Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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mercredi 7 avril 2010

Ni fleurs ni couronnes

Plusieurs sources corroborent l’information, autant la rendre officielle ici.

La réforme annoncée de manière tonitruante par le président de la République, validée comme toujours a posteriori par une commission feignant une concertation pour conclure que l’idée du chef était bien la meilleure, bref, la suppression du juge d’instruction, est abandonnée.

Le revers électoral subi aux régionales a fait prendre conscience à l’actuelle majorité que son maintien en place en 2012 n’est pas acquis. Du coup, une réforme gigantesque comme celle-ci, qui nécessite un consensus bi-partisan pour prospérer, consensus qui est inexistant actuellement, et qui prend déjà l’eau sous les coups de boutoir de la Cour européenne des droits de l’homme, qui disqualifie le parquet comme autorité judiciaire, sans compter l’hostilité manifestée à mots couverts par le président du Conseil constitutionnel et même par le procureur général de la cour de cassation.

À la place, on votera un texte a minima sur la garde à vue, car la Chancellerie a parfaitement compris que le système actuel viole la Convention européenne des droits de l’homme, bien qu’elle affirme le contraire. Bon, à sa décharge, les juridictions françaises font dans l’autisme et valident à tour de bras ces procédures. La seule urgence, c’est la Question Prioritaire de Constitutionnalité pendante devant la cour de cassation sur ce point.

Rassurez-vous, ce sera vraiment a minima. je suis prêt à parier que le système qui en sortira ne sera toujours pas conforme à la Convention. On le justifiera en disant que c’est “à la française”.

À ce sujet, j’ai assisté la semaine dernière au procès intentée par mon Ordre bien-aimé au syndicat Synergie Officiers pour injures publiques à l’encontre de ma profession, traitée de “commerçants dont les compétences sont proportionnelles aux honoraires”. À cette occasion, l’Ordre avait fait venir un aréopage prestigieux d’avocats européens : l’Espagnol Alvaro Gil Robles, ancien commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Lord Peter Goldsmith, ancien attorney general de Tony Blair de 2001 à 2007, le bâtonnier de Naples, membre du Conseil Supérieur de la Magistrature italien, et le bâtonnier de Munich, tous venus expliquer comment ça se passait dans leurs pays respectifs. C’était passionnant, et pour tout dire, humiliant pour la France.

En Espagne, la présence de l’avocat dès le début de la garde à vue est inscrit dans la Constitution de 1978. Seule bizarrerie : l’avocat ne peut avoir un entretien confidentiel qu’après le premier interrogatoire. En Angleterre, le principe est centenaire, et le budget de l’aide juridictionnelle est d’1,4 milliards d’euros, contre 250 millions en France. En Allemagne, la garde à vue ne peut excéder 48 heures, car toute personne arrêtée doit être présentée à un juge au plus tard le jour suivant. L’avocat peut assister son client tout le long, et il ne viendrait pas à l’esprit d’un policier de placer en garde à vue quelqu’un qui n’encourt pas une peine de prison ferme effective.

Sur le front de la Cour européenne des droits de l’homme, les décisions continuent à pleuvoir (plus de 40 à ce jour). La Pologne a rejoint le groupe des pays condamnés (CEDH, 2 mars 2010, Adamkievicz c. Pologne, n°54729/00), et j’ai relevé un arrêt Boz c. Turquie du 9 février 2010 (n°2039/04) où la Cour a décidé de parler lentement et en articulant pour des pays comme la France qui ne comprenaient toujours pas le message (je graisse) :

33. En ce qui concerne le grief tiré de l’absence d’avocat pendant la phase d’enquête préliminaire, la Cour renvoie aux principes posés par l’arrêt Salduz qui fait autorité en la matière (précité, §§ 50-55). 34. En l’espèce, nul ne conteste que le requérant a été privé de l’assistance d’un conseil lors de sa garde à vue – donc pendant ses interrogatoires – (paragraphe 5 ci-dessus) parce que la loi en vigueur à l’époque pertinente y faisait obstacle (Salduz, précité, §§ 27 et 28). 35. En soi, une telle restriction systématique sur la base des dispositions légales pertinentes, suffit à conclure à un manquement aux exigences de l’article 6 de la Convention (Dayanan c. Turquie, no 7377/03, §§ 33-34, 13 octobre 2009).

C’est clair, ce me semble. Enfin, visiblement pas tant que ça, vu le nombre de juges qui valident toujours ces gardes à vue et condamnent en s’appuyant sur ces PVs. Que voulez-vous ? On fait comme ça depuis un siècle. C’est un produit du terroir, la garde à vue.

Enfin, le juge d’instruction est sauvé, pour le moment, et c’est pas plus mal vu ce qu’on proposait à la place. J’espère que cela permettra l’entrée en vigueur, enfin, de la collégialité de l’instruction, votée en 2007 et reportée sans cesse depuis. Je place beaucoup d’espoirs dans cette réforme, qui évitera les difficiles transitions lors des changements de juge, et qui surtout mettra fin à une anomalie : le juge d’instruction est la seule juridiction nommée en France. On plaide devant la 23e chambre, on fait appelle devant le Pôle 4 chambre 8 (à paris du moins), mais c’est Madame Lulu, juge d’instruction, qui instruit. Aucun condamné ou presque ne connaîtra le nom du président qui l’a condamné, mais tous se souviennent du nom du juge d’instruction. Cette personnalisation de la juridiction lui a été sans nul doute néfaste, avec l’apparition de juges-stars, et de juges épouvantails.

