Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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samedi 11 mai 2013

Du mariage pour tous (3e partie) : après la bataille

La modération est fatale. Rien ne réussit comme l’excès.
Oscar Wilde


Troisième et avant-dernier billet de ma trilogie en quatre billets sur le mariage pour tous, officiellement connu sous le nom de mariage entre personnes de même sexe. Un dernier volet sera consacré à la décision à venir du Conseil constitutionnel.

Des raisons professionnelles m’ont empêché de consacrer à mon blog le temps nécessaire pour le nourrir, d’où un long silence, qui aura au moins la vertu d’avoir laissé du temps au temps, au tumulte de s’apaiser, et à présent que le texte définitif a été adopté, de nous pencher sur la version finale de cette loi, pour répondre aux arguments des opposants.

Oh, je ne me fais guère d’illusion. Débat il y a eu, nul ne peut honnêtement dire le contraire, mais triste et pauvre débat, où les anathèmes, les slogans et surtout la Communication ont remplacé la Raison et les arguments. Michel Serres a raison de dire que le débat démocratique est stérile par nature. Soit la question est simple et clivante, comme celle-ci, et le débat vire au pugilat, ou elle est complexe et le débat meurt d’ennui.

Heureusement, il reste les blogs, où les deux camps sont réconciliés : on peut y avoir des débats sur des sujets ennuyeux virant au pugilat.

La loi à venir sera donc connue comme la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe. Voici son texte définitif tel qu’il est soumis au Conseil constitutionnel. Elle devrait passer la rue de Montpensier sans subir trop d’outrages. Nous y reviendrons le moment venu.

Que dit la loi ?

Pour l’essentiel, cette loi pose clairement que la différence de sexe n’est plus une condition pour se marier, et en tire les conséquences en neutralisant grammaticalement les articles du Code civil qui étaient rédigés en impliquant nécessairement la différence de sexe des époux.

Elle précise que les mariages homosexuels conclus à l’étranger seront reconnus en France, même ceux passés antérieurement à l’entrée en vigueur de la loi et que les Français domiciliés à l’étranger pourront épouser quelqu’un de leur sexe soit au consulat soit, si ce n’est pas possible, en France, dans la commune de leur choix.

Aussi surprenant que cela puisse paraître au regard des prises de position des opposants à ce texte, la loi est muette sur la filiation et quasi muette sur l’adoption (elle ne modifie que quelques règles d’attribution du nom de famille et ouvre un nouveau cas d’adoption par le conjoint, l’adoption simple de l’enfant adoptif par adoption plénière, cas qui profitera aussi aux couples de sexe différent). Le reste n’est que des disposition dites de coordination, c’est à dire la mise en conformité de textes que les modifications apportées par la loi priveraient de sens s’ils étaient laissés en l’état. C’est que, comme je l’avais déjà expliqué dans un précédent billet, l’adoption par un célibataire était déjà ouverte aux homosexuels, seule l’adoption par un couple étant réservé aux couples mariés. Le fait de permettre à deux personnes de même sexe de se marier leur permet automatiquement d’adopter ensemble, sans qu’il y ait quoi que ce soit à changer à la loi.

Voilà pour l’essentiel. Ajoutons qu’au titre des droits créés, elle permet désormais à un salarié homosexuel de refuser sans sanction une mutation dans un pays où l’homosexualité est un crime, pour l’anecdote. Difficile d’y voir la fin de la civilisation française, me direz-vous. Mais c’est parce que les arguments essentiels des opposants à cette loi se trouvaient dans ce qu’elle ne disait pas, mais impliquait selon eux. Soit. Allons donc dans les terres du non-dit et voyons ce qu’il en est.

Que ne dit pas cette loi ?

Je ne pense pas trahir la pensée des opposants à ce projet de loi en disant que leur rejet de cette loi se cristallise autour de trois points : la famille, par le changement qu’elle apporte au mariage, la parentalité, puisqu’elle va institutionnaliser le fait que deux hommes ou deux femmes puissent avoir un lien en commun avec un enfant, et la bioéthique, car cette loi impliquerait nécessairement des changements dans le domaine de la procréation médicalement assistée (PMA) et de la Gestation Pour Autrui (GPA). Tous les arguments soulevés par les opposants se rattachent à une de ces trois catégories.

Pour résumer, première catégorie : cette loi en changeant la définition du mariage changerait la nature de cette pierre angulaire de la famille, ce qui aurait des conséquences aussi graves qu’imprécisément exprimées. Deuxième catégorie : cette loi nierait la filiation père-mère dont nous sommes tous issus, brouillant ainsi les repères ; elle priverait les enfants du droit à avoir une père et une mère, en ce qu’elle permettrait que des enfants soient adoptés par deux hommes ou par deux femmes, les privant d’un référant de l’un ou l’autre sexe, ce qui nuirait immanquablement à leur développement harmonieux, l’explication de ce sacrifice de l’intérêt de l’enfant au profit de la satisfaction du désir d’un couple homosexuel étant la manifestation de l’apparition d’un droit à l’enfant. Enfin, et c’est l’argument le plus juridique, cette loi voulue au nom de l’égalité impliquerait nécessairement, au nom de cette même égalité, de permettre à un couple de personnes de même sexe d’enfanter, ce qui signifie devoir permettre la procréation médicalement assistée (PMA) aux couples de femmes, et, une inégalité apparaissant du coup avec les couples d’hommes, il n’y aurait d’autre choix que de légaliser la gestation pour autrui (GPA), seul le statu quo ante de l’interdiction du mariage homosexuel pouvant maintenir fermée cette boite de Pandore.

Encore une fois, je ne prétends pas à l’exhaustivité de l’argumentation des nombreux et très actifs opposants à cette loi. Je me concentre sur le cœur de leur argumentation, celui qui est partagé par tous (le rejet assumé des homosexuels est un exemple d’argument qui n’est pas partagé par tous les opposants, et je le compterai pour rien, même si le déni qui est apparu autour de la réalité de ce rejet chez bien des opposants est assez spectaculaire).

J’ai ici une bonne nouvelle pour les adversaires de cette loi, qui aura le mérite de les consoler de son adoption et de sa prochaine entrée en vigueur : aucun de ces arguments ne tient.

La fin du mariage tel que nous l’avons connu

Je ne m’attarderai pas sur la réfutation de cet argument, qui a déjà fait l’objet de mes deux premiers billets. Le mariage est inchangé par cette loi, hormis les articles qui, d’après la Cour de cassation, impliquaient implicitement mais nécessairement la disparité des sexes. Rappelons que jamais un texte n’a expressément interdit le mariage entre deux personnes de même sexe. Même la définition coutumière de l’Ancien Droit, repris dans les Institutes de Loysel, qui pose la définition du mariage apparent, ignore cette condition : « Boire, manger, et coucher ensemble c’est mariage ce me semble ». Déjà au XVIIe siècle, la précision de la différence de sexe était superflue.

Le Code civil a une liste de cas où le mariage est prohibé : il s’agit du trop jeune âge, de l’existence d’un précédent mariage non dissous, et de la proche parenté. Les trois prohibitions traditionnelles du mariage de l’impubère, de la polygamie et de l’inceste. La loi nouvelle n’a pas eu besoin de les modifier. Elle ne lève pas une interdiction, elle lève une ambiguité. Que mes lecteurs qui, comme moi, sont mariés se rassurent : rien, absolument rien ne changera à leur situation et à leurs droits. Le mariage civil reste l’union de deux êtres qui décident de lier intimement leurs destins, de s’engager respectivement à s’assister, se secourir, et s’être fidèles, et à régler le sort de leurs biens futurs. Le mariage religieux n’est pas touché par cette loi, puisque la laïcité interdit d’intervenir dans des règles théologiques. Quant au fait pour un adversaire de cette réforme de mal vivre le fait de s’inscrire dans une institution désormais ouverte aux homosexuels, je ne puis répondre que deux choses : primo, apprenez à vivre avec, on ne va pas interdire à des gens de se marier parce que cela vous pose un problème ; secundo : arrêtez de dire que vous n’êtes pas homophobe.

La parentalité, ou : un papa, une maman, oui je parle comme un enfant

La filiation, qui est le lien de droit unissant un être humain à ses deux géniteurs, est absolument inchangée par cette loi, et pour cause. La loi humaine peut beaucoup, mais elle est incapable de renverser celles de la génétique : à l’heure où j’écris ces lignes, pour engendrer un être humain, il faut un homme et surtout une femme. L’enfant ne naît pas du mariage (plus d’un primogène sur deux naît hors mariage en France), il ne naît pas de l’amour (l’espèce humaine aurait disparu depuis longtemps si cette condition était nécessaire), il naît de l’accouplement, de la rencontre de deux gamètes, un mâle et un femelle, le tout aboutissant dans un environnement favorable au développement de l’embryon, à savoir un utérus. Le taux d’être humain né ainsi est de l’ordre de 100%, il n’y a qu’un cas documenté faisant exception à cette règle, mais la fiabilité de cette documentation est sujette à controverse.

La loi dont il s’agit ici ne change rien à cette situation, qui ne relève pas du droit mais du fait. Le voudrait-elle qu’elle ne le pourrait point, mais ça tombe bien, elle n’en avait pas l’intention.

Le Code civil fixe les règles permettant d’établir le lien de filiation avec le père et la mère, car ce lien entraîne des conséquences juridiques très importantes : la filiation engendre l’autorité parentale, les obligations réciproques des parents et des enfants, et fait de l’enfant le continuateur juridique de la personne de son auteur (c’est le terme juridique qui désigne les père et mère biologiques) puisqu’il a vocation à recueillir la succession (notez le terme succession, qui indique bien que cela s’inscrit dans le cycle des générations) de celui-ci.

Pour faire bref, il ne peut y avoir simultanément que deux liens de filiation : un maternel et un paternel. Dans le cas d’un couple marié, l’établissement de ce lien est très simple et se fait sans intervention des parents : la mention du nom de la mère dans l’acte de naissance établit ce lien, et le mari est présumé être le père : sa paternité est établie par cette présomption. Dans le cas d’un couple non marié, la règle change pour le père (pas pour la mère) : il doit reconnaître sa paternité, ou à défaut la mère peut la faire établir en justice, afin de le contraindre à assumer financièrement la charge de son enfant, et à permettre à celui-ci d’hériter le moment venu.

Et la loi sur le mariage pour tous ne change rien à ces règles, même mon ami Koztoujours, opposant à cette loi, est obligé d’en convenir, même si par coquetterie il feint de soutenir le contraire.

Donc rassurez-vous, chers opposants à cette loi : un enfant restera conçu par un homme et une femme. Mais cela ne veut pas dire qu’il a forcément “un papa et une maman”, pour reprendre le registre de vocabulaire régressif adopté dans les manifestations et encore moins qu’il aurait « droit à un père et une mère ». Ce droit n’a jamais existé que dans votre imagination.

Et l’article 7 de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant (CIDE) ? Ce traité international, ratifié par la France, ne proclame-t-il pas le droit de connaître ses parents et d’être élevé par eux ? Non. Il proclame, voici l’article 7 en entier, c’est moi qui graisse : L’enfant est enregistré aussitôt sa naissance et a dès celle-ci le droit à un nom, le droit d’acquérir une nationalité et, dans la mesure du possible, le droit de connaître ses parents et d’être élevé par eux.

« Dans la mesure du possible ». Ces cinq mots renferment la clé de beaucoup de choses dans cette controverse. Car dans la mesure du possible, un enfant sera toujours élevé par ses parents. C’est quand ce n’est pas possible, et malheureusement c’est souvent le cas, que des solutions alternatives sont envisagées.

Paternité biologique, paternité sociologique

La rencontre d’un homme et d’une femme n’est nécessaire qu’au stade de la conception. Le géniteur, ou la génitrice, peut ne pas avoir la vocation d’être père ou mère, ou pour le premier ignorer qu’il a conçu un enfant ou décéder avant la naissance. Et même si cet auteur défaillant peut être contraint à assumer ses obligations envers cet enfant, rien ne peut l’obliger à l’aimer, à le recevoir, à s’en occuper. Et face à ce parent absent, un autre peut apparaître et prendre sa place, c’est le beau-père ou la belle-mère, terme impropre car il désigne en fait le père ou la mère du conjoint ; en français, le nouveau compagnon de la mère s’appelle le parâtre, et la compagne du père, la marâtre. Hélas, les contes de fée ont eu raison de ces jolis mots qui ont pris un sens trop péjoratif pour être revendiqué.

L’augmentation considérable du nombre de familles recomposées (elles ont toujours existé : Blanche Neige et Cendrillon ont grandi dans une famille recomposée) a conduit les sociologues à distinguer entre deux paternités : la paternité biologique, qui se limite à la transmission du patrimoine génétique mais suffit à fonder le lien juridique de filiation (le juriste est féru de certitude plus que d’amour), et la paternité sociologique, qui est le comportement de celui qui n’est pas le père ou la mère mais se comporte comme tel. C’est celui qui est présent et aide l’enfant à se construire en le bordant le soir et en lui racontant une histoire, en le consolant quand il a du chagrin, en lui apprenant à faire du vélo sans les roulettes ou à contrer un rush Zerg. À tel point que l’enfant peut finir par considérer ce parâtre ou cette marâtre comme son véritable parent, jusqu’à vouloir en prendre le nom, ce qui est impossible. Cet état de fait est sociologiquement admis, et même approuvé, et la loi a ouvert certains droits au parent sociologique en cas de séparation d’avec le parent biologique pour lui permettre de maintenir des liens affectifs avec cet enfant qui n’est pas le sien : c’est lui le tiers visé par l’article 371-4 du code civil. Notons que cet enfant a pourtant affectivement deux pères et une mère ou deux mères et un père, qui peuvent avoir des droits sur lui, et personne n’enfile de sweat-shirt à capuche rose pour autant. À croire que le problème se pose uniquement en présence d’homosexuels. Mais ce n’est qu’une impression trompeuse, puisque les opposants se défendent d’être homophobes, et qui suis-je pour les contredire ?

Le problème serait en fait, m’expliquent les opposants, l’identité des sexes sous le même toit, ce qui ne concerne exclusivement les homosexuels que par une coïncidence cocasse. Admettons la coïncidence, mais passons l’argument au crible de la Raison.

L’adoption par un couple homosexuel

La réforme funeste serait donc de permettre à deux personnes de même sexe d’adopter un enfant.

Rappelons que juridiquement, rien n’interdit à un homosexuel d’adopter, surtout depuis que la France a cessé (ou est censée avoir cessé) sa politique de discrimination systématique, même si ce ne fut pas facile. Le problème se pose pour l’adoption dans le cadre d’un couple homosexuel. L’impossibilité est incidente : elle est due au fait que la loi ne permet l’adoption par un couple que si celui-ci est marié. Cet obstacle va être levé, et deux hommes ou deux femmes mariés ensemble vont pouvoir avoir adopter un enfant, ou, ce qui sera l’hypothèse la plus fréquente, l’époux pourra adopter l’enfant de son conjoint sans que celui-ci se voit dépouiller de son autorité parentale. À suivre les débats parlementaires, qui furent de haute volée, cette perspective a profondément troublé l’opposition à ce texte.

Je ne reviendrai pas sur l’adoption, déjà abordée dans le billet précédent, sauf sur un point qui était erroné (j’ai rectifié mon billet). Rappelons que l’adoption peut prendre deux formes : l’adoption simple, la seule prévue par le Code civil de 1804, et la plénière, créée par une loi de 1966 qui brise le lien de filiation existant et y substitue définitivement un lien de filiation adoptive fictif. Contrairement à ce que j’écrivais dans mon précédent billet, l’acte de naissance original de l’enfant est cancellé et un nouveau est inscrit dans les registres de l’état civil. Rien dans les copies intégrales qui en sont délivrées ne mentionne son caractère fictif, seuls l’officier d’état civil et le procureur de la République, en charge de la surveillance de la tenue de ces registres et y ayant donc un accès direct, peuvent le savoir mais ils sont tous deux tenus au secret.

L’adoption simple ne pose pas de problème, en vérité. Elle crée un lien entre l’adoptant et l’adopté tout en laissant subsister sa filiation biologique avec ses deux parents. Toutefois, ces parents biologiques sont dépossédés de l’autorité parentale qui est transférée à l’adoptant ou aux adoptants. Seule exception : si l’adoptant adopte l’enfant de son conjoint, ce conjoint conserve son autorité parentale, faute de quoi l’adoption perdrait tout son intérêt.

L’adoption plénière est plus brutale en ce qu’elle crée une filiation fictive. Les opposants en tirent argument : comment diable cette fiction tiendra-t-elle en présence de deux hommes ou de deux femmes ? L’enfant ne sera pas dupe une seconde, contrairement à l’enfant adoptif d’un couple hétérosexuel qui aura le bonheur de vivre dans le mensonge peut-être toute sa vie. La réponse que j’apporterai est la suivante : cette fiction tiendra autant que quand un couple hétérosexuel européen adopte un petit africain ou asiatique. Pas une seconde. Et alors ? Faut-il interdire l’adoption interraciale pour maintenir cette précieuse fiction ? Personne ne le pense, et puis, qui donc défilait en nombre au cri de « on ne ment pas aux enfants » ? Que ces amoureux de la vérité dite aux enfants (je suppose que les leurs n’ont jamais cru au Père Noël…) se réjouissent : l’adoption par un couple homosexuel rend impossible tout mensonge aux enfants. Voilà un excellent argument pour qu’ils soutiennent cette loi.

L’absence de référent sexuel

Je mentionne cet argument pour mémoire. Il n’est pas juridique, mais psychanalytique. Cet argument est ramené à sa juste valeur par cet article de Sylvie Faure-Pragier, publié dans Le Monde. La théorie de la nécessité d’une mère et d’un père pour l’équilibre psychique est démentie chaque jour par les orphelins de père et de mère, qui surmontent leur chagrin et deviennent des être humains complets et équilibrés, merci pour eux, ou par les enfants de veuf ou veuves, ou par les parents célibataires. Quant à l’argument que ces enfants seraient plus sujets que d’autres à devenir eux-même homosexuels par imitation (en supposant que ça soit mal d’être homosexuel, ce qui est exclu puisque les opposants nient toute homophobie, et qui suis-je pour les contredire?), il suffira de constater que l’imitation de leurs parents hétérosexuels n’a pas découragé les homosexuels de devenir ce qu’ils sont.

À ce sujet, il me semble nécessaire de dissiper un malentendu qui semble répandu chez les antis : il n’a jamais été question de retirer des enfants à des familles hétérosexuelles épanouies pour les confier de force à des couples homosexuels. L’adoption concerne essentiellement trois groupes d’enfants : les pupilles de l’Etat, les orphelins étrangers et les enfants du conjoint. Les pupilles de l’Etat sont des enfants situés en France et abandonnés, ayant perdu leur famille ou ayant été retirée de celle-ci car ils y étaient en danger. Tous ne sont pas juridiquement adoptables, et tous ceux l’étant sont généralement très rapidement placés dans une famille en vue de leur adoption plénière (800 par an environ pour 25000 candidats agréés, couples et individus mélangés). Les enfants étrangers sont ceux de l’adoption internationale (la Russie étant un des principaux pays d’origine) et les enfants du conjoint étant un cas à part, puisqu’ils sont déjà dans une famille, et que cette adoption vise à permettre aux deux parents d’agir en tant que tels. C’est dans cette dernière catégorie que se situera la très grande majorité des adoptions homosexuelles, c’est-à-dire pour officialiser une situation existant déjà. Pour les pupilles de l’État, l’agrément préalable permet de s’assurer que l’enfant sera accueilli dans les meilleures conditions ; quant à l’adoption internationale, les pays ayant ouvert l’adoption aux homosexuels, comme la Belgique et l’Espagne, n’ont pas connu de diminution des adoptions internationales, au contraire.

L’abominable homme des neiges théorie du gender

Des nombreux moments de rigolade qui ont accompagné mon écoute des débats parlementaires, la référence récurrente à la théorie du genre, ou pour souligner son abomination, prononcée en anglais du gender n’a pas été le moindre. C’est une superbe illustration du néant argumentatif que ce débat a pu atteindre, quand les adversaires à cette loi n’ont eu d’autre recours que d’inventer un ennemi imaginaire, ce qu’en rhétorique on appelle l’homme de paille.

La théorie du genre serait, selon ses détracteurs (vous verrez qu’elle n’a que des détracteurs) une théorie qui nierait la différence des sexes pour n’en fait qu’un acquis social, et voudrait qu’hommes et femmes soient parfaitement identiques et interchangeables, et par conséquence combattrait toute allusion, y compris dans la loi, à cette différence pourtant inscrite dans la nature. La loi ouvrant le mariage aux personnes de même sexe serait frappée du sceau de l’infamie en étant un avatar de cette théorie, qui ne visait qu’à faire disparaître du code toute allusion à la différence des sexes.

Illustration avec cette intervention toute en finesse et en analyse du député Xavier Breton, lors de la 3e séance du 3 février 2013 :

M. Xavier Breton. Cet amendement revient sur la question cruciale de l’altérité sexuelle. Sur les bancs du Gouvernement et de la majorité, vous niez la reconnaissance de l’altérité sexuelle dans notre droit. Vous êtes les porte-parole de l’idéologie du gender, à moins que vous n’en soyez les prisonniers.

Que promeut cette idéologie ? Elle prétend que le seul chemin pour atteindre l’égalité entre les hommes et les femmes, que nous souhaitons toutes et tous sur ces bancs, ne vous en déplaise, c’est de supprimer les différences en les niant. En fait, vous êtes incapables de penser ensemble l’égalité et la différence.

Le problème, c’est que les différences, notamment corporelles, subsistent. Cela ne veut pas dire que nous ne devons pas lutter contre les stéréotypes qui conduisent à des inégalités et à des injustices.

Mais est-ce qu’au-delà ou en deçà de ces stéréotypes, il reste une différence entre un homme et une femme ? Entre un père et une mère ? Pour un enfant, un père est-il la même personne qu’une mère ? Une mère est-elle la même personne qu’un père ? Pour vous, oui ; pour nous, non.

Voici l’amendement n°3279 en question. Je vous laisse chercher le rapport entre son contenu et le discours tenu pour le défendre.

La réalité est que la théorie du genre n’existe pas. Ce qui existe sont les études de genre (gender studies) : il s’agit d’un domaine de recherche interdisciplinaires visant, je cite wikipédia, une réflexion sur les identités sexuées et sexuelles, répertoriant ce qui définit le masculin et le féminin dans différents lieux et à différentes époques, et s’interrogeant sur la manière dont les normes se reproduisent jusqu’au point de paraître naturelles. Ce n’est que cela, un sujet d’étude, et c’est déjà beaucoup. Il nourrit des réflexions, des critiques, des controverses, et la connaissance de ce que nous sommes en sort grandie. Il est triste de voir dans le pays de Descartes un sujet d’étude transformée en idéologie pour secourir une argumentation qui se sent trop boiteuse avec les faits.

La bioéthique, ou le syndrome de Frankenstein

Dans le Frankenstein de Mary Shelley, le docteur Frankenstein, scientifique de génie, crée la vie, mais sa créature finit par le détruire. Le syndrome de Frankenstein, en sciences, désigne cette peur que le progrès scientifique se retourne contre nous et nous détruise. Cette phobie est très répandue, et se pare volontiers du vocable de principe de précaution pour sous couvert de bon sens refuser tout progrès, au cas où, on ne sait jamais. Le doute interdisant la réflexion. Et la bioéthique lui a fourni un terrain très fertile.

Une précision d’entrée de jeu : le projet de loi déposé comme celui adopté ne traitent pas de la question de la bioéthique. Une réforme est envisagée, ce qui est normal puisque c’est un sujet en perpétuelle évolution et surtout les trois textes de bioéthique (1994,2004 et 2011) ont été adoptés sous une majorité de droite et ont un fort penchant conservateur. La gauche a son mot à dire aussi, et n’a jamais eu l’occasion de le dire. Un projet de loi sur la famille est censé fournir un véhicule législatif adéquat pour rouvrir ce débat, mais je crains fort qu’il ne soit mort-né, le Gouvernement ayant été échaudé par le mariage pour tous et ayant eu son compte de sweat à capuche rose et de bougies en profile pic sur Twitter.

Quels étaient les points soulevés par les opposants à ce texte ? Ils étaient de deux ordres : l’extension de la PMA et la légalisation de la GPA. Étant entendu que ces points ne figuraient pas dans le projet de loi, les opposants, sans se laisser décourager, arguaient qu’ils y étaient contenus en germe, que l’évolution induite par le mariage homosexuel impliquait inéluctablement ces deux points. Malheureusement pour mes lecteurs qui seraient favorables à une telle évolution, les anti-mariages pour tous vous nourrissent de faux espoirs.

La procréation médicalement assistée (PMA)

La PMA est légale, contrairement à la GPA, mais limitée strictement dans son domaine. Il s’agit des techniques médicales permettant à une femme apte à porter une grossesse à terme de pallier les difficultés l’ayant empêché d’y parvenir. Cela recouvre des techniques simples de stimulation hormonales, et surtout toutes les techniques de fécondation in vitro suivi d’insémination artificielle, où l’embryon est fécondé avant d’être implanté, lorsque c’est l’homme qui s’avère être l’origine du problème (au besoin, on prend du sperme de donneur anonyme). La règlementation se trouve aux articles L.2141-1 et suivants du Code de la santé publique. L’article L.2141-2 précise que « L’assistance médicale à la procréation a pour objet de remédier à l’infertilité d’un couple ou d’éviter la transmission à l’enfant ou à un membre du couple d’une maladie d’une particulière gravité. Le caractère pathologique de l’infertilité doit être médicalement diagnostiqué. »

Un couple : la loi bioéthique de 2011 a supprimé la condition d’être un couple marié, mais maintenu la condition d’être de sexe différent, rappelé à l’alinéa suivant. La PMA ne peut viser qu’à remédier à l’infertilité pathologique du couple, infertilité médicalement constatée. Et l’identité des sexes comme l’orientation sexuelle n’étant pas une cause pathologique d’infertilité ni même une pathologie. Continuons avec l’alinéa 2 :

« L’homme et la femme formant le couple doivent être vivants, en âge de procréer et consentir préalablement au transfert des embryons ou à l’insémination. Font obstacle à l’insémination ou au transfert des embryons le décès d’un des membres du couple, le dépôt d’une requête en divorce ou en séparation de corps ou la cessation de la communauté de vie, ainsi que la révocation par écrit du consentement par l’homme ou la femme auprès du médecin chargé de mettre en œuvre l’assistance médicale à la procréation. »

La PMA a ceci de commun avec une relation sexuelle qu’elle n’est légale que tant que dure le consentement. Les différences sont qu’elle prend beaucoup plus de temps pour aboutir et est nettement moins plaisante. Juridiquement, la loi pose que l’enfant conçu par PMA est l’enfant du couple, même si l’homme n’a pas fourni le sperme, et lui interdit de contester sa paternité, même si, biologiquement, il ne l’est pas.

La crainte exprimée par les opposants au projet de loi est que la PMA ne soit ouverte aux couples de femmes mariées et qu’elles pourraient demander à ce qu’une d’entre elles, voire les deux, soient fécondées avec du sperme de donneur. Cette crainte ne repose sur rien, puisque leur infertilité n’est pas pathologique, et surtout depuis 2011, le mariage n’est plus une condition sine qua non pour accéder à la PMA, donc le fait d’être mariées ne changera absolument rien à leur situation juridique. Si elles n’ont pas accès aujourd’hui à la PMA, elles ne l’auront pas plus avec l’entrée en vigueur de cette loi. Je ne puis dire avec certitude que la loi ne permettra jamais à une femme célibataire ou à un couple de femmes d’accéder à la PMA, mais je peux dire avec certitude qu’en l’état, elle ne le permet pas et que rien n’est prévu pour que cela change dans un avenir proche.

La gestation pour autrui, ou « les mères porteuses »

La gestation pour autrui est un contrat qui consiste pour une femme, ou “mère porteuse”, à porter un embryon à terme et à s’en défaire à la naissance au profit d’une personne ou d’un couple identifié (appelons le “le commanditaire”), puisque dans la mesure du possible l’embryon sera conçu avec les gamètes du ou des commanditaires. Cette pratique a toujours été illégale en droit français. D’abord, au plan civil car elle constitue une convention portant sur l’état des personnes (ici sa filiation), ce qui est interdit car l’état des personnes est indisponible : un contrat qui porterait sur lui serait nul (Civ. 1Re, 13 décembre 1989, Alma Mater, bull. I. n°387) ; et ensuite au plan pénal puisque l’article 353-1 du code pénal ancien (promulgué en 1958, c’est-à-dire avant même que l’insémination artificielle rende possible la GPA, et repris à l’article 227-12 du nouveau code pénal) réprimait le fait d’inciter de quelque façon que ce soit une femme à abandonner son enfant à naitre ou à s’entremettre dans une telle affaire : une association ayant pour objet de commettre ce délit ne pourrait qu’être déclarée illicite CE, 22 janvier 1988, association Les Cigognes, n°80936 . Enfin, pour la Cour de cassation, la mère est celle qui accouche, peu importe ce que dit l’ADN. Une autre femme ne peut se prétendre mère, ce qui voue à l’échec toute convention de mère porteuse. J’insiste sur les mots “pour la Cour de cassation”. Cela ne signifie pas que les juges n’accepteront jamais une autre solution. Mais il faut que ce soit la loi qui l’impose ; en attendant, elle s’en tient aux solutions traditionnelles. Rien, lisez-moi bien, rien, aucun principe supérieur ou fondamental n’interdit à la France de légaliser et encadrer la GPA. Et c’est là que va naitre un problème : il y a des pays où la loi prévoit bien cette situation.

