus fréquemment nécessiter d'agir sans délai que les hypothèses de carences éducatives, même graves. L'intention affichée des parents de s'éloigner au plus vite pour éviter une intervention des services de protection de l'enfance peut également justifier une intervention en urgence, de même que l'existence de précédents de violence au sein de la famille.

Je ne tenterai pas de faire croire que toutes les OPP apparaissent justifiées a posteriori. Mais il est facile de refaire le match une fois qu'il est terminé.

Par ailleurs, aux grands principes qui guident l'action des magistrats viennent se mêler des réalités matérielles et humaines. Quand un enfant qu'on n'a pas placé assez vite s'est retrouvé à l'hôpital, on a tendance ensuite à faire jouer un principe de précaution dans des situations tangentes. Quand on entend, après un dramatique fait-divers, que "le juge doit payer", on est tenté d'ouvrir le parapluie un peu plus vite. Quand on a déjà vingt-cinq audiences prévues dans la semaine, on est secrètement soulagé que le Parquet prenne l'OPP et rédige sa requête quelques jours plus tard pour laisser le temps de caser cette audience imprévue dans les délais légaux. Quand on voit arriver une requête avec demande d'OPP, que l'Aide Sociale à l'Enfance n'attend à l'autre bout du fax que ladite OPP pour organiser le placement, qu'on sait que passé une certaine heure la décision sera plus compliquée à mettre en oeuvre, qu'on sort d'une audience houleuse et qu'on se prépare à la suivante qui ne sera guère plus tranquille, on prend le temps de lire les éléments de façon approfondie voire de décrocher son téléphone pour obtenir une précision supplémentaire, mais pas forcément de rédiger deux pages pour caractériser la nécessité d'intervenir en urgence

Enfin, chacun a une conception de l'urgence, tout comme chacun a une conception du danger. Il y a des situations qui n'appellent pas de longs débats, d'autres qui sont bien plus complexes. Il faut savoir résister aux appels insistants du chef de service de l'Aide Sociale à l'Enfance, du service d'AEMO ou du substitut des mineurs : "Mais comment, untel n'est toujours pas placé ?" ou "On attend toujours votre OPP pour la situation Trucmuche". Il faut parfois savoir dire non. Mais quelle que soit la décision, on a toujours peur de se planter, et on suscite toujours des réactions. Et on se plante parfois, dans un sens ou dans l'autre.

Je n'ai pas trouvé de statistiques récentes sur le nombre de décisions prises en urgence, mais mon expérience personnelle me conduit à constater qu'elles ne concernent finalement qu'une part très réduite des décisions de placement, dans la juridiction de taille moyenne dans laquelle j'exerce, où les cabinets des juges des enfants sont chargés mais dans une mesure encore gérable, où le dialogue est constant avec le substitut des mineurs et les services éducatifs, et où le Conseil Général met quelques moyens dans la Protection de l'Enfance, dont il a la responsabilité (on peut toujours mieux faire, mais c'est pire ailleurs).[1]

Ce billet n'ayant pas vocation à commenter la situation qui a donné lieu à l'article de Libération ni à servir de défouloir à tous ceux qui "connaissent quelqu'un dont les enfants...", mais à expliquer la procédure appliquée en l'espèce, tout commentaire d'une décision judiciaire particulière sera considéré comme un troll, quel que soit l'intérêt des réflexions développées, et traité en conséquence.

Notes

[1] Pour ceux qui veulent pousser la réflexion sur cette notion d'urgence et les contradictions dans lesquelles peuvent se débattre les juges des enfants à ce sujet, j'ai trouvé cet article rédigé par un sociologue en 2006 pour une revue spécialisée, qui soulève des questions intéressantes. Je précise que les données de l'enquête effectuée par l'auteur remontent aux années 1996-2000, soit avant les lois de 2002 et 2007 qui ont pour la première renforcé notablement le contradictoire dans la procédure d'assistance éducative et pour la deuxième créé des dispositifs qui offriront à terme davantage de solutions intermédiaires que l'alternative AEMO/Placement.

lundi 7 juillet 2008

Entrer, rester ou partir

J'écoutais ce dimanche, comme chaque dimanche, l'Esprit Public, sur France Culture. Pour la dernière émission de la saison, l'orage que l'on sentait monter entre Max Gallo et Jean-Louis Bourlanges a enfin éclaté, avec l'aspect rafraîchissant des pluies d'été, mais aussi cet aspect aussi violent qu'éphémère, sur le premier thème de l'émission, à la suite de l'affirmation audacieuse du second que Charles de Gaulle était un exemple de l'antimilitarisme de droite dont on feint ces jours-ci de redécouvrir l'existence. Le biographe du Général a pris la mouche et a eu un mot malheureux pour qualifier cette affirmation, qui a donné lieu en réplique à une superbe démonstration d'artillerie de la part de Jean-Louis Bourlanges qui laissera le pauvre Max sonné. Un moment savoureux, à la 15e minute et 59e seconde du fichier Real Audio®.

C'est la deuxième partie de l'émission qui a particulièrement retenu mon attention, puisqu'elle traitait de la question de l'immigration.

Au cours de son intervention, Yves Michaud, philosophe, directeur de l'Université de Tous Les Savoirs, a exposé ce qui serait selon lui un paradoxe :

Las, las ! Cette affirmation, dans un débat au demeurant de qualité, est comme une verrue sur le nez d'une belle. Il gâche un peu l'ensemble.

Cela illustre surtout la méconnaissance du droit des étrangers, droit ô combien complexe il est vrai (notamment un des rares à cheval sur les deux ordres de juridiction) qui fait que même des esprits d'honnêtes hommes (au sens humaniste) qui se penchent sur la question n'arrivent pas à y retrouver leurs petits. Il faut dire que sa complexité se double d'une dose infinie d'hypocrisie qui ferait rougir de honte Tartuffe. Le petitesse a tendance à égarer les grands esprits.

Voici donc un rapide vade mecum des fondamentaux, comme on dit dans le noble art du rugby, du droit des étrangers, pour savoir de quoi on parle.

Prolégomène : n'oubliez jamais que le droit est la science des exceptions. Chaque principe a les siennes… sauf exceptions, naturellement.

ENTRER

Tout étranger (les ressortissants de l'UE ne sont plus vraiment des étrangers et bénéficient de règles spécifiques ; disons qu'en gros, ils vont où ils veulent et restent le temps qu'ils veulent. Oui, sauf exceptions, naturellement) désirant entrer en France doit être muni d'un certain nombre de documents, dont le défaut entraînera son refoulement à la frontière. Ces documents sont, essentiellement : un document de voyage (en principe un passeport, par exception une carte d'identité ou un document assimilé : carte de réfugié ou d'apatride, par exemple), le cas échéant revêtu d'un visa (j'y reviens), les justificatifs des raisons de son séjour (travail, tourisme), la preuve qu'il dispose des moyens de subvenir à ses besoins, y compris son retour dans son pays d'origine, et d'une assurance prenant en charge ses éventuelles dépenses de santé.

Le visa est une autorisation préalable délivré par l'État (par son consul, en fait) d'entrer sur son sol. On en distingue deux types (pour simplifier) : le court séjour, trois mois au plus, et long séjour, plus de trois mois avec vocation à rester. Le visa court séjour est encadré au niveau européen par les accords de Schengen (y compris la liste des pays dont les ressortissants sont soumis à l'obligation de visa, fixé par un règlement européen, le règlement (CE) n°539/2001 du 15 mars 2001 modifié), qui unifient les règles de délivrance et la validité dans tout l'espace Schengen (prenez les 27 pays de l'UE, vous ôtez le Royaume-Uni et l'Irlande, mettez de côté Chypre, la Roumanie et la Bulgarie qui en font partie mais attendent des jours meilleurs pour appliquer les accord, et vous ajoutez la Norvège, l'Islande, la Suisse et le Lichtenstein, ces deux derniers pays devant appliquer les accords en novembre prochain). Le visa long séjour reste de la compétence de chaque État selon ses règles propres.

Je laisse de côté la question des demandeurs d'asile, qui ont un droit au séjour pendant la durée de l'examen de leur demande s'ils se présentent à la frontière (Convention de Genève de 1951) : la politique de la France consiste donc, depuis des décennies, à empêcher les demandeurs d'asile d'atteindre sa frontière, et pour ceux qui l'atteignent, à faire semblant d'examiner leur demande en 48 heures pour la rejeter avant de les réexpédier à leur point de départ, dans des conditions qui ont valu à la France une condamnation par la cour européenne des droits de l'homme en avril 2007 (la loi Hortefeux de novembre 2007 a tenté de remédier à cette situation).

Le refus d'entrée sur le territoire est une décision prise par la police aux frontières. Elle impose à la compagnie de transport qui a amené l'étranger de le reconduire à ses frais au point de départ : cet éloignement s'appelle un réacheminement. En attendant, l'étranger est placé en zone d'attente, les fameuses ZAPI de Roissy. L'hôtel Ibis dont parle Yves Michaud était la ZAPI 1, aujourd'hui fermée. Il ne s'agit pas d'un centre de rétention, et les étrangers qui s'y trouvent ne sont pas en situation irrégulière puisque juridiquement ils ne sont jamais entrés sur le territoire. Il s'y trouve aussi bien des demandeurs d'asile que des touristes ou des scientifiques venus faire une conférence mais qui ont une sale tête.

RESTER

Le visa vaut autorisation de séjour pour la durée de sa validité. Un étranger qui souhaite rester en France au-delà de son visa doit demander un titre de séjour (TS) à la préfecture du département où il établit son domicile.

Il existe deux types de titre de séjour, les formels et les informels (la classification est de votre serviteur). Ce que j'appelle les informels sont des titres précaires, à très courte durée, délivrée par la préfecture quand elle n'a pas le choix mais n'a pas encore décidé de délivrer un titre de séjour formel : ce sont les Autorisations Provisoires de Séjour (APS) et les Récépissés. Une APS régularise temporairement la situation d'un étranger mais n'engage pas la préfecture. C'est classiquement le cas d'un étranger qui a obtenu l'annulation d'une décision d'éloignement sans avoir établi qu'il bénéficiait d'un droit au séjour. Le juge ordonne à la préfecture de réexaminer le dossier et dans l'intervalle, de régulariser l'étranger pour ne pas le laisser dans l'illgéalité parce que les préfectures sont engorgées. Le récépissé, lui, implique que le préfet a décidé de délivrer le titre de séjour, mais n'a pas eu le temps de fabrication du titre (qui est sécurisé comme nos cartes d'identité). Il vaut régularisation, et donne les mêmes droits que le titre qui va être délivré.