Bon, la garde à vue va un peu s’améliorer, on va moins y recourir, et on ne va pas se lancer dans une réforme aventureuse dont les conséquences n’avaient que très mal été évaluées. Appelons ça une hirondelle, faute de pouvoir l’appeler le printemps.

samedi 27 mars 2010

L'esprit de Voltaire

Par Gascogne


Je n’aime pas ce qu’écrit Philippe BILGER. J’ai commenté dés les premiers jours de son blog son premier article, en faisant déjà montre d’un certain pessimisme, trop vite conforté, pour avoir lu quelques unes de ses œuvres. J’ai rapidement arrêté de le lire, voyant que le mal était trop profond. Trop d’égocentrisme. Trop de certitudes. Trop de plaisir à cracher dans la soupe. Ou comme disait ma grand mère, trop de bonheur à pisser contre le sens du vent.

Je ne suis même pas d’accord avec le Maître des lieux lorsqu’il ne le critique qu’avec un respect teinté d’admiration, mais vous savez comment j’ai pu rater mon UV diplomatie, à la faculté. Je ne respecte que peu les gens qui vous regardent de haut, enrobés de leurs certitudes. En bref, ceux qui se pensent supérieurs, mais qui enrobent leurs analyses cruelles d’une fort belle plume.

Je ne suis pas pour autant persuadé que cela me donne un quelconque crédit pour le défendre, et pourtant, c’est bien ce que je souhaite aujourd’hui faire. Car une fois de plus, j’ai survolé son article (je les lis rarement en entier, mais lorsque je vois sur mes fils RSS un article sur la justice, j’ai du mal à résister). Et une fois de plus, j’étais en désaccord quasi complet avec lui. Son propos souffre à mon sens, et sans aller aussi loin dans les analyses qu’Eolas ou SLL, de deux défauts majeurs : il applique, comme à son habitude, une analyse parisiano-parisienne à l’ensemble de la justice française, et il nous ressort l’habituel argument du Front National : le chroniqueur radio est puni car il ose dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas.

Alors pourquoi faire un billet sur mon nouvel ami P. BILGER ? Parce que je viens d’apprendre qu’il était convoqué par son supérieur hiérarchique pour son billet sur Eric ZEMMOUR.

Et là, je dois reconnaître que je ne comprends plus. Depuis le temps qu’il écrit sur internet (5 ans, si je ne m’abuse), il a marqué de tous les défauts que je lui reconnais l’empreinte de son blog. N’avait-il pas affirmé que l’ancienne Garde des Sceaux n’avait pas été engagée pour ses compétences ? N’avait-il pas tenu des propos plus qu’indignes sur les compétences des magistrats, qui hormis lui, étaient tout sauf aptes à s’exprimer, voire à exercer ? Et je ne vous parle même pas du scandaleux corporatisme des magistrats et de leurs syndicats représentatifs (c’est vrai, de quel droit un syndicat intervient-il dans l’intérêt professionnel de ses membres ?).

Et y avait-il eu la moindre réaction de la Chancellerie ? Non, arrei, queutchi, nada, nenni, rien… Certes, il prenait bien souvent la défense du Président de la République, mais tout de même…

Et aujourd’hui, il tient, dans des termes comme d’habitude fort bien écrits, et surtout très aménagés à la susceptibilité de ses lecteurs, des propos qui déplaisent au pouvoir, ou à tout le moins à sa hiérarchie, et d’un coup, celle-ci redécouvre tous les bienfaits du devoir de réserve ? L’association des jeunes magistrats avait d’ailleurs en son temps édité un très bon article sur le devoir de réserve des magistrats, mais on ne le trouve malheureusement plus sur le site (si un des membres de l’association me lit…). Et il se déduisait assez naturellement de leur analyse que le devoir de réserve ne devait pas se confondre avec un droit de censure absolu.

Dans une période où je reste persuadé que l’on tente de museler au maximum les magistrats, qu’ils soient judiciaires, administratifs ou financiers, où les réformes, sur la suppression du juge d’instruction, sur la prescription, sur la nouvelle procédure pénale, n’ont pour but que de tenir un peu plus encore un corps d’État qui n’est pourtant pas réputé pour son esprit révolutionnaire, faire taire un magistrat qui s’exprime haut et fort me semble un bien mauvais signe. Un de plus.

Car après mon ami Justicier Ordinaire, il me semble que la Chancellerie, sans l’accord de laquelle j’ai du mal à imaginer l’intervention du procureur Général de Paris, poursuit son grand nettoyage. Et j’ai beau ne pas apprécier la voix si particulière de Philippe BILGER, j’apprécie encore moins qu’on la fasse taire.