La GPA est en effet légale dans divers pays, notamment dans plusieurs États américains, l’Illinois étant réputé pour avoir la législation la plus libérale en la matière (elle permet la GPA rémunérée, demandée par des individus seuls ou des couples de même sexe, et l’adoption par les parents commanditaires est une simple formalité), et la GPA y est devenu un service comme un autre. Une intervention préalable du législateur est en effet indispensable pour résoudre préalablement les difficultés que pose cette pratique : quel est le statut de la mère porteuse (contrat de travail ? Prestation de service ?) Comment protéger chaque partie, et établir le lien de filiation avec les parents commanditaires, et la renonciation à ses droits par la mère porteuse ? Sans oublier les obligations réciproques des parties : aspects financiers (prise en charge des frais de santé, rémunération éventuelle de la mère), la femme porteuse doit-elle pouvoir garder l’enfant, comment se résout le conflit qui en résulte ? En cas de grossesse à risque qui prend et comment sont prises les décisions, etc. Sans oublier bien sûr la question de la GPA pour des couples d’hommes : possible ou pas ? La GPA doit-elle être réservée à des cas d’infertilité médicalement constatés comme la PMA, ou la GPA de confort doit-elle être admise ? Le débat est passionnant pour les juristes, et il devrait l’être pour les citoyens. Las. La France a choisi la facilité en interdisant tout cela d’un trait de plume et en se drapant dans des discours grandiloquents sur la marchandisation du corps, la location d’utérus, et l’enfant marchandise face à toute volonté d’ouvrir le débat. On l’a vu dans ces débats : les opposants au projet accusaient, faussement, les parlementaires de la majorité de vouloir légaliser la GPA, ce qui permettait de les accuser de tous les maux, le ridicule n’ayant pas arrêté tous les députés. Bref tout pour éviter une réflexion sereine, ce n’est vraiment pas à la mode ces temps-ci.

L’Illinois, la Californie, l’Australie, la Nouvelle Zélande, le Canada anglophone (le Québec nous a imité en interdisant la GPA) et la Belgique, pour citer quelques exemples, ne sont pas des terres de barbares et la civilisation n’a pas pris fin quand la GPA y est devenue légale. Elle est en effet la seule alternative en cas de stérilité absolue de la femme, ou de son impossibilité physiologique de mener une grossesse à terme, quand bien même elle produirait des ovocytes viables pouvant être fécondés par les spermatozoïdes de son compagnon : il faut que la grossesse ait lieu dans un autre utérus, lequel, en l’état actuel de la science, ne peut être que celui d’une femme. Refuser la GPA, c’est dire aux couples stériles : tant pis pour vous, je ne supporte pas l’idée que vous puissiez avoir un enfant autrement que comme moi j’ai été fait. Tout ça pour votre bien, et le bien de vos enfants qui grâce à moi ne verront jamais le jour. Elle est pas jolie ma bougie ?

Alors pendant qu’en France, on s’admire dans notre immobilisme, d’autres pays ayant compris que cette pratique n’est pas mauvaise en soi permettent d’y avoir recours, et les parents désespérés qui ont la chance d’avoir les moyens vont dans ces pays obtenir ce que leur pays leur refuse. Jusqu’à il y a peu, trois décisions de la Cour de cassation interdisaient de transcrire à l’état civil français les actes de naissance étrangers établissant un lien de filiation avec un enfant issu d’une GPA. Cas assez unique où on fait payer les enfants la faute supposée des parents (en considérant qu’ils serait fautif de faire en Californie ce que la loi californienne permet), au nom de l’intérêt des enfants, sous les applaudissements de la foule. La fameuse circulaire Taubira a mis fin à cette situation en demandant aux consulats étrangers d’enregistrer ces actes et en interdisant aux parquets d’engager les procédures en nullité de ces transcriptions. Je ne puis qu’applaudir. La situation précédente revenait à ce que des enfants aient, dans le cas le plus médiatisé, un acte de naissance californien indiquant que leur père était M. X, citoyen français (de fait il était biologiquement leur père) et leur mère, Mme Y, son épouse (sans lien biologique avec elles), mais pas d’acte équivalent à l’état civil français, ce qui compliquait chacune de leurs démarches et leur interdisait concrètement de se prévaloir de la nationalité française, qu’elles avaient pourtant en tant qu’enfant de Français. Que la Cour de cassation conclue que cela était parfaitement conforme à l’intérêt de l’enfant m’a toujours laissé songeur, et un peu tremblant à l’idée qu’elle était aussi la juge en dernier ressort de l’intérêt de mes enfants.

La situation actuelle est plus supportable, mais reste une tartufferie : cachez moi cette GPA que je ne saurais voir. Tôt ou tard, on ne pourra faire l’économie d’une réflexion sur la GPA, et que la loi, faute de pouvoir interdire et faire respecter cette interdiction partout sur Terre dès lors que cette pratique est légale ailleurs, l’encadre en France. Quand serons-nous assez mûrs pour cette réflexion, qui devra commencer par qualifier correctement les choses et cesser de parler hors de propos de location du corps humain ? Peut-être quand les enfants nés d’une GPA seront devenus si nombreux que nous ne pourrons plus feindre de ne pas entendre leurs rires ?

NB : Full disclosure : je n’ai jamais été avocat dans un dossier de transcription d’acte de naissance d’un enfant né par GPA et ne suis pas concerné par la GPA à titre personnel, j’ai fait mes enfants à l’ancienne. J’exprime ici une opinion strictement personnelle issue de ma seule réflexion.

Quid nunc ?

Dans une semaine environ, le Conseil constitutionnel va rendre sa décision sur la loi ouvrant le mariage aux personnes de même sexe. Elle devrait passer sans dommages l’examen du Conseil et entrer en vigueur très vite, puisqu’aucun décret d’application n’est nécessaire pour cela, et les textes règlementaires que cette loi demande pour éviter toute difficulté et dire aux officiers d’état civil quoi faire sont déjà prêts. Des couples d’hommes et de femmes vont se marier, les premiers sous les caméras, les seconds dans la discrétion, les troisièmes dans l’indifférence, et la victoire de ceux qui ont voulu ce texte sera totale. Et nous pourrons enfin parler d’autre chose sur ce blog, ce qui sera fait très bientôt, l’actualité législative étant riche.

PS : vous m’avez manqué.

jeudi 9 mai 2013

Bonne journée de l'Europe

Aujourd’hui, 9 mai, est la journée de l’Europe, en souvenir de la déclaration de Robert Schuman qui fut l’étincelle de concupiscence qui entraîna la conception de l’Europe (après une fausse couche en 1954).

Alors comme il est désormais de tradition, des paroles de sagesse et de la musique pour fêter cette belle Europe dont on a plus que jamais besoin alors qu’elle est plus que jamais attaquée. Sans ouvrir de polémique en ce jour de fête (et je suis en train d’écrire un vrai billet), rappelons que l’Europe est un outil (non, pas une boîte à outil, un outil), un mécanisme politique de décision coordonnée. La politique d’austérité absurdement suivie n’est PAS inscrite dans les gènes de l’Union Européenne, ni gravée dans le marbre (si ça avait été le cas, le non de 2005 nous en aurait mis à l’abri, n’est-ce pas ?) mais le reflet que la majorité des pays d’Europe est dirigée par une majorité conservatrice qui fait passer la discipline budgétaire avant la lutte contre le chômage en assurant faire le contraire. La politique européenne se décide au sein de chaque pays, lors des élections générales. Cette solution n’est pas satisfaisante, sauf pour les dirigeants des pays membres, qui n’ont aucun intérêt à changer la situation. Autant dire que l’hiver européen que nous traversons n’est pas fini. Raison de plus pour se réchauffer en se souvenant de la merveilleuse idée qu’elle était au départ, et demeure malgré tout. Spring is coming.

À toi, oncle Robert.

La paix mondiale ne saurait être sauvegardée sans des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent.

La contribution qu’une Europe organisée et vivante peut apporter à la civilisation est indispensable au maintien des relations pacifiques. En se faisant depuis plus de vingt ans le champion d’une Europe unie, la France a toujours eu pour objet essentiel de servir la paix. L’Europe n’a pas été faite, nous avons eu la guerre.

L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait. Le rassemblement des nations européennes exige que l’opposition séculaire de la France et de l’Allemagne soit éliminée. L’action entreprise doit toucher au premier chef la France et l’Allemagne.

Robert Schuman, 9 mai 1950

Texte intégral de la déclaration Schuman.

9e symphonie de Beethoven, BBC Philarmonic Orchestra, direction : Gianandrea Noseda.

lundi 18 février 2013

Avis de Berryer : Maitre Claude Guéant

Peuple de Berryer ! La Conférence a repris ses travaux et fera dans le corporatisme de meilleur aloi en recevant, le mardi 26 février 2013 à 21 heures, en Salle des criées, Monsieur Claude Guéant, ancien ministre, avocat, et Lauréat du Prix Busiris.


Les sujets proposés aux valeureux candidats sont les suivants :

  1. Fallait-il consacrer le mariage Guéant France ?
  2. Le décret passerelle permet-il de faire un pas de Guéant ?


Le portrait approximatif sera dressé par Monsieur Sanjay Mirabeau, 12ème Secrétaire.
Comme toujours, l’entrée est libre, sans réservation possible. Pour avoir une place assise, il est recommandé d’arriver avant 19h00.
Toute personne (avocat ou non) peut assister à la Conférence Berryer.
Les candidats (avocats ou non), et non les spectateurs, sont invités à s’inscrire auprès de Thomas Klotz, 4ème Secrétaire, par simple e-mail : contact-at-thomasklotz.com

mardi 22 janvier 2013

Du mariage "pour tous" (2e partie)

“Je suis l’Amour qui n’ose pas dire son nom.”
Lord Alfred Bruce Douglas, “Deux Amours”, 1894


Après avoir fait un rapide voyage à travers le temps, projetons-nous dans un avenir proche et voyons ce que dit cette loi, ce qui nécessairement nous fera aborder la question de savoir ce qu’elle ne dit pas.

Le projet de loi a voulu faire dans la simplicité, ce qui ne se traduit pas forcément dans sa rédaction, mais c’est la loi du genre.

Le projet de loi tire les conséquences de la jurisprudence liée à l’affaire du mariage de Bègles, dont je vous ai entretenu dans le billet précédent, et de sa confirmation implicite par la décision du Conseil constitutionnel du 28 janvier 2011. Puisque le seul obstacle est rédactionnel, il se contente, après avoir posé une définition du mot “mariage” qui n’y figurait pas jusqu’à présent[1], de modifier les articles du Code civil qu’il faut changer pour que le mariage puisse aussi s’appliquer entre personnes de même sexe, et en tire les conséquences nécessaires sur le plan de l’adoption. Comme nous le verrons, il ne touche en rien à la filiation, ce que ses opposants semblent ignorer.

Ainsi, par exemple, l’article 144, qui fixe l’âge nubile, actuellement rédigé “L’homme et la femme ne peuvent contracter mariage avant dix-huit ans révolus”, deviendra “Le mariage ne peut être contracté avant dix-huit ans révolus.”

Le projet de loi initial prévoyait de longs articles de coordination remplaçant chaque fois que c’était nécessaire dans le Code civil et les autres Codes concernés (Code rural, Code de la sécurité sociale…) les formulations renvoyant implicitement à un couple de sexe différent par une formulation plus neutre. Ces articles ont été remplacés en commission des lois par un article dit “article balai” qui ne touche pas à ces dispositions éparses mais dit qu’il faudra désormais les lire comme s’appliquant à un couple de même sexe. Cette méthode me laisse réservé car si elle raccourcit le projet de loi, elle ne le rend pas plus clair : si pour comprendre qu’il faut lire l’article 149 comme ne disant pas vraiment ce qu’il dit, il faut au préalable avoir lu le mode d’emploi situé au tout début du Code à l’article 6-1, je crains que le Conseil constitutionnel ne censure une violation de l’obligation d’intelligibilité de la loi. Sans être dans le secret des dieux, j’ai bon espoir que la rédaction originelle soit rétablie en séance publique, cette modification temporaire ayant eu pour effet de faire tomber les nombreux amendements de l’opposition déposés en commission sur ces articles sans qu’il soit besoin de les examiner un par un.

Voilà. On a fait le tour de l’essentiel du projet de loi. Mais rassurez-vous, je n’ai pas dit que j’avais fini ce billet. Car en effet, il comporte un deuxième chapitre sur l’adoption, et c’est là que nous entrons sur le champs de bataille politique. Avant de l’aborder, il me semble judicieux de rappeler ce que sont, d’un strict point de vue juridique, le mariage et l’adoption.

Mariage, mon ami, qui es-tu ?

Le mariage a un double aspect qui le rend assez unique, en tout cas totalement à part, dans notre droit et dans tous les droits d’ailleurs : un aspect contractuel, et un aspect institutionnel, qui sont deux termes pourtant antagonistes. Voilà la première clef du mariage : c’est un oxymore.

L’aspect contractuel est en premier lieu que sa formation repose sur le consentement des deux parties. La question du consentement dans le mariage est fondamental : “Il n’y a pas de mariage lorsqu’il n’y a point de consentement” (art. 146 du Code civil).

Au delà de ce consentement, propre du contrat, les effets du mariage sur le plan patrimonial peuvent être assez largement décidés par les époux par le choix du régime matrimonial (que dans le langage courant on appelle le contrat de mariage), qui permet de faire des choix dérogeant au droit commun, sur des biens futurs, sur des donations, sur la gestion et la liquidation de l’indivision spécifique au mariage qu’on appelle communauté (non, pas la Communauté de l’Anneau, c’est autre chose). Je ne rentrerai pas dans les détails, qui font les délices des étudiants en droit privé pendant un semestre et le bonheur des notaires pendant toute leur vie, mais disons que les époux peuvent choisir le sort de leurs patrimoines respectifs, an allant de la séparation pure et simple (qui n’est pourtant pas absolue, loin de là) jusqu’à la confusion la plus parfaite, avec la communauté universelle. Les notaires sont les rois du tuning en la matière, n’hésitez pas à les consulter avant de vous marier (le contrat de mariage doit impérativement être signé avant la célébration des noces). Un contrat de mariage coute quelques centaines d’euros et peut vous en faire économiser quelques dizaines de milliers.

L’aspect institutionnel veut quant à lui que le mariage a des effets impératifs, fixés par la loi, auxquels les époux ne peuvent pas déroger et qui sont communs à tous les mariages. C’est ce qu’on appelle le régime primaire, terme existant bien avant la création de la sécurité sociale. Le régime primaire est fixé par les articles 212 à 226 du Code civil (dans le livre sur les personnes). Le régime matrimonial, le fameux “contrat de mariage”, est régi par les articles 1387 à 1581 (dans la partie consacrée aux biens), selon les divers cas. Cet aspect institutionnel se manifestait il y a encore quelques années par la prise en compte fiscale, mais cet aspect ne lui est plus spécifique depuis que le PaCS jouit à peu de choses près du même traitement.

Que dites-vous, mes lecteurs bien-aimés ? Tout cela manque de romantisme ? Complètement. Le droit n’a cure des sentiments. Non qu’il les méprise : le juriste éprouve à leur égard le même respect qu’éprouve l’archéologue pour la physique quantique : distant mais sincère.

Pour tout résumer en une phrase, du point de vue du droit civil, le mariage ne sert que quand surviennent les ennuis. Et la vie est ainsi faite qu’ils surviennent tôt ou tard, que ce soit la mésentente, le décès, la maladie ou autre. Le mariage est un statut complet, en perpétuelle évolution donc adaptée à la société contemporaine, qui est protecteur de l’époux le plus faible : le pauvre, le malade, le sénile, l’inconscient. Il ne protège pas des problèmes : il leur fournit une réponse complète et adaptée.

Votre conjoint ne paye jamais sa part des dépenses du couple alors qu’il gagne plus que vous car il a une passion pour le BASE Jumping en Ferrari ? Envoyez-lui la note. Il a vendu la maison où habite la famille, car il en est le seul propriétaire, pour financer sa passion ? Taratata, la vente est nulle : Article 215 alinéa 3 (s’applique aussi à la résiliation du bail). Lors de son dernier saut, le parachute ne s’est pas ouvert, il est plongé dans le coma ? Article 219 : vous pouvez tout signer pour lui. Il décède et n’a pas eu le temps de faire un testament pour vous protéger ? Pas de panique, vous êtes couvert. Et je ne parle pas du droit fiscal, matière qui a beaucoup changé ces dernières années, mais qui tend à favoriser les couples mariés (affirmation de moins en moins vraie, notamment par rapport aux couples pacsés). Sans attendre la Camarde, en cas de divorce, l’intervention obligatoire du juge vise à ce qu’un magistrat s’assure que les droits des époux soient respectés, notamment ceux du conjoint le plus faible, économiquement ou physiquement : le juge peut refuser de prononcer un divorce par consentement mutuel léonin, et inviter les parties à modifier leur accord sur tel ou tel point (dans l’hypothèse d’un divorce pour faute, il fixe directement les conséquences du divorce). Ces garanties sont inexistantes pour le PaCS, et je ne parle même pas du concubinage.

Voilà où se situe encore aujourd’hui l’inégalité que ce projet de loi se propose de faire disparaitre : les homosexuels n’ont pas accès au régime le plus protecteur, celui du mariage. Ils ont le choix entre deux statuts, le concubinage (qui est plus une absence de statut) et le PaCS, mais pas le mariage et sa batterie de mesures de protection, dont ils auraient eu un cruel besoin dans les années 80-90. Les couples de sexe différent ont le choix entre trois statuts. Ce point est de plus en plus difficile à contester. Il est d’ailleurs frappant de constater que les opposants à ce projet de loi ont dès le début abandonné le terrain de la protection du mariage, au sol un peu trop meuble à force d’avoir été piétiné en 1999, pour se retrancher sur le terrain de la filiation et de l’adoption. Allons donc les y rejoindre.

“…Et tu seras un homo, mon fils.”

Que Rudyard Kipling me pardonne.

La filiation est un lien de droit qui unit un enfant à chacun de ses parents, parent s’entendant comme “géniteur”. En principe, ce lien doit et ne peut être établi qu’avec le père et la mère au sens biologique. Ce lien est double : il s’appelle le lien de paternité quand il relie le père à l’enfant, et le lien de maternité quand il relie la mère à l’enfant. Du fait de certaines contingences physiologiques qui font les riches heures de sites internet pour adultes, il est établi différemment pour le père et pour la mère. Pour la mère, du fait d’un degré assez élevé de certitude que l’on a sur la réalité de sa maternité, qui se manifeste de façon assez spectaculaire, il suffit que son nom soit mentionné dans l’acte de naissance pour que le lien soit légalement établi (art. 311-25 du Code civil). Pour le père, cela dépend. S’il est marié à la mère, il est présumé être le père (art. 312). Sinon, il doit effectuer une démarche positive, la reconnaissance (art. 316). Il en va de même pour la mère dont le nom ne figurerait pas sur l’acte de naissance. La reconnaissance peut se faire devant l’officier d’état civil, sans frais, ou devant notaire (le cas échéant par testament, ce qui a pour effet de faire oublier très vite son chagrin à la veuve) et dès pendant la grossesse, ou enfin en justice si le parent (généralement le père) rechigne à reconnaitre le fruit de ses entrailles.

Règle fondamentale : un enfant ne peut avoir qu’une seule filiation paternelle et une seule filiation maternelle. Pour en établir une autre, il faut d’abord détruire celle qui existe, et le chemin n’est pas aisé, il y a même des situations où ce sera purement et simplement impossible (si le mari de la mère, ou celui qui a reconnu l’enfant se comporte comme le père de l’enfant, son vrai père n’aura aucun moyen de faire établir sa paternité en justice). Le Code civil est l’héritier d’une société où la paix des familles était primordiale, et où la certitude génétique n’existait pas, et il en porte encore l’atavisme.

L’unicité de la filiation est très récente dans notre droit. Le Code civil en distinguait deux, puis trois, et l’enfant n’avait pas les mêmes droits selon son statut. Il y avait les enfants légitimes, issus d’un homme et d’une femme mariés, les enfants naturels, issus d’un couple non marié, et les enfants adultérins, issus d’un d’un homme ou d’une femme marié, mais pas avec l’autre parent. L’enfant adultérin pouvait être naturel à l’égard de son autre parent si celui-ci n’était pas marié (ai-je besoin de préciser que la quasi totalité des enfants adultérins étaient naturels à l’égard de leur mère ?). Dans le Code civil de 1804, les enfants naturels étaient exclus de la succession en présence d’enfants légitimes (mais ils pouvaient être légitimés si leurs parents se mariaient). Finalement, les droits successoraux des enfants naturels et légitimes ont été alignés, mais au détriment de l’enfant adultérin, qui devait reverser la moitié de sa part aux enfants légitimes, et à défaut au conjoint survivant bafoué. Et savez-vous quand cette règle a été abrogée ? En 2001, sous Lionel Jospin, et, comme bien souvent, après une condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme, qui ne veille pas que sur nos gardes à vue (arrêt Mazurek c. France, 1er février 2000) ; je suppose que Mme Frigide Barjot et ses amis avaient piscine et n’avaient pas eu le temps de défiler pour les droits des enfants à l’époque.

Depuis 2006, la filiation est unique, et le mariage ne joue plus que pour simplifier l’établissement de la paternité du mari, dispensé de reconnaitre les enfants de son épouse. Dernier point important : la mort d’un parent ne met pas fin à la filiation avec lui. Ce lien se perpétue au-delà de la mort, par la succession : l’héritier est juridiquement le continuateur de la personne de son auteur. Cela se traduit par le fait qu’il reprend à son nom les procès engagés par son parent décédé (ou contre lui), étant précisé dans la procédure que l’enfant “vient aux droits” de son parent décédé.

Qu’est-ce que la loi sur le mariage pour tous change à cela ?

La réponse est : rigoureusement rien.

Le projet de loi ne touche absolument pas à la filiation. Vous pouvez vérifier : la filiation occupe les articles 310 à 342-8 : aucun article situé dans cet intervalle n’est touché. Une pierre dans le jardin de l’argument “on va faire disparaitre les père et mère du Code civil”. Ainsi, si une femme mariée à une autre femme tombe enceinte (forcément des œuvres d’un tiers), son épouse ne pourra pas reconnaitre l’enfant puisque la mention de la mère dans l’acte de naissance aura déjà établie une filiation maternelle. Pour la même raison, la présomption de paternité ne jouera pas puisqu’elle ne s’applique qu’au mari de la mère (rédaction inchangée, donc inapplicable à un mariage entre personnes de même sexe). Donc, amis anti-mariage homosexuel, rassurez-vous : “un papa, une maman” reste la règle, on ne ment pas aux enfants, vous pouvez retourner tranquillement leur parler du Père Noël.

La seule façon d’établir un lien de filiation entre l’enfant d’un époux et son conjoint sera celle de l’adoption.

Cachez moi cette adoption que vous ne sauriez avoir

Oui, ici, une citation du Tartuffe s’impose, vous allez voir.

Si le projet de loi ouvrant le mariage aux personnes de même sexe ne touche pas à la filiation, il opère la même adaptation textuelle que pour les règles du mariage, en substituant toute rédaction laissant entendre que les adoptants sont de sexe différent à une rédaction plus neutre. Pourquoi fait-il cela ? Parce qu’il n’a pas le choix.

Mais d’abord, qu’est-ce que l’adoption ?

L’adoption est une institution qui fait naitre un lien juridique de filiation entre deux personnes en principe biologiquement étrangères l’une à l’autre. Cette institution a, en principe, pour objet de donner une famille à un enfant qui en est dépourvu (ce n’est pas toujours le cas) ou qui n’est plus pris en charge par sa famille d’origine. L’adoption confère à l’adopté, dans sa nouvelle famille, la situation d’un enfant dont le lien de filiation serait fondé sur la procréation. La filiation adoptive apparait comme une filiation fondée sur la volonté, une « filiation élective »” (Frédérique Eudier, Répertoire civil Dalloz, v° Adoption, §1, je n’aurais pas mieux dit). Concrètement, l’adoption assimile l’adopté à un descendant (assimile, elle ne fait pas et n’a jamais fait de lui l’enfant des adoptants) : il a les mêmes droits successoraux, les mêmes prohibitions à mariage, et surtout l’autorité parentale est transférée des parents par le sang à l’adoptant.

Vous me connaissez bien, à présent, alors vous avez deviné. C’est l’heure d’un cours d’histoire.

Institution très utilisée à Rome, qui permettait à un Patricien de choisir sa famille même en dehors de celle-ci, pour assurer sa perpétuation, ce qui suppose qu’il y ait à tout moment au moins un homme en âge de porter les armes et d’assurer le culte des ancêtres, elle est ignorée du droit Canon et de l’Eglise, qui lui préfère la parenté spirituelle née du parrainage lors du baptême, elle doit sa résurrection à Napoléon, qui nourrissait de grandes craintes de ne pas avoir d’enfants (craintes qui seront fondées,il n’aura qu’un enfant légitime, et légitimera un de ses enfants naturels).

Le Code civil de 1804 ne connaissait qu’une seule adoption, et elle se faisait entre adultes consentants, par un contrat devant notaire homologué par jugement, et ses effets sont limités au nom et au patrimoine : l’adopté entre dans la famille de l’adoptant, mais reste dans sa famille d’origine. Il a un père, une mère et un adoptant. L’adoption originelle ne visait absolument pas à donner “un papa et une maman” à un enfant : elle donne une filiation supplémentaire, artificielle, à un adulte. Elle n’aura donc que peu de succès (une centaine par an tout le long du 19e siècle).

Au lendemain de la Première guerre mondiale, tout change. La guerre a laissé un grand nombre d’enfants sans famille, et de familles ayant perdu leurs enfants. La loi du 19 juin 1923 élargit l’adoption aux mineurs et l’ouvre aux couples de 50 ans au moins, sans enfants, mariés depuis au moins 10 ans, et diminue son avantage fiscal. L’adoption de patrimoniale devient sociale et familiale. On passe d’une centaine à un millier d’adoptions par an. En 1939, la loi est élargie et assouplie. Notamment, elle crée “la légitimation adoptive”, qui ne peut porter que sur un enfant abandonné, ou dont les parents sont inconnus ou décédés, âgé de moins de 5 ans. La légitimation adoptive rompt le lien avec la famille d’origine et fait de l’enfant l’équivalent d’un enfant légitime des adoptants, qui doivent être mariés et ne pas avoir d’enfants. Cette condition est supprimée en 1957. En 1958, face à la pénurie d’enfants adoptables et au succès de la légitimation adoptive (1589 sur 2541 adoptions en 1957), la loi est réformée et l’adoption perd tout aspect contractuel : elle résulte désormais uniquement d’un jugement d’adoption. C’est encore le cas aujourd’hui.

En 1966, la légitimation adoptive devient l’adoption plénière, à côté de l’adoption d’origine, dite “simple”, qui laisse le lien de l’adopté avec sa famille d’origine. D’autres réformes auront lieu qui porteront sur les modalités et les conditions, mais l’essentiel est posé depuis cette date.