Les titres formels, car prévus par la loi, sont la carte de séjour, valable un an, et la carte de résident, valable dix ans, qui succède généralement à plusieurs années de carte de séjour. Pour les algériens, on parle de certificat de résidence d'un an ou de dix ans.

Les préfets sont en principe libres de délivrer ou de refuser de délivrer un titre de séjour. Cette politique se règle d'abord au niveau d'instructions du Gouvernement, mais aussi au niveau de la loi qui prévoit des cas où le préfet « peut » délivrer une carte. Soyons clairs, la politique actuelle est : quand le préfet « peut » délivrer, il faut lire qu'il « peut aussi ne pas » délivrer et appliquer cette interprétation.

Cependant, la France a, dans un moment d'égarement, signé des textes internationaux, supérieurs donc à la loi française, qui lui imposent de respecter les droits de l'Homme. Or, les étrangers sont des Hommes.

Il y a donc des cas où l'étranger a un droit au séjour, où le préfet ne peut légalement lui refuser son titre de séjour. Ces cas sont à l'article L.313-11 du Code de l'Entrée et de Séjour des Étrangers et du Droit d'Asile (CESEDA). Certains sont objectifs. Citons le cas de l'étranger marié à un Français (mais pas à un étranger en situation régulière…), parent d'un enfant français, ou devenu majeur et qui a vécu en France depuis l'âge de treize ans (les mineurs sont dispensés de titre de séjour, ils ne peuvent être en situation irrégulière, ils dépendent de la situation de leurs parents). D'autres sont plus subjectifs, c'est-à-dire laissent une part d'appréciation à l'administration, appréciation qui peut être contestée devant le juge. C'est le cas du 7° de l'article L.313-11[1], qui est l'arme principale des avocats en droit des étrangers.

Se maintenir en France sans avoir un des titres le permettant (visa en cours de validité, ou plus de trois mois pour les étrangers dispensés de visa ; titre de séjour ; APS ou Récépissé) est, contrairement donc à ce qu'affirme Yves Michaud, un délit, prévu et réprimé par l'article L.621-1 du CESEDA :

L'étranger qui a pénétré ou séjourné en France sans se conformer aux dispositions des articles L. 211-1 et L. 311-1 ou qui s'est maintenu en France au-delà de la durée autorisée par son visa sera puni d'un emprisonnement d'un an et d'une amende de 3 750 Euros.

La juridiction pourra, en outre, interdire à l'étranger condamné, pendant une durée qui ne peut excéder trois ans, de pénétrer ou de séjourner en France. L'interdiction du territoire emporte de plein droit reconduite du condamné à la frontière, le cas échéant à l'expiration de la peine d'emprisonnement.

C'est ce que ne manquent jamais de rappeler les braves gens pour qui « la loi est la loi », sauf quand on est assistante sociale violant le secret professionnel, puisque le droit est la science des exceptions, n'est-ce pas ?

Ce délit n'est à ma connaissance jamais poursuivi seul en tant que tel. Il relève du gadget législatif (et d'alibi légaliste à la xénophobie, mais passons). En effet, la plupart des petits délits, tels que le vol (puni de 3 ans de prison et 45.000 euros d'amende ; vous voyez que le séjour irrégulier, puni d'un an de prison est dans le délit microscopique), ne peuvent être assortis d'une peine d'interdiction du territoire. Donc, quand le prévenu d'un vol est de nationalité étrangère et en situation irrégulière, le parquet ajoutera la prévention de séjour irrégulier uniquement pour permettre le prononcé de l'interdiction du territoire (qui sera parfois la seule peine prononcée). C'est ce qu'on appelle abusivement « la double peine» et dont l'ancien ministre de l'intérieur a réussi à faire croire à la suppression. J'en ris encore.

C'est le premier aspect gadget, l'aspect astucieux. Le deuxième aspect gadget, qui est le plus hypocrite, sera décrit dans notre troisième volet.

PARTIR

L'étranger a vocation à partir à l'expiration de son visa ou quand les conditions de délivrance de son titre ont disparu (exemples : le conjoint est décédé, où l'époux étranger, s'il est algérien, ne supportait plus de recevoir des coups). Au besoin, l'administration peut employer la force pour cela. C'est ce qu'on appelle de manière générale l'éloignement forcé.

Pour éloigner un étranger, il faut pour cela un titre, un ordre d'une autorité administrative ou judiciaire, définitif, c'est à dire qui n'est plus suceptible de recours ou pour lesquels les recours ont été exercés en vain.

La peine d'interdiction du territoire est un titre permettant l'éloignement forcé. Comme toute peine d'interdiction, elle peut faire l'objet d'une requête en demandant la levée (art. 702-1 du code de procédure pénale). C'est le seul titre judiciaire.

Les autres titres sont administratifs. Il s'agit d'un arrêté d'expulsion si l'étranger présente un risque de trouble à l'ordre public (Fichu secret professionnel ; j'en aurais à vous raconter, des scandales de l'expulsion), d'une Obligation de Quitter le Territoire Français (OQTF) pris avec un refus de délivrance ou de renouvellement d'un titre, ou d'un Arrêté Préfectoral de Reconduite à la Frontière (APRF).

Je vais m'attarder sur ce dernier car c'est là que notre hypocrite gadget est mis à contribution.

Nous sommes dans l'hypothèse où l'étranger est contrôlé dans la rue ou dénoncé par une assistante sociale. La police contrôle son identité, constate qu'il n'est pas muni d'un titre autorisant son séjour, et aussitôt, le place en garde à vue pour 24 heures. Le parquet est aussitôt informé de l'arrestation de ce dangereux délinquant et décidera aussitôt de ne rien faire. Oui, rien. Les parquets ont mieux à faire que poursuivre des étrangers en situation irrégulière. Par exemple, s'occuper de ce qu'ils considèrent à raison comme de vrais délinquants.

Mais alors, notre étranger, que lui arrive-t-il ? Il reste en garde à vue. Car aussitôt, la préfecture est informée de l'arrestation de cet étranger. Et en moins de 24 heures (même les dimanches et fêtes), le préfet prendra un arrêté de reconduite à la frontière, assorti d'un arrêté de placement en Centre de Rétention Administrative (CRA). Aussitôt cet arrêté notifié à l'étranger, le parquet classera sans suite le dossier de séjour irrégulier.

Bref, le délit de séjour irrégulier ne sert que de prétexte pour garder à vue l'étranger le temps que le préfet prenne ses arrêtés. À aucun moment, le parquet n'a l'intention de poursuivre cet étranger.

L'arrêté de placement en CRA vaut pour 48 heures, au-delà desquelles le maintien doit être ordonné par un juge judiciaire : ce sont les audiences 35bis dont je vous ai parlé récemment. L'arrêté de reconduite peut aussi être attaqué devant le tribunal administratif, mais dans un délai de 48 heures, recours qui doit être jugé dans les 72 heures, par un juge unique, sans commissaire du gouvernement rapporteur public. Je ne connais pas de contentieux qui nécessite une telle vivacité d'esprit et une pareille connaissance du contentieux administratif général et des règles spécifiques du droit des étrangers : la procédure est orale et vous pouvez soulever à l'audience tous les moyens que vous voulez (la jurisprudence administrative a assoupli au maximum cette procédure enfermée dans des carcans de délais très stricts). J'ai déjà connu l'attente angoissante dans la salle des pas perdus du fax qui doit m'apporter la preuve dont j'ai besoin pour obtenir l'annulation, le président du tribunal ayant fait passer devant les autres dossiers pour me donner le plus de temps possible. Les personnels des tribunaux administratifs et les juges eux-même méritent un hommage pour les facilités données à la défense dans un contentieux où la loi l'a voulue la plus impuissante possible. L'audience d'Eduardo était une audience sur la légalité d'un tel arrêté (ses parents étaient libres, c'était le temps révolu des APRF par voie postale).

L'erreur d'Yves Michaud est donc bien excusable : comment peut-on deviner que le séjour irrégulier est un délit quand il n'est pas traité comme un délit ?

Enfin, à quelque chose malheur est bon : cela m'aura permis de poser les bases nécessaires pour me lancer enfin dans mon explication de la directive « retour », qualifiée par mon ami Hugo Chávez de « directive de la honte » ce qui en soi devrait déjà suffire à la plupart de mes lecteurs pour deviner qu'il n'en est rien.

Notes

[1] [La carte de séjour d'un an est délivrée de droit] à l'étranger (…) dont les liens personnels et familiaux en France, appréciés notamment au regard de leur intensité, de leur ancienneté et de leur stabilité, des conditions d'existence de l'intéressé, de son insertion dans la société française ainsi que de la nature de ses liens avec la famille restée dans le pays d'origine, sont tels que le refus d'autoriser son séjour porterait à son droit au respect de sa vie privée et familiale une atteinte disproportionnée au regard des motifs du refus(…).

mercredi 25 juin 2008

Continuons à innover avec la naturalisation rétroactive d'application immédiate

Lu dans Carla Magazine Libération du 21 juin 2008 : Maître Eolas, l'air quelque peu dubitatif

Libé : Donc «fais gaffe à toi, je suis italienne»…

Carla Bruni : Je pourrais vous le dire par exemple ! Mais je ne suis plus italienne depuis trois mois.

Libé : Vous êtes donc naturalisée française ?

Carla Bruni : Pas encore, la procédure est longue pour tout le monde, mais je suis désormais française.

Elle n'est pas (encore) naturalisée, car la procédure est longue —Ça je confirme, quatre ans facilement—, mais elle est déjà française.

Je voudrais pas poser de question idiote, mais… Pourquoi demander la naturalisation, si elle est française, alors ?

À moins que pour la fête de la musique, la première dame de France, à qui l'on prête quelque talent artistique, n'ait décidé de nous jouer du pipeau ?


Quelques précisions : si l'acquisition de la nationalité française par déclaration après mariage avec un Français rétroagit au jour de la demande quand bien même il faut un an au ministère de l'intérieur pour réagir, cette demande suppose quatre années de mariage (loi Sarkozy du 24 juillet 2006, modifiant l'article 21-2 du Code civil). Ça ne peut pas être par cette voie qu'elle a acquise la nationalité française.

Quant à la naturalisation, elle ne rétroagit pas, mais prend effet au jour de la signature du décret de naturalisation (article 21-15 du Code civil). Donc, pas de naturalisation, pas de nationalité.

Enfin, je ne suis pas obsédé par la nationalité de la première Dame de France. Je pense qu'elle n'a aucune importance en soi. Et sa nationalité italienne, État membre de l'UE, ne pose aucun problème particulier de déplacement, les obligations des italiens en matière de visas étant strictement les mêmes que pour les Français.