Alors oui, M. BILGER, je suis sans doute à l’opposé de vos conceptions de la justice, de ses membres, de vos conceptions politiques, de votre amour pour ceux qui ne vivent que de la provocation. Mais pour plagier nos lointains aïeux, je ne pense pas comme vous, mais je ferai tout pour que vous puissiez continuer à exprimer vos idées (encore que la citation soit, paraît-il, apocryphe).

mardi 2 mars 2010

Bienvenue à la Question Prioritaire de Constitutionnalité

Ce lundi 1er mars 2010 fut un grand jour, un jour historique. La France est enfin devenue un État de droit.

— Qu’est-ce qu’un État de droit, maître ?

— Mon Jeannot, quelle surprise ! Tu es revenu de ton congé paternité ?

— Vous me manquiez. Et j’ai entendu dire que vous aviez une nouvelle stagiaire très jolie…

— Tu es marié, Jeannot.

— Rassurez-vous. J’ai un contrat de confiance qui me lie à mon épouse.

— Me voilà garanti. Donne moi donc cette bouteille de champagne que tu as amenée, et nous trinquerons à nos vies qui viennent de changer.

— Volontiers. Mais vous n’avez pas répondu à ma question.

— Je manque à tous mes devoirs. Un État de droit est un État auquel le respect du droit peut être imposé par la voie juridictionnelle.

— C’est à dire par un juge ?

— Oui, mais en France, cette expression est ambiguë, car notre pouvoir juridictionnel est bicéphale. Disons que tout citoyen à qui on veut appliquer une loi peut désormais demander à un juge de constater que cette loi est inapplicable car elle viole la Constitution.

— Rappelez-moi ce qu’est la Constitution ?

— Formellement, une loi, publiée au Journal Officiel. Juridiquement, elle est la norme suprême, la loi des lois, celle de laquelle découle toute autorité, y compris celle de la loi. Elle organise l’État, fixe sa nature (République, Monarchie), sa forme (régime parlementaire, présidentiel…), la répartition des pouvoirs et leur contrôle, la désignation de leur titulaire et la durée de leurs fonctions. C’est sa dimension organique. Elle en a aussi une symbolique : c’est la Constitution qui pose que le drapeau français est le drapeau tricolore et que l’hymne est la Marseillaise. Mais aussi et surtout, elle consacre des droits inaliénables, auxquels, de par leur nature constitutionnelle, la loi ordinaire ne peut toucher.

— Pourquoi cela ?

— Parce que la loi tient son pouvoir de la Constitution. Donc la loi ne peut porter atteinte à ce que la Constitution interdit de toucher. C’est ce que le grand juriste autrichien Hans Kelsen a appelé la hiérarchie des normes. Chaque norme ne peut violer une norme de nature supérieure. Cette hiérarchie est, de haut en bas : la Constitution, les Traités et Conventions internationales régulièrement ratifiées, les lois organiques, les lois ordinaires, et les décrets. Il existe des normes de rang encore inférieur, comme les arrêtés, mais ceux-ci ne sont habituellement pas inclus dans cette hiérarchie car ils tirent leur autorité non pas de la Constitution mais d’une délégation de la loi ou du décret. Un État de droit doit permettre à tout citoyen de contester la conformité d’une norme à une autre qui lui est supérieure.

— Ainsi, je puis contester qu’un décret soit conforme à la loi ?

— Absolument, depuis l’arrêt Cadot (CE, 13 décembre 1889). C’est là le rôle exclusif du juge administratif, Conseil d’État en tête, puisqu’il est la plus haute juridiction administrative.

— Je puis contester qu’une loi soit conforme à un Traité ?

— Oui, même si la loi est postérieure au Traité, depuis l’arrêt Jacques Vabre (24 mai 1975) pour le juge judiciaire, et Nicolo (20 octobre 1989) pour le juge administratif.

— Et je ne pouvais pas contester qu’une loi fût contraire à la Constitution ?

— Non. La Constitution en vigueur, celle du 4 octobre 1958, la cinquième adoptant la forme républicaine (encore que la première n’ait jamais été appliquée, et que la troisième n’en était pas vraiment une, mais passons), prévoyait un contrôle très restreint, conforme à la vision gaullienne du pouvoir : le président a une légitimité telle qu’il ne peut mal faire. En fait, dans l’esprit des rédacteurs de la Constitution, le Conseil Constitutionnel était là pour protéger les prérogatives du président. Il ne pouvait être saisi que par le président, le premier ministre, et les présidents des deux assemblées. Il faudra d’ailleurs attendre la mort du Général de Gaulle pour que le Conseil constitutionnel ose assumer une prérogative qui n’était pas prévue par le père de la Constitution —et de l’actuel président du Conseil constitutionnel.

— Un coup d’État ?

— Juridique, donc légal. Dans une décision du 16 juillet 1971, liberté d’association, le Conseil va examiner la conformité d’une loi au préambule de la Constitution, et non aux seuls articles d’icelle.

— Qu’est-ce que cela change ?