L’adoption plénière est ouverte à une personne seule, âgée d’au moins 28 ans (sauf adoption de l’enfant du conjoint), mais peut être demandée par un couple, à condition qu’il soit marié depuis au moins deux ans et âgé d’au moins 28 ans. Si l’adoptant est marié et que son conjoint ne souhaite pas adopter, il doit donner son consentement à l’adoption par son époux (car cela a des effets successoraux). L’adoption plénière n’est possible que si l’adopté a moins de quinze ans lors de l’ouverture de la procédure, et il faut soit que les parents (ou le conseil de famille s’ils sont décédés ou se sont vus retirer définitivement l’autorité parentale) y consentent, ou que l’adopté soit pupille de l’État, jolie expression désignant les enfants confiés à l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) faute de famille les prenant en charge. Elle est irrévocable. Elle se passe en deux phases : une phase administrative, où les candidats à l’adoption doivent obtenir un agrément par l’ASE, puis recevront un enfant placé en vue de son adoption.S’ouvre alors la phase judiciaire, où l’adoption sera prononcée par le tribunal de grande instance. Une fois cette adoption prononcée, l’acte de naissance originel est considéré comme nul, et un autre acte de naissance, totalement fictif, est fabriqué. Malgré mes recherches, je n’ai d’ailleurs pas trouvé la base légale de ce qui est un faux en écriture publique. L’instruction générale sur l’état civil donne ces instructions, mais cette instruction n’a pas valeur de loi, tout au plus est-elle réglementaire. Ne faudrait-il pas s’interroger sur la pertinence d’une fiction qui impose de fabriquer un faux, et qui tombera d’elle même en cas d’adoption à l’international si l’enfant a des caractéristiques physiques incompatibles avec le patrimoine génétique de ses adoptants ? Après tout, “on ne ne ment pas aux enfants”. D’ailleurs JAMAIS la loi n’a appelé les adoptants “parents”. Un peu de cohérence ne ferait pas de mal. (NB : paragraphe édité)

L’adoption simple a des conditions plus souples : pas de condition d’âge pour l’adopté, qui doit y consentir personnellement s’il a plus de 13 ans. L’adoptant doit avoir 28 ans au moins, et en principe 15 ans de plus que l’adopté (10 ans s’il adopte l’enfant du conjoint). Sinon les mêmes conditions s’appliquent : on ne peut être adopté qu’une fois (mais on peut cumuler une adoption plénière et une adoption simple pour des motifs graves appréciés par le juge) tant que les adoptants sont en vie, seul un couple marié peut demander à adopter ensemble, les parents ou le Conseil de famille doivent consentir à l’adoption (ils choisissent même l’adoptant) ou l’adopté être pupille de l’Etat. Enfin, si l’enfant a moins de deux ans ou s’il s’agit d’adoption internationale, la phase administrative redevient obligatoire. L’adoption simple est révocable pour motif grave (par exemple : César aurait pu révoquer l’adoption de Brutus).

La Cour de cassation a jugé en 2007 que le partenaire non marié ne pouvait solliciter l’adoption de l’enfant de son partenaire, car cette adoption ferait disparaitre l’autorité parentale de ce partenaire. Cette règle s’applique quel que soit le sexe des partenaires, mais bien évidemment, seuls des partenaires de sexe différent peuvent choisir de se marier pour procéder à une adoption de l’enfant du conjoint qui ne prive pas le parent de son autorité parentale et permet même de la partager.

J’ai bien sûr honteusement simplifié, j’implore à genoux le pardon de mes confrères spécialisés dans l’adoption, des juges en charge des procédures d’adoption, des agents de l’ASE et des présidents des Conseils Généraux qui me lisent.

Quelques chiffres pour vous achever. En 2010, 9060 personnes ont formulé une demande d’agrément en vue de l’adoption ; 6 073 personnes l’ont obtenu. 24 702 candidats agréés étaient dans l’attente d’un enfant. 90% des demandes sont présentées par un couple. Fin 2010, 2 347 enfants avaient le statut de pupille de l’État. 38 % des pupilles étaient placés dans une famille en vue de leur adoption. Les enfants placés en vue de leur adoption sont très jeunes, en moyenne 2,8 ans et plus des 3/4 ont moins d’un an. Pour les deux tiers restant, aucun projet d’adoption n’est envisagé : soit parce que des liens perdurent avec leur famille : 4 % ; soit parce qu’ils ne sont pas prêts à être adoptés (séquelles psychologiques, échec d’adoption, refus de l’enfant) : 11 % ; soit parce que leur situation actuelle est satisfaisante (bonne insertion dans la famille d’accueil) : 11 % ; soit parce qu’aucune famille adoptive n’a été trouvée en raison de leurs caractéristiques (état de santé, handicap, âge élevé ou enfants faisant partie d’une fratrie) : 46 %. L’adoption internationale représente plus de 80 % de l’adoption en France (soit 3 504 enfants adoptés à l’étranger). La France est le troisième Etat d’accueil d’enfants adoptés à l’étranger, après les Etats-Unis et l’Italie. Source : Observatoire national de l’enfance en danger .

Revenons en à notre mariage pour tous. Le projet de loi ne va rien changer à l’état du droit en la matière ; il faudra toujours être marié pour pouvoir adopter à deux ; hormis que les couples mariés pourront désormais être de même sexe, ce qui impose là aussi certaines corrections de rédaction. Ce qui pour les adversaires du projet change tout. En effet, il n’est pas possible d’ouvrir le mariage aux couples de même sexe et de leur fermer les portes de l’adoption. Ce combat a déjà eu lieu et a été perdu en 2008. Le seul moyen d’empêcher un couple d’homosexuels d’adopter est de leur interdire de se marier. Et c’est là que ma citation de Tartuffe prend tout son sens.

En effet, le 22 janvier 2008 (joyeux anniversaire !), la France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme pour discrimination à l’encontre des homosexuels en matière d’adoption. La demanderesse était Mme B., homosexuelle vivant en couple avec sa compagne et désireuse d’adopter. Elle a donc déposé une demande d’agrément auprès de l’ASE, demande qui sera rejetée. Mme B. est procédurière et attaque ce refus, qui est confirmé par le tribunal administratif, la cour administrative d’appel et le Conseil d’État. Elle porte donc son affaire devant la cour européenne des droits de l’homme. La lecture de cet arrêt est fascinant, car les motivations retenues par les divers intervenants pour refuser l’agrément, et qui vont entrainer la condamnation de la France, ressemblent spectaculairement à des arguments entendus chez les opposants à ce projet de loi.

Ainsi l’enquête sociale comporte ce passage : “Toutefois, étant donné le cadre de vie actuelle(sic.) dans lequel elle se situe : célibataire, plus vie avec une amie, nous n’avons pas pu évaluer sa capacité à apporter à un enfant une image familiale, de couple parental susceptible de lui assurer un développement stable et épanouissant.” Sous la plume du psychologue, après un dithyrambique “Mademoiselle B. possède beaucoup de qualités humaines, elle est enthousiaste, chaleureuse et on la sent très protectrice. Ses idées concernant l’éducation des enfants semblent très positives” arrive un chafouin “Nous pouvons néanmoins nous interroger sur plusieurs facteurs liés à l’histoire, le contexte d’accueil et le désir d’enfant.”

Ha, le contexte d’accueil, du genre “Notez que je n’ai rien contre les contextes d’accueil, hein. Mon coiffeur est un contexte d’accueil, et il vit avec un cadre de vie très sympathique, m’a-t-on dit”.

Témoins ces interrogations du même psychologue, qui, vous en conviendrez, pourraient tout aussi bien exclure l’adoption par un célibataire hétérosexuel :

“N’y a-t-il pas une conduite d’évitement de la « violence » de l’enfantement et de l’angoisse génétique à l’égard d’un enfant biologique ? L’idéalisation de l’enfant et la sous-estimation des difficultés liées à son accueil : n’y a-t-il pas un fantasme de réparation toute puissante quant au passé de l’enfant ? La possibilité que l’enfant trouve un référent paternel stable et fiable n’est-elle pas aléatoire ?” Notez l’artifice de la phrase interrogative, où on essaye de faire passer des préjugés pour une réflexion scientifique menée à voix haute.

Le pompon est atteint avec cette conclusion : “Un certain flou règne sur ses possibilités [on parle de l’enfant – NdEolas] d’identification à l’image du père. N’oublions pas que c’est avec l’image de ses deux parents que l’enfant se construit. L’enfant a besoin d’adultes qui assument leur fonction parentale : si un parent est seul, quels effets cela aura-t-il sur son développement ?” Visiblement, le fait que depuis 1804, l’adoption soit ouverte à des célibataires ne posait pas tant de problème tant que ces célibataires étaient attirés sexuellement par l’autre sexe.

Un autre psychologue interviendra, et on retrouve les mêmes préjugés maladroitement dissimulés en questionnement métaphysique : le psychologue relève une “attitude particulière vis-à-vis de l’homme dans le sens où il y a refus de l’homme”. L’argument de l’homosexualité comme refus de l’autre revient souvent dans la bouche de ceux qui refusent l’homosexualité car elle est différente.

Et ce psychologue poussera sa réflexion, de son propre aveu, à l’extrême, se réfugiant pudiquement derrière un point d’interrogation : “A l’extrême, comment en refusant l’image de l’homme peut-on ne pas refuser l’image de l’enfant ? (l’enfant en attente d’adoption a un père biologique dont il faudra préserver l’existence symbolique, la requérante en aura-t-elle les possibilités ?) (…)”. Comme si pousser une question à l’absurde faisant nécessairement apparaitre une réponse absurde, cela prouvait que la question originale était elle-même absurde. En somme, si les homosexuelles pouvaient coucher avec des hommes, ça règlerait bien des problèmes, en tout cas pour certains psychologues qui se poseraient moins de questions là où on leur demande des réponses.

Le représentant du Conseil de famille, de l’association des pupilles et anciens pupilles, auprès de la Commission d’agrément, émettra également un avis défavorable, estimant ce qui suit : « (…) De par mon expérience personnelle de vie en famille d’accueil, il me semble mesurer actuellement, avec du recul, l’importance d’un couple mixte (homme et femme) dans l’accueil d’un enfant. Le rôle de la « mère accueillante » et du « père accueillant » au quotidien dans l’éducation de l’enfant sont complémentaires, mais différents l’un de l’autre. C’est un équilibre que l’enfant va bousculer d’autant plus fort parfois selon l’évolution de sa démarche de réalisation et d’acceptation de la vérité de ses origines et de son parcours. Il me semble donc nécessaire qu’il existe un solide équilibre entre une « mère accueillante » et un « père accueillant » dans une démarche d’adoption dans l’intérêt de l’enfant. (…) ». Foin de prétention scientifique, on bascule ici dans le pur argument d’autorité.

Et si ça s’était arrêté là, mais non, voici l’opinion du chef du service d’aide sociale à l’enfance :« - Mlle B partage sa vie avec une amie qui n’apparait pas être partie prenante dans le projet. La place que cette amie occuperait dans la vie de l’enfant accueilli n’est pas clairement définie ; le projet ne semble pas laisser de place à un référent masculin réellement présent auprès de l’enfant. Dans ces conditions, il est à craindre que l’enfant ne puisse trouver au sein de ce foyer les différents repères familiaux nécessaires pour permettre la structuration de sa personnalité et de son épanouissement. »Encore une fois, l’adoption est ouverte à une personne seule, mais ce célibat ne semble poser problème qu’en présence d’un homosexuel, sans que jamais ce problème ne soit expressément nommé, preuve que ces intervenants sentent bien que quelque chose cloche dans leur raisonnement.

Et la cerise sur le gâteau nous est offerte par le Gouvernement français, défendeur devant la Cour, qui va assurer que non, non, non, il n’y a aucune discrimination à l’égard des homosexuels puisque nul ne conteste qu’ils ont bel et bien le droit d’adopter. C’est juste un hasard cocasse, une décimale flottante dans le schéma de Bernoulli, qui fait qu’aucun homosexuel n’avait jamais réussi à obtenir l’agrément indispensable. Et nous étions en 2008, c’était le Gouvernement Fillon qui était en charge du dossier. L’UMP, la même qui défile contre le mariage homosexuel, est allée devant la Cour européenne des droits de l’homme affirmer la main sur le cœur que ça ne lui posait aucun problème que les homosexuels puissent adopter. Oui, oui, le gouvernement où Christine Boutin était ministre du logement et de la ville, celui-là même.

La Cour a condamné la France à cause de cette hypocrisie, en estimant que puisque la France admet elle-même que cela ne pose pas de problème que les homosexuels puissent adopter, le fait de refuser un agrément uniquement à cause de considérations tournant autour de l’homosexualité comme c’était le cas ici (les rapports étaient laudatifs sur l’engagement et la capacité de la candidate à l’adoption) était forcément discriminatoire au sens de la Convention.

Source : CEDH Grande Chambre, 22 janvier 2008, E.B. c. France, n°43546/02.

Donc point fondamental à retenir dans le cadre du débat sur cette loi : les homosexuels ont d’ores et déjà le droit d’adopter, le seul effet de la loi sera de leur ouvrir la possibilité d’adopter en couple, ou d’adopter l’enfant du conjoint (hypothèse assez rare, vous devinerez pourquoi), possibilités qui sont réservés aux couples mariés. Que cela puisse contrarier des personnalités, non pas homophobes, bien sûr mais disons rétives aux contextes d’accueil, je le comprends. Mais présenter cela comme un changement civilisationnel me parait un poil excessif, et Dieu sait que dans ce débat, tout le monde déteste les arguments excessifs.

Toute autre solution aboutirait inévitablement à la condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme. Laissons ce triste privilège à la garde à vue.

Je réalise que ce billet est déjà fort long. J’aurais voulu traiter également de la question de la Procréation médicalement assistée (qui n’est pas concernée par le projet de loi) ou de la gestation pour autrui (qui est illégale et n’est pas concernée par le projet de loi) et balayer le reste des arguments entendus de la part des opposants, mais ce sera pour un 3e billet.

Note

[1] Nouvel article 143 du Code civil : “Le mariage est contracté par deux personnes de sexe différent ou de même sexe.”

mardi 15 janvier 2013

Du mariage "pour tous" (1re partie)

“Even if I did hate gay people, I’d want them to get married, put them through the same hell the rest of us have to go through.”[1]
Mayor Randall Winston, in Spin City.


Le Gouvernement, conformément à une des promesses électorales du président Hollande, présente au Parlement un projet de loi dit “de mariage pour tous”, qui porte mal son nom puisqu’il n’oblige pas tout le monde à se marier. D’ailleurs ce n’est pas son nom officiel, c’est le nom que les communicants lui ont donné. Son vrai nom est projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, ce qui est l’avantage d’être plus clair puisque c’est exactement ce dont il s’agit.

Comme d’habitude, il est vain de vouloir comprendre un débat juridique sans commencer par ouvrir un livre d’histoire. Je ne dirai jamais assez combien ces disciplines sont cousines et n’exhorterai jamais assez les étudiants en droit à choisir les matières historiques, qui sont les seules dont le programme survivra intact à la décennie suivant votre départ de la fac.

Une brève histoire du mariage

Il est frappant de constater que le mariage est une des plus vieilles institutions de l’humanité avec la propriété. La liberté et l’égalité sont des bébés à côté : si elles sont pluricentenaires, le mariage, lui, est plurimillénaire. La preuve qu’il remonte aux tous débuts de l’humanité est qu’il existe dans à peu près toutes les cultures et les civilisations, avec les mêmes caractéristiques essentielles : il s’agit de l’union d’un homme et d’une femme, exclusive (des cultures connaissent la polygamie, la polyandrie, ou l’éducation en commun des enfants, mais cela reste une exception dans l’histoire humaine), à durée indéterminée (mais qui prend fin avec la mort, c’est là aussi un point assez universel), dont l’objet essentiel est la reproduction, mais qui comporte aussi un aspect patrimonial certain : le mariage règle le sort des biens présents et à venir, leur gestion, et leur répartition à la dissolution du mariage.

Dans la Bible, la mention du mariage apparaît dès le chapitre 3 de la Génèse : les premiers époux sont Adam et Ève. Le mariage apparaît ainsi symboliquement en même temps que l’Humanité.

Pour prendre des sources plus séculières, le Code d’Hammurabi (1750 av; J.-C., avant l’âge du fer), remontant aux tous débuts de la civilisation babylonienne, et plus ancien texte juridique connu, consacre une bonne partie de ses développements au mariage, et notamment ses aspects patrimoniaux (§128 sur les effets d’un mariage passé sans contrat préalable par exemple). Mais on sait que le mariage était déjà une institution courante depuis un millénaire et demi, puisque Narmer, premier roi d’Egypte et fondateur de la Première Dynastie (3200 av. J.-C, on parle ici du néolithique) était marié à la reine Neithhotep.

Le mariage tel que nous le connaissons est l’héritier du mariage romain, mariage qui a lui-même connu bien des évolutions entre la Rome archaïque et le bas-Empire (on parle de plus d’un millénaire d’histoire). La Rome archaïque ne connaissait qu’une forme de mariage : le mariage cum manum (avec la main). La femme passait de la famille de son père à celle de son mari et elle perdait tout lien avec lui. Le pouvoir discrétionnaire de vie et de mort sur celle-ci passait également du père au mari. L’enlèvement des Sabines, mythe fondateur de Rome, illustre bien cette conception quasi-patrimoniale de l’épouse (il faut dire qu’à sa fondation, Rome tenait plus de la tribu barbare que de l’Empire rayonnant). Le mariage sin manum (sans la main) va apparaître et va finir par supplanter le cum manum : la femme reste dans la famille de son père, qui du coup a son mot à dire en cas de désir homicide du mari (ce pouvoir homicide disparaitra peu à peu, en se limitant d’abord à 4 cas, avant de disparaître purement et simplement), et quand le divorce va se libéraliser, la femme divorcée retournera dans la famille de son père. Ce lien durable entre deux familles est un des effets du mariage qui sera aussi recherché dans les familles puissantes ou riches : il scelle une union durable, qui prendra chair sous forme d’un enfant appartenant aux deux familles. Cet aspect sera particulièrement développé en Europe ou tout traité s’accompagnera d’une hyménée, ce qui remplacera avantageusement la tradition germanique des otages. Ainsi, les souverains des grandes puissances d’Europe qui mettront le continent à feu et à sang en 1914 étaient-ils tous cousins: Georges V était cousin germain du Tsar Nicolas II, et cousin du Kaiser Guillaume II, ayant la même grand-mère, la reine Victoria.

La grande évolution suivante du mariage sera dû à l’influence du christianisme, qui devient religion officielle de l’Empire à la fin du 4e siècle. Le mariage est un sacrement, il devient indissoluble sauf par la mort, et il est donné par chaque époux à l’autre, en présence d’un prêtre et in face ecclesiæ, en face de l’église. Le droit romain classique ne connaissait aucun formalisme au mariage : les époux cohabitaient et couchaient ensemble, ça suffisait ; le droit canon va exiger que le mariage soit célébré publiquement et en présence d’un prêtre, et sera consigné par écrit : c’est la naissance de l’état civil). Le même droit canon, qui va s’appliquer dans toute l’Europe jusqu’à la Réforme et dans les pays catholiques après cela, va exiger, à peine de nullité, que le consentement des époux soit sincère (le Sacrement ne peut être donné que de son plein gré et sincèrement), et que l’Union soit consommée et fertile. Le mariage a pour l’Église comme objet essentiel (mais certainement pas unique) la conception d’enfants.

La Révolution française va bouleverser tout cela en retirant à l’Eglise, soupçonnée d’être contre-Révolutionnaire (ce qui la rendra farouchement contre-révolutionnaire) le monopole du mariage en 1792, pour le confier à des officiers publics, et légalisant le divorce jusqu’à son abrogation en 1816 (NON, ce n’est pas Napoléon qui a abrogé le divorce, le Code civil de 1804 prévoyait bien le divorce). Mais cette sécularisation du mariage laissera perdurer des liens : ainsi, le droit civil exige une célébration publique du mariage, en présence d’un officier d’état civil (maire ou adjoint), et les prohibitions religieuses de l’inceste (prohibition du mariage entre proches parents, mais à un niveau moindre que pour le droit canon (3e degré au civil contre 4e pour le droit canon), et de la polygamie seront conservées, et même un rituel sera mis en place, la lecture d’extraits du Code civil remplaçant celle des Saintes Écritures. Le principe que le mariage civil doit précéder le mariage religieux sera posé en 1792 et perdure encore aujourd’hui (même si votre serviteur lui a fait un pied de nez en ne se mariant qu’à l’Église, et ce en toute légalité ; mon côté punk).

Soulignons dès à présent, car je vais y revenir, que le Code civil de 1804 ne mentionne pas l’identité des sexes des époux comme cause de prohibition du mariage. En 1804, il était évident que le mariage ne concernait qu’un homme et une femme (chabada chabada), et même Cambacérès, rapporteur du texte devant le corps législatif et homosexuel notoire, n’aurait pas eu l’idée qu’il en aille autrement.

Le divorce sera rétabli en 1884 par la loi Naquet, mais seulement pour faute. Détail amusant : cette loi sera durement combattue par les conservateurs, au nom de la défense de la famille : cette loi devait mettre fin à la natalité et entraîner le déclin inéluctable et la disparition de la France faute d’enfants (cette préoccupation à l’égard des enfants prendra tout son sens en 1914 quand éclatera cette guerre que ces mêmes conservateurs on préparé pendant 40 ans) . C’était surtout son caractère émancipateur de la femme qui dérangeait, car la femme obtenant le divorce aux torts exclusifs de son mari pouvait obtenir une substantielle compensation assurant son indépendance financière. De nombreux magistrats démissionnèrent pour ne pas avoir à appliquer cette loi, qui restera quasi inchangée pendant 90 ans.

En 1975, le divorce est élargi au consentement mutuel, et à la rupture de la vie commune, et la grande réforme de 2004 facilitera encore le divorce, sans le bouleverser en profondeur. Sachant qu’en 1975 a également été adoptée la loi sur l’IVG, les conservateurs n’ont pas passé une excellente année et devaient déjà considérer l’humanité comme perdue.

En 1999, la loi sur le PaCS créera une union civile allégée à côté du mariage, et consacrera l’existence du concubinage dans le Code civil, créant ainsi trois modes d’organisation de la vie commune ; du moins pour les coupes de sexe différent. Les couples homosexuels n’en ont que deux, et les deux moins protecteurs. La mobilisation contre sera là aussi très importante, avec les mêmes arguments : protection de la famille et du mariage, et surtout, surtout, pas d’homophobie, même si la, disons…spontanéité des manifestants met à mal cette profession de foi.

Quelques chiffres car il en faut

Aujourd’hui, plus de la moitié des enfants qui naissent en France naissent dans un couple non marié : en 2009, sur 801 134 enfants nés, 376 204 sont nés dans un couple marié, 424 930 sont nés dans le péché, soit 53%. Le rééquilibrage est spectaculaire pour le 2e enfant (57% naissent dans un couple marié) et quant au 3e, il nait à 71% dans une famille mariée. De fait, l’INSEE constate que l’enfant vient désormais avant le mariage.

Quant aux mariages, leur nombre n’a pas connu de variation sensible du fait du PaCS. Après avoir connu un pic dans les années 2000, le nombre de mariage est revenu à son niveau du début des années 90 (leur nombre annuel oscillant entre 250.000 et 290.000). Le nombre de PaCS a connu une progression constante est passé de 22 271 la première année (5412 de même sexe, 16859 de sexe opposé) à 205 558 en 2010 (9 143 de même sexe, 196 415 de sexe différent), soit quasiment le même nombre que les mariages. Le PaCS n’a donc pas diminué le nombre de mariages, mais a fourni un statut à des couples qui visiblement ne souhaitaient pas se marier, et la proportion des couples hétéros est largement supérieur à celui des couples homosexuels. La vraie victime du PaCS, c’est le concubinage, semble-t-il. Chiffres complets sur le site de l’INSEE.

La France a conservé, nonobstant ces variations, un taux de natalité élevé, de l’ordre de 2,1, le 2e d’Europe. La disparition de l’humanité, à commencer par le peuple français, ne semble donc pas à l’ordre du jour.

Une très brève histoire contemporaine de l’homosexualité

Oui, encore des prolégomènes, mais qui veut comprendre se condamne à apprendre. Celui qui veut vous faire peur a besoin de votre ignorance, cela explique l’absence de pédagogie sur ce texte de la part de ses adversaires (il en allait de même sur le PaCS en 1999).

Le Code pénal de 1810 ne connaissait aucun délit lié à l’homosexualité ni à des relations sexuelles “contre nature” comme les États-Unis ont pu en connaître (ce n’est qu’en 2003 que la Cour Suprême a interdit les lois pénalisant les relations homosexuelles librement consenties). Ce n’est qu’en 1942 qu’un délit va être créé frappant les relations homosexuelles consenties avec un mineur de 21 ans (comprenez : âgé de moins de 21 ans), alors que les relations hétérosexuelles avec un mineur sont légales dès l’âge de 15 ans), loi voulue par l’Amiral Darlan suite à un scandale dans la marine ; un fait divers, une loi est une vieille tradition. Ce délit sera conservé à la Libération jusqu’en 1982 (l’âge de 21 ans étant baissé à 18 ans en 1974 avec l’âge de la majorité civile).

La fin des années 70 est un tournant majeur. Le SIDA, qui ne porte pas encore ce nom, fait son apparition, poussant les homosexuels à s’organiser et se soutenir mutuellement, car à l’époque, la maladie, non traitée, peut tuer en quelques mois. C’est la naissance d’une conscience communautaire et d’une certaine solidarité. La première manifestation d’homosexuels a lieu le 4 avril 1981, à la veille de l’élection présidentielle, pour demander l’abrogation des délits discriminant les homosexuels (promesse de campagne du président Mitterrand). Ce sera fait en 1982.

La tragédie que sera le SIDA frappe durement les homosexuels, qui se trouvent confrontés aux conséquences dramatiques de l’absence de tout statut légal pour les unions homosexuelles : les legs faits au survivant sont frappés de 60% de droits de succession après un abattement de 1500€, il n’a pas de droit au maintien dans le logement, même s’il peut payer le loyer, et si rien n’a été prévu, le compagnon se retrouve sans droit à rien, et souvent la famille du décédé n’est pas vraiment très affectueuse et compréhensive.

Ces drames additionnés leur donneront l’énergie de ceux qui n’ont rien à perdre, et la revendication de la reconnaissance de leurs couples sera une constante.

En 1993, le Code de la sécurité sociale permet aux concubins homosexuels d’être ayant droit d’un cotisant, au même titre que les concubins hétérosexuels (ça paraît anecdotique aujourd’hui, ça ne l’était pas à l’époque).

En 1999, le PaCS est une demi-victoire. C’est une légalisation de l’union, avec des droits en cas de décès, mais ce n’est pas le mariage, nous allons voir la différence.

Vint alors la controverse de Bègles.

En 2004, le député maire de Bègles, Noël Mamère, décide de lancer un pavé dans la mare et de célébrer un mariage entre deux hommes. Son argument est que le Code civil ne pose nulle part la condition de différence de sexe, alors que les conditions de validité (absence de parenté, absence de mariage précédent non dissous, consentement) sont très clairement posées. Donc, le mariage homosexuel serait légal sans que nul ne s’en soit jamais avisé.

Le parquet s’opposera à cette célébration, mais le maire passera outre le 5 juin 2004, et le parquet assignera les époux devant le tribunal de grande instance pour faire annuler ce mariage. Le 19 avril 2005, la cour d’appel de Bordeaux confirmera cette annulation par un arrêt très précisément motivé, relevant que la rédaction de certains articles laisse entendre sans ambiguïté que le législateur n’a envisagé que l’union d’un homme et d’une femme (ce qui en 1804 était en effet probable), et que c’est au législateur de modifier cela, pas au juge de le faire par une interprétation renversant le sens même du texte, arrêt que la Cour de cassation approuvera le 13 mars 2007.

L’ouverture en 2008 de la possibilité de contester la constitutionnalité d’un texte par le biais d’une QPC ouvrira une nouvelle possibilité de recours qui sera promptement empruntée, et le Conseil constitutionnel se ralliera à cette position dans sa décision 2010-92 QPC du 28 janvier 2011. Le fait de réserver le mariage aux personnes de sexe différent n’est pas discriminatoire (ce qui est juridiquement exact : les homosexuels peuvent se marier entre eux, à condition d’être de sexe différent, même si cela gâche tout l’intérêt de la chose pour eux, tout comme deux hétérosexuels ne peuvent se marier entre eux s’ils sont de même sexe), et seul le législateur peut changer cela, le salut ne viendra pas du prétoire.

Et ce fut 2012 et l’élection de François Hollande, qui a fait de cette modification législative une de ses promesses de campagne. Voilà comment nous en sommes arrivés là.

Ces prolégomènes sont à présent terminés, mais aussi ce billet pour le moment, la suite sous (très) peu avec l’analyse de ce que dit, et surtout de ce que ne dit pas ce projet de loi.

Note

[1] Même si je haïssais vraiment les homosexuels, je voudrais quand même qu’ils puissent se marier, pour qu’ils connaissent l’enfer que nous vivons”

mardi 11 décembre 2012

Libertés, libertés chéries

Deux événements récents, sans lien entre eux, m’ont à nouveau démontré combien notre pays, berceau des libertés, semble avoir développé une allergie, ou tout du moins une incompréhension, à leur égard, ce qui ne laisse de me navrer. À deux reprises, l’invocation d’une liberté, par son exercice dans un cas, par sa simple mention dans l’autre, ont provoqué une levée de bouclier là où il n’y aurait dû y avoir que des acclamations, ou une indifférence polie à tout le moins. Cette indignation a conduit les principaux intéressés à plier plutôt qu’à se dresser sur la barricade le drapeau bleu blanc rouge à la main et le téton à l’air. Cette tâche m’incombe donc, hormis le téton, car il fait trop froid, mais le cœur y est.

La liberté de conscience des maires

Le 20 novembre dernier, le président de la République a tenu un discours devant le congrès de l’Association des Maires de France (AMF), la principale organisation regroupant les édiles afin de former un groupe de pression défendant les intérêts des collectivités locales que sont les communes. Sur 36700 maires, plus de 35000 sont adhérents de cette association apolitique fondée en 1907. Autant dire qu’elle fait quasiment partie des corps constitués, et qu’aucun président ne raterait son congrès.