Non, ce qui me sidère dans cette affaire, c'est que même sur un point qui précisément n'a aucune importance, il puisse paraître préférable de mentir effrontément aux Français plutôt que de leur dire la vérité. Même sans prendre la moindre précaution pour avoir une histoire crédible. « Je ne suis pas encore naturalisée, mais je suis déjà française », vraiment… Là est le scandale, au-delà même de l'évident passe-droit dont bénéficiera l'épouse du président pour obtenir promptement sa carte d'identité, qui peut se comprendre sans nécessairement s'excuser.

Ici, il y a du vrai travail de journaliste à faire : démontrer le mensonge et demander au couple présidentiel les raisons de ce mensonge. Sommes-nous considérés comme trop xénophobes pour admettre l'idée d'une étrangère à l'Élysée ? Cette réponse-là m'intéresse, au plus haut point. J'aime savoir à partir de quelle importance on considère que la vérité n'est plus bonne pour moi. Visiblement, la barre est très basse, ces temps-ci.

lundi 23 juin 2008

« Papy ! »

Audience dite de «35bis», dans un tribunal de la région parisienne. Les « 35bis », du numéro de l'article de l'ancienne ordonnance du 2 novembre 1945, devenue le Code de l'Entrée et du Séjour des Étrangers et du Droit d'Asile (CESEDA) qui prévoyait cette audience. Aujourd'hui, on devrait dire « L.552-1 », mais vous savez ce que c'est, les juristes aiment leurs petites habitudes, déjà qu'on se fait violence pour ne pas parler latin.

Les 35bis, ce sont les audiences devant le juge des libertés et de la détention où le juge examine la nécessité de maintenir ou non en rétention un étranger frappé d'un arrêté de reconduite à la frontière. La décision de placement en Centre de Rétention est prise par le préfet, mais ne vaut que 48 heures. Au-delà, le maintien en Centre de Rétention Administrative (CRA) doit être ordonné par un juge, pour une durée maximale de quinze jours. La préfecture demande toujours quinze jours, arguant d'une réservation sur un vol prévu pour le quinzième jour, comme par hasard. Les représentants des préfectures ne font même pas semblant avec nous, ils reconnaissent cyniquement qu'ils n'ont effectué encore aucune démarche, mais qu'il faut bien motiver la demande de placement en rétention pour obtenir le maximum légal, certains juges un peu trop sourcilleux prenant au pied de la lettre la loi qui prévoit « qu'un étranger ne peut être placé ou maintenu en rétention que pour le temps strictement nécessaire à son départ. L'administration doit exercer toute diligence à cet effet. » (art. L.554-1 du CESEDA) Figurez-vous (vous allez rire) qu'ils pensent que cela signifie que la rétention de l'étranger doit être limitée au temps strictement nécessaire à son départ, et que l'administration doit exercer toute diligence à cet effet. Il y en a même, du Syndicat de la Magistrature, assurément, qui osent demander que l'administration justifie de ces diligences, sous prétexte que la loi l'exigerait. Vraiment, il était temps de réformer le Conseil Supérieur de la Magistrature pour pouvoir sanctionner ces petits pois rebelles.

J'attends dans la salle d'audience le tour de mon client et assiste à quelques dossiers pour “sentir” le juge et voir comment plaide l'avocat de la préfecture. Quelques munitions de plus dans ma besace, ce n'est jamais de trop.

Les étrangers entrent un par un, l'audience est publique, il y a pas mal de monde aujourd'hui. C'est le début de l'audience, pensè-je, ils attendent tous un ami, un frère, un fiancé.

Le troisième étranger du jour entre. Je n'y prête pas attention au début, je relis mes notes, mon client est en cinquième position, et je me suis fait une idée du juge et de mon contradicteur.

C'est une voix d'enfant, d'une petite fille assise derrière moi, qui me tire de ma réflexion.

— « Papy ! » s'exclame-t-elle joyeusement.

Je lève les yeux. Un homme âgé, l'épuisement se lisant sur son visage, vient d'entrer. Je l'avais remarqué dans le local voisin où les étrangers attendent leur tour. Il avait tenté de s'allonger, avant de se faire engueuler par l'escorte. Il avait tenté d'expliquer qu'il avait des problème de cœur et devait se reposer, rien n'y a fait : pas assez de place, il faut laisser ceux qui arrivent s'asseoir. Il y a vingt et un dossiers aujourd'hui. Il a passé presque trois heures assis sur un banc en attendant son tour.

Son avocat a la mine défaite. Il explique que son client est de nationalité algérienne. Il est en France depuis dix ans, preuves à l'appui. Il a six enfants, tous en situation régulière, sauf deux, qui sont Français. Il a neuf petits-enfants, tous Français, dont la petite fille derrière moi qui, rappelée à l'ordre par sa mère, ne cesse de murmurer le plus fort possible « Papy ! Papy ! », désolée que son grand-père ne l'ait pas vu pour répondre à ses signes de main.

Le juge jette un regard mi-étonné mi-réprobateur à l'avocat de la préfecture, dont les yeux ne quittent pas le dossier devant lui.

Un confrère, assis non loin de moi, me regarde avec un petit sourire en coin, que je lui rends. Nous nous sommes compris. Cet arrêté de reconduite est d'une illégalité évidente. Un Algérien avec dix années de présence en France a droit à un titre de séjour (Accord Franco-Algérien du 27 décembre 1968, art. 6,1°[1]), et même si la préfecture conteste les preuves de présence, 15 membres de sa famille proche en situation régulière en France lui assurent en tout état de cause la protection de la Convention Européenne des Droits de l'Homme. Bref du pain béni.

Sauf que…

Son avocat explique que l'arrêté de reconduite à la frontière a été pris antérieurement au placement en rétention. Son client n'a pas jugé utile de consulter un avocat et a laissé s'écouler le délai de 48 heures pour former un recours (écrit en Français et motivé en droit) devant le tribunal administratif. L'avocat de la préfecture confirme, toujours sans lever les yeux du dossier, que l'arrêté est définitif, et que dans ces conditions, il demande le maintien en rétention, la préfecture ayant réservé un billet pour le vol Paris-Alger de dans quinze jours.

Mon confrère assis non loin de moi ne sourit plus. Moi non plus. Le délai de recours ayant expiré, l'arrêté, tout illégal qu'il soit, est définitif et ne peut plus être attaqué, en tout cas pas dans des délais utiles.

« Le passeport est-il au dossier ? » demande le juge, qui ne cache pas son malaise.

— Non, répond l'avocat de la préfecture, décidément passionné par son dossier, car il ne relève toujours pas les yeux.

— Mon client n'a pas fait renouveler son ancien passeport, et se l'est fait voler lors du cambriolage de son studio il y a deux ans. J'ai une copie de la plainte.

— L'article L.552-4 du CESEDA prévoit que l'assignation à résidence ne peut être prononcée que si le passeport a été remis en original aux services de police, réplique l'avocat de la préfecture, toujours les yeux dans son dossier. Une plainte ne peut suppléer à cette absence.

Le juge regarde sa copie du dossier. « Maître ? » demande-t-il enfin à l'avocat de notre Algérien.

— Je m'en rapporte.

Après quelques secondes de réflexion, le juge explique que dans ces conditions, il n'a pas d'autre choix que de faire droit à la demande de la préfecture. L'arrêté de reconduite est définitif, il n'y a pas de passeport. La rétention est prolongée pour quinze jours. Seul petit geste que peut faire le juge, il demande que l'escorte remette les menottes en dehors de la salle d'audience. La fillette derrière moi a fini par attirer l'attention.

Long moment de malaise, le temps que le greffier imprime le procès verbal d'interrogatoire, l'ordonnance de prolongation, la notification de l'ordonnance et des voies de recours, et fasse signer tout cela à l'étranger.

Puis celui-ci se lève et se dirige vers la sortie ; avant de franchir la porte, il se tourne vers le fond de la salle et fait un petit signe à sa famille présente.

Je sors derrière lui, il faut que je me reconcentre sur mon dossier, et là, j'ai un peu de mal.

Au fond de la salle, j'entends la voix de la fillette qui dit « Ne pleure pas, maman : il nous a vu, tu sais. »


À ceux qui m'accuseront de faire du pathos sur cette histoire, deux mots. J'y étais, à cette audience. Rien n'est inventé. La fillette, elle était juste derrière moi. J'en ai été malade toute la journée. Le pathos, tous ceux qui étaient dans la salle se le sont pris dans la figure. Moi le premier. Je ne fais que rendre compte.

Et à ceux qui se demandent si la place d'un malade du cœur est en Centre de Rétention, je leur répondrai : mais que voulez-vous qu'il leur arrive ?


Deuxième apostille : ce billet a été rédigé avant l'annonce de l'incendie du CRA de Vincennes. Cette histoire est trop ancienne pour que la personne dont je parle ait pu être encore dans le centre lors de cet incendie.

Notes

[1] Les Algériens ne sont pas soumis, pour les conditions du regroupement familial et pour les titres de séjour, au droit commun du CESEDA mais à une convention bilatérale ; ils n'ont donc pas subi la disparition en 2003 du droit à la carte de séjour pour dix années de présence en France.

mercredi 18 juin 2008

On n'a plus tous les jours trente ans

Ça y est, la loi sur la prescription en matière civile est au J.O. du jour. C'est, dans l'indifférence générale, une des plus importantes réformes du droit civil depuis l'adoption du Code civil qui vient d'entrer en vigueur. Et elle entre en vigueur demain.

Version : “les juristes parlent aux juristes”.

En matière mobilière et personnelle, le délai de prescription extinctive de droit commun passe à cinq ans, contre trente ans auparavant.

Les prescriptions particulières prévues par le Code civil sont ainsi modifiées :

— La responsabilité des avocats se prescrit par cinq ans (contre dix auparavant pour l'assistance en justice et trente pour le conseil : on va faire des économies en stockage d'archives). La prescription de deux ans pour nos émoluments disparaît : elle s'aligne sur la prescription quinquennale de droit commun. Art. 2225 nouveau du Code civil.

— La responsabilité pour dommage corporel (uniquement corporel) se prescrit par dix ans, vingt ans en cas de crime commis sur un mineur, du jour de la survenance du dommage. Oui, ce ne sont pas les mêmes règles pour la prescription de l'action publique, on va s'amuser. (art. 2226 nouveau)

— La prescription acquisitive de droit commun en matière immobilière reste à trente ans, l'imprescriptibilité extinctive est réaffirmée. Art. 2227 nouveau.

— La prescription acquisitive abrégée par vingt ans disparaît. Désormais, on usucape par trente ans, ou par dix ans en cas de possession de bonne foi et par juste titre.

— Enfin et surtout c'est un monument qui déménage. En fait de meubles, possession vaut titre, NOTRE en fait de meubles possession vaut titre n'est plus l'article 2279 du Code civil. Désormais, il sera l'article 2276. Vous, je ne sais pas, mais moi, j'ai l'impression de voir un ami d'enfance déménager. Même s'il ne va pas loin, ce ne sera plus jamais la même chose.