— Tout ! Le préambule de la Constitution de 1958 cite le préambule de celle de 1946, dite de la 4e république. Et ce préambule citait lui-même la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, proclamait plusieurs droits (droit de grève, liberté syndicale…) plus récents et posait l’existence de “principes fondamentaux reconnus pas les lois de la République”, catégorie qui permet au Conseil de donner une valeur constitutionnelle à des principes contenus dans des lois ordinaires.

— Un exemple ?

— La liberté d’association, posée par la loi du 1er juillet 1901. La loi censurée prévoyait de substituer au régime de déclaration en préfecture un régime d’autorisation préalable. Нет a dit le Conseil. Le Conseil a été récompensé de cette audace puisqu’en 1974, sa saisine va être élargie à 60 députés ou 60 sénateurs, permettant à l’opposition d’exercer un contrôle de constitutionnalité. La loi HADOPI en fit les frais il y a peu. Néanmoins, la situation n’était pas satisfaisante.

— Pourquoi ?

— Pour deux raisons. Tout d’abord, le contrôle reste aux mains de l’exécutif et du législatif. Le peuple est tenu à l’écart du contrôle de ceux qui légifèrent en son nom. Or la démocratie repose sur la méfiance du peuple envers ses gouvernants : c’est le despotisme qui repose sur la méfiance des gouvernants à l’égard du peuple. La France a 1500 ans de tradition monarchique, c’est un atavisme dont il est difficile de se débarrasser.

— Et quelle autre raison ?

— Ce contrôle ne pouvait se faire qu‘a priori. Il fallait que la loi fût examinée avant sa promulgation. Après, c’était trop tard.

— C’est contrariant.

— Oui. Et anti-démocratique. Le système du “pas vu pas pris” n’est pas républicain. Et enfin, enfin, après 52 ans d’errance, et pour la première fois de son histoire, la France permet à tout citoyen de soulever par voie d’exception l’inconstitutionnalité d’une loi.

— Gné ?

— Je décompose. On peut agir en annulation de deux façons, qu’on appelle voie : l’action et l’exception. L’action consiste à demander au juge d’annuler l’acte qu’on estime illégal. On est en demande. L’exception consiste à demander cette annulation quand on tente de nous appliquer l’acte qu’on estime illégal. On est en défense. La réforme constitutionnelle de juillet 2008, entrée en vigueur sur ce point le 1er mars 2010 (le temps que soit votée la loi organique appliquant cette réforme et que soient pris les décrets d’application) permet de soulever l’inconstitutionnalité d’une loi par voie d’exception seulement, en posant ce qu’on appelle une Question Prioritaire de Constitutionnalité, la voie d’action restant l’apanage des trois présidents (de la République, du Sénat et de l’Assemblée), du premier ministre et de 60 députés ou sénateurs.

— Les premières questions ont été posées ?

— Oui, dès lundi, l’Ordre des Avocats de Paris, en accord avec le Conseil National des Barreaux, l’organe qui représente la profession au niveau national, a posé une Question Prioritaire de Constitutionnalité sur la conformité à la Constitution de la garde à vue sans avocat. Dans trois mois, la question sera tranchée. Mais pour la petite histoire, la première Question Prioritaire de Constitutionnalité sera celle déposée lundi à 00h01 par mon confrère Henri Braun, sur le statut des gens du Voyage.

— Et concrètement, comment ça marche ?

— Ça, mon Jeannot, fera l’objet de la deuxième partie de ce billet, une fois que nous aurons dégusté cette bonne bouteille. Va donc chercher trois coupes, je m’occupe d’aller chercher Malika.

lundi 22 février 2010

La justice et la mort

Le dernier, vraiment dernier cette fois, rebondissement de l’affaire Treiber, au-delà des considérations liées à ce dossier et qui n’ont pas leur place sur ce blog, amène à soulever une question à portée plus générale. Quel est donc l’effet de la mort sur le cours de la justice, et pourquoi ?

Le droit étant la science des distinctions et des exceptions, il faut distinguer les hypothèses.

La division pertinente se fait ici entre la justice civile et la justice pénale. La justice civile oppose des personnes privées (personnes physiques comme vous et moi, sauf si vous êtes un robot, ou morales : sociétés, associations, syndicats de copropriétaires, etc.) qui ont un conflit entre elles. La justice pénale oppose la société (représentée, et avec quel talent, par le ministère public) à une personne privée (physique ou morale) ou publique (à l’exception de l’État, car en France, quand on fixe les règles, on veille à ce qu’elles ne s’appliquent pas à soi même) soupçonnée d’avoir commis un fait que la loi punit : ce qu’on appelle de manière générale une infraction.

La mort n’a en principe aucun effet sur la justice civile, peu importe que la personne décédée soit le demandeur ou le défendeur. En effet, la mort d’une personne fait que son patrimoine, terme qui en droit désigne l’ensemble des biens et des droits d’une personne, passe à ses successeurs (en principe, son conjoint et ses enfants, je ‘entrerai pas dans le détail de la détermination des successeurs qui mériterait un billet à elle seule). Le procès continue donc, la partie décédée étant remplacée par l’ensemble de ses successeurs, qu’on appelle consorts.