Plusieurs maires, notamment de petites communes rurales, ont manifesté leur mécontentement à l’égard du projet de loi dit du mariage pour tous, et ont affirmé leur refus de célébrer des mariages entre personnes du même sexe.

Le président de la République, dont on sait le goût pour la synthèse et l’apaisement, leur a tenu ce discours :

Je connais les débats qu’il suscite. Ils sont légitimes dans une société comme la notre. Les maires sont des représentants de l’État. Ils auront, si la loi est votée, à la faire appliquer. Mais, je le dis aussi, vous entendant, des possibilités de délégation existent ; elles peuvent être élargies. Et il y a toujours la liberté de conscience.

Il ajoute, pour préciser sa pensée :

Ma conception de la République vaut pour tous les domaines. Et d’une certaine façon, c’est la laïcité, c’est l’égalité, c’est à dire la loi s’applique pour tous, dans le respect, néanmoins, de la liberté de conscience.

Voici le passage du discours en question, vous verrez que je n’ai rien modifié.


Mariage gay : Hollande admet "la liberté de… par LeNouvelObservateur

Les réactions à ce passage, qui, sans vouloir vexer notre président, n’exposait que des banalités, ont été d’autant plus virulentes qu’il a été manifestement mal compris. Notamment une confusion très fréquente a été faite entre la liberté de conscience et la clause de conscience, alors qu’il n’est ici question que de la première.

La clause de conscience est le nom donné à une disposition de la loi permettant à une personne placée dans une situation déterminée de ne pas accomplir ses obligations sans avoir à en justifier et sans faute pour elle, la loi lui donnant cette permission et en organisant les conséquences. L’avocat jouit d’une telle clause dans ses relations avec son client : il peut à tout moment décider de se décharger d’un dossier dès lors que sa conscience le lui impose, sans avoir à en justifier, à la seule condition de veiller à ne pas faire cela dans des circonstances mettant en péril les intérêts de son client (la veille de l’audience par exemple). Cela s’applique même lorsqu’il est commis d’office, alors qu’il est en principe obligé de mener à bien sa mission.

Citons-en deux autres : l’article L.2212-8 du Code de la santé publique institue une clause de conscience au profit des professionnels de santé en matière d’IVG, et l’article L.7112-5 du Code du travail en établit une au profit du journaliste professionnel, qui peut rompre sans faute son contrat de travail en cas de “changement notable dans le caractère ou l’orientation du journal ou périodique si ce changement crée, pour le salarié, une situation de nature à porter atteinte à son honneur, à sa réputation ou, d’une manière générale, à ses intérêts moraux”. Dans ce cas, le journaliste salarié est dispensé de préavis et est licencié pour motif économique, le plus avantageux financièrement.

Ici, il n’a jamais été question d’accorder licence aux maires de ne pas célébrer de mariages homosexuels (j’utilise cette expression au sens littéral : mariage entre personnes de même sexe). Le président rappelle qu’il existe la liberté de conscience, et la possibilité de déléguer, qui pourra, si besoin, être élargie.

Qu’est-ce que la liberté de conscience ? Elle est proclamée à l’article 10 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui est en vigueur et a force constitutionnelle :

Art. 10. Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi.

Ce qui me fournit ici l’occasion d’apporter une précision utile, tant je me fais interpeller sur ce point que ce soit ici, par mail ou sur Twitter. En application de ce principe, le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie et la xénophobie ne sont pas illégaux en soi en France. Le fait de partager ces doctrines fait de vous un sale con, pas un délinquant. C’est leur expression publique qui, à certaines conditions, tombe sous le coup de la loi ; essentiellement quand elle prend la forme de la provocation à la haine, la diffamation et l’injure, ou quand elle se matérialise concrètement sous forme de discrimination. Il n’y a pas de police de la pensée en France qui va aller chercher aux tréfonds de votre âme quelle sont vos opinions pour au besoin vous jeter en prison pour elles. Outre les difficultés pratiques d’une telle perquisition, ce système n’est pas souhaitable, car il ouvre la voie aux pratiques les plus totalitaires. Seules les dictatures répriment les idées et les opinions. Gardons cela à l’esprit.

La conséquence est que quand bien même une personne poursuivie pour avoir proféré une injure raciale prouverait au-delà de tout doute qu’elle n’est pas raciste, elle serait quand même condamnée. C’est l’amère expérience qu’a vécu un animateur télé populaire, qui dans une émission s’était grimé en Jean-Marie Le Pen et avait chanté en pastichant une chanson de Patrick Bruel “Casser du noir”. Personne ne pouvait soutenir sérieusement que cet animateur était raciste : toute sa vie démontrait le contraire. Il a néanmoins été condamné, condamnation confirmée par la Cour de cassation.

Revenons-en à nos maires. Leur refus de célébrer des mariages homosexuels relève, dans la plupart des cas, de l’homophobie pure et simple, que ce soit la leur propre ou celles de leurs administrés pour ceux qui assument moins. C’est désolant, c’est affligeant, mais c’est légal, tant qu’il se trouve quelqu’un pour célébrer le mariage.

Si la loi confie au maire le soin de célébrer le mariage, peu d’entre nous qui sommes mariés avons eu l’honneur d’être unis par le maire en personne. C’est même plutôt une exception, réservée à ceux qui ont un lien d’amitié particulier avec le maire. En pratique, surtout dans les communes d’une certaine taille, cette tâche est dévolue à un adjoint du maire qui a reçu délégation à cet effet (vous saurez que c’est un adjoint qui vous marie si l’écharpe tricolore qu’il porte a un gland argenté, le maire ayant un gland doré, rien à voir avec les staphylocoques). Un tableau de roulement est établi, et telle semaine, c’est tel adjoint qui s’y colle. Un simple conseiller municipal peut recevoir une délégation spéciale, pour célébrer tel mariage précis (souvent sollicitée quand un proche du conseiller municipal se marie), seul un adjoint pouvant recevoir une délégation générale. Sachant qu’un conseil municipal fait au minimum 9 personnes.

La loi ne demande aucun compte au maire sur les raisons qui font qu’il ne célébrera pas tel mariage ou tel autre. La loi n’exige qu’une chose : que celui qui veut se marier le puisse. Au besoin, le maire récalcitrant peut y être contraint en justice, en référé devant le juge judiciaire, qui peut condamner le maire à célébrer le mariage sous astreinte, c’est à dire que la commune devra s’acquitter d’une indemnité par jour de retard à s’exécuter. Mais en aucun cas le juge n’exigera que ce soit le maire en personne qui célèbre cette union. Et ce n’est pas plus mal. Le mariage est un événement important dans une vie, vous n’avez pas forcément envie qu’il soit célébré par une personne tirant la tronche et émettant sans cesse des remarques acerbes : c’est là le monopole de la belle-mère.

Là où on basculerait dans le pénal est si un maire décidait et ordonnait qu’aucun mariage homosexuel ne soit célébré dans sa mairie. Dès lors qu’il refuserait le bénéfice d’un droit accordé par la loi à des personnes à raison de leurs mœurs, de leur orientation ou identité sexuelle, il commettrait le délit de discrimination par personne dépositaire de l’autorité publique (art. 432-7 du Code pénal), ainsi que tous ceux qui se plieraient à ses ordres, et encourrait 5 ans de prison, 75000 euros d’amende et d’être privé de ses droits civiques (donc inéligible et déchu de son mandat) pour une durée pouvant aller jusqu’à 5 ans, et la commune elle-même pourrait être condamnée pour discrimination à une amende pouvant aller jusqu’à 375000 euros. À ce tarif, je gage qu’on trouvera toujours un volontaire pour célébrer l’union.

Voilà donc la banalité apaisante qu’a dite notre président : “Personne ne vous obligera à célébrer ces unions si cela vous répugne ou vous paraît simplement ridicule, la liberté de conscience vous permet d’être cons, mais trouvez quelqu’un pour le faire, la loi vous l’impose.” Le tout dit en termes plus diplomatiques, mais je ferais un très mauvais politique. Las, cela devait être un peu trop compliqué, et face à l’incompréhension et la colère provoquées par ces propos, le président a fait marche arrière et c’est le cœur poignant que j’ai lu le chef de l’État dire “qu’il retirait l’expression liberté de conscience”. Bien sûr, c’est l’expression qu’il retire, pas la liberté : Dieu merci, il n’en a pas le pouvoir. Mais la comm’ a exigé de battre en retraite sur le terrain des libertés. J’en suis profondément attristé.

La liberté d’expression de la Fondation Lejeune

La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi.

Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, article 11.

Dans le numéro du Nouvel Observateur de cette semaine, des lecteurs se sont émus de tomber sur une publicité de la Fondation Jérôme Lejeune, contre la recherche embryonnaire. La Fondation Lejeune, du nom du scientifique qui a découvert l’origine de la trisomie 21, finance et promeut la recherche sur les maladies génétiques de l’intelligence et affirme “défendre la vie des personnes handicapées dès la conception”. Jérôme Lejeune était un catholique fervent, ami du Pape Jean-Paul II, et son procès en béatification est engagé. La Fondation Lejeune, qui reprend ses prises de position, est donc opposée à l’IVG, et à la recherche sur les cellules souches embryonnaires. C’est sur ce dernier point que portait la publicité publiée dans le Nouvel Obs, liée à une campagne intitulée “ça vous paraît normal ?” et visant à alerter l’opinion sur une proposition de loi adoptée par le Sénat et visant à lever, à certaines condition, la prohibition de la recherche sur les cellules souches embryonnaires, c’est à dire sur les embryons surnuméraires fabriqués lors de procédures de procréation médicalement assistée et devenus inutiles, la procédure ayant déjà abouti ou ayant été abandonnée.

Les lois bioéthiques de 1994, 2004 et 2011 ont posé une interdiction de principe de la recherche sur ces embryons, sous exceptions prévues à l’article L.2151-5 du Code de la santé publique. Or le 4 décembre dernier, le Sénat a adopté une proposition de loi modifiant cet article, remplaçant l’interdiction de principe par une autorisation préalable, et élargissant les hypothèses de recherche, qui ne peuvent être aujourd’hui qu’à des fins préalablement établies de progrès majeurs de la médecine (ce tableau compare l’ancienne et la nouvelle version du texte -pdf). La Fondation Lejeune s’y oppose et estime regrettable que cette discussion législative n’ait pas donné lieu à un débat public en dehors du parlement, d’où cette campagne pour attirer l’attention sur cette loi, avant que la proposition ne vienne en discussion devant l’Assemblée nationale. Et il est légitime et sensé d’aller porter ce message dans une revue lue par le camp d’en face, là où se trouvent les personnes qu’il faut convaincre.

Pas de quoi fouetter un embryon de chat jusque là. Las, la Fondation Lejeune souffre de son double engagement sur la bioéthique et contre l’avortement, et est une habituée des maladresses de communication (on se souvient qu’en 2009, elle avait sponsorisé un événement, le Paris Twestival, destiné à recueillir des fonds, alors que les participants ignoraient ses positions anti-IVG, ce qui avait abouti à l’annulation in extremis de l’événement). Et dans cette page de pub parlant de recherche sur l’embryon figure sur une moitié de la page la photo d’un embryon très avancé, à la limite du stade fœtal, qui suppose qu’il ait été implanté avec succès, alors que la recherche ne porte que sur des embryons aux premiers stades de développement, avant la nidation par définition, et au plus tard, si je ne m’abuse, au stade blastocyste, c’est à dire que l’embryon fait entre 70 et 100 cellules et est encore microscopique, et n’a bien sûr aucune apparence humaine. De la part d’une fondation qui porte le nom d’un grand généticien, on pourrait attendre un peu plus de rigueur scientifique.

En outre, le message se conclut par cette formule : après avoir rappelé qu’on protège des animaux menacés, “on laisse l’embryon sans défense”. Outre que cette affirmation est objectivement fausse quand on regarde le contenu de la loi (toute recherche suppose une autorisation préalable qui ne peut être accordée que si 4 conditions cumulatives sont remplies, dont une exige la démonstration qu’il n’existe aucune alternative, or la Fondation Lejeune affirme qu’il existe toujours une alternative ; elle devrait donc soutenir cette proposition de loi en toute cohérence), il s’agit d’un chiffon rouge à l’égard de ceux et celles qui sont favorables à l’IVG, et qui sont en nombre dans le lectorat du Nouvel Obs.

Bref, le message n’avait aucune chance de passer à cause de ces provocations grossières. La Fondation Lejeune a trollé le Nouvel Obs, ce qui, à 32100 € HT la pleine page en quadrichromie, est un plaisir bien coûteux, mais la rend mal placée pour se plaindre de l’absence de débat : la provocation est l’antithèse du débat, qui exige sérénité et ouverture à l’autre.

Néanmoins, cette prise de position, tant sur le fond que sur la forme, relève de la liberté d’expression, et c’est plutôt à l’honneur du Nouvel Obs de lui ouvrir ses colonnes, même si ce n’est pas désintéressé.

C’est donc là encore fort navré que j’ai lu sous la plume d’Aurore Bergé un billet intitulé Quand le Nouvel Obs passe une pub anti-IVG : “Vous trouvez ça normal ?”. En effet, de prime abord, ce titre est erroné : la pub en question n’est pas anti-IVG, elle ne parle que de la recherche embryonnaire qui a lieu dans le cadre de la procréation médicalement assisté et non d’une IVG. En outre, l’auteur se scandalise que le journal qui a publié le manifeste des 343 salopes publie une telle pub, confondant le contenu rédactionnel et le contenu publicitaire, alors que le second ne sert qu’à financer le premier qui seul représente les idées de la rédaction. Enfin, elle conclut sur ce paragraphe :

Je trouve même insupportable qu’en 2012 on puisse remettre en cause le droit des femmes à disposer librement et sans contrainte de leur corps. Et je trouve d’autant plus insupportable que ces remises en cause puissent s’exprimer dans Le Nouvel Obs.

Précisément, chère Aurore, la liberté d’expression vous impose de supporter cela. Parce que c’est précisément du fait que la liberté d’expression a permis aux femmes de revendiquer le droit à l’IVG (elles n’ont pas plus que les hommes le droit de disposer librement et sans contrainte de leur corps) qu’elles ont fini, de haute lutte, par conquérir ce droit en 1975, contre tous ceux qui trouvaient insupportable que la remise en cause de la prohibition de l’avortement puisse s’exprimer, y compris dans le Nouvel Obs lors de la publication de l’appel des 343 salopes.

La liberté d’expression est ainsi faite qu’elle s’applique à tous ou elle n’existe pas. La liberté d’expression ne concerne pas les idées consensuelles, ou celles conformes à nos idées. Elle concerne les idées minoritaires, iconoclastes, provocatrices, absurdes au premier abord, ou scandaleuses. Seules elles ont besoin d’être protégées. Car seules la confrontation des idées permet de progresser, et d’écarter les mauvaises, par la démonstration du fait qu’elles sont mauvaises. La démocratie était au départ une idée séditieuse et réprimée en tant que telle. Elle a triomphé car elle est la meilleure idée politique. Et la meilleure idée ne craint pas la critique.

Il est tentant de vouloir interdire au camp d’en face de s’exprimer, et en France, ces derniers temps, les volontaires ne manquent pas. Mais la censure est un aveu de faiblesse. Une facilité coupable. “J’ai obtenu ce que je veux, le débat est clos, je vous interdis d’en reparler”. C’est le cimetière de la pensée.

Et alors que Laurent Joffrin et Renaud Dély auraient pu courageusement assumer, non pas le choix de publier, puisqu’ils n’ont pas fait ce choix du fait de la séparation des rédaction et régie publicitaire dans les journaux pour assurer l’indépendance de la première, mais du fait que la pluralité des points de vue n’est pas censée effrayer ses lecteurs, c’est là encore le cœur en berne que je lis la piteuse excuse du directeur du Nouvel Obs bottant en touche sous forme d’un ”erratum” parlant d’erreur de fonctionnement interne sans plus de précision, ou Renaud Dély, directeur de la rédaction, répondre à Aurore Bergé via Twitter que “C’est une erreur déplorable. La pub de ce lobby aux engagements contraires a nos valeurs n’aurait pas du être publiée” et ajoutant “Toutes nos excuses a nos lecteurs. Nous reviendrons sur ce dysfonctionnement dans le journal de la semaine prochaine.

Au Nouvel Obs, la liberté d’expression est un dysfonctionnement, une erreur de fonctionnement interne déplorable qui justifie des excuses motivées.

France, depuis quand as-tu peur du premier mot de ta devise ?

lundi 26 novembre 2012

Avis de Berryer : Michel Cymès

La promotion 2012 étant entrée dans les affres, il était normal qu’elle appelât un médecin à son chevet. C’est donc le Docteur Michel Cymès qui viendra au chevet de la Conférence le jeudi 29 novembre à 21 heures, en son cabinet Salle des Criées.

Monsieur Matthieu Chirez, 5ème Secrétaire, sera en charge de l’exposé des symptômes, tandis que la Conférence traitera des cas suivants :

1. Un bon médecin vaut-il mieux que six messes ?

2. Peut-on soigner l’humour potache ?

Comme d’habitude, il vous faudra être patients (humour) et vous présenter à 19h si vous voulez avoir une chance d’entrer.

Les candidats (avocats ou non), et non les spectateurs, sont invités à s’inscrire auprès de Pierre Darkanian, 4ème Secrétaire, par simple e-mail : pierre.darkanian[at]darkanian-pfirsch.com.

Qu’on se le dise.

vendredi 9 novembre 2012

Institut contre la justice

Par Gascogne


Lorsque je recherche la définition d’un “institut”, outre le côté beauté de la chose, je tombe le plus souvent sur la définition suivante : “établissement de recherches scientifiques et d’enseignement supérieur”. De manière assez étonnante, je n’arrive dès lors pas à comprendre comment l’Institut pour la justice peut relever d’une telle définition.

Non pas que je ne comprenne pas comment ses membres peuvent réfléchir à l’avenir de l’institution judiciaire française. Qu’ils le fassent comme n’importe quel autre citoyen est non seulement normal mais encore salutaire. Qu’ils le fassent par le biais de vidéos virales est pourtant déjà plus troublant. Est-il en effet besoin d’appeler tous les citoyens de France et de Navarre à témoins pour réfléchir sur les modifications à apporter au système judiciaire ? En dehors d’une élection démocratique, s’entend… Est-il besoin d’utiliser la douleur de la famille d’une victime pour mettre en avant sa propre conception de ce que doit-être le système judiciaire français ?

Il est bien évident que tout un chacun est en droit d’exiger un débat démocratique, même en dehors de périodes électorales, sur n’importe quel sujet, l’institution judiciaire n’échappant ni à la critique, ni à la discussion. Mais cela suppose que l’on accepte en retour la critique… de la critique. D’autant plus lorsqu’elle est systématique. Alors je dois reconnaître un certain étonnement lorsque j’ai appris que l’Institut pour la Justice avait diffusé sur son blog[1] un billet d’humeur suite au discours du président de l’Union Syndicale des Magistrats lors du congrès annuel de ce syndicat, en présence du Garde des Sceaux, et, fait exceptionnel, du Ministre de l’Intérieur, à Colmar.

Cette association, qui se veut proche des “victimes”, mais qui l’est surtout de partis politiques, a publié sur son site, avant même de l’avoir envoyé à son destinataire naturel, la lettre suivante :

Monsieur le Président,

Je me permets de vous écrire suite à votre discours lors du Congrès de l’USM, le 19 octobre dernier, à Colmar.

Je tenais à vous faire part de ma stupéfaction à la lecture de celui-ci. Vous n’avez, en effet, pas hésité à attaquer violemment l’Institut pour la Justice, en utilisant des mots particulièrement discourtois et mensongers à notre égard, évoquant « un discours populiste et extrémiste », « des amalgames pathétiques » ou des « voix qui tentent de faire croire qu’elles défendent les victimes ».

Je me permettrai de revenir sur le fond de vos attaques très rapidement, mais j’aimerais auparavant souligner une contradiction particulièrement manifeste dans votre discours. Après avoir invectivé publiquement et de manière éhontée l’Institut pour la Justice, vous ajoutez, dans votre discours, que vous croyez « au nécessaire dialogue républicain », que vous êtes « ouverts au dialogue et au compromis » et concluez par « nous préférons infiniment aux oppositions frontales du passé le débat d’idée ! ».

A la lecture de ces mots, je suis pris d’un sérieux doute sur votre sincérité et votre volonté de parvenir à un dialogue constructif, ce qui ne veut pas dire sans oppositions. En ayant recours à l’amalgame, l’invective et même la stigmatisation systématique, vous utilisez des procédés qui sont à l’opposé de vos déclarations et vous rapprochent de partis ou mouvements qui n’hésitent pas à recourir, eux, à des « discours populistes et extrémistes ». Vous critiquez les méthodes de certains syndicats de policiers à l’encontre de l’USM mais usez des mêmes procédés à notre égard. En ce sens, je dois reconnaître mon étonnement, pour ne pas dire plus.

Par ailleurs, vous faites une erreur – dont j’espère qu’elle n’est pas volontaire – en laissant croire que nos analyses sur les dysfonctionnements de la justice visent les magistrats. Si des critiques individuelles peuvent être faites à l’égard de certains magistrats, ce dont vous ne vous privez pas à l’égard de M. COURROYE, il n’en est pas moins vrai que les juges appliquent, plus ou moins strictement, les lois pénales décidées et votées par les pouvoirs exécutif et législatif.

Or, ce sont ces lois que nous dénonçons et que nous souhaitons voir modifier dans le sens des préoccupations et idées qui sont les nôtres. Je vous saurai donc gré de ne pas simplifier nos discours et nos propositions qui reçoivent, par ailleurs, le soutien de nombreux magistrats, professionnels et experts du monde judiciaire.

Vous revendiquez, et c’est une idée à laquelle nous ne sommes pas insensibles, l’instauration d’un véritable pouvoir judiciaire dans notre pays, symboliquement matérialisé par une réforme de notre Constitution. Or, je ne doute pas que comme nous, vous souscriviez à l’idée qu’il n’est de plus grand danger dans une démocratie, qu’un pouvoir sans contre-pouvoir.

La Justice est rendue dans notre pays au nom du peuple français. Sans céder à quelque populisme que cela soit, refuser d’entendre l’opinion publique ne peut être compatible avec la mission même de la Justice. Instaurer un pouvoir judiciaire digne de ce nom en France, nécessiterait dans le même temps que des contre-pouvoirs forts soient mis en place. Cette remarque s’applique d’ailleurs à l’ensemble de nos institutions, notre pays souffrant, sans aucun doute, de l’absence de véritables contre-pouvoirs.

La démocratie et l’information des citoyens sont un combat et une mission de chaque jour. Certes, nous sommes sans doute en désaccord sur l’orientation des réformes qui seraient nécessaires à notre système judiciaire, mais je vous prierai de ne pas recourir à des discours ou à des procédés que vous condamnez légitimement lorsqu’ils sont adressés à votre encontre.

Nous sommes tout à fait disposés à vous rencontrer et à multiplier les échanges avec l’Union Syndicale des Magistrats. Le débat démocratique a tout à y gagner à condition que les invectives ne soient pas l’instrument privilégié par votre organisation pour nous décrire.

Je crois qu’il était nécessaire que l’Institut pour la Justice vous fasse part de sa préoccupation à l’égard des propos qui sont les vôtres. Je ne doute pas que nous aurons l’occasion d’échanger à ce sujet.

Restant à votre disposition, je vous prie de croire, Monsieur le Président, à l’expression de mes salutations cordiales.

Alexandre GIUGLARIS Délégué général adjoint de l’Institut pour la Justice

L’IPJ s’est entendu faire la réponse suivante :

Monsieur le délégué général adjoint,

J’accuse réception ce jour de votre courrier du 25 octobre dernier qui m’est tardivement parvenu, mais dont je n’avais pas manqué de prendre connaissance, puisque vous l’avez concomitamment diffusé sur votre site internet sous forme de lettre ouverte.

Vous semblez me reprocher un passage du discours que j’ai prononcé en présence de Mme TAUBIRA et de M. VALLS à l’occasion du 38ème congrès annuel de l’USM à Colmar le 19 octobre dernier.

Je me félicite de l’intérêt que vous portez à nos travaux. Néanmoins, vous me permettrez de trouver inapproprié d’extraire quatre lignes d’un discours de 45 minutes en en modifiant le sens et la portée.

Après m’être félicité du discours respectueux du Ministre de l’Intérieur à l’égard des magistrats et de leurs décisions, ouvrant la porte à un travail serein et consensuel gage de succès dans la lutte contre la délinquance et la récidive, j’ai émis des inquiétudes quant aux oppositions de certains, tant au sein de la police qu’au sein de la magistrature, à cette attitude responsable.

J’ai ajouté : « D’autres voix, qui tentent de faire croire qu’elles défendent les victimes, mais véhiculent un discours populiste et extrémiste, les rejoindront. Comment ne pas condamner les derniers amalgames pathétiques diffusés sur internet, par ceux qu’il faudrait plutôt appeler ICJ, « l’Institut contre la Justice » ! »

Je conçois que ces propos vous soient désagréables, mais ils correspondent au ressenti de très nombreux collègues après les multiples attaques dont l’IPJ est coutumier à l’égard des magistrats.

Il m’avait en effet échappé que c’étaient les lois et procédures que vous contestiez et non les magistrats et leurs décisions. Le visionnage intégral des vidéos diffusées sur votre site internet, les raccourcis saisissants que vous opérez, les approximations et les amalgames flagrants prouvent qu’au-delà des lois, ce sont également les décisions de justice et ceux qui les rendent que vous attaquez. Vous êtes naturellement libre de penser ce que vous voulez des magistrats et fonctionnaires de greffe qui servent pourtant la justice avec abnégation et sans les moyens suffisants pour faire face à l’ensemble de leurs missions.

Vous avez le droit de porter des idées qui n’ont été efficaces dans aucun pays au Monde et de faire du lobbying pour les imposer dans notre pays.

Mais vous ne pouvez pas, comme vous le faites, systématiquement stigmatiser la Justice, laissant entendre que les magistrats, par esprit partisan, sont laxistes, font fi des victimes et favorisent en réalité les délinquants. Ou si vous le faites, acceptez au moins, sans vous victimiser, que ceux qui majoritairement représentent les magistrats fassent part publiquement de leur réprobation !

« La démocratie (j’ajouterai la séparation des pouvoirs et l’indépendance des magistrats) et l’information des citoyens sont un combat et une mission de chaque jour » écrivez-vous.

Je partage ce sentiment, mais, à l’USM, nous considérons que la démocratie ne peut se mettre en œuvre que si les organes régulateurs de la société, au rang desquels nous plaçons naturellement l’institution judiciaire, sont respectés.

Quant à l’information donnée, encore faudrait-il qu’elle soit juste et exprimée avec sincérité, ce qui, j’ai le regret de vous le dire, n’est pas le sentiment principal qui émane de vos publications.

Vous comprendrez que tant que ces deux conditions préalables ne sont pas remplies, il ne peut être envisagé un quelconque travail entre l’USM et votre institut

Je vous prie d’agréer, Monsieur le délégué général adjoint, mes salutations distinguées.

Christophe REGNARD Président de l’Union Syndicale des Magistrats

Je ne suis certes en rien objectif, comme membre du syndicat si honni de l’IPJ, et par ailleurs fort peu adhérent dudit institut. Mais tout de même, il me semble qu’à la démagogie d’un tel regroupement qui se positionne sur l’échiquier politique, et en matière de justice, à l’extrême de ce qu’une démocratie peut accepter, il faut systématiquement répondre, pour ne pas leur laisser le champ libre de la discussion démocratique. Si tant est que la réponse à la réponse ne soit pas la plainte en diffamation, solution facile de celui qui finalement refuse toute forme de dialogue.

Une chose est claire : je ne laisserai jamais cet “institut” discourir seul de ce qui est sa vision extrême de la justice. Je suis immodestement persuadé que je suis mieux placé que n’importe quel de ses membres pour savoir ce qu’est la justice en France et ce dont elle a réellement besoin. Et je continuerai à le dire, à le réclamer, à la critiquer. Fut-ce au prix d’une assignation en justice pour “diffamation”, puisqu’il semble que la seule réponse de cette association à la critique de sa vision du monde judiciaire soit le recours à cette justice qu’elle semble pourtant tant détester.

Note

[1] je vous laisse faire toutes recherches utiles sur Google, n’entendant pas me faire le publicitaire de cette association

mardi 23 octobre 2012

Avis de Berryer : Nathalie Kosciusko-Morizet

Cher Peuple de Berryer,

La prochaine Conférence Berryer se tiendra le mardi 23 octobre 2012 à 21h00, exceptionnellement dans la superbe première chambre de la Cour d’Appel.

La Conférence aura l’honneur de recevoir Madame Nathalie Kosciusko-Morizet, femme politique.