Version : les juristes parlent aux mékéskidis.

La prescription désigne le fait d'acquérir ou de perdre un droit en raison de l'écoulement d'un laps de temps. Si le droit s'éteint, on parle de prescription extinctive. Si on acquiert le droit, on parle de prescription acquisitive, ou usucapion, du latin usus capio, “je prends par l'usage”.

Depuis le Code civil de 1804, le délai de droit commun pour la prescription était de trente ans. Votre médecin vous ampute de la mauvaise jambe (ne riez pas, ça arrive), vous aviez trente ans pour lui faire savoir que non, ça ne vous en faisait pas une belle, de jambe. C'est la prescription extinctive. Si des squatteurs occupent pendant trente ans votre villa dans le Lubéron, au bout de trente ans, si vous n'avez rien fait, elle est à eux. C'est la prescription acquisitive.

En matière mobilière (tout bien meuble, c'est à dire que l'on peut déplacer : une table comme un animal), une autre règle s'applique : le possesseur de l'animal est présumé en être le propriétaire. C'est le sens de la formule en fait de meubles, possession vaut titre, cauchemar des étudiants de 1re année de droit.

Je vous fais grâce de la définition de la possession, qui est autre chose que le fait d'avoir la chose dans la main. Les plus curieux peuvent se référer à l'entrée correspondante de l'indispensable dictionnaire du droit privé.

À partir de demain, les droits s'éteindront au bout d'un délai d'inaction de cinq ans.

À qui cela bénéficie-t-il ?

Certainement pas au citoyen lambda. Une longue prescription le protège au contraire, lui donnant le temps de réagir, de rechercher les preuves de son droit, de ne plus être sous influence. Ce sont tous les notables et professionnels qui se frottent les mains : médecins, avocats, notaires, chefs d'entreprises et mandataires sociaux, dont les activités les exposent à engager leur responsabilité personnelle (et c'est d'ailleurs ce qui justifiait en partie des traitements pouvant paraître démesurés : il sera intéressant d'observer l'évolution des rémunérations des grands chefs d'entreprise après ça : on parie qu'ils ne vont pas baisser pour autant ?).

Notons, on n'est jamais mieux servi que par soi-même, que les règles de prescription concernant l'État sont inchangées : si vous ne payez pas un impôt, c'est pendant dix six ans que l'État pourra vous le réclamer[1].

Cette évolution est d'ailleurs symbolique d'un changement de valeur de la société que je trouve préoccupant.

Lors de la naissance du droit français moderne, au début du XIXe siècle, la principale action de l'État sur les citoyens, outre l'action fiscale, était l'action pénale. Or l'État, estimant que le trouble à l'ordre public finit par s'éteindre avec le temps, avait fixé des délais de prescription assez courts : un an pour les contraventions, trois ans pour les délits, dix ans pour les crimes. Les actions des citoyens, en revanche, étaient protégées par la loi car c'était les droits des individus qui étaient concernés : dans le doute, c'était trente ans.

Or un mouvement récent tend à allonger le délai pendant lequel l'État peut poursuivre une infraction. Les crimes contre l'humanité ont été déclarés imprescriptibles, même si l'affaire Boudarel a révélé que cela ne pouvait s'appliquer, pour les faits antérieurs au 1er mars 1994, qu'aux crimes commis par les puissances de l'Axe, et non aux crimes contre l'humanité commis au nom du communisme, par exemple[2]. La prescription des crimes sur mineurs a été rallongée en 1998 pour être fixée en 2004 à vingt ans, à compter de la majorité de leur victime, c'est à dire jusqu'au jour de ses trente huit ans. Pour les délits, il a été porté à dix ans à compter de la majorité pour les mineurs, et à vingt ans à compter de la majorité pour certains délits comme, les agressions sexuelles, mais aussi tenez-vous bien, les violences ayant entraîné plus de huit jours d'incapacité totale de travail (vous vous souvenez de Thomas, qui vous a poussé dans les escaliers en 6e, vous vous étiez fait une entorse : faites-vous plaisir, faites-le citer devant le juge des enfants pour vos 37 ans), ou l'atteinte sexuelle sans violence ni contrainte ni surprise (vous vous souvenez de Julien, 18 ans, qui au Camping du Beau Rivage, vous avait embrassé quand vous aviez quatorze ans ? Il vous a mis la main aux fesses et vous a plaqué quand vous lui avez dit non ? Citez-le en correctionnelle pour vos 37 ans, vous aurez de ses nouvelles, comme ça, et il sera inscrit au FIJAIS comme délinquant sexuel à 41 ans après une vie sans histoire, il devra aller pointer chaque année au commissariat, imaginez la tête de son épouse et ses enfants, quelle douce vengeance…).

Bref, alors que sous Napoléon, que nul n'accusera d'avoir traité à la légère les intérêts de l'État, l'action du citoyen était mieux protégée que celle de l'État, c'est à un renversement des valeurs que nous assistons, dans une société se disant pourtant libérale (oui, Bertrand, au sens politique, bien sûr). À tel point d'ailleurs que dans certains cas, l'État garde le pouvoir de poursuivre alors même que la victime a perdu ce pouvoir par la prescription (cas des violences sur mineurs, l'action de la victime s'éteindra le jour de ses 28 ans, alors que l'État peut poursuivre l'auteur des coups jusqu'aux 38 ans de la victime, quand bien même elle aura perdu le droit de réclamer réparation). À croire que c'est l'État qui est la vraie victime, comme si au fond, le corps de ses citoyens lui appartenait plus qu'à eux-même.

J'exagère ? Vraiment ? Rapprochez cela d'infractions comme le défaut de port de la ceinture de sécurité ou de défaut de casque à moto, qui est une infraction qui ne peut faire de mal… qu'à celui qui le commet. Idem pour la consommation de stupéfiants, quand ces substances sont produites par leur propre consommateur. Se ruiner la santé, est-ce un délit contre la chose publique ?

Napoléon ne l'aurait même pas rêvé, nous l'avons fait. Ça vaudrait parfois le coup de s'interroger, non ?

Mais je m'égare, terminons-en avec la prescription.

Quelles sont les règles d'entrée en vigueur ?

Pour les prescriptions extinctives en cours, on distingue deux hypothèses.

1°) Les prescriptions auxquelles il reste moins de cinq ans à courir.

Pas de changement : elles se prescriront à la date initialement prévue.

2°) Les prescriptions en cours auxquelles il reste plus de cinq ans à courir.

Un nouveau délai de prescription de cinq ans partira à compter de l'entrée en vigueur de la loi.

Exemples : Une action se prescrit par trente ans depuis le 1er janvier 1980 : date d'exctinction le 1er janvier 2010, elle reste inchangée. Une action se precrit par trente ans depuis le 1er janvier 2000, date d'extinction le 1er janvier 2030. Un nouveau délai de cinq ans courra à partir du 19 juin 2008, extinction le 19 juin 2013.

C'est à dire que le 19 juin 2013, c'est 25 années de prescription qui vont tomber le même jour. Chers confrères, révisez vos dossiers, l'année 2013 risque sinon de coûter bonbon à notre assureur. Merci pour lui.

Pour mémoire, la prescription par trois mois en matière de presse est inchangée.

Notes

[1] En fait, six ans en cas de défaut de déclaration, et trois ans en cas de déclaration inexacte.

[2] Crim., 1er avril 1993, Boudarel, bull. crim. n°143

lundi 16 juin 2008

Merci Bernard

Par Dadouche



Rachida Dati était ce matin l'invitée du 7/10 de France Inter, où elle a répondu aux questions d'auditeurs (après avoir peu répondu à celles de Nicolas Demorand).

A 8 h 48, Bernard, de l'Eure, lui a tenu à peu près ce langage : "pourquoi cet acharnement contre les jeunes ? L'aménagement de la majorité pénale, le nouvelle révision de l'ordonnance de 45, la multiplication des CEF, la construction d'EPM qui sont pleins à peine terminés de construire... N'est-ce pas là qu'il faut donner la priorité à la réinsertion ?

Dans la réponse de la Ministre, les informations suivantes, qu'il ne paraît pas inutile de compléter :

-il n'y a aucune surpopulation carcérale des mineurs

C'est vrai (au plan national, parce que localement ça dépend où).
Encore heureux, compte tenu du nombre de places ouvertes cette année. En effet, 4 établissements pénitentiaires pour mineurs ont été ouverts, chacun d'une capacité d'environ 60 places.

- depuis un an le nombre de mineurs détenus a diminué de près de 4 %

Si l'on observe ici les dernières statistiques mensuelles relatives aux mineurs écroués, on constate que le nombre de mineurs détenus a oscillé entre 600 et 825 durant les deux dernières années. Au 1er mai 2008, ils étaient 771, soit dans la moyenne. Au 1er mai 2007, ils étaient 712.

- la plupart des mineurs considérés comme primo-délinquants, quand ils sont jugés pour la première fois, ont en réalité déjà commis des infractions, majoritairement 20, 30 ou 40 affaires.

J'aimerais connaître les statistiques qui permettent cette affirmation, qui contredit complètement l'expérience de nombreux juges des enfants. Les Parquets n'ont pas attendu la circulaire prise en 2007 par Mme la Ministre pour poursuivre les mineurs auteurs d'infractions pénales.
J'ai pris mes fonctions de juge des enfants en 2006 et, dans la juridiction où j'exerce, les mineurs étaient déjà systématiquement poursuivis s'ils avaient déjà fait l'objet d'une ou deux mesures alternatives, voire immédiatement pour les faits d'atteintes aux personnes.

- le taux de réponse pénale [1] est passé de 87 à 92 % depuis 1 an.

C'est vrai. Et ça ne fait que suivre l'évolution constatée depuis plusieurs années.
On apprend en effet dans l'annuaire statistique de la justice 2007 que ce taux a progressé pour les mineurs de 77, 1 % en 2001 à 85, 5 % en 2005.
Précisons que dans le même temps le taux de réponse pénale général (majeurs et mineurs confondus) est passé de 67, 3 à 77,9 %.

- la délinquance des mineurs a diminué depuis 1 an, parce que dès la première infraction il y a une réponse.

En valeur absolue, le nombre d'affaires poursuivables impliquant des mineurs a augmenté entre 2001 et 2006, passant de 139 579 à 148 592.
Mais dans le même temps, la part des mineurs dans la délinquance n'a cessé de diminuer, passant de 10,5 % en 2001 à 9,7 % en 2006, comme on l'apprend dans le passionnant rapport de l'Assemblée Nationale sur l'exécution des décisions pénales concernant les mineurs.
Que les plus matheux d'entre vous me corrigent si je me trompe, mais cela signifie me semble-t-il que la délinquance des mineurs, et ce depuis plusieurs années, progresse moins vite que la délinquance des majeurs.