Ainsi, si monsieur A. fait un procès à monsieur B. et que ce dernier décède en cours d’instance, le jugement sera rendu contre les consorts B. Et quand bien même le décédé avait eu la ferme intention de faire un procès avant que la Camarde ne lui signifie un jugement sans appel, ses successeurs peuvent engager l’action en son nom, puisque ce droit d’agir en justice figure dans son patrimoine. Cette hypothèse n’a rien de rare : toutes les actions en réparation d’un décès, accidentel (accident de la route, du travail) ou non sont par leur nature même toujours exercées par les héritiers (la nécromancie étant expressément prohibée par l’Ordre des avocats comme étant du démarchage de clientèle illégal).

Il y a des exceptions qui tiennent à la nature du procès en cours. Ainsi, une instance en divorce prend fin avec le décès d’un des époux, puisque ce décès dissout immédiatement et de plein droit le mariage. Il ne reste donc plus rien à dissoudre pour le juge. Le décès d’une personne peut aussi faire courir un délai pour exercer certaines actions, comme l’action en recherche de paternité, qui doit être intentée au plus tard dans les dix ans suivant le décès du père supposé (art. 321 du Code civil). Mais le principe demeure le même : on présente ses condoléances et on continue.

Au pénal, le principe est le contraire, mais il faut au préalable bien comprendre une chose. Devant une juridiction pénale (juge de proximité, tribunal de police, tribunal correctionnel ou cour d’assises), deux actions différentes sont jugées en même temps.

L’action principale, c’est l’action publique. Le demandeur est le ministère public. Il demande au juge de déclarer le prévenu coupable et en répression, de le condamner à une peine qu’il suggère dans ses réquisitions.

Mais une action accessoire peut venir s’y greffer : celle de la victime qui demande réparation du préjudice que lui a causé l’infraction. Cette action s’appelle l’action civile par opposition à l’action publique, et elle est de nature civile.

Cela posé, il faut donc distinguer deux hypothèses.

Le décès de la victime est totalement indifférent, hormis bien sûr quand il est à l’origine de l’action publique (poursuites pour meurtre ou homicide involontaire). Mais peu importe que la victime d’un vol décède avant le jugement de son voleur. Les héritiers exercent l’action au nom du défunt. C’est ainsi les conjoints, enfants ou parents de la victime qui s’assoient sur le banc des parties civiles.

En revanche, le décès de la personne poursuivie, elle, met fin à l’action publique. Le juge pénal rend un jugement constatant l’extinction de l’action publique.

Pourquoi ? Pour deux raisons.

Tout d’abord, parce que l’action publique est intrinsèquement liée à la personne de l’accusé. On va juger un fait qu’il a commis, et s’il est reconnu coupable, prononcer une peine pour sanctionner son comportement, qui sera fixée en fonction de sa personnalité. L’article 132-24 al. 2 du code pénal fixe l’objet de la peine ;

La nature, le quantum et le régime des peines prononcées sont fixés de manière à concilier la protection effective de la société, la sanction du condamné et les intérêts de la victime avec la nécessité de favoriser l’insertion ou la réinsertion du condamné et de prévenir la commission de nouvelles infractions.

Comme vous pouvez le constater, la mort de l’accusé prive la peine de tout intérêt. Quand bien même serait-il condamné, la société n’est pas menacée par un mort, sauf dans les films de George A. Romero. Le mort est à l’abri de tout châtiment, comme Arvirargus le chantait sur la tombe d’Imogène (qui d’ailleurs n’était pas vraiment morte mais passons). Les intérêts de la victime, dont la mention ici est un cadeau démagogique de la loi du 12 décembre 2005, sont sans effet sur la mort, c’est vérifié. La question de l’insertion du condamné se résume à trouver un cercueil à sa taille. Quant à la commission de nouvelles infractions, il y a été pourvu de manière fort efficace, le taux de récidive des morts étant de 0%, même si l’Institut pour la Justice prépare sûrement une étude pour démontrer le contraire.

À cela, des lecteurs pourraient m’objecter que pour les victimes, ce procès garde un intérêt et qu’on pourrait bien leur faire ce cadeau. Pourquoi pas, au Moyen-Âge, on faisait en effet des procès en effigie, qui le cas échéant étaient brûlées sur le bûcher. La démagogie victimaire justifie bien un retour au droit archaïque ; comme ça, les cellules de garde à vue seront raccords avec les culs-de-basse-fosse. Que diantre, on fait bien des procès à des fous pour leur complaire, pourquoi s’arrêter en si bon chemin ?

Néanmoins, un ultime problème se pose, au-delà de l’inutilité absolue du procès fait à un mort. C’est l’exercice des droits de la défense. Le but du procès pénal est quand même que l’accusé puisse s’expliquer. Soit sur les éléments qui l’accablent alors qu’il prétend être innocent, soit sur les raisons qui l’ont poussé à commettre ce geste s’il reconnaît les faits. Retirez cela et vous n’avez plus un procès, mais un simulacre.