Les sujets proposés aux valeureux candidats sont les suivants :

Les aines mènent-elles dans tous les cas à celles que l’on aime ?

L’élection est-elle plus dure sans X ?

Le portrait approximatif sera dressé par Monsieur Quentin Lancian, 1er Secrétaire.

Comme d’habitude, l’entrée est libre et la séance commence à 21h mais il est recommandé d’arriver très en avance (avant 19h00) pour avoir une place assise.

La première chambre de la Cour d’Appel se situe au pied de l’escalier Z (suivez les panneaux lumineux avec des lettres : ils indiquent les escaliers).

samedi 13 octobre 2012

Incompréhension

Le verdict rendu hier par la cour d’assises de Créteil dans une affaire de viols en réunion (merci de ne pas employer le terme de “tournante” que je trouve abject, on n’est pas obligé de parler comme les criminels) sur deux jeunes femmes (âgées de 15 et 16 ans à l’époque des faits) suscite l’incompréhension et la colère, qui sont deux vieilles amies qui aiment à cheminer de conserve. De nombreuses questions me sont posées sur ce verdict, auxquelles je vais avoir bien du mal à répondre, mais un point me paraît nécessaire.

Rappelons brièvement les faits : en 2005, deux jeunes femmes ont porté plainte pour des faits de viol en réunion dont elles auraient été victimes plusieurs années auparavant. Il ne s’agissait pas de viols accidentels, mais, selon leurs dires, d’un véritable esclavage sexuel, d’une réduction au statut d’objet sexuel à disposition de tout le monde. Cet article de Libération, cité par Aliocha dans son article faisant une analyse du côté médiatique de la réaction, les rappelle fort bien. Ceci posé, je n’ai accès à aucun élément d’information sur ce dossier, je ne puis que m’interroger à voix haute et supputer.

Ces faits ont de quoi scandaliser. De par leur énormité, cette affaire est rapidement, et bien malgré les parties prenantes, devenue un cas emblématique de la cause des femmes. Et devenir un symbole médiatique est malheureusement la pire chose qui puisse arriver à une affaire pénale, car la sérénité en disparaît aussitôt. Le procès est lui aussi hors norme : 14 accusés (18 personnes mises en causes ont été identifiées, mais une est décédée, une autre est en fuite, et deux étant âgés de moins de 16 ans au moment des faits relèvent du tribunal pour enfant statuant en matière criminelle, et ce même s’ils ont presque 30 ans aujourd’hui), 3 semaines de débat, c’est rare. Un procès d’assises ordinaire dure 2 à 3 jours, une session d’assises 15. C’est à dire qu’un procès a duré à lui seul une session et demie (même si on est loin du record du procès Papon, qui a duré 6 mois). S’agissant de faits concernant des accusés mineurs au moment des faits, les débats se tiennent à huis clos, c’est à dire hors la présence du public, sauf au moment du délibéré. La loi permet de lever ce huis clos si toutes les parties mineures au moment des faits y consentent, mais dans cette affaire, c’est peu probable. Dans une affaire pareille, le huis clos donne un avantage certain à la défense, puisque les parties civiles sont seules avec leur avocat, face à 14 accusés qui se soutiennent ; les avocats de la défense ne voudront jamais y renoncer et ils ont raison.

Et le verdict est tombé : des 14 accusés, 10 sont acquittés, et les 4 condamnés ont reçu cinq ans dont quatre avec sursis pour deux d’entre eux, un troisième a été condamné à cinq ans dont quatre ans et demi avec sursis et le dernier à trois ans avec sursis. Un seul accusé est parti en détention, mais c’est parce qu’il est détenu pour une autre affaire criminelle où il est mis en cause.

Depuis, on a appris que le parquet allait faire appel des peines prononcées et de certains acquittement, pas tous, mais j’ignore lesquels. Seuls les accusés à l’encontre desquels le parquet a fait appel pourront voir leur peine aggravée. Les parties civiles peuvent faire appel elles aussi, mais seulement sur l’action civile ; si elles font appel à l’encontre d’un accusé acquitté, la cour d’assises d’appel ne pourra pas le déclarer coupable : il sera condamné au civil à des dommages intérêts, mais n’aura pas de casier judiciaire ni d’inscription au Fichier Judiciaire Automatisé des Auteurs d’Agressions Sexuelles (FIJAIS). Avant de protester de cette situation, demandez-vous pourquoi le parquet ne fait pas appel de ces condamnations.

Et pour ajouter encore aux ténèbres, les arrêts d’assises ne sont pas motivés, la cour n’a pas à expliquer pourquoi elle a statué comme elle l’a fait. De fait, le secret des délibérations interdit même à la cour d’expliquer pourquoi elle a statué ainsi. Résultat : ni les avocats de la défense ni les avocats des parties civiles ni le parquet ne comprennent.

En somme, nous voilà bien seuls avec nos questions.

Pour ma part, il y a un aspect que j’arrive assez bien à comprendre, celui des nombreux acquittements. La règle est simple, d’airain, et ne supporte pas d’exception même quand les faits nous scandalisent : si la preuve de la culpabilité n’est pas rapportée, on acquitte, et sans état d’âme. Il faut bien comprendre la démarche d’une cour d’assises. Face à un accusé qui nie et une plaignante qui accuse, la cour ne doit pas dire qui ment et qui dit la vérité. Elle doit dire si elle a une intime conviction que l’accusé est coupable. Ne pas avoir une intime conviction que l’accusé est coupable ne veut pas dire avoir une intime conviction que la plaignante ment. Cela peut vouloir dire, et c’est le plus souvent le cas, qu’on a l’intime conviction qu’on ne sait pas. Et qu’on ne condamne pas quelqu’un à 20 ans de réclusion quand on ne sait pas. Même si cela peut faire du chagrin à quelqu’un qui a vécu des choses horribles.

Ce d’autant que dans les affaires de viol anciennes, la charge de la preuve est écrasante. Il faut rapporter la preuve d’un acte de pénétration sexuelle, qui 6 ans après, quand la plainte a été déposée, n’aura pas laissé de traces, et celui de l’absence de consentement, car cette absence ne peut pas être présumée, c’est un élément de l’infraction, donc à l’accusation de l’établir. Cette absence de consentement n’est pas si difficile que cela à prouver quand le viol a lieu hors du cadre du couple (marié ou non) ou du cercle amical. Une cour d’assises croira volontiers qu’une femme n’a pas voulu avoir un rapport sexuel avec cet homme qu’elle ne connaissait pas rencontré dans la rue alors qu’elle rentrait chez elle. Ou qu’elle n’a pas accepté de coucher avec cinq ou six hommes qu’elle ne connaissait pas à la suite dans une cave. Encore faut-il que le rapport soit établi. Et aussi longtemps après, il n’y a guère que l’admission par le mis en cause qui le permette, les témoins étant rares, même dans les viols en réunion puisque les personnes présentes sont coaccusées. Dire “oui, j’ai couché avec elle mais elle était d’accord” est souvent une mauvaise défense. Dire “je n’ai jamais couché avec elle” en est généralement une bien meilleure.

Là où je comprends moins, même si je crois deviner ce qui s’est passé, c’est qu’en 5 ans d’instruction, les mécanismes qui existent pour éviter un tel taux d’acquittement n’aient pas rempli leur office. À la fin de l’instruction, le juge d’instruction doit décider s’il y a des “charges suffisantes” contre les mis en examen d’avoir commis les faits qui leur sont imputés. S’il n’y a pas de charges suffisantes, le juge dit n’y avoir lieu à poursuivre, ce qu’on appelle un “non lieu”. Ce qui ne veut pas dire que les faits n’ont pas eu lieu comme on l’entend souvent et comme les plaignants ont tendance à le croire. Si une personne est assassinée mais que son assassin n’est pas retrouvé, il y aura un non lieu, ce qui ne veut pas dire que l’assassinat n’a pas eu lieu, c’est absurde. Mais il n’y a personne à poursuivre, ou on n’a pas trouvé de preuves suffisantes. Ici, j’ai du mal à croire que les carences de l’accusation n’étaient pas apparentes pour certains accusés sur les 10. Je relève à l’appui de mon incrédulité que le parquet général ne semble pas vouloir faire appel de tous les acquittements, et d’ailleurs pour plusieurs cas l’avocat général à l’audience s’en était rapporté, c’est à dire avait admis ne pas avoir de billes pour soutenir la culpabilité. Et la chambre de l’instruction, car je doute qu’il n’y ait pas eu d’appel de l’ordonnance de mise en accusation, a confirmé ce choix initial. Qui est désastreux.

J’ai à plusieurs reprises vu des dossiers d’instruction où un non lieu s’imposait à mon sens (et je ne dis pas cela parce que j’étais l’avocat de la défense) mais où le renvoi devant le tribunal était finalement ordonné, généralement parce qu’un mis en examen ayant reconnu les faits, il va y avoir un jugement, et le juge préfère renvoyer tout le monde, laissant au tribunal le soin de séparer mes clients de l’ivraie. Après tout, puisqu’il va y avoir une audience, on n’est pas à un prévenu près, et il y a toujours la crainte que celui qui ne sera pas renvoyé devant le tribunal, donc absent des débats, soit désigné par tous les prévenus comme étant le vrai coupable, selon le principe que les absents ont toujours tort. Et comme c’était prévisible, le tribunal a prononcé une relaxe, parfois sur réquisitions conforme du parquet, vu la carence de preuves. Ces relaxes laissent un goût amer, car le client a vécu des mois d’angoisse supplémentaires, et a exposé des frais pour sa défense dont il aurait pu se passer. J’ai actuellement au règlement deux dossiers d’instruction, un correctionnel et un criminel, où je redoute précisément ce genre de décision décidant de ne pas décider.

Dans cette affaire, cette décision, peut-être motivée par la demande insistante en ce sens de la plaignante, auquel cas ce serait un cadeau empoisonné, cette décision disais-je a été désastreuse, car les plaignantes, parties civiles, se sont retrouvées seules face à 14 accusés solidaires dans leur défense, consistant clairement à les attaquer, sans que les proches des plaignantes puissent être présentes pour les soutenir, huis clos oblige. Le récit d’une des parties civiles est éloquent en ce sens. Et la faiblesse de l’accusation sur certains rejaillit forcément sur les autres. Si A est accusé sans fondement au point que l’acquittement s’impose, c’est que les faits reprochés à B doivent être infondés, même si pour lui il y a quelques indices. Et imaginez ce que c’est que faire face à un mur de 14 accusés, nonobstant l’excellence des avocates qu’elles avaient choisi pour les assister. Le rapport de force aurait été différent face à moitié moins d’accusés. Et aurait évité un taux d’acquittement proche de celui d’Outreau. Cela n’aurait peut être pas changé l’issue du procès, mais cela aurait épargné 3 semaines terribles pour les plaignantes. On ne se méfie jamais assez des cadeaux qu’on veut faire aux victimes. Sans oublier le fait que devant l’autre tribunal, celui de l’opinion publique, des voix se feront entendre qui les accuseront d’avoir exagéré voire inventé pour celle dont tous les agresseurs supposés ont été acquittés.

Reste un autre aspect difficile à comprendre, celui des peines prononcées. La cour a pour quatre des accusés l’intime conviction qu’ils ont commis les faits de viol en réunion dans les conditions rappelées plus haut. Et prononce des peines de prison avec sursis ou une partie ferme courte, soit couvrant de la détention provisoire, soit permettant un aménagement de la prison. Deux séries de raisons peuvent l’expliquer.

D’une part, la minorité des auteurs des faits à l’époque de leur commission. Du fait de cette minorité, la peine encourue est réduite de moitié, soit 10 ans maximum, sauf si la cour décide de l’écarter par un vote spécial. Et il faut se souvenir que nonobstant la haine qui a saisi la société française à l’égard de ses enfants délinquants (qu’on rebaptise du terme technique de “mineurs” dans les discours officiels pour tâcher de faire oublier ce qu’ils sont) que des adolescents n’ont pas un cerveau d’adulte, qu’il n’est pas encore arrivé à maturité même quand ils mesurent deux mètres, et n’ont pas développé toutes les inhibitions qui apparaissent chez les adultes et qui bloquent les pulsions. La clémence imposée par la loi n’est pas une fantaisie de droitdelhommiste, je rappelle que l’ordonnance sur l’enfance délinquante a été signée par Charles de Gaulle, qui n’était pas un modèle de permissivité dans l’éducation de ses enfants. Et cette minorité est facile à oublier face à des accusés approchant la trentaine.

Là se situe à mon sens une deuxième explication. Les adolescents de 1999 sont devenus adultes, pères de famille, ont un travail, sont insérés et n’ont jamais plus été mis en cause dans des faits similaires (sinon la presse s’en serait immanquablement fait écho). Quel sens aurait une incarcération 13 ans après les faits ? Mettre la société à l’abri ? Mais on sait qu’ils ne sont plus dangereux, puisqu’ils n’ont pas recommencé. Punir les faits ? Certes, mais leur faire perdre leur travail, leur logement peut-être, priver des enfants de leur père, plonger toute une famille dans des ennuis financiers ? Sans pouvoir dire aux condamnés qu’ils n’avaient qu’à y penser avant : à 16 ans, ils devaient sérieusement penser que s’ils allaient violer cette fille, ils allaient perdre leur boulot et leur famille à 29 ans et voir disparaître toute appétence sexuelle ? Soulager les victimes ? Ah, la belle blague, qu’on leur raconte des années durant sur l’aspect thérapeutique de la condamnation, sur le fait que comme par magie, leur souffrance disparaitra ce jour là, et même parfois qu’il faut qu’elles attendent ce passage nécessaire pour commencer leur guérison. Combien de victimes entend-on dire qu’elles ont besoin que la justice “reconnaisse leur qualité de victime”. Comme si pour guérir on avait besoin que le médecin reconnaisse sa qualité de malade. Cela n’arrive pas. Après la condamnation, la souffrance reste la même, car la blessure est à l’intérieur, elle ne se transfère pas. La guérison de tels faits est impossible, c’est comme la mort d’un proche, le mal est définitif. On apprend à vivre avec, et à oublier la peine le temps d’un éclat de rire, sachant qu’elle reviendra le soir au moment du coucher. Et plus on retarde ce nécessaire apprentissage, plus il est difficile, et plus on souffre quand on réalise le temps perdu. Ce raisonnement revient à condamner les victimes à une souffrance éternelle quand l’auteur des faits n’est pas retrouvé ou meurt en cours d’instruction, réservant l’espoir de guérison aux seules victimes reçues comme partie civile et obtenant la condamnation de l’auteur des faits. Donc cela fait dépendre leur guérison d’éléments sur lesquelles elles n’ont aucune prise. C’est plus que scientifiquement critiquable : c’est dégueulasse.

Donc quel sens aurait eu une peine de plusieurs années de prison ferme avec mandat de dépôt devant la cour, comme c’est la règle ? Pour le symbole ? Détruire des vies 13 ans après pour le symbole, c’est facile à souhaiter dans des communiqués enflammés, ce n’est pas aussi facile dans une salle de délibération quand on va les voir voler en éclat, ces vies. Fichue humanité de la justice.

Difficile de finir sur une parole d’espoir. Je me souviens d’un autre procès de la cour d’assises des mineurs de Créteil ayant suscité des réactions indignées, celui de Youssouf Fofana, dont l’appel n’avait pas servi à grand’chose et n’avait satisfait personne. Le huis clos ne sera pas levé, on n’en saura donc pas plus en appel. Peut-être que d’ici là, les cours d’assises devront motiver leur verdict, réforme cent fois annoncée et mille fois repoussée, et dont cette affaire vient rappeler l’urgente nécessité.


Edit : On me signale la réforme d’août 2011, à l’occasion de la loi qui a introduit l’expérimentation des jurés citoyens en correctionnelle tout en réduisant leur nombre aux assises, qui a introduit un début de motivation des arrêts d’assises. Je vous laisse lire l’article 365-1 du CPP pour voir ce qu’il en est de cette motivation, qui n’a pas encore été rendue publique, et dont je doute qu’elle nous apporte grand’chose. Vous verrez dans mon prochain bilelt ce qu’est une vraie motivation.

Edit 2 : le serveur hébergeant mon blog a connu des problèmes techniques, en cours de résolution, qui a rendu mon blog difficilement accessible ce samedi. Désolé des désagréments. Le geek en chef sera privé de pizza pendant 2 semaines.

mardi 2 octobre 2012

Les Experts de la garde à vue

L’actualité me fournit une excellente occasion de revenir sur un sujet qui m’est cher : le choix de garder le silence en garde à vue. Plusieurs joueurs professionnels de handball (je saisis l’occasion de rappeler qu’on prononce hand-“balle” et non “bôl”, le mot handball étant d’origine allemande et non point anglaise) sont au moment où j’écris ces lignes en garde à vue dans une affaire de paris en ligne illicites dont on ne sait encore s’ils sont constitutifs d’une infraction pénale.

Ces joueurs professionnels ont fait appel à des pénalistes réputés, bien qu’ils ne soient pas parisiens : Caty Richard du barreau de Pontoise, Eric Dupond-Moretti, du barreau de Lille, et Jean-Yves Liénard du barreau de Versailles. Des experts pour les uns, Des barjots pour les autres, en tout cas des costauds. Tous ont fait un choix, manifestement coordonné, de conseiller à leurs clients de garder le silence, comme ils en ont le droit, pour toute la durée de cette mesure. Et leurs clients vont probablement suivre leur conseil, ce que j’ai tant de mal à obtenir quand je suis commis d’office. Et ces éminents confrères ont parfaitement raison.

Dans notre pays où droitdelhommiste est une insulte (point que nous partageons avec la Chine), le fait de garder le silence en garde à vue est suspect, et un quasi-aveu de culpabilité. Une magnifique illustration m’est offerte par Jean-Michel Aphatie, dans son blog vidéo du jour. Qu’il en soit remercié.


Le mauvais exemple des handballeurs : le blog… par rtl-fr

Rappelons donc quelques évidences.

Le choix de garder le silence est le seul choix de défense rationnel en garde en vue.

La garde à vue est une mesure conçue pour être asymétrique. Le policier est libre, le gardé à vue ne l’est pas (il peut même être menotté au cours d’une audition, alors qu’il est formellement interdit à un juge d’entendre une personne entravée. Le policier fait un service de huit heures et rentre se reposer, le gardé à vue est enfermé en cellule 90% du temps qu’il passera en garde à vue. Une cellule de garde à vue individuelle fait environ 9m², et comme son nom l’indique peut contenir 2 ou 3 personnes les jours d’affluence. Une cellule collective fait 20 m² et peut contenir 6 personnes. Il y règne une chaleur moite et une odeur de chenil. Vous y dormirez mal, vous y mangerez mal (des plats en barquettes passées au micro onde vous seront servis, et le matin, une pâtisserie industrielle avec un jus de fruit de 20cl), vous ne vous laverez pas, vous ne boirez et pisserez que quand on vous le permettra. Et le reste du temps, vous périrez d’ennui. On ne vous permet même pas de garder un livre avec vous, pour raisons de sécurité (c’est dangereux quelqu’un qui lit) et de toutes façons les cellules sont trop sombres pour qu’on puisse y lire (aucune lumière à l’intérieur pour éviter les suicides, vous n’avez que la lumière du couloir qui entre par la porte vitrée) et on vous retirera vos lunettes. Les commissariats refaits à neuf ont des toilettes à la turque dans les cellules, qui contribuent à créer une atmosphère… rustique. 24 heures à ce régime et plus besoin de vous donner des coups de bottin sur la tête.

C’est efficace. Quand je suis commis d’office pour assister un gardé à vue, je sais que je suis confronté à une personne qui n’a qu’une hâte : que ça se termine le plus vite possible, et qui est prête à dire toutes les sottises qui lui passeront par la tête dans l’espoir que ça se termine. Il n’y a guère que quand je suis avocat choisi que les clients sont prêts à faire ce que je leur conseille (à savoir : se taire).

Quand enfin on vous extrait de votre cellule, c’est pour voir votre avocat (30 minutes pas plus, on ne sait jamais, il pourrait avoir le temps de faire son travail), un médecin ou être entendu. Pendant le temps que vous vous languissiez, la police a travaillé. Elle a réuni des indices, des témoignages, fait des vérifications. La seule chose qu’elle n’a pas pu faire en votre absence est une perquisition chez vous : votre présence est obligatoire. Le résultat de ces investigations a été consigné dans des procès verbaux. Le policier les connait. Le procureur les connait. Le juge d’instruction les connait. La presse les connait. En fait, tous le monde les connait sauf deux personnes : votre avocat et vous. Et pourtant, c’est vous qui allez être interrogé sur le contenu de ces PV. La plupart des questions posées sont des questions dont la police a déjà la réponse. Le réflexe des gardés à vue étant de mentir, c’est un jeu de massacre. Même si le gardé à vue peut avoir d’autres raisons de mentir que pour cacher sa culpabilité. Par exemple parce qu’il était chez sa maitresse.

Aucun juge en France, aucun me lisez-vous, n’a le droit de vous dire ne serait-ce que “bonjour” sans que vous ayez eu préalablement accès à un avocat ayant accès au dossier. Tous les policiers et gendarmes en France ont ce droit.

Il n’y a aucune justification, juridique ou matérielle, qui fasse obstacle à ce que votre avocat ait accès à ces informations. Il est même rigoureusement interdit de vous juger sans que vous n’y ayez eu accès. Cette mesure de garde à vue ne vise qu’à vous interroger en vous empêchant d’y avoir accès, et à vous entendre pendant cette période où vous êtes affaibli et procéduralement aveuglé. La seule parade légale est d’user d’un droit fondamental garanti par la Constitution : le droit de garder le silence.

Le droit de garder le silence protège les honnêtes hommes plus que les bandits

Ce droit n’est pas une idée absurde tirée de la cervelle d’un droitdelhommiste un soir d’ivresse. Il repose sur un principe plus large issu des Lumières contre les dérives de la justice d’ancien régime : celui que nul ne doit être contraint à s’accuser lui-même. C’est un droit directement tiré du principe de la présomption d’innocence. L’ancien droit prévoyait en effet qu’une personne comparaissant devant une cour de justice devait jurer de dire la vérité. Jurer, pas promettre : le serment engage l’honneur et l’âme, et la loi punissait sévèrement le faux témoignage sous serment. Cela existe encore dans les pays de Common Law, notamment aux États-Unis. Mais le 5e Amendement à la Constitution protège ce droit à ne pas s’auto-incriminer. La conséquence est qu’un accusé ne peut témoigner que s’il le décide lui-même, auquel cas il est soumis au contre-interrogatoire de l’accusation. L’attitude normale pour un accusé aux États-Unis est de se taire tout au long de son procès, et cette attitude ne sera pas considérée comme une preuve de sa culpabilité, car les américains connaissent mieux que nous cette phrase attribuée à Richelieu (mais je n’ai jamais trouvé de source) : “Qu’on me donne six lignes écrites de la main du plus honnête homme, j’y trouverai de quoi le faire pendre”.

Ce principe connait de nombreuses atteintes, toutes tolérées au nom de la sécurité. Par exemple, refuser de souffler dans un éthylomètre est un délit. Soufflez, et vous fournissez la preuve de votre culpabilité. Refusez, et vous serez coupable d’autre chose. Même si vous êtes à jeun, d’ailleurs, peu importe. Bien fait pour vous vous dira-t-on : vous n’aviez qu’à fournir la preuve de votre innocence. Il n’y a que les coupables qui refusent de prouver leur innocence. N’est-ce pas monsieur Aphatie ?

Savez-vous quel est le point commun de toutes les erreurs judiciaires ? De Richard Roman, de Patrick Dils, de Loïc Sécher, de Marc Machin, de Vamara Kamagate, des accusés d’Outreau, et de tous ceux dont nous ignorons les noms et ignorerons toujours l’innocence ?

Tous ont parlé en garde à vue. Certains y ont même avoué des faits qu’ils n’ont pas commis (Richard Roman et Patrick Dils). Voilà pour l’argument “les innocents n’ont rien à cacher”.

Vous pouvez, nous pouvons tous nous retrouver en garde à vue un jour. Sauf le Président de la République en exercice et ce jusqu’à un mois après le terme de son mandat. Il suffit pour cela qu’un officier de police judiciaire estime qu’il existe contre vous des raisons plausibles de soupçonner que vous avez commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement. De simples raisons plausibles. Qu’il estime souverainement, il n’existe aucun recours, aucune voie de droit pour contester cette appréciation d’un policier qui va vous coûter jusqu’à 48 heures de liberté. Et que les magistrats du parquet qui me lisent ne viennent pas me rappeler que selon la loi, ils contrôlent ces mesures. Nous savons tous ce qu’il en est : ce contrôle est illusoire, et même inexistant de nuit pour la quasi totalité des gardes à vue, notifiées par fax dans un bureau fermé jusqu’à 09h00 le lendemain, en tout cas à Paris.

Donc vous êtes livré à vous-même. Vous êtes déstabilisé, voire terrifié : la garde à vue est une expérience traumatisante pour un innocent. Ne croyez pas que l’innocence est une armure. L’allégorie de l’innocence est un nourrisson nu. C’est ce que vous êtes. Vous allez être confronté à un policier qui, lui, est convaincu que vous avez quelque chose à vous reprocher. Sa conviction repose sur quelque chose : une raison plausible à tout le moins, un indice, un témoignage, il y a quelque chose. Mais ce quelque chose, vous le ne connaitrez pas. On vous le cachera. On préfère que vous parliez librement, dans l’espoir que vous vous contredirez, que vous direz quelque chose démenti par ce quelque chose contre vous, que vous cacherez quelque chose que la police sait déjà.

Et vous vous planterez forcément à un moment ou à un autre. Parce que vous êtes stressé, que vos souvenirs peuvent vous tromper, parce que les faits qu’on vous demande de raconter vous ont paru tellement anodins sur le moment que vous n’avez fait aucun effort pour les mémoriser. Et que répondre “je ne me souviens pas” fait terriblement Clinton. Que de bonne foi vous voulez aider le policier, lui montrer que vous êtes innocent, que vous n’avez rien à vous reprocher. D’ailleurs votre premier réflexe sera le plus fatal de tous : vous ne prendrez pas d’avocat, parce que seuls les coupables ont besoin d’un avocat, que cela contrarie visiblement le policier et qu’il vous a laissé entendre que cela rallongera la durée de la garde à vue, ce qui est inexact la plupart du temps, puisque le déférement dépend d’éléments extérieurs comme la disponibilité d’une escorte et l’organisation matérielle du service : à Paris, le déférement a lieu entre 18 et 19 heures, même si la dernière audition a eu lieu à 10 heures du matin. La cellule de garde à vue est aussi une salle d’attente pour la justice.

Et en vous empêtrant ainsi, vous allez fournir les éléments qui vont renforcer ce “quelque chose” contre vous. Par définition, il n’y a pas de preuves de votre culpabilité, puisque vous êtes innocent. Mais il y a une raison plausible de vous soupçonner, ajoutez à cela qu’il y a des contradictions dans vos propos, et le dossier est bouclé.

La défense s’exerce à armes égales, c’est à dire dossier ouvert, et les preuves étalées devant vous. Vous avez le droit d’être confronté à vos accusateurs et à toutes les preuves réunies contre vous. Ce droit vous est dénié en garde à vue. La seule conséquence à en tirer est de ne pas collaborer à cette mascarade. Et quand on se tait, on ne se contredit pas, on ne se trompe pas, on ne s’enfonce pas sans le vouloir. Les policiers et les journalistes blogueurs en tireront la conclusion que vous êtes un mauvais exemple pour la jeunesse. Tant pis pour eux. Le type en cellule, c’est vous. Il est toujours temps de parler plus tard. Quand on a parlé en garde à vue, c’est trop tard. Et quand votre avocat aura pointé vos erreurs, c’est en vain que vous penserez pouvoir revenir sur vos déclarations en disant “je me suis trompé”. Ce seront vos déclarations en garde à vue, perçues, à tort, par les magistrats comme spontanées et plus sincères que les autres parce que votre avocat n’avait pas encore accès au dossier et ne pouvait donc vous donner de précieux conseils, qui seront prises en compte. Le piège s’est déjà refermé. À ce stade, vous ne pouvez au mieux espérer qu’une relaxe au bénéfice du doute.

Pour conclure, voyez précisément ce qui se passe dans l’affaire des handballeurs : ils sont en garde à vue, et sont déjà coupables aux yeux du tribunal de l’opinion publique. Vous êtes plus informés qu’eux de ce qu’on leur reproche et pourtant ils sont en garde à vue. Et face à leur silence, le procureur de Montpellier a fait une conférence de presse au cours de laquelle il a révélé des éléments d’information sur l’enquête, que vous avez découvert en même temps que leurs avocats, notamment sur l’existence supposée d’un pacte de corruption.

Cacher à la défense les éléments de preuve, c’est de la triche. Ce qu’on reproche précisément aux handballeurs mis en cause. Il faut être cohérent dans la dénonciation de ce genre de comportement.

vendredi 28 septembre 2012

Avis de Berryer : Emmanuel de Brantes

Peuple de Berryer, la Conférence innove. Afin de pouvoir te recevoir dans de bonnes conditions, elle s’exile provisoirement du Palais et te recevra au 104, le samedi 6 octobre 2012, au 5 rue Curial, 75019, Paris (métro « Riquet », ligne 7), dans une salle de 400 places et pas une de moins.