Si on rajoute une autre variable, celle de la part d'affaires poursuivables dans le nombre d'affaires traitées chaque année par les parquets, qui ne fait que croître (26, 9 % en 2001, 30,2 % en 2005) notamment grâce à un meilleur taux d'élucidation, on a le sentiment que la délinquance n'augmentait pas tant que ça, notamment celle des mineurs.

Encore faut-il définir ce que l'on entend par "réponse". Là encore, le très fouillé rapport de l'Assemblée Nationale sur l'exécution des décisions pénales concernant les mineurs démontre qu'aucune évaluation qualitative de l'effet de cette réponse n'est actuellement possible. La réponse ne peut pas simplement consister à passer devant le juge et attendre 2 mois que la mesure éducative décidée soit mise en place. Mais c'est un autre débat...

- les mineurs qui sont dans les CEF ne sont pas des enfants comme on peut les imaginer dans l'inconscient des uns et des autres mais ont pour la plupart commis des actes de nature criminelle

D'après les chiffres de l'édifiant rapport de l'Assemblée Nationale sur l'exécution des décisions pénales concernant les mineurs, 722 mineurs ont été pris en charge dans des CEF en 2006. La même année, 729 mineurs ont été incarcérés.
Sachant que ce sont environ 500 mineurs qui sont chaque année condamnés pour crime en France (529 en 2005), que ceux poursuivis pour les crimes les plus graves sont incarcérés et que bon nombre de ceux qui restent ne font pas l'objet d'un placement en CEF , peut on raisonnablement soutenir que la majorité des mineurs placés en CEF le sont à la suite d'actes criminels ?
Non. Cela contredit par ailleurs complètement mon expérience de terrain : parmi tous les mineurs que je suis qui ont eu à séjourner dans un CEF, aucun n'avait commis de faits criminels. La grande majorité sont en réalité des multiréitérants de délits du type extorsion, vol avec violences, violences aggravées, trafic de stupéfiants etc...
Il y a dans les CEF des mineurs poursuivis pour des actes criminels. Ce ne sont pas "la plupart" des mineurs placés dans ces établissements.

- la plupart des mineurs pris en charge dans les CEF sont alcooliques depuis l'âge de 8 ans ou 11 ans

Bon ben là, je ne sais pas quoi dire, les bras m'en sont tombés (il faut dire qu'ils ne tenaient déjà plus très bien après tout ça)...
De nombreux mineurs (et pas que des délinquants) ont des consommations abusives d'alcool et de toxiques. Le rapport de la Défenseure des Enfants "Adolescents en souffrance : plaidoyer pour une véritable prise en charge" fait ainsi état des statistiques suivantes : 22 % des 15-16 ans consomment du cannabis une fois par mois ; à 15 ans un jeune sur trois déclare avoir déjà été ivre ; 28 % des 15-19 ans disent avoir été ivres quatre fois dans l'année ; 30 à 40 % des premières relations sexuelles ont lieu sous alcoolisation.

Là encore, je ne peux faire état que de mon expérience personnelle (cela dit, des mineurs délinquants, je pense que j'en ai croisé plus que la Ministre), mais si effectivement de nombreux mineurs placés en CEF ont des consommations d'alcool et de toxiques, parler d'alcoolisme dès 8 ou 11 ans pour la plupart d'entre eux me paraît une généralisation pour le moins surprenante.

En cette saison du bac, c'était mon commentaire composé de la parole ministérielle.
Sujet de philo de l'année prochaine : "Peut-on croire n'importe qui ou dire n'importe quoi ?"

Merci Bernard (de l'Eure).

Notes

[1] rapport entre le nombre d'affaires effectivement poursuivies ou faisant l'objet d'une alternative aux poursuites et celui des affaires poursuivables, c'est à dire des infractions pénales caractérisées dont l'auteur a été identifié

mercredi 11 juin 2008

Brèves de justice

Deux nouvelles rapides pour cause d'agenda chargé :

Suite de l'histoire des gendarmes qui ont assigné en référé le ministre de la défense :
Le divorce de 1790 ne sera pas annulé cette fois ci, les gendarmes ont fait une erreur sur les qualités essentielles de la juridiction judiciaire. Le juge des référés s'est déclaré incompétent, estimant que la mise en demeure faite aux gendarmes d'avoir à démissionner sous peine de sanctions n'était pas une voie de fait. Les gendarmes ont de toutes façons d'ores et déjà démissionné. Du coup, un référé administratif pour que les gendarmes se refassent une virginité judiciaire me paraît avoir peu de chance d'aboutir, faute d'urgence, et la décision attaquée ayant déjà épuisé ses effets. Défaite judiciaire, mais victoire médiatique.

On ne peut être juge et partie, mais peut-on être juré et partie ?
C'est la question que se pose un peu hâtivement la presse en relatant l'histoire d'un homme a été tiré au sort pour être juré d'assises… à la session qui le jugera pour une accusation de meurtre. Un peu hâtivement car comme d'habitude, lire mon blog aurait évité une dépêche qui présente comme insolite et cocasse une situation impossible puisque la loi a prévu depuis longtemps cette hypothèse. J'ai déjà parlé de la désignation des jurés d'assises dans un vademecum en trois parties (et un, et deux et trois, c'est tout). Mes lecteurs ont donc pu s'esclaffer face à un emballement médiatique, car ils savent que nous sommes au mois de juin. Dès lors, ils ont immédiatement compris que le tirage au sort ne concernait que la liste préparatoire, faisant suite à l'arrêté préfectoral pris au mois d'avril par le préfet pour fixer le nombre de personnes devant être tirées au sort dans chaque commune. Chaque citoyen tiré au sort a reçu une lettre lui demandant sa profession. C'est cette lettre qui est à l'origine de la dépêche.

Mes lecteurs savent aussi qu'en septembre se réunira la commission de révision de la liste, qui écartera les tirés au sort inaptes à être jurés.

Et enfin mes lecteurs, qui sont fort doctes, savent également que la loi exclut de la liste les personnes devant elles même comparaître devant une cour d'assises (on parle d'état d'accusation), ou qui font l'objet d'un mandat de dépôt ou d'arrêt.

Bref, que cette affaire n'en est pas une et n'atteindrait même pas le stade de l'anecdote si les journalistes avaient fait leur travail (en l'espèce lire l'article 256 du CPP ou à défaut mon blog) et avaient recherché une autre source que le propre avocat de l'accusé (on ne peut être juge et partie, remember ?). L'avocat de l'accusé, ravi de l'aubaine, en a profité pour former une demande de renvoi du procès et de remise en liberté au nom de la présomption d'innocence et afin de permettre à son client d'assumer ses obligations civiques. Demande qui va immanquablement se fracasser sur les récifs de l'article 256 du Code de procédure pénale. Avec en prime une formule choc qui a fait florès : sa chance sur un milliard, alors que dans les Bouches du Rhône, les probabilités d'être juré sont de l'ordre de 2000 (nombre de jurés tirés au sort dans le département, arrêté préfectoral du 7 mars 2007) sur 1.260.808 (nombre d'inscrits sur les listes électorales en 2007, source : ministère de l'intérieur) soit… 0,16% chaque année ; plus en fait car il faut exclure les électeurs de moins de 23 ans et ceux qui sont détenus (les mauvaises langues diront que dans ce département, ce sont bien souvent les mêmes).

Une non affaire qui a fait l'objet à ce jour d'une reprise dans 48 organes de presses à en croire Google actualité. Mention spéciale à 20 Minutes qui ne se pose pas de questions et affirme qu'il sera même juré à son propre procès. Ce n'est pas parce qu'on est gratuit qu'on doit ne pas valoir grand chose.

Que des journalistes trouvent l'histoire amusante et décident d'en faire un article pour boucher un trou, je peux le comprendre. Mais là où je peste et je trouve qu'on en arrive à la faute, c'est que reprendre des histoires pareilles sans se poser de questions contribue à donner l'impression que vraiment, la justice, c'est n'importe quoi, puisqu'un homme peut être juré à son propre procès. Et une goutte d'eau dans la mer des clichés sur la machine stupide qui fonctionne en vase clos sans qu'un gramme de “bon sens” ne vienne humaniser tout ça etc. etc.

Alors que le Code de procédure pénale, et avant lui le Code d'instruction criminelle de 1810 avaient prévu cette hypothèse. Ce qu'ils n'avaient pas prévu, c'est que les journalistes puissent s'abandonner à la facilité.

mardi 3 juin 2008

Eolas sur France Info

Je suis invité sur France Info tout à l'heure à 18h45 pour un débat sur le fameux mariage annulé. Pour ceux qui ne connaissent pas le nouveau ton de France Info depuis la rentrée, les débats se veulent courts et polémiques.

J'ignore pour le moment quel sera mon contradicteur censé dire pis que pendre sur ce jugement. Si vous aimez le droit contre le bon sens, vous allez être servis.

Si vous avez des réactions, observations, questions, les commentaires sont à vous.

Mise à jour : mon contradicteur sera Madame Aurélie Filipetti, député SRC de la 8e circonscription de Moselle.

Le blog d'Aurélie Filipetti.


Bon, debriefing. Je m'attendais un peu à ce résultat, en moins pire, peut-être (c'est mon inébranlable foi dans l'homme)

Le “débat” médiatique n'a rien à voir avec le débat judiciaire. Le premier singe le second. La galanterie et la politesse qui veulent qu'on laisse parler son adversaire sont clairement des handicaps dans le premier, et l'ignorance du droit, un atout.

Mais je chicane sans doute : j'applique la loi, le député ne fait que la voter.

Difficile de réagir sous un tel déluge de sottises, avec tout le respect que je dois à madame le député. Tromperie sur la marchandise (qui insulte les femmes, là ?), clauses abusives (femmes, forfait millenium, même combat), parallèle sordide avec l'excision (qui est un crime passible de la cour d'assises dont les victimes sont de jeunes enfants et l'auteur leurs propres parents), et cerise sur le gâteau : la Convention européenne des droits de l'homme invoquée pour refuser la liberté de conscience (protégée par l'article 9 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme) et dire qu'on ne peut laisser dire des choses en République (comment ça, liberté d'expression, article 10 de la convention ?).

Je crois que ce qui m'agace le plus, au-delà de la démagogie du propos, est qu'au nom de la défense des femmes, on sacrifie une femme. Elle est débarrassée d'un mariage dont elle ne veut plus, elle en est soulagée ? Peu importe. On va la remarier ; pour le droit des femmes. Les féministes prêtes à sacrifier toutes les femmes une par une pour la Cause commettent pour moi le crime de Haute Trahison.