On pourra m’objecter que si l’accusé est bien vivant mais en fuite, le procès a tout de même lieu. En effet, c’est ce qu’on appelle le défaut. Mais la loi admet elle même que ce procès est un simulacre puisqu’il suffit que le condamné par défaut réapparaisse (volontairement ou soit interpellé) et il pourra exercer une voie de recours spécifique, l’opposition, qui n’est pas un appel puisqu’il réduit à néant la première décision et donne lieu à un nouveau premier procès, qui pourra lui-même faire l’objet d’un appel. En fait, le but principal du défaut est de faire échec à la prescription de l’action publique en lui substituant après l’audience la prescription de la peine, qui est bien plus longue (trois ans pour une contravention au lieu d’un an, cinq ans pour un délit au lieu de trois, vingt ans pour un crime au lieu de dix ans). Un procès par défaut est par nature provisoire, en attendant le vrai procès de l’accusé.

En outre, la justice a déjà assez de mal à juger les vivants pour qu’en plus on lui ajoute la clientèle des morts.

Dernière question pour conclure : la victime, qui à ce stade n’est que plaignante, n’a-t-elle donc aucun recours si l’accusé se fait la belle par la dernière porte ?

Sur l’action publique, non, aucun. Elle est éteinte, il n’est plus possible pour la justice d’établir sa culpabilité ou son innocence. Le dossier passe aux historiens, s’il les intéresse. Il ne relève plus de la justice des hommes.

Mais l’action civile, elle n’est pas affectée par le décès, comme je l’expliquais en ouverture.

Simplement, elle ne peut plus être portée devant la juridiction répressive puisqu’elle n’est plus saisie du dossier. La jurisprudence a apporté un tempérament de taille à ce principe : cette règle ne s’applique pas si l’affaire est en appel, car il a déjà été statué sur l’action publique. Dans ce cas, la cour constate l’extinction de l’action publique, mais reste compétente pour juger l’action civile, c’est-à-dire sur les dommages-intérêts, que ce soit le condamné défunt qui ait fait appel ou la partie civile. Et ce même si le défunt avait bénéficié d’une relaxe (s’il était jugé pour un délit) ou d’un acquittement (s’il était jugé pour un crime). On peut donc discuter de la culpabilité du défunt en appel ; mais il faut qu’il ait été jugé une première fois de son vivant.

La victime peut donc en cas de décès avant tout jugement au pénal porter son action devant le juge civil, suivant les règles du code de procédure civile, pour demander une indemnisation aux héritiers de la personne soupçonnée, ou devant une juridiction spécifique, la Commission d’indemnisation des victimes d’infraction, qui est bien de nature civile (c’est la 2e chambre civile qui connaît des pourvois sur cette procédure), quand bien même elle est réglée par les articles 706-3 du CPP. Les mystères du droit.

La première voie n’est quasiment jamais empruntée car elle est très périlleuse. Il faut prouver la culpabilité du défunt, en se fondant notamment sur le dossier de l’instruction, et devant les juridictions civiles, la présomption d’innocence est bien mieux respectée : pas d’intime conviction du juge, c’est de la certitude qu’il faut apporter. La procédure devant la CIVI suppose uniquement de prouver que les faits à l’origine du dommage « ont le caractère matériel d’une infraction » (art. 706-3 du CPP), peu important de savoir qui est coupable. Le but même de cette procédure, initialement créée pour les actes de terrorisme, est de permettre aux victimes d’être indemnisées même quand les auteurs des faits demeurent inconnus.

Voilà la situation dans cette tragique affaire, ou trois familles pleurent désormais un être cher et devront continuer à vivre avec leur convictions mais aussi leurs incertitudes. Nous ne sommes ici que pour faire du droit, je vous demanderai donc de ne pas aborder la question du coupable-pas coupable. Nous n’avons aucune qualité pour en discuter et le chagrin des familles impose un silence respectueux.

mardi 16 février 2010

Un petit mot d'un avocat qui sait ce qu'il veut

Oui, oui, j’ai vu passer l’annonce d’une future loi Besson sur l’immigration. Je reviendrai sur ce projet parce que là, il y en a qui se sont lâchés. Et ce n’est pas le respect élémentaire de la Constitution qui les a arrêté : même l’intégrité du territoire est piétinée, c’est dire si c’est fort.

Mais je voudrais faire un nouveau billet sur la question de la garde à vue pour contrer un argument que j’entends beaucoup : les avocats ne sauraient pas ce qu’ils veulent, puisque d’un côté, ils se plaignent qu’il y a trop de gardes à vue, et que de l’autre, ils soulèvent des nullités de procédure parce que leur client n’a pas été placé en garde à vue. Cet apparent paradoxe révélerait la mauvaise foi de ceux qui soulèvent ce raisonnement.

Quand j’entends cet argument, je me dis que décidément, il y a un code de procédure pénale (CPP) pour les avocats et un autre pour les policiers.

Mais comme, officiellement du moins, il n’en est rien, voici ce que dit la loi sur la garde à vue.

Art. 63 du CPP :

L’officier de police judiciaire peut, pour les nécessités de l’enquête, placer en garde à vue toute personne à l’encontre de laquelle il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction. Il en informe dès le début de la garde à vue le procureur de la République.