Dans ces conditions paradisiaques, la Conférence reprendra ses travaux en recevant monsieur Emmanuel Sauvage de Brantes, chroniqueur, journaliste et galeriste. Emmanuel de Brantes Les sujets proposés aux candidats seront les suivants :

1. Les sauvages doivent-ils laver leur linge sale en famille ?

2. Les moustachus finiront-ils tondus ?

Le portrait approximatif sera dressé par Monsieur Matthieu de Vallois, 3ème Secrétaire.

La contre-critique sera assurée par M. Bertrand Perier, ancien Secrétaire, redoutable dans cet exercice.

Comme d’habitude, l’entrée est libre et gratuite mais, une fois n’est pas coutume, la séance commencera à 20h30. Il est vivement recommandé d’arriver dès l’ouverture des portes, à 19h30.

Les candidats peuvent contacter Pierre Darkanian, 4e secrétaire pierre.darkanian-at-darkanian-pfirsch.com.

Un système de préinscription a été mis en place, purement informatif, afin de savoir où en est le remplissage de la salle. Vous pourrez venir même sans être préinscrit.

Bonne Berryer à tous.

vendredi 21 septembre 2012

Indulto pour la corrida

— Mon cher maître, je ne décolère pas !

— Ma chère lectrice, je ne puis en être désolé, tant vous voir le rouge aux joues, le cheveu en bataille et la poitrine enflée de fureur contenue me met en joie. Néanmoins, puis-je vous être de quelque secours dans le prédicament où vous êtes ?

— Sans doute, et de deux façons. La première, en me servant une tasse de ce délicieux thé.

— Un Tiě Guān Yīn, excellent choix. Ce thé bleu est faible en théine, et vous n’en avez pas besoin. La seconde ?

— En m’expliquant comment ces monstres sans cœur ont pu faire cela ?

— Pourriez-vous me préciser si vous parlez du Conseil constitutionnel ou de la Cour de cassation ?

— Mais du Conseil constitutionnel, voyons ! Vous savez mon abhorration de la course de taureau.

— À présent, oui.

— Cette coutume barbare reposant sur la mise à mort précédée de sévices d’un animal pouvait être interdite par le Conseil, et il ne l’a pas fait.

— En réalité, ce qu’il n’a pas fait, c’est ce que vous lui reprochez.

— Comment cela ?

— Asseyez-vous, dégustez ce thé, et prêtez moi une de vos charmantes oreilles.

— Vous avez même les deux, mon cher maître.

— Je n’osais en espérer autant. Le Conseil a statué dans le cadre de ses attributions, sur une Question Prioritaire de Constitutionnalité.

— Oui, je me souviens que vous vous en entretîntes avec Jeannot.

— Votre mémoire est comme le Pape : infaillible. Qu’il soit ici suffisant de rappeler que dans toute procédure, une des parties peut poser une telle Question, qui consiste à demander : « Mais au fait, la loi que nous allons appliquer est-elle bien conforme à la Constitution ? ». Le juge saisi ne peut répondre lui-même, mais doit simplement s’assurer de ce que la question est nouvelle, sérieuse et que la solution du litige en dépend. Si telle est le cas, il surseoit à statuer et transmet la question à la cour suprême dont il relève : la Cour de cassation s’il porte une robe, et le Conseil d’État, s’il n’en porte point.

— La robe étant une synecdoque pour dire le juge judiciaire et son absence en étant une autre pour le juge administratif.

— Exactement. Si la Cour de cassation ou le Conseil d’État jugent à leur tour que ces conditions sont remplies, après cette fois ci une procédure spécifique et approfondie, la question est enfin transmise au Conseil constitutionnel qui seul peut statuer. Une fois la réponse obtenue, le procès reprend là où il s’était arrêté, chacun étant sûr de respecter comme i lse doit la Constitution.

— Et d’où venait la QPC cette fois ?

Du Conseil d’État.

— Pourtant, il s’agit d’une disposition du Code pénal ? Nous étions dans les terres des juges à robe noire ?

— En effet, mais le procès qui a servi de point de départ n’était pas un procès pénal. C’était un procès administratif, un recours en annulation contre la décision du ministre de la culture qui a inscrit la corrida dans la liste du patrimoine culturel immatériel de la France — en fait, un recours contre la décision implicite de rejet du ministre qui n’a pas répondu dans les 2 mois à la demande de l’association Comite Radicalement Anti-Corrida Europe et de l’association Droits Des Animaux de revenir sur cette décision, mais passons. Ces associations ont saisi le tribunal administratif de Paris, estimant que ce refus était illégal, et à cette occasion, ont attaqué la disposition législative qui légalise la corrida, mais dans certains endroits seulement.

— Comment cela ?

L’article 521-1 du Code pénal interdit et réprime tout sévice commis sur un animal.

— Musique à mes oreilles.

— Las, la musique va devenir grinçante, car cette loi prévoit deux exceptions. “Les dispositions du présent article ne sont pas applicables aux courses de taureaux lorsqu’une tradition locale ininterrompue peut être invoquée. Elles ne sont pas non plus applicables aux combats de coqs dans les localités où une tradition ininterrompue peut être établie”.

— Mais comment connaître ces endroits où la tradition met en échec la loi pénale ?

— Nous voilà au cœur du problème. C’est la jurisprudence qui décide s’il y a ou non tradition locale ininterrompue. Ce qui pose un problème : celui de la prévisibilité de la loi contre l’arbitraire du juge. Ce n’est qu’en organisant un tel spectacle, donct en prenant le risque d’être poursuivi au pénal, que l’on peut seulement faire trancher la question, car la jurisprudence intervient par définition a posteriori quand la loi intervient par nature a priori. La cour d’appel de Toulouse a rendu un arrêt le 3 avril 2000 qui tentait de résoudre la question à la truelle, mais avec des élans lyriques assez rares dans une décision judiciaire. Je cite (imaginez les cigales en fond sonore et un accent rocailleux des bords de la Garonne pour renforcer l’effet) : « il ne saurait être contesté que dans le midi de la France entre le pays d’Arles et le pays basque, entre garrigue et méditerranée, entre Pyrénées et Garonne, en Provence, Languedoc, Catalogne, Gascogne, Landes et Pays Basque existe une forte tradition taurine qui se manifeste par l’organisation de spectacles complets de corridas de manière régulière dans les grandes places bénéficiant de structures adaptées permanentes et de manière plus épisodique dans les petites places à l’occasion notamment de fêtes locales ou votives ».

— En somme, une fois au sud de Bordeaux, on peut tuer du taureau en paix.

— C’est un peu le sens de cette décision, non frappée de pourvoi, qui permettait à Rieumes d’organiser une telle course. Mais, et vous allez voir le problème de prévisibilité, le 10 juin 2004, la cour de cassation cassera un autre arrêt de la même cour autorisant la même commune à organiser une course de taureau. La cour avait reconnu la persistance d’une telle tradition dans la ville voisine (de 40 km) de Toulouse, alors même que la dernière corrida à Toulouse remontait à 1976, tradition qui se manifesterait notamment par l’existence de corridas complètes dans la zone démographique constituée par la région toulousaine, par des spectacles taurins de type becerrada avec banderilles et simulacre de mise à mort, par la vie de clubs taurins locaux, de manifestations artistiques et culturelles ou scientifiques autour de la corrida, par des émissions de la télévision locale, par l’existence de rubriques spécialisées dans la presse locale et par le déplacement d’aficionados locaux vers les places actives voisines ou plus éloignées.

— C’est un peu tiré par les cheveux.

— C’est ce qu’a dit, mais en termes plus juridiques, la Cour de cassation, en cassant l’arrêt par un laconique “en statuant ainsi, sans préciser si la localité de Rieumes se situait bien dans un ensemble démographique local où l’existence d’une tradition taurine ininterrompue se caractérisait par l’organisation régulière de corridas, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision”. Comme d’habitude, la Cour use peu de mots pour en dire beaucoup. Cette décision précise que l’exception ne s’applique qu’au niveau local, et non “entre garrigue et méditerranée, entre le pays d’Arles et le pays basque”.

— Vous faites très mal l’accent du sud-ouest.

— Que voulez-vous. Pour moi, le sud-ouest, c’est Meudon. Outre cette délimitation locale, qui exclut que la tradition reconnue à Toulouse s’applique à Rieumes, la Cour de cassation exige qu’on caractérise son caractère ininterrompu. C’est-à-dire que si les corridas cessent pendant un laps de temps assez long (sauf en cas de fermeture prolongée des arènes, cause indépendante de la volonté des organisateurs), elles deviendront illégales définitivement. Ce qui fait qu’à mon avis, Toulouse a perdu sa tradition tauromachique mais je ne crois pas que la question ait été tranchée.

— Outre le problème de la prévisibilité, quelle était l’argumentation des associations en cause ?

— Elles soulevaient l’atteinte à l’égalité devant la loi : comment ce qui est un délit à Bourges serait légal à Nîmes, alors que la France est Une et indivisible, et que la loi est la même pour tous ?

— Oui, comment, je vous le demande ?

— Avant de vous répondre, je souligne que la question posée n’est pas si la course de taureau est un spectacle moralement acceptable. On est sur une question de pur droit : la loi peut-elle prévoir une telle exception, et avec des critères aussi flous de surcroît ?

— Je comprends, il n’est donc pas possible de tirer du sens de la décision rendue des conclusions sur la position personnelle des neufs membres du Conseil sur cette tradition.

— Exactement. Il est temps à présent de lever le voile. Le Conseil a jugé que cette disposition était conforme au principe constitutionnel de l’égalité devant la loi, en rappelant le sens qu’il a donné à ce principe. Et le fait est que jamais ô grand jamais le Conseil n’a eu une interprétation rigide de l’égalité devant la loi. Au contraire, il admet que la loi connaisse des variations géographiques, et même en tenant compte de traditions locales (ainsi pour la chasse de nuit, validée par une décision n°2000-434 DC du 20 juillet 2000, Loi relative à la chasse) mais sous conditions strictes.

— Quelles sont ces conditions ?

— La formule consacrée est la suivante : ce principe « ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit ». On la retrouve dans une décision n° 2009-578 DC du 18 mars 2009, Loi de mobilisation pour le logement et la lutte contre l’exclusion, dans une décision sur QPC n° 2010-3 QPCC du 28 mai 2010, Union des familles en Europe (Associations familiales), et dans une décision sur QPC n° 2010-3 QPCC du 28 mai 2010, Union des familles en Europe (Associations familiales).

— Et tel était le cas ici ?

— Tout le raisonnement se trouve dans le 5e considérant. Tout d’abord, le Conseil relève que cette exception ne porte atteinte à aucun droit constitutionnellement garanti, ce qui aurait entraîné la censure, bien sûr. Ensuite, il constate que la différence de traitement qui en résulte est en lien direct avec l’objet de la loi, car l’exception à l’interdiction des sévices sur animaux repose sur une tradition locale, et ne porte que sur les actes relevant de cette tradition (Même si vous habitez à Nîmes, vous ne pouvez tuer un taureau à coup de hache dans votre jardin).

— Et sur l’arbitraire ?

— Le Conseil n’a rien contre le fait de laisser un large pouvoir d’interprétation au juge sur les considérations de fait, tant que les termes sont assez univoques. Ainsi, dans sa décision HADOPI, créant la désormais célèbre contravention de négligence caractérisée dans la sécurisation de son accès internet, le conseil a estimé que les mots “négligence caractérisée” étaient suffisamment clairs (la jurisprudence a depuis eu l’occasion de définir ce qu’est une telle négligence caractérisée : laisser sa femme utiliser son ordinateur). Ici, le Conseil, en se référant implicitement à la décision de la Cour de cassation de 2004, qui limite localement et exigeait l’organisation régulière de corridas pour que la tradition soit ininterrompue, a estimé que la loi protégeait suffisamment en l’état contre le risque d’arbitraire.

— En effet, il ne fut point question du sort des animaux concernés.

— Parce que la question n’a pas été posée, et d’ailleurs, notre Constitution est muette sur la question des sévices sur les bêtes, la loi suffisant bien pour traiter de la question. Le juge, qu’il soit judiciaire, administratif ou constitutionnel, ne peut répondre qu’aux questions qu’on lui pose dans les formes légales et auxquelles la loi lui donne pouvoir de répondre. C’est là une limitation essentielle de son pouvoir, qui est une garantie démocratique. Les juges sont confrontés souvent à des justiciables qui les voient un peu comme des surhommes capables de régler tous leurs problèmes d’un coup de baguette magique. Et ne comprenant pas que le juge refuse même de les entendre sur ces problèmes, en déduit que ce sont des gens bien indifférents et inhumains. Heureusement, l’exécutif veille à dissiper ce préjugé en expliquant clairement aux citoyens le fonctionnement de sa justice.

— Ha ! Ha ! J’adore quand vous faites de l’humour.


Billet réalisé en grande partie en s’appuyant sur le lumineux commentaire aux Cahiers (pdf).

mardi 11 septembre 2012

Avis de Berryer : Thomas Hugues

Peuple de Berryer, c’est la rentrée, et pour la Conférence aussi.

Munie de ses cartables tous neufs et de ses plumes les mieux taillées, elle te convie à la reprise de ses travaux le mercredi 19 septembre 2012 à 21 heure, salle des profs des Criées, où et quand elle recevra monsieur Thomas Hugues, journaliste.

Sur le rapport de Julien Fresnault (ouh, le rapporteur !), neuvième secrétaire, seront abordés les sujets suivants :

1er sujet : Faut-il dire bonjour aux Indiens ?

2e sujet : Fallait-il préférer les cinq-à-sept aux sept-à-huit ?

Comme d’habitude, l’entrée et la sortie seront libres dans la limite des places disponibles, et il est folie d’arriver après 19 heures.

Les éventuels candidats (et eux seuls) prendront avec profit attache avec monsieur Pierre Darkanian, pierre.darkanian -at- darkanian-pfirsch.com

Les autres, il vous faudra user de patience.

Bonne Berryer à tous.

vendredi 24 août 2012

Un petit mot de droit norvégien

NB : ce billet a été initialement publié sur Google + le lendemain des attentats commis par Breivik. la peine de forvaring ayant finalement été prononcée, je l’élève à la dignité de billet de blog.


À la suite d’un article paru semble-t-il dans la presse russe, le bruit court que la personne soupçonnée des deux attaques terroristes d’hier encourrait au maximum 21 ans de prison.

Comme la Norvège semble être devenue une nouvelle source d’incompréhension pour les Français, un peu d’éclairage.

La Norvège est un pays connaissant une criminalité plutôt basse, notamment les crimes violents : 0,6 meurtre pour 100.000 habitants, la France étant un pays où on se tue très peu ayant un taux de 1.31 meurtres pour 100.000 habitants (à titre de comparaison : le record est au Salvador avec 71, les Etats-Unis ont 5.0, le Vatican, Monaco, l’Islande et Palau étant les 4 pays ayant un score de 0 - mais il suffit qu’un meurtre se commette à Monaco pour que la Principauté bondisse à 3.1, ce qui est un très mauvais score).

Son droit pénal est très avancé, comme dans les pays scandinaves. Elle a aboli la peine de mort dès 1905 (dernière exécution en 1876), et ne connaît pas la réclusion criminelle à perpétuité.

Pour les crimes les plus graves (et nous allons considérer, pour l’intérêt de cette note, que commettre en quelques minutes autant de meurtres qu’il s’en commet en plus de deux ans entre dans la catégorie des crimes les plus graves), la justice norvégienne peut prononcer deux types de peines : les peines déterminées et les peines indéterminées.

La peine déterminée est la peine fixée ab initio : x années de prison. Le maximum prévu par la loi norvégienne est en effet de 21 ans, sachant en outre qu’au bout d’un tiers de la peine (soit 7 ans pour le max), la plupart des condamnés bénéficient d’amples permission de sorties, notamment des libérations sans supervision le week end, et qu’ils bénéficient d’une libération conditionnelle aux deux tiers, soit 14 ans, les prisonniers détenus plus de 14 ans étant rarissimes. J’ajoute que les conditions de détention en Norvège sont sans comparaison avec les culs de basse fosse que la République ose appeler ses prisons.

La peine indéterminée (“forvaring” en norvégien, “confinement”) vise à incarcérer le condamné jusqu’à ce qu’il soit considéré comme n’étant plus dangereux pour la société. Elle a aussi un maximum théorique de 21 ans et pose un minimum de 10 ans avant de pouvoir bénéficier d’une libération conditionnelle. S’il est toujours considéré dangereux, cette libération peut lui être refusée. Au bout de 21 ans, s’il est considéré comme toujours dangereux, il peut se voir rajouter 5 ans d’emprisonnement, puis encore 5 ans et ainsi de suite, sans limitation de durée autre que la vie du condamné, donc la prison à vie est théoriquement possible en Norvège. Cependant, le prisonnier, une fois ces 21 ans écoulés, peut être libéré à tout moment s’il est démontré qu’il ne constitue plus un danger pour la société. Le forvaring est donc très souple une fois écoulé le délai de 10 ans.

J’ajoute que tous les excités de la répression en France contempleront avec horreur les statistiques de la criminalité et notamment de la récidive dans ce pays, qui a démontré que traiter les prisonniers de manière humaine est une façon originale et efficace de ne pas les transformer en animaux. Ils pourront toutefois mettre leurs préjugés à l’abri de toute remise en question en invoquant l’argument de sociologie de comptoir en disant que la culture scandinave et la nôtre ne sont pas comparables et compatibles. Le même argument déjà sorti pour mettre en doute la capacité génétique d’une candidate d’être candidate. La mode est au recyclage.


Un an après, je renouvelle mon admiration pour la justice norvégienne, qui a réussi à instruire et juger une telle affaire en un an, au terme d’un procès solennel que personne n’a critiqué. Il n’y a guère de mystère : la Norvège consacre à la justice 5 fois plus de moyens que la France, rapporté au nombre d’habitants.

J’ajoute qu’en Norvège, une vieille prison, c’est ça (la photo 13, c’est le parloir familles), et une prison neuve, c’est ça.

mercredi 15 août 2012

Pour en finir avec la laïcité

Quel jour meilleur qu’aujourd’hui, jour de l’Assomption et de Lugnasad, fête de Marie et de Diane Aventine, en plein Ramadan et à trois jours de l’Aid El Fitr, à mi chemin entre Chavouot et Roch Achana, Fête des strip-teaseuses et de la bière pour les Pastafariens (mais selon le Calendrier pastafarien, c’est tous les jours la fête des strip-teaseuses et de la bière), quel meilleur jour qu’aujourd’hui, à part peut-être le 9 décembre, pour vous parler de la laïcité ?

S’il est une notion mal comprise, ou plutôt que chacun comprend à sa guise, c’est celle-là. Or ça tombe bien, c’est une notion de droit. De pur droit, car elle a été instaurée par une loi, avant d’être reprise dans notre Constitution, loi qui pose des obligations et des interdictions à l’État et à ses citoyens. La laïcité n’est pas une notion politique, expression qui ne veut pas dire grand chose d’ailleurs, et au contraire, vous allez voir que la politique est précisément celle qui n’a eu de cesse de vouloir lui faire dire tout ce qu’elle ne dit pas. Bref, on est sur mes terres. Souffrez que je vous guide.

La Génèse

Si en France tout finit par des chansons, en droit, tout commence par de l’Histoire. L’Historien est le meilleur ami du juriste, et j’ose croire la réciproque exacte. Les deux se font d’ailleurs régulièrement tancer pour leur approche des faits volontairement dépourvue de passion et ont la curieuse sensation de se faire houspiller de bien faire leur travail.

Dans les sociétés antiques, la religion est au cœur de la société. Le culte des dieux et des ancêtres est le ciment social, et tout manquement à ce culte est très mal vu (voire un crime) car la survie de la société (la Cité, la tribu, la République) dépendant du culte des dieux, y manquer met toute la société en danger. Ainsi, la femme romaine adultère pouvait être mise à mort par le mari car susceptible de donner naissance à un enfant n’ayant pas le sang des ancêtres donc inapte à leur vouer un culte. Le dirigeant de la société est une figure centrale du culte (Pharaon et empereurs se voyaient déifier à leur mort) même s’il n’appartient généralement pas au clergé quand il y en a un. Chaque cité antique avait son dieu tutélaire (Jupiter Capitolin à Rome, Athéna à Athènes, Lacédémon à Sparte, qui porte le nom de l’épouse de ce dieu fils de Zeus).

Le christianisme va supplanter toutes les religions existantes dans l’Empire romain en moins d’un siècle (313 : édit de Constantin, le christianisme devient autorisé ; 382 : édit de Théodose : il devient religion officielle. Aucun lobbyiste n’a fait mieux depuis).

Dans un premier temps, le christianisme va reposer sur la distinction entre le spirituel et le temporel, ou théorie des deux glaives (qui comme vous le verrez est l’ancêtre de la laïcité). À l’Empereur le pouvoir temporel, la charge des corps, à l’Église la charge des âmes. Elle ne s’immiscera pas dans l’exercice du pouvoir temporel, hormis pour conseiller d’Empereur et le rappeler à l’ordre s’il s’éloigne des enseignements de Dieu. Tout allait pour le mieux dans le meilleurs des empires jusqu’en 476 où l’Empire disparut. Pas du jour au lendemain, bien sûr, mais des royaumes indépendants se constituèrent un peu partout dans l’ancien territoire, composé de peuples germaniques dont la plupart n’étaient pas catholiques (mais de nombreux étaient chrétiens ariens, une hérésie niant la divinité du Christ. L’Église fut fort près de disparaître en ce 5e siècle, et, pour faire simple, c’est son alliance avec un jeune roi belge, Clovis (Clovis est natif de Tournai, il est donc plus belge que Français ou Allemand) qui la sauva. L’Église ne va jamais oublier ce moment où elle a vu sa fin si proche. Son obsession va alors devenir unique : recréer l’Empire romain ou son équivalent, le seul de nature à assurer la paix, l’Empire étant le moyen, la paix, la fin. L’Église est d’ailleurs organisée jusqu’à aujourd’hui selon un modèle calqué sur l’administration romaine : une pyramide hiérarchisée avec les évêques dans chaque diocèse (qui est à l’origine une division de la province romaine), équivalent des vicaires, les archevêques au niveau de la Province (équivalent du Gouverneur), avec au sommet le Pape, équivalent de l’Empereur. Aujourd’hui encore, le Pape exerce seul le pouvoir législatif dans la Cité du Vatican.

Clovis va diviser le royaume entre ses fils, selon la coutume germanique, ce qui engendrera des guerres sans fin sous la dynastie mérovingienne (476-751), au point que l’Église appuiera une nouvelle dynastie franque, les carolingiens, dont le roi Charlemagne sera sacré empereur le 25 décembre 800, un peu par surprise. Cet évènement sera lourd de répercussion de par sa forme. Charlemagne en est sorti furieux. Il s’était rendu à Rome porter secours au Pape Léon III en mauvaise posture. Il ramena la paix civile à grand coups de glaives et lors de la messe de Noël, alors qu’il s’était agenouillé pour prier, le Pape lui a déposé la couronne sur la tête. En ce temps là, les symboles étaient puissants. En posant cette couronne, le Pape montrait au monde que c’était l’Église qui avait couronné l’Empereur, laissant entendre qu’elle pouvait le découronner. Elle se mettait en position de supériorité, et Charlemagne n’était pas du genre à accepter d’avoir un patron. C’est pourquoi mille ans plus tard, Napoléon Ier se couronnera lui même empereur sous le nez du Pape, pour lui signifier que cette couronne, il ne la doit qu’à lui même, et que s’il n’était pas content, il n’avait qu’à aller se faire mitre (le mot est apocryphe).

Las, Charlemagne n’apportera pas plus la paix que Clovis, reprenant la coutume désastreuse de diviser le royaume entre ses successeurs, ce qui aboutira en 843 à la division durable de l’Europe entre un bloc germanique à l’est et latin à l’ouest, la bande entre les deux étant l’objet de guerres incessantes. Quand je vous dirai que le Traité qui a ainsi divisé l’Europe a été juré à Verdun, vous savez désormais pourquoi tant de gens sont morts en 1916 pour prendre cette position dont l’intérêt stratégique ne justifiait pas de concentrer à elle seule 10% des morts de la Première guerre mondiale.

Revenons en à notre Église des premiers temps. La couronne impériale survivra aux carolingiens, et donnera naissance au Saint Empire Romain Germanique, qui ne nous concerne pas directement. La France connaîtra un statut à part. Disons que face à l’incapacité des rois temporels à instaurer cette fichue paix, l’Église va mettre fin à la séparation du spirituels et du temporel et va à la place adopter la théocratie pontificale. Le Pape s’arroge le droit de déposer un roi qui manquerait aux commandements de l’Église, se plaçant au-dessus de lui. Le conflit pape-empereur prendra la forme de la querelle des investitures et sera remporté par le Pape en 1077 à Canossa, où l’Empereur Henri IV dût attendre de manière humiliante 3 jours dans la neige avant d’être reçu par le pape pour le supplier de lever son excommunication.

Car l’image d’une France, “fille aînée de l’Église”, soumise docilement à Rome et au Pape est un cliché et une contre-vérité historique. Si la France fut la fille aînée de l’Église, ce fut le modèle adolescente turbulente qui dit merde à sa maman.

De fait, l’arrivée de la dynastie capétienne (987-1789 avec un reboot plutôt raté en 1815-1832) va ouvrir une longue période de conflit entre les rois de France, très jaloux de leurs prérogatives, et la papauté. Le conflit éclatera sous Philippe le Bel, qui s’arrogera le droit de taxer les biens de l’Église, et sera remporté par celui-ci, qui installera la papauté en Avignon pour la garder à l’œil. C’est la naissance du gallicanisme, courant durable qui mettra l’Église française dans une certaine autonomie par rapport au Pape (les évêques sont ainsi nommés par le roi), qui durera jusqu’à la fin du XIXe siècle. Bossuet, au 17e siècle, est un grand représentant de ce courant, et publie en 1682 les 4 articles gallicans. Les guerres de religion ne traduisent pas une prise de position théologique, l’Édit de Nantes en est la preuve.

Le XIXe siècle sera une période charnière. Il s’ouvre avec le Concordat de 1801 (encore en vigueur dans 3 départements : le Haut-Rhin, le Bas-Rhin et la Moselle, qui n’étaient pas Français en 1905) qui assure le libre exercice du culte et la rémunération des prêtres et évêques par l’État (oui, c’est encore le cas en Alsace-Moselle), que la Révolution avaient supprimés, mais exclut tout statut de religion officielle. Napoléon voyait dans la religion un élément de stabilité sociale mais croyait à la nécessité du pluralisme religieux, et se ferme avec l’adoption en 1870 de l’Infaillibilité Pontificale, qui proclame que le Pape est l’autorité suprême en matière de dogme, et oblige le gallicanisme à se soumettre ou à devenir hérésie. C’est cette doctrine qui mettra en branle le mouvement républicain anticlérical qui aboutira à la loi de 1905.

L’Exode

La loi de 1905, loin d’être une victoire anticléricale, est un texte de compromis. Voulu par Emile Combes, portée par Aristide Briand, rapporteur du texte, combattu à sa droite par les conservateurs et les royalistes et à sa gauche par les guesdistes et l’aile gauche du PSF (mentionons Maurice Allard qui voulait aller jusqu’à interdire le port de la soutane), partisans d’un texte beaucoup plus radical, il sera sauvé par le soutien de jean Jaurès qui se ralliera à la position modérée de Briand. L’Assemblée nationale a mis en ligne un dossier très complet avec l’intégralité des débats.

La Sainte Parole

Nous voici donc à la laïcité. Que dit-elle, cette loi ? Commençons par ce qu’elle en dit pas : laïcité. Ce mot est totalement absent de la loi. 

Laïc est un terme signifiant au départ qui n’appartient pas au clergé ou à un ordre religieux. Il ne signifie pas athée (tout catholique pratiquant qui n’a pas reçu le diaconnat est un laïque), juste extérieur à l’Église. 

Tout tient en deux articles, qui ne peuvent être lus séparément. Mais elle commence par un titre. “Loi portant séparation des Églises et de l’État”. Ce pluriel est important. DES Églises. Même si l’Église catholique était visée, elle concerne toutes les religions (le mot Église était employé en ce sens, le mot religion ne l’a supplanté que par la suite). Elle n’abroge pas le Concordat, qui a été dénoncé en 1904.

Voici ses articles 1er et 2, qui contiennent toute l’essence de la loi.

ARTICLE PREMIER. - La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public.

ART. 2.- La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimées des budgets de l’État, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes. Pourront toutefois être inscrites auxdits budgets les dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons.