Hop, l'émission pour ceux qui veulent ré-écouter :

(Merci MsieurDams)


Mise à jour 23h30 : Une réflexion qui vient de me venir. oui, un peu tardivement, je sais, mais qui peut expliquer le fait que Catherine Pottier ne m'ait posé que des questions fermées et ait volontiers repris la parole. Un incident m'est revenu en mémoire.

Alors que j'ai été contacté en début d'après midi par l'assistant de Catherine Pottier et que rendez-vous avait été pris, quand je l'ai eu au téléphone pour la préparation technique, il m'a demandé de lui confirmer que j'étais bien avocat. Ce que j'ai fait. Il m'a alors demandé si je voulais bien donner mon nom. Ce que j'ai fait. Merci soulagé, et c'était presque l'heure du débat.

Je me demande dans quelle mesure Catherine Pottier n'a pas découvert à la dernière minute que l'un de ses invités était en fait un anonyme bloguant comme avocat, et qu'il allait passer en direct sans qu'on ait vérifié son sérieux, et que ça ne lui plaisait pas. Je la comprendrais tout à fait, surtout avec les récentes affaires Delarue et Elkabach. Elle réagirait en journaliste en vérifiant ses sources. D'où sa présentation : «maitre Eolas qui se présente comme avocat au barreau de Paris» ; le fait qu'elle ne me pose que des questions fermées (Combien de recours en annulation ? Est-ce le rôle du juge de statuer là dessus ? Faut-il légiférer ?) qui évitent de m'inviter à donner une opinion, de peur que je sois un farfelu, alors qu'en plus en face elle a une personne nommée, connue, et légitime (élue du peuple ET porte-parole du groupe SRC) - la tolérance n'étant pas une exigence à ce niveau.

Si tel est le cas, comment lui en vouloir ? Elle n'aurait pas été professionnelle si elle n'avait pas été prudente.

Assignation en référé du ministre de la défense

Oh ! Un billet où on ne parle pas de virginité !

Hervé Morin, ministre de la défense (qui serait vierge s'il était né une semaine plus tard), va être assigné aux côtés du général Parayre (cinq étoiles au-dessus de sa pucelle) devant le tribunal de grande instance de Paris par huit gendarmes en exercice.

— Pourquoi le tribunal de grande instance de Paris ?

Parce que l'État major de la gendarmerie, où se trouve le bureau du général, est à Paris, dans les locaux du ministère de la défense.

— Mais pourquoi le tribunal de grande instance ? Je croyais que depuis un divorce (ou était-ce une annulation de mariage ?) de 1790, le juge judiciaire ne mettait plus son nez dans les affaires de la chose publique ?

Certes, mais c'est là un principe juridique. Or le droit est la science où les concepts immaculés sont souillés d'exceptions. Et il en est une née pour garantir les libertés, et que nous devons, que l'Histoire aime l'ironie, à l'Action Française, connue pourtant pour ne guère aimer celles-ci : c'est l'exception de la voie de fait.

En effet, le 7 février 1934, le préfet de police a fait saisir d'autorité le journal l'Action Française, organe du mouvement éponyme. La société du journal a porté l'affaire devant les tribunaux judiciaires, arguant du fait que la loi du 29 juillet 1881 (toujours en vigueur aujourd'hui) permettait aux tribunaux d'ordonner la saisie des journaux, mais certainement pas au préfet d'y procéder de son propre chef. Le préfet de police estima qu'on ne pouvait poursuivre le préfet de police devant les juridictions judiciaires, au nom du respect de la loi qu'il venait de piétiner, et non pour mettre un obstacle sur la voie judiciaire de ses adversaires, bien entendu.

Le Tribunal des Conflits, juridiction dont le seul rôle est de dire quel juge est compétent, du judiciaire ou de l'administratif, par un arrêt[1] du 8 avril 1935 a donné tort au préfet de police, relevant qu'il n'était pas justifié que la mesure ordonnée, portant atteinte à la liberté de la presse, ait été indispensable pour assurer le maintien ou le rétablissement de l'ordre public, et que dès lors elle constituait non un acte légitime de l'administration mais une voie de fait : le préfet était donc abandonné au bras séculier de la justice judiciaire.

La théorie de la voie de fait pose, comme le dit le site du Conseil d'État, que l’action de l’administration, qui s’est placée hors du droit, étant en quelque sorte dénaturée, il n’y a plus matière à en appeler à la séparation des fonctions administratives et judiciaires pour limiter la compétence de l’autorité judiciaire. Le juge judiciaire est ainsi investi d’une plénitude de juridiction : il a compétence tant pour constater la voie de fait, que pour enjoindre à l’administration d’y mettre fin et pour assurer, par l’allocation de dommages et intérêts, la réparation des préjudices qu’elle a causés. Bref, l'administration doit être une rosière pour rester à l'abri de la concupiscence judiciaire.

Revenons en à nos gendarmes : ceux-ci estiment que la lettre du chef d'État-Major de la gendarmerie les enjoignant de démissionner de l'association qu'ils ont créée, et ce sous huit jours à peine de sanctions, constitue une atteinte manifestement illicite au droit d'association et d'expression, et constitue donc une voie de fait entraînant compétence judiciaire.

J'avoue être réservé sur ce raisonnement (mais j'ignore tout du dossier, la réserve est importante). Le Monde est équivoque en écrivant que « Le président du tribunal de grande instance de Paris a décidé, lundi 2 juin, d'autoriser l'association "Forum gendarmes et citoyens" à assigner en référé le directeur général de la gendarmerie nationale (le général Guy Parayre), ainsi que le ministre de la défense (Hervé Morin), en fixant au jeudi 5 juin la date de cette audience, où les deux parties seront représentées par leurs avocats », ce qui peut laisser croire que la question a été tranchée.

Visiblement, il s'agit d'une simple autorisation d'assigner en référé d'heure à heure : quand un demandeur estime avoir des motifs légitimes d'obtenir très rapidement une décision de justice eu égard à l'urgence (un jugement de fond peut tarder un à deux an, un référé un à trois mois), il peut demander au président du tribunal l'autorisation de doubler tout le monde. Pour un jugement au fond, on parle d'assignation à jour fixe[2], et pour un référé, d'heure à heure[3] (la loi prévoit même que l'audience peut se tenir au domicile du magistrat, toutes portes ouvertes jusqu'à la rue pour respecter la publicité de la procédure). Cette autorisation se sollicite par requête, que l'on va présenter au président dans son bureau (à Paris, un magistrat délégué est à notre disposition). Il lit la requête, écoute nos explications, nous pose des questions, et s'il accepte, nous indique quand aura lieu l'audience, et jusqu'à quand nous avons pour faire délivrer notre assignation, à peine de caducité de son autorisation.

C'est cette étape là qui vient d'être franchie : le président a estimé que les gendarmes ayant huit jours pour obtempérer à peine de sanctions, ils sont légitimes à demander une décision avant l'expiration de ce délai. C'est tout : le juge n'a pas encore défloré la question de la compétence judiciaire : elle le sera à l'audience jeudi, soit par le ministre ou le général, soit d'office par le juge, la question étant d'ordre public. Si le juge se reconnaît compétent, le préfet de police pourra exercer une voie de recours spéciale, en prenant un arrêté de conflit, qui porte l'affaire devant le Tribunal des Conflits. S'il se déclare incompétent au profit de la juridiction administrative, les demandeurs devront former leur recours de l'autre côté de la Seine (en vélib', il y en a pour cinq minutes à peine).

M'est avis, amis juristes, vu la jurisprudence postérieure à Action Française, notamment l'arrêt Tribunal de grande instance de Paris du 12 mai 1997, et la création des référés administratifs comme le référé-suspension et le référé liberté, que la compétence judiciaire en raison de la voie de fait est ici plus que douteuse. La voie de fait est un tendron pour les professeurs de faculté, mais on ne la voit plus guère danser dans le bal des prétoires.

Réponse bientôt. En tout cas, ça fait du bien un post sans mention de virginité, non ?

Notes

[1] Le tribunal des conflits est le seul tribunal de France à rendre non pas des jugements mais des arrêts.

[2] art. 788 et s. du Code de Procédure Civile (CPC).

[3] Art. 485 alinéa 2du CPC

vendredi 30 mai 2008

N'y a-t-il que les vierges qui puissent se marier ?

Bon, au début, je souriais, mais le pétage de plomb généralisé qui saisit la classe politique ne m'amuse plus. Le jugement rendu par le tribunal de grande instance de Lille le 1er avril dernier (cette date n'aurait pu être mieux choisie) annulant un mariage à la demande du mari ayant découvert que son épouse en savait un peu trop donne lieu à un festival d'outrances comme j'en ai rarement vu. D'autant plus que l'unanimité n'est que de façade, car personne ne le condamne pour les mêmes raisons. Et pour cause, il y a gros à parier que personne ne l'a lu, ce jugement. Car il ne casse pas trois pattes à un canard boîteux, comme disait ma grand-mère, qui, elle était vierge (ascendant sagittaire).

Et là où je commence même à ressentir les premiers symptômes d'un agacement certain, c'est quand on répète en boucle que les époux étaient musulmans. Argh, l'Islam nous impose sa loi (la virginité de l'épouse n'ayant jamais préoccupé les chrétiens, c'est connu), les juges plient, la République est en danger, la laïcité agonise, que fait la police ? Ah, oui, elle est occupée.

Alors de quoi s'agit-il ?

Tout d'abord, l'époux est Français. L'épouse, je l'ignore, le jugement est muet là-dessus. Pour des raisons philosophiques et religieuses, que précisément la laïcité républicaine nous interdit de juger, il voulait absolument épouser une jeune femme de la même confession, et vierge.

Il rencontre une jeune femme qui répond au premier critère et qui, leur relation devenant sentimentale, lui affirme qu'elle répond aussi au second, alors qu'il n'en est rien. Pourquoi ? Je l'ignore. Toujours est-il que son fiancé ne lui a jamais caché l'importance que ce critère représentait pour lui et qu'elle a prétendu mensongèrement le remplir.

Vient la nuit de noce, et le mari découvre que son épouse lui a menti, et sur un point dont il n'a jamais caché l'importance qu'il lui attachait. L'épouse lui révèle alors qu'elle a déjà eu une relation sentimentale qui, si elle n'a pas eu de fruit, lui a coûté une fleur.

L'époux ne veut plus de cette union qui s'est construite sur un mensonge. Dès le soir des noces, il se sépare de son épouse et veut faire dissoudre ce mariage.

Il saisit donc la justice, mais par une procédure fort rare, la nullité du mariage. Quasiment tombée en désuétude depuis la libéralisation du divorce en 1975, elle n'est plus enseignée à la faculté que comme une curiosité, ses effets divergeant de la nullité contractuelle de droit commun.