La personne gardée à vue ne peut être retenue plus de vingt-quatre heures. Toutefois, la garde à vue peut être prolongée pour un nouveau délai de vingt-quatre heures au plus, sur autorisation écrite du procureur de la République. Ce magistrat peut subordonner cette autorisation à la présentation préalable de la personne gardée à vue.

Sur instructions du procureur de la République, les personnes à l’encontre desquelles les éléments recueillis sont de nature à motiver l’exercice de poursuites sont, à l’issue de la garde à vue, soit remises en liberté, soit déférées devant ce magistrat.

Voilà. Le reste des articles précise les droits accordés au gardé à vue : être informé du motif de la mesure, faire prévenir un proche, voir un médecin, s’entretenir avec un avocat.

C’est là le nœud de l’affaire. On arrive de deux façons dans un local de police ou de gendarmerie : volontairement, ou non. S’il est établi que toute personne qui fait l’objet d’une contrainte doit être placée en garde à vue pour bénéficier de ces droits, la jurisprudence admet l’existence d’une “audition libre”, La personne interrogée étant supposée être là de son plein gré et, bien que libre de partir, rester là car elle aime être interrogée et si possible s’incriminer elle-même. Toute personne convoquée par la police ou la gendarmerie “pour affaire la concernant” sans autre précision, selon la formule d’usage, sait combien le droit de se lever et partir est illusoire, la menace du placement en garde à vue venant rapidement calmer les ardeurs voyageuses. Je me souviens ainsi d’un mien client, convoqué au commissariat pour une affaire qu’il pensait banale et a réalisé une fois sur place qu’en fait, il était le sujet de l’enquête qui portait sur des faits graves. Alors qu’il patientait sur un banc, il m’a appelé avec son portable pour me demander conseil. À peine avais-je décroché que j’ai entendu un policier le sommer de raccrocher, quand bien même était-il au téléphone avec son avocat. C’est ce que la jurisprudence appelle une audition libre : pas le droit de parler à son avocat. Le prix de la liberté ?

En tant qu’avocat, je souhaite que toute personne qui met un orteil dans un commissariat parce qu’elle est soupçonnée d’avoir commis une infraction puisse bénéficier des droits du gardé à vue, et que ces droits lui soient notifiés. Ce qui suppose le statut de gardé à vue,puisqu’il n’y en a pas d’autre.

D’où réaction stupéfaite : comment, moi, avocat, donc Némésis de la garde à vue, j’implore ce statut pour mes clients ? Aimerais-je en fait la privation de liberté, ou n’y verrais-je qu’une occasion supplémentaire de facturer des honoraires à un taux forcément indécent ?

Non, j’aime les droits de la défense, et s’il faut le statut de gardé à vue pour pouvoir les exercer, ainsi soit-il. Que le nombre de gardes à vue double ou triple ne me gêne pas plus que ça. Il ne fera ainsi que s’approcher du réel.

Car il faut garder à l’esprit que nulle part — et croyez-moi, j’ai cherché—, nulle part la loi ne prévoit que garde à vue implique nécessairement mise en cellule, port des menottes, confiscation des effets personnels susceptibles dans l’esprit de l’officier de police judiciaire d’être dangereux (et ils ont de l’imagination, croyez-moi : ça inclut les lunettes de vue, les montres et les lacets) et fouille à nu (j’appelle comme ça toute fouille qui implique d’exhiber ses parties intimes, même si le pantalon reste autour des chevilles, mais sans recherche dans les cavités internes, qui est une mesure spécifique qui ne peut être pratiquée que par un médecin (art. 63-5 du CPP). Il y a même là une véritable perversion du système, qui consiste à associer nécessairement les droits élémentaires de la défense (la Convention européenne des droits de l’homme fixe des minima, pas des objectifs utopiques) avec des mesures de contrainte telles que l’intéressé préférera souvent tout faire pour les éviter, y compris renoncer à ses droits. Nous vivons dans un pays formidable, où on entend des policiers menacer d’une garde à vue, c’est à dire vous menacer de vous permettre d’user des droits de la défense.

Une garde à vue peut très bien se passer sans papouilles, vêtu tel que l’on est arrivé, les inévitables temps d’attente pouvant opportunément se passer à lire avec ses lunettes de vue un livre qu’on aura apporté, dans tout local autre qu’une cellule, voire un banc dans le couloir. Utopie droitdelhommiste, angélisme criminogène ? Je ferais juste remarquer que dans la plupart des autres pays européens, bien des gardes à vue se passent comme ça. Et leurs petits vieux ne tremblent pas plus que les nôtres. Je ne comprends toujours pas (mais je reste ouvert à toute explication) pourquoi une personne qui a obéi à une convocation et se présente spontanément à l’heure dite devrait être entravée pour prévenir toute évasion, ou s’assurer qu’elle n’est pas dangereuse pour elle même (si elle avait voulu se suicider, elle avait toute latitude pour ce faire avant de venir) ou pour autrui (pas besoin de convocation pour agresser autrui), quand bien même elle manifeste le désir de rentrer chez elle. J’ajoute que le traitement que suppose la garde à vue dans son modèle actuel, dans les conditions matérielles dans lesquelles elles se passent (et dont les policiers ne sont absolument pas responsables, quand un commissariat est vétuste, ce ne sont pas eux qui l’ont dégradé) facilite sans nul doute le passage à l’acte violent du gardé à vue (pour le contrepoint, je vous invite à lire ce billet de Bénédicte Desforges, qui manie aussi bien la plume qu’elle maniait la matraque).