Les reste de la loi, que vous pouvez lire ici, règle le sort des biens immobiliers, des établissements dissous, et la police des cultes. Notons les articles 31 et suivants qui font des délits le fait d’user de voies de fait pour contraindre ou empêcher quiconque d’exercer librement son culte, entraveront par les mêmes moyens le déroulement de l’exercice d’un culte, et pour un ministre d’un culte le fait d’outrager ou diffamer une personne exerçant une mission de service public ou appelant à la sédition ou à la violence dans un prêche.

La loi commence par proclamer la liberté de conscience, et s’oblige à garantir le libre exercice des cultes. C’est à dire que la République est tenue de mettre en œuvre les moyens protégeant ce libre exercice. Ainsi, une procession sur la voie publique est légale, mais encore la République doit assurer la sécurité et l’ordre de cette procession, en fermant la rue à la circulation, et installant les déviations nécessaires. De même que la force publique doit écarter toute manifestation visant à empêcher l’exercice d’un culte, comme l’irruption d’une foule au milieu d’un office. L’ordre public, tel qu’apprécié par l’administration sous le contrôle du juge, peut justifier que certaines manifestations du culte soient interdites ou cantonnées à certains lieux. C’est aussi ce qui justifie que l’État puisse effectuer à ses frais des travaux de voirie permettant la circulation et le stationnement aux abords d’un édifice de culte sans subventionner illégalement un culte (dès lors que quiconque peut utiliser ces infrastructures librement : vous pouvez vous garer sur le parking d’une église ou d’une mosquée, même à l’heure du culte).

La loi impose ensuite à la République une obligation de neutralité religieuse, notamment financière. Pas de subvention du culte, même indirecte, pas de statut privilégié d’un culte. Le Conseil d’État a tiré les conséquences de cette obligation en en déduisant une obligation de neutralité des agents de l’État. Un fonctionnaire ne peut porter dans l’exercice de ses fonctions un signe ostensible religieux (juge portant le hidjab, policier portant la kippa), de même qu’un bâtiment public ne peut arborer aucun signe religieux (sous réserve du statut des édifices de culte antérieurs à 1905).

Les termes “La République ne reconnait aucun culte” est souvent mal interprété par des partisans d’une laïcité tenant plus de l’athéisme d’État comme signifiant qu’aucun culte n’a la moindre valeur à ses yeux. C’est une erreur grossière, incompatible avec l’article 1er. Cette phrase exclut simplement que toute religion ait le statut de religion d’État, ou jouisse de privilèges que n’auraient pas les autres.

Le Conseil d’État a eu l’occasion de rappeler le sens et la porté de la laïcité, à la suite de la controverse dite du “foulard islamique”, qu’on appelait à l’époque du terme persan Tchador. Cette affaire est à mon sens emblématique. Elle est une défaite de la laïcité, non parce qu’on n’a pas réussi à empêcher ces jeunes filles de porter le hidjab, mais précisément parce qu’on a fait tout ce que les auteurs de la loi de 1905 voulaient éviter.

En septembre 1989, trois lycéennes d’un établissement de Creil se sont présentées revêtues de ce foulard peu discret ce qui mit la République en émoi (il faut dire que Jean-Marie Le Pen avait fait 14% à la présidentielle l’année précédente). La direction de l’établissement refusa de les recevoir si elles n’enlevaient pas ce foulard, elles refusèrent, au nom de leur foi. Controverse nationale, les uns disant que le libre exercice du culte leur permettait de porter ce voile qu’aucune loi n’interdisait, les autres disant que la laïcité s’opposait à ce qu’un voile islamique fût porté dans une école républicaine (on ne m’enlèvera pas de l’idée que c’est parce que ce voile était islamique que le problème s’est posé). Le ministre de l’éducation nationale a donc saisi le Conseil d’État pour avis, espérant obtenir de la plus haute juridiction administrative sa bénédiction pour excommunier les élèves.

Perdu. Dans un avis du 27 novembre 1989, le Conseil d’État rappelle l’évidence : l’obligation de neutralité ne s’applique qu’aux agents, et en aucun cas aux usagers du service public, protégés par l’article 1er de la loi de 1905. La seule limite est l’ordre public (pas de provocation, de pression, de prosélytisme ou de propagande), et les obligations légales auxquelles sont tenus les élèves, notamment celle d’assiduité. Le port du foulard ne doit pas empêcher de suivre des cours, et bien sûr des motifs religieux ne permettent pas de refuser telle partie de l’enseignement, sinon, des sanctions disciplinaires sont encourues. Lisez tout l’avis, il est très clair. Enfin, pas tant que ça, puisque les tenants de la ligne dure ont vu dans le mot “ostentatoire” leur Salut : le hidjab étant ostentatoire, il était selon eux licite de l’interdire (alors même que le Conseil d’État ne mettait dans ce mot qu’un moyen pour atteindre une fin illicite : la provocation, la pression, la propagande et le prosélytisme).

Le mal était fait, car porter le hidjab était devenu un acte de rébellion. Si en 1989, 3 jeunes filles s’étaient présentées portant ce fichu, à la rentrée 1994, c’est 300 jeunes filles qui l’arboraient. Le ministre de l’éducation de l’époque, François Bayrou, prit une circulaire “ligne dure” interdisant le port du hidjab comme étant un signe ostensible illicite en soi. Des sanctions disciplinaires furent prononcées allant jusqu’à l’exclusion, qui toutes ou presque furent annulées en justice pour violation de la laïcité (certaines furent confirmées car les élèves refusaient de participer aux classes de sport pour des motifs religieux, ce qui est illicite). Avec en attendant autant de jeunes filles mineures privées d’éducation illégalement. Le désastre était complet. Et Jean-Marie Le Pen fit 15% l’année suivante.

Complet ? Non, le pire est toujours possible, et il prit la forme du président Chirac, qui, après avoir été confronté à Jean-Marie Le Pen au second tour en 2002, relança le débat et fit voter une loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics. Cette loi ne s’applique qu’aux élèves des écoles publiques (pas privées et privées sous contrat) et, votée par une large majorité, n’a pas été soumise au Conseil constitutionnel. Sa conformité au principe constitutionnel de laïcité n’a donc jamais été vérifiée, aucune QPC n’ayant à ce jour été déposée. En attendant, les juges administratifs n’ont d’autre choix que de valider les mesures qu’ils jugeaient illégales auparavant. Et comme — ô surprise ! — cette loi n’a pas réglé le problème mais n’a fait qu’exacerber les tensions et pousser à la surenchère les candidats au martyr républicain, et que le Front national garde des scores flatteurs, ce sera au tour du niqab de passer dans le collimateur du législateur, avec la loi tartuffienne de dissimulation du visage dans l’espace public, que tout le monde appelle la loi anti-niqab sauf le législateur qui l’a voté pour interdire le niqab, qui dit bien que ça s’applique à tout le monde sauf une longue liste d’exceptions qui ne laisse de fait que le miqab de concerné. Et le désastre est à présent complet car l’intolérance est désormais du côté de la République qui se targue de promouvoir la tolérance. Et Marine Le Pen fit 18%.

Revenons-en à l’Église catholique.

Celle-ci a pris à plusieurs reprises des positions conservatrices sur des questions relatives à la famille. Elle ne cache pas son opposition au mariage homosexuel et à l’adoption par des parents de même sexe. À l’occasion de la fête de Marie (qui est aussi la fête des familles), une proposition de prière bien anodine à mis le feu aux poudres des anticléricaux, qui ont visiblement cru que les catholiques appelaient à ce que la foudre divine frappât les homosexuels et les partisans du mariage et de l’adoption homosexuels. Abstraction faite de l’habituelle vulgate anticalotine qui ne présente aucun intérêt, pas même celui de la nouveauté, un argument récurent était que la séparation de l’Église et de l’État (notez le singulier) interdisait à l’Église de se mêler de questions politiques comme le vote prochain d’une loi sur le sujet.

Errare humanum est, perseverare diabolicum. Cette affirmation est on ne peut plus fausse. Alors je m’adresse à vous, pauvres brebis égarées. Relisez la loi de 1905. Elle n’interdit nullement à quelque culte que ce soit de se mêler de politique. La liberté d’expression s’y oppose même frontalement. Tout culte peut, par la voix de ses représentants, prendre publiquement position sur tel ou tel projet de loi, et même appeler ses fidèles à exercer leur vote de façon à permettre le succès ou au contraire faire échec au vote d’une loi. La République vit de la confrontation pacifique des idées, et cette confrontation n’a de sens que si celles contraires aux nôtres peuvent s’exprimer. Il est tentant de disqualifier l’adversaire par un argument dit ad hominem : “peu importe ce que vous dites, je vous dénie le droit de le dire en raison de ce que vous êtes”. Ça tient en un tweet et ça ne donne pas d’ampoule au cerveau. Mais si vous le relisez, vous verrez l’incompatibilité avec la démocratie.

Pour information, aucun ministre du culte, aucun religieux même d’un ordre reclus comme un moine ou une nonne n’est de ce fait privé du droit de vote (ils peuvent notamment l’exercer par procuration). Il y a eu des abbés députés dans l’assemblée qui a voté la loi de 1905. Ils sont citoyens à part entière, comme vous et moi. Au nom de quoi leur dénierait-on le droit à la parole en République ? Et comment justifieriez-vous ce traitement différencié au regard de la laïcité de la république ? Cette prière là, qui se mêlait de politique, l’auriez-vous aussi condamnée au nom de la laïcité ? La République a récompensé et honoré son auteur.

La laïcité de la république n’est pas la prohibition du fait religieux dans l’espace public. Ceux qui disent qu’ils n’ont rien contre les religions à condition qu’elles s’exercent dans un cadre strictement privé, généralement restreint au domicile et aux établissement du culte, portes dûment closes, mais désapprouvent tout signe indiquant la croyance religieuse de celui l’arbore dans la rue, deux-là ne respectent pas la laïcité. Une loi réalisant leur désir violerait la laïcité, en restreignant arbitrairement l’exercice d’un culte pour des raisons n’ayant aucun lien avec l’ordre public (la vue d’une kippa ou d’un hidjab ne trouble pas l’ordre public, même si elle vous trouble vous ; dans ce cas ce n’est pas la religion le problème mais votre intolérance).

Cette liberté ne bride en rien la vôtre. Pas plus que vous ne pouvez interdire à l’Église de s’exprimer, elle ne peut vous interdire de répliquer au nom du respect de ses croyances (notez qu’elle ne le fait pas). Alors répliquez aux arguments de l’Église plutôt que de vous réfugier derrière un texte pour tenter de lui interdire de parler. Expliquez-lui, expliquez aux catholiques en quoi, selon vous ils se trompent (aux dernières nouvelles, 45% le savent déjà). Et laissez cette pauvre laïcité tranquille. On lui a déjà bien fait du mal ces dernières années.

jeudi 19 juillet 2012

Avis de Berryer : Élie Semoun

Peuple de Berryer, si tu n’es pas en vacances, tu ne le regretteras pas ! La Conférence était en embuscade derrière les palmiers de Paris-Plage, et nous fait la surprise d’une Berryer estivale, avec comme invité le frétillant Élie Semoun, le mardi 24 juillet 2012 à 21 heures, en Salle des criées.

Les travaux porteront sur les deux sujets suivants :

1. Faut-il préférer ce que Dieu donne à ce que le peuple élit ?

2. Si les petites annoncent délit, les fortes poitrines appellent-elles crime ?

Le portrait approximatif de l’invité sera dressé par Monsieur David de Stefano, 12ème Secrétaire.

La contre-critique sera assurée par Monsieur Antonin Levy, ancien Secrétaire.

Ne vous laissez pas abuser : c’est peut être l’été, mais le frais minois des secrétaires attirera foule, et il serait folie d’arriver après 19 heures.

Les candidats (avocats ou non), et non les spectateurs (sauf les blondes à forte poitrine), sont invités à s’inscrire auprès de Pierre Darkanian, 4ème Secrétaire, par simple e-mail : pierre.darkanian @ darkanian-pfirsch.com

vendredi 29 juin 2012

Droit de suite

Il y a deux semaines de cela, j’ai participé à une émission d’@rrêtsurimages.net (dont je suis très fier du titre) au sujet du rétablissement du délit de harcèlement sexuel, dans le prolongement de mon précédent billet. Sur le plateau étaient présentes la ministre des droits des femmes Najat Vallaud-Belkacem, en charge du dossier, et Marilyn Baldeck, déléguée générale de l’Association européenne contre les Violences faites aux Femmes au Travail (AVFT), association qui est en pointe de ce combat depuis plusieurs années (et dont je salue le travail et la compétence que j’ai découverts à cette occasion).

De cette émission, visible seulement sur abonnement, mais je ne puis croire que vous ne soyez pas déjà abonné à @arrêtsurimages, et de la longue discussion que j’ai eue avec Marilyn Baldeck après l’émission (merci à Daniel Schneidermann de nous avoir laisser abuser de son hospitalité), il ressort quelques éléments divers que je livre à votre sagacité.

Un mea culpa tout d’abord, car j’ai commis une erreur dans mon premier billet qui a résulté en une injustice, et j’en suis désolé, tant pour mes lecteurs que pour celles qui en ont été victimes. J’ai dit que la réforme de 2002, qui a élagué au maximum la définition du délit au point de le rendre inconstitutionnel, a été due à une demande des associations de victimes de harcèlement sexuel. Je me suis pris une volée de vois vert bien méritée, car mon information était fausse, j’ai eu la faiblesse de ne pas la vérifier, et en plus, ajoutant la honte à l’opprobre, elle a été reprise ailleurs.

Donc rétablissons la justice : non, la catastrophique réforme de 2002 n’est pas due à un quelconque lobbying : c’est un amendement, déposé par un parlementaire, semble-t-il lors de la lecture définitive à l’assemblée, donc sans que le Sénat n’ait pu y redire, qui est passé comme une lettre à la poste, alors précisément que des associations comme l’AVFT avait tenté d’attirer l’attention du législateur sur le danger d’une incrimination si floue, en vain. C’est d’ailleurs pour cela que l’AVFT a elle aussi déposé une Question Prioritaire de Constitutionnalité contre ce délit, mais en espérant que le Conseil laisserait un délai au législateur pour rectifier la loi.

Sur ce point, d’ailleurs, un mot. Je n’ai pas eu la possibilité de réagir aux propos de Madame Vallaud-Belkacem critiquant durement le Conseil constitutionnel d’avoir immédiatement abrogé, alors même qu’il avait eu la délicatesse se laisser un an de délai sur la garde à vue.

Mon sang n’a fait qu’un tour, mais Daniel Schneidermann, tenu de laisser le débat sur ses rails et l’émission tenir dans un temps raisonnable, a fait avancer la discussion sur un autre sujet, à raison.

Néanmoins, ayant ici tout le temps et l’espace que je désire, je tiens à y revenir pour défendre le Conseil. Il a eu raison d’abroger sans délai ce délit. C’est en laissant survivre la garde à vue dans sa version moyen-âgeuse qu’il avait eu tort. Rappelons d’ailleurs que le Conseil avait laissé jusqu’au 1er juillet 2011 au législateur pour modifier la loi. Cela avait sidéré plusieurs commentateurs, qui ne comprenaient pas comment une violation des droits de l’homme pouvait perdurer afin de laisser le temps au législateur de s’organiser. Les droits de l’homme mis en échec par l’agenda parlementaire ? Votre serviteur avait pour sa part fait observer que :

Les auditions de nos clients sont des atteintes à leurs droits constitutionnels et conventionnels, et rien dans la décision du Conseil n’interdit de le soulever. Nous devons donc demander systématiquement l’annulation des PV recueillant des déclarations de nos clients sans que nous ayons été mis en mesure de les assister. Un PV n’est pas une mesure. C’est un acte. Et n’oubliez pas de viser l’article 5 de la CSDH : le chemin de Strasbourg reste ouvert.

Et la Cour de cassation m’entendit puisque sans attendre le 1er juillet, c’est le 15 avril qu’elle a déclarée illégales les gardes à vue sans avocat, entraînant une bienvenue entrée en vigueur précipitée du droit à une assistance, sinon complète, du moins moins incomplète, la question de l’accès au dossier n’étant pas encore résolue, mais on y travaille.

Cette décision, et la précision qu’elle s’applique y compris aux gardes à vues antérieures, puisque la Convention européenne des droits de l’homme est en vigueur depuis1974, a été une gifle pour le Conseil, qui s’est fait rappeler par la Cour de cassation à un respect plus rigoureux des droits fondamentaux.

Un mot encore là-dessus, car le plaisir du blog est celui des digressions infinies. Je souhaite faire une mise au point sur cette entrée en vigueur anticipée, car beaucoup de sottises sont écrites là-dessus.

Nous, j’entends par ce nous les avocats, avons tiré le signal d’alarme depuis des années. Les avocats aux conseils, nos confrères spécialisés dans la représentation devant les cours suprêmes que sont le Conseil d’État et la Cour de cassation (ils ont même le monopole de cette représentation) et dans une moindre mesure la Cour de Justice de l’Union Européenne et la Cour européenne des droits de l’homme (sans monopole, mais ce sont de fait devenus des spécialistes dont on aurait tort de se passer) avaient même vu le problème il y a une vingtaine d’années, mais depuis les arrêts Salduz (2008) et Dayanan (2009), le doute n’était plus permis sur cette illégalité. Votre serviteur avait signalé la difficulté sur ce blog dès le 13 juillet 2009, en donnant à l’arrêt Salduz une portée plus restreinte que ce qu’avait voulu la Cour, mais trois mois plus tard l’arrêt Dayanan venait balayer toute incertitude là-dessus. Dès lors, nous fûmes des centaines à déposer des observations en garde à vue, demandant à rester pour assister notre client. En vain, la Chancellerie ayant pris une circulaire donnant pour instruction de ne pas faire droit à ces demandes fantaisistes, ces arrêts “concernant la Turquie et non pas la France”, affirmation qui aurait fait hurler même un étudiant de 1re année (mais pas un procureur, visiblement, puisque tous ont obéi). Pendant 2 ans, les avocats ont dit “laissez-nous rester, sinon, votre procédure viole la Convention européenne des droits de l’homme, et la sanction est la nullité”. Pendant 2 ans, les policiers ont répondu “la Chancellerie a dit de dire non, alors c’est non”. Alors nous avons soulevé les nullités de ces auditions, comme nous avions loyalement averti que nous allions le faire.

C’est pourquoi je refuse aujourd’hui que l’on reproche aux avocats les catastrophes judiciaires que cela entraîne. Nous n’avons pris personne en traître. Résultat, des aveux, parfois portant sur des crimes affreux, ont été annulés, que ce soit dans l’affaire Jérémy Censier, que mes lecteurs connaissent bien, ou dans l’affaire Léa. Que les journalistes ne comprennent rien, c’est compréhensible, surtout que l’avocat de la partie civile ne se prive pas de les enfumer, mais il n’y a aucune rétroactivité ici : la nullité repose sur un texte signé en 1950, entré en vigueur en 1974, et dont le sens ne faisait plus le moindre doute depuis octobre 2009, soit 14 mois avant les faits. Ce qui est arrivé est la seule conséquence du déni de réalité qu’a décidé la Garde des Sceaux de l’époque, Madame Alliot-Marie.

Et j’en profite pour rappeler ici que le refus de donner accès au dossier à l’avocat au cours de la garde à vue fait peser le même risque sur les procédures actuellement en cours. Que personne ne vienne pleurnicher, c’est ce qui arrive quand on n’écoute pas les avocats.

Revenons-en au harcèlement sexuel.

Le Conseil a retenu sa leçon, et a abrogé sans délai le délit de harcèlement, la seule alternative étant de laisser perdurer un délit dont l’inconstitutionnalité avait été constatée, c’est à dire de permettre que soient condamnés pénalement des gens qui avaient violé une loi illégale. Ce n’était pas possible, quelle que soit par ailleurs la noblesse de la cause défendue par ce délit. On ne peut le lui reprocher cette décision, n’en déplaise à Madame le ministre.

Il résulte de ce débat et de ses à-côtés que la rédaction absconse de l’actuel projet de loi vient du fait que le législateur entend viser des hypothèses allant largement au-delà du seul monde professionnel. Il y a, et il faut en avoir conscience, volonté d’incriminer des comportements pouvant se rencontrer dans les études et même dans des circonstances privées. Ainsi sont dans le collimateur de la loi les ambiances de salle de garde où les femmes internes se prennent parfois des remarques grossières pouvant leur faire éviter comme la peste sinon ce lieu du moins certains collègues le fréquentant. L’hypothèse de la boîte de nuit, que j’avais soulevée, est aussi destinée à entrer dans le champ de la loi. De fait, ce n’est pas tant un harcèlement qui est réprimé qu’une forme de sous-agression sexuelle (l’agression sexuelle supposant à tout le moins un contact physique), purement verbale ou même résultant d’une attitude déplacée (se caresser ostensiblement l’entrejambe, ou même des coups de rein répétés un peu trop explicites, par exemple). Au risque d’englober des comportements auxquels le législateur n’a pas pensé, comme mon exemple des collégiens dessinant des zizis sur le cahier d’une camarade, qui, n’en déplaise encore à Madame le ministre, tombe bel et bien sous le coup de la loi telle qu’actuellement rédigée, les mineurs étant pénalement responsables pour tout délit figurant dans le Code pénal sans mention expresse en ce sens (exemple). Peut-être faudrait-il exclure les mineurs de la prévention, en tout cas cela mérite d’être débattu.

Voilà le sens exact de ce projet de loi, qui vise à défendre les femmes dans toutes les circonstances possibles. Le recours à la loi pénale pour cela est-il indispensable, par des peines considérablement aggravées au passage alors qu’un simple rétablissement du délit avec une définition claire aurait suffit ? Que notre société tolère encore des comportements inacceptables envers les femmes est un fait —car même si ce délit n’est pas réservé aux hommes, il est certain que comme tous les délits sexuels, il est en quasi totalité le fait de mâles—, mais changer les mœurs à coups de sanctions pénales est une vieille chimère et un fantasme de toute-puissance de la loi, qui est dangereux par nature. Rappelons que le sexual harassment américain, qui est l’inspiration du délit de harcèlement sexuel, est aux États-Unis une faute civile, et pas un délit pénal. Il ne fait pas encourir de peine de prison, mais une condamnation à des très lourds dommages-intérêts, outre une opprobre sociale totalement inconnue en France, et surtout facilite considérablement la vie des victimes, qui ont une charge de la preuve beaucoup plus facile à rapporter.

Vous voyez, on a affaire à un problème complexe, qui mériterait mieux qu’être élevé en mesure politique symbolique (la communication du Gouvernement consiste à dire que c’est le premier texte qu’il déposera et fera voter) et nécessite d’une part une réflexion quant à sa formulation et à sa portée, et d’autre part une information du public sur ce qu’il va englober. Je n’aime pas les beaufs des machines à café, mais de là à en faire des délinquants pour leur apprendre les bonnes manières, vous comprendrez que je demeure réservé.

PS : Allez l’Espagne. (Mon épouse me lit)

mardi 12 juin 2012

Malfaçon législative : le changement, c'est pas maintenant

Par les mânes de Portalis, quelle horreur. Quelle horreur.

Mes lecteurs se souviennent que le délit de harcèlement sexuel a été déclaré contraire à la Constitution par une décision du Conseil constitutionnel, et qu’il était acquis que le futur président de la République, quel qu’il fût, ferait en sorte que ce délit fût promptement rétabli.

La Chancellerie, qui reprend peu à peu son rythme de croisière au milieu des cartons de déménagement et d’emménagement, a produit son projet de loi, révélé par France Inter.

Et n’en déplaise à ses parents, le bébé n’est pas beau à voir. Le terme qui s’imposerait, n’étions-nous ici sur le délicat sujet du harcèlement sexuel, est : imbitable. Le français est une langue élégante et précise, qui se prête particulièrement bien à des textes concis tout en étant dépourvus d’ambiguïté. Le Code civil, du moins dans sa version de 1804, regorge de ces textes qui disent tout en peu de mots. Cette concision est imitée par nos cours suprêmes, la Cour de cassation en tête, qui est réputée pour ses arrêts fort courts, mais sur lesquels les étudiants en droit suent sang et eau pour faire un commentaire en moins de huit pages. Comparez à cela les arrêts de la Cour Suprême des États-Unis, qui font joyeusement 80 pages, sans en être plus clairs.

Tenez, deux exemples de textes qui sont les pierres angulaires de monuments du droit français.

La responsabilité civile repose pour l’essentiel sur l’article 1382 du Code civil :

Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.

Tout y est : pour engager sa responsabilité, il faut que soit établi : une faute, un dommage, et le lien de causalité entre cette faute et le dommage.

Le droit pénal aussi peut vivre chichement. Ainsi le vol, défini à l’article 311-1 du Code pénal :

Le vol est la soustraction frauduleuse de la chose d’autrui.

Là aussi tout y est. Il n’y a vol que s’il y a soustraction, ce qui exclut le vol en cas de remise volontaire de la chose (mais cela peut être un autre délit : filouterie, abus de confiance, escroquerie), et la soustraction doit être frauduleuse, ce qui s’entend comme la connaissance par le voleur que la chose n’est pas à lui (peu importe qu’il sache à qui elle est effectivement).

Ceci est le modèle juridique français, opposé au modèle anglo-saxon, qui exècre le doute et l’ambiguïté et pondra des tartines et des tartines de textes, avec des annexes, et des annexes expliquant les annexes, et au début des définitions précises de chaque expression employée, qui rendra le texte incompréhensible à quiconque ne les a pas lues, chaque définition tentant de faire la liste de toutes les hypothèses visées sans jamais y parvenir, ce qui fait des inventaires interminables qui se concluent immanquablement par “sans que cette liste ne soit exhaustive”. Le tout dans des textes divisées en sous-numérotations à l’infini, croyant ajouter à la clarté quand cela ne fait qu’ajouter à la confusion.

Le droit européen est, hélas, inspiré par cette école, ce qui aboutit à des abominations en cas de transpositions paresseuse par simple copier-coller. Une parfaite illustration est l’article 6 de la loi pour la confiance dans l’économie numérique, dont la lecture se passe de tout commentaire, afin de respecter le haut niveau de politesse coutumier sur ce blog.

Le monde anglo-saxon est à la mode. C’est de bonne guerre, la France occupa longtemps cette place — nous laisserons de côté le débat sur ce qu’elle en fit. Nos technocrates, qui sont aussi sensibles à la mode que nos adolescents bien-aimés, se piquent parfois de se frotter à ce style qui est au style juridique ce qu’un annuaire téléphonique est à la grande littérature.

Et c’est précisément ce qui a mu la fée Carabosse qui s’est penchée sur le berceau de ce projet de loi innocent.

Voici le texte de l’article 1er (sur 5) qui crée le délit proprement dit (les autres articles modifient le Code du travail, étendent le délit de discrimination à la victime de harcèlement sexuel, et règlent la question de l’applicabilité Outre-Mer). Je le commente tout de suite après.


Article 1er.

L’article 222-33 est ainsi rétabli :

« Art. 222-33. - I. - Constitue un harcèlement sexuel, puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende, le fait d’imposer à une personne, de façon répétée, des gestes, propos, ou tous autres actes à connotation sexuelle soit portant atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant soit créant pour elle un environnement intimidant, hostile ou offensant.

« II. - Est assimilé à un harcèlement sexuel et puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende, le fait mentionné au I qui, même en l’absence de répétition, s’accompagne d’ordre, de menace, de contraintes, ou de toute autre forme de pression grave accomplis dans le but réel ou apparent d’obtenir une relation de nature sexuelle, à son profit ou au profit d’un tiers.

« III. - Les faits prévus au I sont punis de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende et ceux commis au II de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende lorsqu’ils sont commis :

« 1° Par une personne qui abuse de l’autorité que lui confère ses fonctions ;

« 2° Sur un mineur de 15 ans ;

« 3° Sur une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de son auteur ;

« 4° Par plusieurs personnes agissant en qualité d’auteur ou de complice. »


Par où commencer ?

Par le début. L’article commence mal : “l’article 222-33 est rétabli”. Non, il n’est pas rétabli. L’article 222-33 a été abrogé, et ce texte est très différent puisqu’il ne se contente pas de rétablir le délit de harcèlement sexuel avec une définition viable, il crée deux délits de harcèlement sexuel aggravé, portant la peine encourue jusqu’à 3 ans d’emprisonnement — j’y reviendrai.

Ce texte étant nouveau, il n’est pas rétabli, il est créé, ou inséré. Je chipote, mais c’est mon métier.

Ensuite la définition. Il existe un style du Code pénal, n’en déplaise au rédacteur. Un ordre logique. D’abord, la définition, ensuite, la peine encourue. Tout simplement car on s’en fiche de savoir que le harcèlement sexuel est puni d’un an de prison si on ne sait pas ce que c’est, et que quand on découvre ce que c’est, on réalise que le délit n’est pas constitué. Le raisonnement suit un ordre logique : il est bon que les textes fassent de même, puisqu’ils sont l’outil de celui-là, l’accompagnent et ne l’entravent pas.