Cette nullité repose sur l'article 180 du Code civil :

Le mariage qui a été contracté sans le consentement libre des deux époux, ou de l'un d'eux, ne peut être attaqué que par les époux, ou par celui des deux dont le consentement n'a pas été libre, ou par le ministère public. L'exercice d'une contrainte sur les époux ou l'un d'eux, y compris par crainte révérencielle envers un ascendant, constitue un cas de nullité du mariage.

S'il y a eu erreur dans la personne, ou sur des qualités essentielles de la personne, l'autre époux peut demander la nullité du mariage.

Cet article protège le consentement des époux, qui doit être libre et sincère. C'est là un point essentiel du mariage. Le mariage tient en effet à la fois du contrat (un accord de volonté qui fait naître des obligations) et de l'institution (certains de ces effets et sa dissolution sont fixés par la loi et ne sont pas laissés à la liberté de choix des époux). Sa nature contractuelle exige un consentement pur : monsieur veut vraiment épouser madame.

Cela exclut que monsieur soit menacé de mort s'il ne dit pas oui (je n'invente pas : c'est une jurisprudence de la cour d'appel de, je vous le donne en mille : Bastia, 27 juin 1949), ou subisse quelque pression que ce soit. C'est le sens de la question posée par le maire : voulez-vous prendre pour époux … ?

Outre la violence faite aux époux, l'alinéa 2 prévoit que le consentement d'épouser la personne porte non seulement sur son identité mais sur qui elle est vraiment. Tout couple, a fortiori un couple qui se lie par le statut contraignant du mariage, repose sur la confiance en l'autre. Si cette confiance a été trahie avant même le mariage, la loi considère que le consentement au mariage peut en être atteint.

Mais la loi se garde de définir ces qualités essentielles, et la jurisprudence de la cour de cassation laisse le juge décider si, selon lui, les qualités invoqués sont ou non essentielles. On appelle cela le pouvoir souverain du juge du fond, la cour de cassation n'étant pas juge du fond mais du droit. Seules exigences de la jurisprudence : l'erreur doit être objective et déterminante, c'est-à-dire reposer sur un fait et être telle que, sans cette erreur, l'époux ne se serait pas marié.

On a donc une collection de décisions qui donnent des exemples ponctuels. Ont ainsi été considérés comme qualités essentielles :l'existence d'une relation extraconjugale que l'époux n'avait nullement l'intention de rompre ; la qualité de divorcé (qui fait obstacle à la tenue d'un mariage religieux chrétien) ; la qualité d'ancien condamné ; la qualité de prostituée ; la nationalité ; l'aptitude à avoir des relations sexuelles normales (le jugement ne définit pas la relation sexuelle normale, pour la plus grande tristesse des étudiants en droit) ; la stérilité ; la maladie mentale ou le placement sous curatelle.

Venons-en à notre jugement. Sa lecture est fort instructive. Dommage que les spécialistes de l'indignation sur commande s'en soient manifestement passés.

Premier point intéressant. Contrairement à ce que Libé laisse entendre en écrivant «Dès le lendemain, l’époux cherche à faire annuler son mariage », les époux n'ont pas fait preuve d'un empressement frénétique. L'époux a délivré son assignation fin juillet 2006, soit trois semaines après le mariage, et il ne va plus rien se passer pendant plus d'un an. Ce qui va faire que le tribunal, lassé d'attendre va radier l'affaire le 4 septembre 2007, qui sera rétablie pour être jugée en octobre 2007. Mais bon, le mari musulman qui répudie sur le champ sa femme pas assez chaste, c'est plus vendeur, n'est-ce pas ?

Une procédure en nullité de mariage, c'est un procès presque comme un autre. Il y a un demandeur. Ici, c'est le mari. Il expose au juge ses prétentions, que voici :

il demande l' annulation du mariage sur le fondement de l'article 180 du code civil, que chacune des parties supporte ses propres dépens. Il indique qu'alors qu'il avait contracté mariage avec [son épouse] après que cette dernière lui a été présentée comme célibataire et chaste, il a découvert qu'il n'en était rien la nuit même des noces. [son épouse] lui aurait alors avoué une liaison antérieure et aurait quitté le domicile conjugal. Estimant dans ces conditions que la vie matrimoniale a commencé par un mensonge, lequel est contraire à la confiance réciproque entre époux pourtant essentielle dans le cadre de l'union conjugale, il demande l' annulation du mariage.

Il y a un défendeur. Ici, c'est l'épouse. Et que dit-elle pour sa défense ? Voilà ce que tous les indignés oublient de dire ou ignorent :

Elle demande au tribunal de lui donner acte de son acquiescement à la demande de nullité formée par [son époux], dire que chacune des parties supportera la charge de ses propres dépens, ordonner l'exécution provisoire du jugement.

Bref, l'épouse consent à la procédure de nullité.

Le mariage, en France, comme tout ce qui touche à l'état des personnes, est d'ordre public : la procédure doit être communiquée au parquet pour qu'il indique sa position. Il faudra qu'un jour je fasse un billet sur le rôle civil du parquet, qui est très important et méconnu, on ne lui connaît que son rôle pénal de poursuite des infractions.

Dans ce dossier, le parquet dit : « Je m'en rapporte à la sagesse du tribunal », ce qui signifie que ça ne lui pose aucun problème.

Mettons nous un instant à la place du juge : il a un demandeur qui lui demande d'annuler son mariage car son épouse l'a trompé. Il a un défendeur qui lui demande d'annuler son mariage car il a trompé son époux. Il a un procureur qui dit de ne pas l'ennuyer avec ce dossier, car il y a un nouveau billet sur le blog d'Eolas. Et il a un article 408 du Code de procédure civile qui lui dit :

L'acquiescement à la demande emporte reconnaissance du bien-fondé des prétentions de l'adversaire et renonciation à l'action.

Pourquoi diable le juge rejetterait-il cette demande qui ne pose de problème à personne ?

Certes, le même article 408 précise que :

[L'acquiescement] n'est admis que pour les droits dont la partie a la libre disposition.

Ce qui n'est pas le cas de la nullité du mariage qui est d'ordre public. Il a le pouvoir légal de rejeter cette demande et l'obligation légale de la justifier s'il y fait droit.

Il va décider d'y faire droit, en motivant sa décision ainsi :

D'abord, il rappelle le droit tel qu'il va l'appliquer.

- Attendu qu'aux termes de l'alinéa 2 de l'article 180 du code civil, s'il y a eu erreur dans la personne, ou sur des qualités essentielles de la personne, l'autre époux peut demander la nullité du mariage ; que, par ailleurs, l'article 181 - dans sa rédaction issue de la loi du 4 avril 2006 applicable à la cause - précise qu'une telle demande n'est plus recevable à l'issue d'un délai de cinq ans à compter du mariage ou depuis que l'époux a acquis sa pleine liberté ou que l'erreur a été par lui reconnue ;

Simple rappel des textes en vigueur.

- Attendu qu'il convient en premier lieu de constater qu'en l'occurrence, l'assignation a été délivrée avant l'expiration d'un délai de cinq années suivant la célébration du mariage et la découverte de l'erreur ; que l'action en annulation du mariage s'avère dès lors recevable ;

Premier point qu'il doit vérifier : la demande est-elle recevable, doit-il l'examiner ? La réponse est oui. Deuxième question, la demande est-elle fondée ? Ce qui induit la question : quelles sont les règles applicables ?

- Attendu qu'en second lieu il importe de rappeler que l'erreur sur les qualités essentielles du conjoint suppose non seulement de démontrer que le demandeur a conclu le mariage sous l'empire d'une erreur objective, mais également qu'une telle erreur était déterminante de son consentement ;

C'est-à-dire que l'erreur ne vient pas de celui qui l'invoque mais était connu de l'autre époux, et que sans cette erreur, il n'aurait pas consenti au mariage.

Ces règles posées, le juge va constater qu'elles s'appliquent, et ce par un raisonnement fort habile qui fait que ce juge mérite plus des applaudissements que les injustes lazzis dont il fait l'objet :

Attendu qu'en l'occurrence, [l'épouse] acquiesçant à la demande de nullité fondée sur un mensonge relatif à sa virginité, il s'en déduit que cette qualité avait bien été perçue par elle comme une qualité essentielle déterminante du consentement de [l'époux] au mariage projeté ; que dans ces conditions, il convient de faire droit à la demande de nullité du mariage pour erreur sur les qualités essentielles du conjoint.

L'habileté échappera à qui n'est pas juriste, mais je m'y attarde car c'est un superbe cas pratique pour des étudiants de première année (tiens ? Les partiels approchent…)

L'acquiescement de l'épouse à la demande en nullité n'était pas possible, car la matière est d'ordre public : art. 408 alinéa 2 du code de procédure civile. Alors que fait le juge pour faire droit à cette demande ? Étudiants en première année, prenez le temps de réfléchir, c'est un beau cas pratique du droit de la preuve.

Il déduit de cet acquiescement inefficace un aveu judiciaire : article 1356 du Code civil. L'épouse dit acquiescer à la demande de son mari. Elle ne le peut pas, mais ce faisant, elle avoue devant le juge qu'elle savait que son hymen importait à son époux et qu'elle savait qu'elle ne l'avait plus (son hymen, pas son mari ; quoique maintenant elle n'a plus ni l'un ni l'autre).

Le juge y trouve donc une preuve irréfutable (l'aveu judiciaire ne peut être rétracté) du caractère objectif et déterminant de l'erreur. Ite missa est, comme ne dit pas le Coran.

Et hop, mariage annulé.

Ce qui est une action d'une banalité affligeante, faite sur un fondement anecdotique, est devenu en quelques jours un scandale national car chacun y projette ses fantasmes, la religion musulmane des intéressés n'y étant pas pour rien, la palme revenant à ce communiqué de l'association Ni Putes Ni Soumises, que j'ai connue plus inspirée, et qui aboutit à faire dire à ce jugement que les femmes non vierges n'ont plus le droit de se marier.

Ce jugement ne dit absolument pas que le mariage d'une femme non vierge est nul, ni que la virginité est une qualité essentielle de la femme. Il dit ceci et rien d'autre. Madame Y… a menti à Monsieur X… sur un point qu'elle savait très important pour lui. Elle savait que si Monsieur X… avait su la vérité, il ne l'aurait probablement pas épousé. Et d'en tirer les conséquences légales que lui demandent les deux époux dans ce qui après tout est leur vie.

Là où les indignés des micros se muent tous en Tartuffe, c'est quand on se demande ce qu'il serait advenu en cas de rejet de la demande. Ces époux seraient-ils restés mariés et auraient-ils vécu heureux avec beaucoup d'enfants ? Non, ils auraient divorcé. Par consentement mutuel, puisqu'ils étaient d'accord pour se séparer. Consentement mutuel qui exclut que soient abordés les raisons du divorce. Donc dissolution du mariage, mais l'honneur est sauf : on ne saurait pas pourquoi.

Bref, prenez ce mouchoir et cachez-moi cette virginité que je ne saurais voir. Tartuffe est toujours face à Dorine.


Pour ne pas mourir idiot : Le texte presque intégral du jugement.

jeudi 29 mai 2008

À voir absolument

À vos zapettes, à vos magnétoscopes ou tout ce qui vous permet d'enregistrer la TNT.

Public Sénat diffuse actuellement un documentaire très bien fait sur le contentieux du droit d'asile, intitulé «L'asile du droit», d'Henri de Latour (54'), déjà diffusé sur France 3 le 11 janvier 2008.

Vraiment, il vaut le coup car il fait partie des rares documentaires sur la justice où je retrouve l'ambiance et la réalité du quotidien.

Un bref topo : les étrangers qui demandent l'asile en application de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 doivent présenter leur demande à l'Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA). C'est une phase purement administrative et semée d'embûches (l'étranger qui obtient enfin, après un parcours du combattant, et qui implique notamment de remettre son passeport à la préfecture, le formulaire OFPRA a 21 jours, pour le remplir, en français à peine d'irrecevabilité (l'OFPRA ne fournit pas d'interprète traducteur), et le faire parvenir à l'OFPRA à Fontenay Sous Bois. S'ils dépassent le délai, ils sont à jamais privés du droit de demander l'asile.

Le dossier est examiné par les fonctionnaires de l'OFPRA, qu'on appelle Officiers de Protection, et l'étranger est, en principe, convoqué à un entretien avec l'Officier. Les avocats ne sont pas admis à ces entretiens, parce que. Le directeur général de l'OFPRA rend alors une décision qui est notifiée par lettre recommandée AR. Et c'est curieux comme la plupart se ressemblent au mot près : les propos du demandeurs sont confus et contradictoires en ce qui concerne les menaces dont il dit être l'objet et il n'a pas apporté de précisions convaincantes sur les faits précis dont il fait état. Plus, s'il a produit des documents : ils sont insuffisants pour établir les faits en absence de déclarations convaincantes de sa part. J'en ai plein comme ça dans mes dossiers, ce qui est pratique, on peut commencer à rédiger le recours sans avoir la décision.

Si l'étranger parvient à retirer la lettre à son bureau de poste alors qu'il a dû remettre son passeport à la préfecture pour avoir le dossier de demande d'asile[1], il a un délai d'un mois pour saisir la Cour Nationale du Droit d'Asile (CNDA), qui s'appelait jusqu'à il y a peu la Commission de Recours des Réfugiés (CRR) - d'où le nom de domaine internet. C'est pourquoi vous entendrez souvent les avocats parler de “la commission” : c'est la cour, le nouveau nom (qui n'a rien changé sinon peut-être la taille des chevilles de certains de ses juges) n'étant pas encore entré dans les mœurs. Pour être valable, le recours doit être accompagné d'une copie de la décision de l'OFPRA (d'où le gag du recommandé). C'est ce délai, déjà terriblement court, que le très honorable député Ciotti voulait réduire à quinze jours au nom de la tradition d'accueil de la France.

La Cour siège à Montreuil Sous Bois, en Seine Saint-Denis. C'est une juridiction de l'ordre administratif, et celle qui traite le plus de demandes chaque année, battant tous les tribunaux administratifs et même le Conseil d'État.

Le recours est examiné en audience publique, ce sont ces audiences qui sont filmées. L'avocat a pu entrer en scène une fois la décision rendue : il a rédigé le recours, consulté le dossier (c'est la première fois qu'il y a accès), versé des pièces complémentaires (notamment des expertises médicales quand des coups ou des mutilations ont laissé des traces).

Petites particularités de la CNDA : les avocats, vous le verrez, font leurs photocopies eux-même. Les avocats extérieurs à l'Île de France ont droit à une copie du dossier, pas nous, sauf si on vient la faire nous-même. Sékomsa.

Plus contrariant : le recours attaque une décision du directeur général de l'OFPRA. Le personnel de la CNDA est à 95% du personnel de l'OFPRA. Le budget de la CNDA est fourni par l'OFPRA (Ça change au 1er janvier prochain). Les locaux de la CNDA sont payés par l'OFPRA. La cour est composé de trois juges : le président est un juge administratif (Conseil d'État, Cour des Comptes, conseiller de tribunal administratif ou de Cour administrative d'appel, chambres régionales des comptes, juge judiciaire, en activité ou honoraire (comprendre à la retraite). L'un des assesseurs, qui jusqu'en 2003 était désigné par le HCR, organe de l'ONU, est désormais une “personnalité qualifiée nommée par le haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés sur avis conforme du vice-président du Conseil d'État”. L'autre est un représentant du Conseil de l'OFPRA, nommé par le vice-président du Conseil d'État sur proposition de l'un des ministres représentés au conseil d'administration de l'Ofpra. Ainsi, devant la CNDA, on attaque une décision du directeur de l'OFPRA, présentée par un rapport d'un fonctionnaire de l'OFPRA, devant un juge représentant l'OFPRA, dans des locaux loués par l'OFPRA. Quoi, il y a un problème ? Mais non, nous dit le Conseil d'État (CE, 10 janv. 2003, n°228947, Ensaud c/ Ofpra), car la procédure n'étant pas de nature civile ni pénale, l'article 6 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme qui exige un tribunal impartial ne s'applique pas. Le Conseil constitutionnel n'a jamais été saisi de la question lors des dernières réformes en la matière.
Bienvenue dans le droit des étrangers, droit étrange s'il en est.

L'audience commence par la lecture du rapport fait par un officier de protection attaché à la CNDA, puis l'avocat a la parole pour exposer les arguments en faveur du recours. Le président posera des questions à l'étranger, dialogue qui tourne souvent court si l'étranger baragouinant le français a cru pouvoir se passer d'interprète, ou parfois à cause du niveau lamentable de certains interprètes (j'ai eu un interprète en anglais à qui je devais souffler les mots, un autre que mon client ne comprenait pas, et un confrère me racontait qu'une fois, l'interprète faisait partie du personnel de l'ambassade du pays que fuyait le réfugié). L'affaire est mise en délibéré, l'audience dépasse rarement les dix minutes.

Un étranger débouté perd son droit au séjour et devient expulsable vers son pays d'origine. S'il a un élément nouveau à présenter qui n'était pas connu lors de la première audience, il peut demander le ré-examen de sa demande.

J'arrête ici car j'ai déjà été trop long, en vous laissant quelques chiffres : l'OFPRA a été saisie de 29.937 demandes en 2007 dont 23.804 de premières demandes (contre des pics à 60.000 en 1989 et 2005 : nous pouvons nous réjouir, le monde est en train de devenir un paradis, assurément, car je ne peux croire que les réformes législatives en la matière visent à décourager les demandeurs d'asile, pas en France, monsieur).

L'OFPRA accorde le statut de réfugié à 11,6% des demandeurs (3401 en 2007). Ce taux passe à 29,7% après passage devant la CNDA, qui accorde 61,3% des statuts de réfugiés (c'est marrant, quand on permet à un avocat d'intervenir, ça marche mieux, on dirait). La CRR a été saisie de 30477 dossiers en 2007. Le taux de recours est proche des 90%.

Les nationalités obtenant le plus l'asile sont les nationalités malienne (les femmes essentiellement fuyant le risque d'excision), érythréenne, rwandaise, et éthiopienne. Seuls ces pays ont un taux d'accord supérieur à un dossier sur deux. 130.926 personnes bénéficient de la protection de la France au titre de réfugiés.

De ce documentaire, je retiens tout particulièrement deux scènes poignantes : la première, un requérant attend l'affichage des délibérés. Il cherche mais ne comprend rien au listing, qui indique simplement “rejet” si l'appel est rejeté ou “annulation” si la décision de refus de l'asile est annulée et donc que le statut de réfugié est accordé. Une personne l'aide et lui dit “rejet”. Le visage de l'étranger rayonne, il dit merci à tout le monde, à la caméra. L'homme qui l'a aidé revient et lui dit que non, rejet, c'est pas bon. La détresse qui se lit alors sur le visage est difficile à supporter. Le cadreur s'y attardera d'ailleurs beaucoup trop longuement à mon avis. La pudeur n'est pas un obstacle à la vérité.

La deuxième, un requérant des pays de l'est vient de lire son résultat, avec son avocat : Annulation. Il est désormais réfugié et bénéficie de la protection de la France. Sonné par le bonheur, il en titube presque. Son avocat lui dit de prévenir sa famille mais il explique qu'il n'a plus de crédit sur son téléphone. Qu'importe, lui dit son avocat, je vous prête le mien. Et ils se rendent au greffe, une grande salle où les avocats peuvent consulter les dossiers et s'entretenir avec leur client avec l'aide de l'interprète fourni par la Commission. La caméra les suit, il appelle sa famille et on le voit parler une langue que je ne saurais déterminer, irradiant de bonheur. À la table d'à côté, une jeune avocate essaie de consoler un Africain qui a vu sa demande rejetée, alors qu'il a perdu toute sa famille dans des tueries. L'avocate est très inquiète d'un geste désespéré de son client et refuse de le laisser partir. Elle finira même par le prendre dans ses bras comme une petite fille embrasse son grand-père. Les allers-retours de la caméra d'une table à l'autre sont un moment très fort et très dur.

Voici les prochaines diffusions :

Le vendredi 30 mai à 16h30, le samedi 31 mai à 14h00 et le dimanche 1er juin à 09h00. La diffusion des samedi 31 et dimanche 1er sont suivis d'un débat, à 14h55 et 09h55 respectivement, qui est visible gratuitement sur le site de Public Sénat (pas le documentaire qui ne leur appartient pas).

Et pour vous mettre en bouche, voici un extrait (le son n'est pas très bon, je n'y suis pour rien), où l'on voit mon confrère Gilles Piquois et sa gouaille inimitable plaider pour un Kosovar de la Drenica (prononcer Drénitsa, c'est de l'albanais). La charmante jeune fille brune, qui siège non loin de mon confrère et s'entraîne au pen twirling est le rapporteur. La deuxième séquence, la mise en abîme, figure dans cet extrait. Elle commence à 6:08.

Lundi, j'ouvrirai un billet pour discuter de ce documentaire.

Notes

[1] L'OFPRA refuse de remettre une copie de la décision à l'étranger tant que l'AR non réclamé n'est pas revenu, ce qui implique que le délai de recours est généralement expiré.

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