Admirez ensuite la redondance inutile dans la définition, à croire que le rédacteur est payé au mot :

« Constitue un harcèlement sexuel, puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende, le fait d’imposer à une personne, de façon répétée, des gestes, propos, ou tous autres actes (sic.) à connotation sexuelle… » : dès lors que tout acte à connotation sexuelle tombe sous le coup de la loi, les juges sont assez intelligents pour deviner que les gestes et les propos sont inclus dans la catégorie “tout acte”.

«  …soit portant atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant soit créant pour elle un environnement intimidant, hostile ou offensant.» Oui, chers lecteurs, vous ne rêvez pas. Le style lourd et redondant anglo-saxon ne suffisait pas (des actes dégradants peuvent-ils ne pas être humiliant, et des actes humiliants ne sont-ils pas dégradants par nature ?), il faut désormais que l’on fasse des anglicismes, avec ce magnifique “environnement hostile”, tout droit venu du hostile environment du droit du travail américain (à ceci près que le hostile environment n’est pas un délit outre-atlantique, mais une faute civile de l’employeur ouvrant droit à indemnisation).

Bonne chance à mes amis parquetiers pour rapporter la preuve d’un environnement, qu’il soit hostile, intimidant ou offensant ; étant précisé qu’en droit pénal, d’interprétation stricte, il est exclu que ce soit la perception de la victime qui caractérise ces éléments constitutifs de l’infraction : chacun doit pouvoir avoir conscience qu’il franchit la ligne de la légalité : c’est l’élément moral de l’infraction.

Pour résumer : il y a harcèlement sexuel en cas d’actes de toute nature, répétés (répété veut dire en droit pénal deux fois dans un intervalle de moins de trois ans), à connotation sexuelle et de nature à porter atteinte à la dignité de la personne qui en est l’objet ou à la mettre mal à l’aise. Les boîtes de nuit vont devenir des hauts lieux du crime organisé.

Notons que cette définition est plus grave que la précédente datant de 1998 : à l’époque la loi exigeait des ordres, des menaces, des contraintes ou des pressions graves dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle par une personne abusant de son autorité. Foin de tout cela désormais. Un simple geste à connotation sexuelle pouvant troubler une personne peut vous envoyer en prison si par malheur vous l’avez fait deux fois. Je suis réservé.

À présent, basculons dans le bizarre.

En droit pénal, un délit peut être aggravé quand il est commis (donc que tous ses éléments sont caractérisés) dans certaines circonstances, c’est-à-dire qu’outre les éléments constitutifs du délit, on peut apporter la preuve d’un élément distinct et supplémentaire, qui conduit à l’aggravation des peines encourues.

Là, le législateur nous invente un nouveau concept.

« II - Est assimilé à un harcèlement sexuel et puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende, le fait mentionné au I qui, même en l’absence de répétition, s’accompagne d’ordre, de menace, de contraintes, ou de toute autre forme de pression grave accomplis dans le but réel ou apparent d’obtenir une relation de nature sexuelle, à son profit ou au profit d’un tiers. »

Qu’est ce que c’est que cet “est assimilé à un harcèlement sexuel” ? Ce paragraphe définit un harcèlement sexuel, pas quelque chose d’assimilé à un harcèlement sexuel, aggravé (qui est de fait la définition de 1998, dont les peines sont doublées), tout simplement, en ajoutant une circonstance, et en supprimant la condition de la répétition. Si le harcèlement sexuel s’accompagne d’ordre, de menaces, de contrainte ou de toute autre forme de pression grave (n’était-il pas suffisant de parler seulement de pression grave, un ordre, pouvant entraîner une sanction s’il n’est pas suivi, une menace ou une contrainte étant par nature des pressions graves ?) dans le but réel ou apparent (bref dans le but) d’obtenir une relation sexuelle.

L’explication de ce délit aggravé assimilé au délit simple tout en étant plus sévèrement puni se trouve au III : voici les circonstances aggravantes classiques, qui s’appliquent aux deux délits et font monter les peines encourues d’un échelon.

Ces circonstances aggravantes sont : l’abus d’autorité, la minorité de 15 ans de la victime, la vulnérabilité de la victime, et la réunion.

Et là je dis plait-il ? Vous voulez sérieusement punir de 2 ans de prison les collégiens qui font rougir leurs petites camarades en dessinant des zizis sur leurs cahiers (ou les collégiennes qui font rougir leurs petits camarades, il n’y a pas de raison) ? Mais il va falloir ouvrir une succursale du tribunal pour enfants dans les établissements scolaires.

En outre, ce choix fait que le cumul de ces circonstances aggravantes est sans conséquence. Je pense qu’un enseignant qui abuse de son autorité pour harceler sexuellement une mineure de 15 ans handicapée aidée en cela par un collègue est un peu plus dangereux que deux élèves qui dessineraient de conserve des zizis sur son cahier.

Enfin, la circonstance d’abus d’autorité me paraît impossible à caractériser pour le harcèlement sexuel “lourd” du II : Dès lors qu’un ordre fait partie de l’élément matériel de l’infraction, il ne peut servir de circonstance aggravante, et une personne qui donne un ordre dans le but d’obtenir une relation de nature sexuelle pour autrui abuse par nature de son autorité, sauf s’il est réalisateur de films pornographiques.

Bref, un texte confus, mal rédigé, qui pose beaucoup de problèmes, et je rappelle qu’en droit pénal, un problème se résout toujours en faveur de la personne poursuivie.

Comme je suis gentil, et que la critique est aisée mais l’art est difficile, voici pour conclure ma proposition de rédaction d’un délit de harcèlement sexuel, collant le plus possible à la volonté exprimée par le Gouvernement d’étendre et d’aggraver le délit tombé au champ d’honneur.


Il est inséré dans le Code pénal un article 222-33 ainsi rédigé :

Article 222-33. - I- Le fait de porter atteinte à la dignité d’autrui en lui imposant de façon réitérée tout acte à connotation sexuelle ayant un caractère dégradant ou humiliant constitue un harcèlement sexuel puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende.

Les faits prévus à l’alinéa précédent sont punis de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende lorsqu’ils sont commis :

« 1° Par une personne qui abuse de l’autorité que lui confère ses fonctions ;

« 2° Sur un mineur de 15 ans ;

« 3° Sur une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de son auteur ;

« 4° Par plusieurs personnes agissant en qualité d’auteur ou de complice. »

« II. -Le fait d’user de toute forme de pression grave et illégitime, telles qu’ordre, menace ou contrainte, dans le but d’obtenir une relation de nature sexuelle, à son profit ou au profit d’un tiers constitue un harcèlement sexuel qualifié[1] puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 €d’amende.

Les faits prévus à l’alinéa précédent sont punis trois ans d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende lorsqu’ils sont commis dans une des circonstances prévues au deuxième alinéa du présent article.


De rien.

Note

[1] J’ajoute le “qualifié” pour le distinguer du harcèlement sexuel du I. Si vous avez une meilleure idée, déposez un amendement en commentaire.

lundi 14 mai 2012

Jean-Marc Ayrault est-il un repris de justice ? (Billet rectifié)

C’est la question qui se pose de manière assez inattendue ces jours-ci. Re-stituons les faits, pour ceux qui seraient sortis du coma ce matin et ceux qui consulteront les archives de ce site dans un ou deux millénaires.

François Hollande ayant remporté l’élection présidentielle, il va prendre ses fonctions le 15 mai prochain et a indiqué qu’il nommerait le Premier ministre (majuscule à premier, pas à ministre) ce jour-là. Parmi les noms les plus pressentis se trouve celui de Jean-Marc Ayrault, député-maire de Nantes et président du groupe SRC (Groupe socialiste, radical, citoyen et divers gauche) de l’Assemblée nationale expirante.

Une première digression : on m’a demandé à plusieurs reprises pourquoi le Président de la République (majuscule à président et à république) se prépare à nommer un Premier ministre de gauche alors que l’Assemblée nationale (majuscule à assemblée, pas à nationale) actuelle a une majorité de droite. La réponse est simple : le Président de la République choisit qui il veut comme Premier ministre. Évidemment, en temps ordinaire, il n’a guère d’autre choix que de prendre un Premier ministre parmi la majorité parlementaire. Tout d’abord, pour respecter l’expression du suffrage, et en outre, l’Assemblée pourrait voter des motions de censure renversant tout Gouvernement (majuscule à gouvernement) qui ne correspondrait pas à sa majorité. Voilà pourquoi François Mitterrand en 1986 et 1993, et Jacques Chirac en 1997, n’eurent pas d’autre choix que la cohabitation. Mais nous ne sommes pas en temps ordinaire. La XIIIe législature, commencée en 2007, est virtuellement terminée. La Session parlementaire a pris fin, et l’Assemblée ne siégera plus avant les élections les 10 et 17 juin prochains, sauf circonstances exceptionnelles. Le Gouvernement qui sera désigné sera provisoire par nature : il exercera les fonctions gouvernementale, et pourra prendre des décrets, mais aucune loi ne sera votée, faute de Parlement (majuscule à parlement). ce qui laisse au Gouvernement une large marge d’action, notamment pour nommer aux hautes fonctions. Une fois la nouvelle Assemblée élue, le Gouvernement présentera sa démission au Président de la République, suivant une tradition constante sous la Ve République, qui compense le fait que le Président de la République n’a pas le droit de renvoyer le Premier ministre, sauf en dissolvant l’Assemblée nationale. Le Président de la République reconduira selon toute vraisemblance le Premier ministre si l’Assemblée bascule à gauche, sinon ce sera une cohabitation de cinq ans. C’est ainsi que Jean-Pierre Raffarin a été nommé Premier ministre le 6 mai 2002, avec une Assemblée nationale à gauche, et a démissionné le 17 juin 2002, au lendemain du 2e tour des législatives, pour être reconduit dans ses fonctions le même jour. De même, en 1988, Michel Rocard fut nommé Premier ministre le 10 mai 1988, Assemblée nationale à droite, et démissionna le 22 juin 1988, après les élections, pour être reconduit dans ses fonctions. Idem enfin avec Pierre Mauroy, nommé le 21 mai 1981, Assemblée de droite, et qui démissionna le 22 juin 1981, aussitôt reconduit. Une machine bien huilée.

Revenons-en à Jean-Marc Ayrault. Ami fidèle de François Hollande, germanophone (il est agrégé d’allemand), ce qui n’est pas une qualité fréquente dans le personnel politique, il paraît le mieux placé pour être nommé. Mais voilà, François Hollande a déclaré au cours de la campagne que, voulant moraliser la vie politique, il ne prendrait pas comme ministre quelqu’un qui a été “jugé et condamné”. Fatalitas, les opposants au président élu ressortent alors une condamnation de Jean-Marc Ayrault pour favoritisme remontant à 1997, condamnation pénale à 6 mois de prison avec sursis, contre laquelle le maire de Nantes ne fit pas appel.

La riposte des proches de Jean-Marc Ayrault est juridique : cette condamnation est effacée par la réhabilitation, elle n’a plus d’existence juridique. C’est la position reprise par Renaud Dély dans cet éditorial du Nouvelobs.fr.

Qu’en est-il en réalité, et qu’est-ce que cette réhabilitation ? Voyons cela en détail, et vous verrez que décidément, le législateur est incapable d’imaginer que la loi qu’il vote est susceptible de s’appliquer à lui un jour. Ce qui explique qu’il vote ce qu’il vote.

La condamnation

Le site @rretsurimages.net raconte l’affaire en détail(€). Pour résumer, en 1995, la Chambre Régionale des Comptes des Pays de Loire épingle la gestion de l’Office municipal nantais de l’information et de la communication (Omnic), association loi 1901 qui gère la communication de la ville de Nantes, notamment son bulletin municipal, et perçoit des subventions à ce titre outre les recettes publicitaires du bulletin municipal, pour un budget annuel tournant autour de 3 millions d’euros. La Chambre régionale constate que cet office a confié la réalisation de ce bulletin à une société commerciale, la Société nouvelle d’édition et de publication (SNEP), sans passer par le processus de marché public, qui suppose une publicité de l’offre pour mise en concurrence de prestataires sur un strict pied d’égalité. Or pour la Chambre régionale, la réalisation du Bulletin municipal aurait dû être un marché public, et l’Omnic n’a visiblement servi qu’à contourner cette obligation légale et à sortir ce budget du budget de la commune, ce qui n’est pas conforme aux règles de la comptabilité publique dont la Chambre Régionale des Compte doit assurer le respect.

Jean-Marc Ayrault a aussitôt pris en compte ces observations, et a dissout dès 1995 l’Omnic, et a réintégré la communication dans le budget communal.

Les choses eussent pu s’arrêter là, mais la note de la Chambre régionale des comptes a été transmise au parquet, comme la loi l’exige, et le procureur de la République de Nantes a vu dans ce rapport un nom qu’il connaissait déjà : Daniel Nedzela, le dirigeant de la SNEP, était déjà dans son collimateur pour une affaire de trafic d’influence dans laquelle il avait été détenu. Il décide d’engager des poursuites pour favoritisme, visant surtout Daniel Nedzela, bénéficiaire du favoritime, mais ne pouvant laisser de côté Jean-Marc Ayrault, auteur du favoritisme.

Le délit de favoritisme est défini à l’article 432-14 du Code pénal :

Est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende le fait par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public ou investie d’un mandat électif public ou exerçant les fonctions de représentant, administrateur ou agent de l’État, des collectivités territoriales, des établissements publics, des sociétés d’économie mixte d’intérêt national chargées d’une mission de service public et des sociétés d’économie mixte locales ou par toute personne agissant pour le compte de l’une de celles susmentionnées de procurer ou de tenter de procurer à autrui un avantage injustifié par un acte contraire aux dispositions législatives ou réglementaires ayant pour objet de garantir la liberté d’accès et l’égalité des candidats dans les marchés publics et les délégations de service public.

On reconnaît là le style élégant du législateur qui aime utiliser 100 mots là où 10 seraient déjà de trop. Pour résumer, le favoritisme sanctionne le fait, pour tout dirigeant public, d’utiliser ses attributions pour confier à telle personne qu’il choisit une prestation rémunérée qui aurait dû être attribuée selon les règles égalitaires applicables aux marchés publics.

Là où le juriste se gausse, un peu cruellement certes, c’est que le délit de favoritisme a été créé par une loi du 8 février 1995, et que Jean-Marc Ayrault, qui était un des rares députés PS de cette législature, a voté (il s’en vante d’ailleurs). C’est à dire qu’il n’a pas réalisé en votant ce délit que c’était là exactement ce qu’il était en train de faire avec l’Omnic à Nantes. Und Scheiße.

Le procès s’est tenu en octobre 1997 et a abouti le 19 décembre 1997 à la condamnation de Jean-Marc Ayrault, à 6 mois de prison avec sursis, alors que le parquet n’en avait requis que 3, et 30.000 francs (4573 euros) d’amende, j’ignore les réquisitions du parquet sur l’amende. Jean-Marc Ayrault n’a pas fait appel de cette décision, et souligne, à raison, qu’il n’y avait pas eu d’enrichissement personnel, ce qui n’a aucune importance car le délit de favoritisme n’exige pas cette circonstance pour être constitué, ni de financement illicite du parti socialiste, ce qui n’a effectivement pas été mis au jour par l’enquête.

Et la Loire coula sous le pont de Pirmil.

La réhabilitation. Point d’interrogation ?

Nous voici en 2012, Jean-Marc Ayrault est toujours maire de Nantes, et pressenti pour les hautes fonctions que l’on sait (en France, la patience est la plus grande vertu en politique).

Si le temps peut faire beaucoup pour votre carrière politique, peut-il faire quelque chose pour votre passé judiciaire ? La réponse est oui, mais un oui réservé, vous allez voir, car je crains que Jean-Marc Ayrault n’ait vu voter une autre loi qui va lui attirer des soucis.

Le Code pénal prévoit, dans son livre Premier, titre III, chapitre 3, qui est mon chapitre préféré, les règles gouvernant l’extinction des peines et de l’effacement des condamnations. L’extinction s’oppose à l’exécution de la peine. Une peine exécutée ne s’éteint pas : elle est exécutée. Voici tout ce qui fait qu’une peine ne sera pas mise à exécution, hormis les moyens insuffisants de la justice, qui ne sont pas une cause légale.

Je les mentionne pour mémoire car elles ne nous concernent pas ici, Jean-Marc Ayrault ayant exécuté sa peine, sauf la dernière cause. Il s’agit du décès du condamné, efficace mais radical ; la prescription (l’écoulement d’un laps de temps à partir du moment où cette peine est devenue définitive : 20 ans pour un crime sauf crime contre l’humanité, où la peine est imprescriptible, 5 ans pour un délit, 3 ans pour une contravention), la grâce, l’amnistie, et la réhabilitation.

Arrêtons nous sur la réhabilitation. C’est une merveilleuse idée, celle que tout homme peut se racheter, même un homme politique, et que le crime ne vous frappe pas de la marque de Caïn : si vous vous comportez bien pendant un laps de temps (ce qui s’entend comme ne pas être à nouveau condamné pour un crime ou un délit), variable selon la gravité des faits, vous serez considéré comme un honnête homme, n’ayant jamais été condamné. Vous allez voir ce qui est arrivé à cet Humanisme magnifique dans cette période névrosée et sécuritaire… La réhabilitation efface, non la peine, comme la grâce, mais la condamnation, comme l’amnistie, et lève toutes les incapacités et interdictions accompagnant la peine (y compris celle d’être Premier ministre ?). Elle est ôtée du casier judiciaire, du moins… mais n’allons pas trop vite. Disons que jusqu’à une date récente, elle était effacée du casier judiciaire et perdait ainsi toute existence légale.

Il y a deux types de réhabilitations : de plein droit, c’est à dire automatique, sans que le condamné n’ait à faire quoi que ce soit (de fait, il faut qu’il ne fasse rien), soit judiciaire, c’est à dire demandée en justice et octroyée, le cas échéant, par un juge.

La réhabilitation de plein droit (articles 133-12 et s. du Code pénal) a lieu après un délai variable en fonction de la peine prononcée, qui court à compter du jour de l’exécution de la peine OU de sa prescription.

Si c’est une peine d’amende : délai de 3 ans.

Si c’est une peine de prison n’excédant pas un an : délai de 5 ans.

Si c’est une peine n’excédant pas dix ans, ou plusieurs n’excédant pas 5 ans cumulé : délai de 10 ans à compter de la dernière peine.

Au-delà de 10 ans, ou de 5 ans cumulés, la réhabilitation de plein droit de s’applique plus.

Exemple : Primus est condamné le 1er janvier 1994 à 3 mois de prison pour vol. Il exécute sa peine, et est libéré le 10 mars 1994. Le délai de 5 ans court à compter de ce jour : s’il n’est pas à nouveau condamné, Primus sera réhabilité le 10 mars 1999. Secundus est condamné le 1er janvier 1994 à 8 mois fermes pour violences, mais il est introuvable. La peine sera prescrite le 1er janvier 1999, et Secundus réhabilité le 1er janvier 2004, s’il n’a jamais été condamné à nouveau dans l’intervalle. Vous voyez l’avantage à avoir purgé sa peine.

Enfin, depuis 2007, ces délais sont doublés si la condamnation a été prononcée pour des faits commis en récidive. Je m’arrête un moment sur cette loi, qui n’a pas lieu de s’appliquer ici. Voilà typiquement une loi stupide. Pendant deux siècles, la récidive n’a pas eu d’impact sur la réhabilitation. La société ne s’est pas écroulée sous une vague de crime insupportable. Vous, mes lecteurs, êtes des gens honnêtes et éduqués. Et je parie que la plupart d’entre vous n’avait jamais entendu parler de la réhabilitation. Ce n’est donc pas la perspective de devoir attendre si longtemps pour être réhabilité qui vous a retenu jusqu’à ce jour de basculer dans le crime. Eh bien imaginez ce qu’il en est pour le délinquant ordinaire, qui n’a reçu qu’une instruction minimale. Ils n’ont pas la moindre idée de ce que c’est que la réhabilitation. Donc croire qu’aggraver les conditions de son octroi pourrait avoir le moindre effet dissuasif sur le passage à l’acte est tellement grotesque que je ne peux même pas soupçonner le législateur de l’avoir conçu. Cette loi s’inscrit donc dans cette longue série de lois-balayage, qui fouillent le Code pénal et le Code de procédure pénale à la recherche de toute règle que l’on pourrait aggraver en cas de récidive, pour pouvoir affirmer l’air martial que l’on lutte contre la récidive. Le pire exemple est la loi scélérate du 12 décembre 2005, qui est une caricature. Voilà à quoi se résume depuis des années la lutte contre la délinquance : changer le Code pénal et espérer que les délinquants passent la licence de droit. Si seulement ces lois ne servaient à rien. Mais c’est pire : elles ligotent les juges et les service d’insertion et de probation, en empêchant de tenter des mesures d’accompagnement comme la libération conditionnelle à un moment opportun parce que tel délai décidé arbitrairement par le législateur n’est pas écoulé. Pour lutter contre la récidive, on nuit à la réinsertion. Mesdames, Messieurs : le législateur. On l’applaudit bien fort.

La réhabilitation judiciaire (articles 785 et suivants du CPP) se demande à la chambre de l’instruction, après l’écoulement d’un délai plus court que celui de la réhabilitation légale, (5 ans pour un crime, 3 ans pour un délit, un an pour une contravention, délais considérablement augmentés en cas de récidive) et peut être demandée même pour des peines interdisant la réhabilitation légale (plus de dix ans ou cinq ans cumulé). La cour n’est jamais tenue de l’accorder, et il faut vraiment étayer son dossier pour y arriver, surtout si la condamnation est récente. Ne croyez pas qu’il suffit de la demander pour l’obtenir. En cas de rejet, un délai d’attente de deux ans est nécessaire avant de la redemander.

Le condamné Ayrault a-t-il été réhabilité ?

À ma connaissance, Jean-Marc Ayrault n’a pas demandé de réhabilitation judiciaire. Il s’en prévaudrait, je pense. Donc il reste la réhabilitation légale. La condamnation date du 19 décembre 1997. pas d’appel, elle est devenue définitive à l’expiration du délai d’appel de 10 jours, soit le 29 décembre 1997. Il s’agit d’une peine de prison avec sursis. Jean-Marc Ayrault n’ayant plus jamais été condamné depuis, la peine est réputée non avenue à l’écoulement du délai d’épreuve de 5 ans du sursis simple. La peine est donc réputée exécutée à compter du 29 décembre 2002. S’agissant d’une peine inférieure à un an, le délai de réhabilitation légale est de 5 ans. La réhabilitation légale a donc eu lieu le 29 décembre 2007. La condamnation est donc effacée.

Vraiment ?

Non, pas vraiment. Le législateur, obsédé par la récidive mais pas par les moyens de lutter efficacement contre elle, a modifié dans une de ces lois-balayage les effets de la réhabilitation légale, la loi du 5 mars 2007. Elle les a en fait limités. La condamnation n’est plus effacée du bulletin n°1 du casier judiciaire, le plus complet, accessible à la Justice, seulement des n°2 (moins complet, accessible à l’administration) et n°3 (encore moins complet, celui que vous pouvez demander) et peut servir de premier terme à la récidive. Cette loi s’applique à toutes les condamnations non encore réhabilitées le jour de son entrée en vigueur (le 8 mars 2007). Donc à celle de Jean-Marc Ayrault. Pour obtenir les effets complets, c’est à dire l’effacement du bulletin n°1 du casier judiciaire, il faut le demander à la chambre de l’instruction selon les formes prévues pour la réhabilitation judiciaire : article 798-1 du CPP, introduit par la loi du 5 mars 2007. Ce qu’à ma connaissance, Monsieur Ayrault n’a pas fait.

Les amis de celui-ci pourront invoquer l’article 133-11 du Code pénal, censé s’appliquer toujours à la réhabilitation, puisque l’article 133-16 y renvoie expressément. Cet article dispose que :

Il est interdit à toute personne qui, dans l’exercice de ses fonctions, a connaissance de condamnations pénales, de sanctions disciplinaires ou professionnelles ou d’interdictions, déchéances et incapacités effacées par l’amnistie, d’en rappeler l’existence sous quelque forme que ce soit ou d’en laisser subsister la mention dans un document quelconque. Toutefois, les minutes des jugements, arrêts et décisions échappent à cette interdiction. En outre, l’amnistie ne met pas obstacle à l’exécution de la publication ordonnée à titre de réparation.

Cependant, la doctrine[1] estime que cet article est devenu caduc depuis la loi du 5 mars 2007, le maintien de la mention au bulletin n°1 étant incompatible avec l’interdiction de la mentionner, d’autant qu’elle peut servir de premier terme à la récidive.

En conclusion, puisqu’il n’est de bon billet qui ne se termine, Jean-Marc Ayrault est certes réhabilité, mais a quand même une mention au casier judiciaire, et il doit tant sa condamnation que sa fausse réhabilitation à deux lois qui ont été votées sous ses yeux. La loi est une fille ingrate avec ses géniteurs. La droite est tout à fait fondée à en rappeler l’existence pour mettre le président élu face à ses contradictions, et ce même si ses motivations ne sont pas uniquement celles d’une application rigoureusement orthodoxe de la loi. C’est de bonne guerre.

À nous de juger, en citoyens oubliant un instant leurs préférences politiques, si le fait d’avoir, il y a 15 ans, mal attribué la fabrication du bulletin municipal de Nantes, et d’avoir réparé cette faute dès qu’elle lui a été signalée, soit avant même l’ouverture des poursuites pénales et deux ans avant d’être sanctionné pour cela, rend inapte à vie à la fonction de Premier ministre.

Cette question, qui n’a rien de juridique, échappe à la compétence de ce blog. Je la confie à votre conscience.


Mise à jour au 14 mai 2012

Je dois ici rectifier la conclusion de mon billet, car un point m’avait échappé, on ne remonte jamais assez ses sources.

Les règles sur la réhabilitation ont été modifiés par la loi n°2007-297 du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance, article 43.

Or cet article est essentiellement modificatif, c’est-à-dire qu’il modifie les codes pénal et de procédure pénale. De là vient mon erreur : je me suis contenté de consulter ces codes où les modifications avaient été portées.

Mais il restait un bout de l’article 43 qui n’a pas été codifié, le III, et c’est celui qui change tout :

Les dispositions du présent article entrent en vigueur un an après la date de publication de la présente loi. Elles sont alors immédiatement applicables aux condamnations figurant toujours au casier judiciaire, quelle que soit la date de commission de l’infraction ; toutefois, le doublement des délais de réhabilitation en cas de récidive n’est applicable que pour des faits commis postérieurement à la date de publication de la présente loi.

La loi n°2007-597 a été publiée au JO du 7 mars 2007, l’article 43 est donc entré en vigueur le 7 mars 2008.

Or comme on l’a vu, la condamnation de Jean-Marc Ayrault date du 19 décembre 1997. Définitive le 29 décembre 1997, ou le 19 février 1998 si on tient compte du droit d’appel de deux mois du procureur général qui a depuis disparu. Prenons cette dernière date. La peine est exécutée le 19 février 2003. Le délai de réhabilitation légale commence à courir. Il est de 5 ans. La réhabilitation a donc eu lieu le 19 février 2008, soit trois semaines avant l’entrée en vigueur de la loi nouvelle. Pfiou.

Et là, on réalise combien, malgré la sévérité de la peine, Jean-Marc Ayrault a eu le nez creux de ne pas faire appel, car cela aurait repoussé la date de condamnation définitive et lui aurait immanquablement fait perdre le bénéfice de la loi ancienne.

Donc non seulement Jean-Marc Ayrault peut se vanter d’avoir un casier judiciaire entièrement vierge, non seulement il est interdit à toute personne qui, dans l’exercice de ses fonctions, a connaissance de cette condamnation d’en rappeler l’existence, mais en plus il fait des choix procéduraux cruciaux 10 ans à l’avance.

Je pense à présent qu’un homme ayant une telle vision fera un excellent Premier ministre. S’il veut me donner les numéros du Loto, même de dans dix ans, je suis preneur.

PS : Mes amis complotistes, qui ne croient pas aux coïncidences, vont sûrement s’en donner à cœur joie, alors anticipons. Le projet de loi initial, déposé par le Gouvernement Villepin, contenait déjà cette modification (article 26 du projet de loi). La date d’entrée en vigueur prévue était de 6 mois après la publication, ce qui aurait empêché la réhabilitation d’Ayrault. Le Sénat n’a pas modifié cette entrée en vigueur. C’est l’Assemblée qui a repoussé à un an, par un amendement n°272 de M. Houillon, rapporteur et député UMP. Je ne pense pas que l’UMP ait tenu à faire un quelconque cadeau à M. Ayrault en adoptant cette modification, qui, des mots même du Garde des Sceaux de l’époque : Cet amendement “répare un oubli du texte. Non seulement le Gouvernement y est favorable, mais, en plus, il exprime sa gratitude”.

Note

[1] p. ex., Martine Herzog-Evans, Rép. Dalloz, v° Réhabilitation, n°57 sq.

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