Quel est donc l’intérêt des droits du gardé à vue dans le cadre d’une présentation volontaire sur convocation ? À peu de choses près le même que pour une présentation contrainte. Faire prévenir un proche n’en a effectivement aucun si on permet à la personne se présentant au commissariat de téléphoner à qui elle veut (après tout, elle est libre, n’est-ce pas ?). On sait que c’est loin d’être le cas. Mais deux droits essentiels gardent tout leur intérêt : le droit de connaître le motif de sa convocation (qui ne figure pas sur la convocation papier, c’est toujours “pour affaire vous concernant”, donc aucun conseil utile n’a pu être sollicité au préalable auprès d’un avocat), et une fois cet élément connu, de s’entretenir avec un avocat pendant trente minutes dans des conditions de confidentialité absolue, avocat qui pourra faire des observations écrites versées au dossier, donc lues par les policiers, mais aussi le procureur, l’avocat saisi ensuite du dossier, et le juge. Ce n’est pas satisfaisant en soi et probablement pas conforme en l’état aux exigences minimales de la Convention européenne des droits de l’homme, mais c’est déjà ça.

D’où les nullités que je soulève régulièrement en cas de procédure “libre”. S’il ressort en quoi que ce soit du dossier que la liberté de mon client, à commencer par celle de se lever et partir, est atteinte, j’estime que le statut de garde à vue s’imposait, avec la notification des droits qui s’y attache et bien sûr la possibilité de les exercer. Je soulève une nullité fondée sur la violation des droits de la défense. J’estime que non seulement cela n’a rien d’aberrant de la part d’un avocat de la défense, mais qu’en plus ça mérite d’être discuté. Après tout, il est en principe porté une atteinte irrémédiable aux droits de la défense lorsque des déclarations incriminantes faites lors d’un interrogatoire de police subi sans assistance possible d’un avocat sont utilisées pour fonder une condamnation

Ce n’est pas moi qui le dis, c’est la Cour européenne des droits de l’homme (arrêt Salduz c. Turquie).

Et pour finir, une mise au point et une invitation.

La mise au point : on assiste depuis quelque jours à une contre-offensive médiatique sur le thème des pauvres policiers/gendarmes que personne n’aime alors qu’on est bien contents qu’ils soient là. Ça me paraissait pourtant clair depuis le début mais puisque les choses qui vont sans dire vont mieux en le disant ; les policiers ne sont pas visés par le combat mené pour réformer la garde à vue. Je respecte profondément les policiers qui sont à mes yeux des clients potentiels comme les autres. Exceptions faites de comportements individuels fautifs, qui sont très rares, les policiers ne font qu’appliquer la loi telle qu’interprétée par les directives et circulaires émises par leur hiérarchie. Ils les appliquent et seraient sanctionnés s’ils ne le faisaient pas. C’est à leur hiérarchie, et plus précisément à la hiérarchie de leur hiérarchie, en dernière analyse le législateur, que nous adressons nos reproches. La police est le bras armé de la République, et une police républicaine doit avant tout appliquer la loi de la République, quelles que soient les objections que je puis émettre sur la qualité de cette loi. La théorie des matraques intelligentes a ses limites : permettre à la police (au sens large) de ne pas appliquer un ordre manifestement illégal ne peut pas lui permettre de refuser d’appliquer la loi. Donc je l’absous de toute responsabilité dans l’état actuel du droit français, quand bien même elle le trouverait satisfaisant. Et j’ai particulièrement conscience des conditions dans lesquelles elle doit travailler. Et la préfecture de police en a conscience puisqu’elle ne donne des autorisations de filmer aux journalistes que dans le commissariat central du 20e arrondissement, qui vient d’être refait à neuf.

L’invitation : je serai cet après midi l’invité d’un chat du monde.fr sur le thème de la garde à vue. C’est de 15h30 à 16h00, c’est fort bref, donc si je ne puis garantir que votre question aura une réponse (mais les commentaires ici fonctionnent plutôt bien), si le sujet vous intéresse, la discussion continuera là bas, et les questions des autres peuvent aussi être intéressantes.

jeudi 11 février 2010

La chambre de l'instruction de Paris juge la garde à vue sans avocat conforme à la CEDH

Par un  arrêt du 9 février 2010, la chambre de l’instruction (pôle 7 chambre 5) a rejeté une requête en annulation de pièces d’une instruction qui se fondait sur la jurisprudence récente de la cour européenne des droits de l’homme (CEDH).

Son argumentation est intéressante, et mérite vraiment d’être attaquée par la voie d’un pourvoi en cassation, qui permettrait à la haute juridiction de trancher le débat en cours, et je l’espère dans un sens funeste à cet arrêt, dont je ne partage pas, et de loin, les conclusions.

En voici les passages pertinents. Mes commentaires sont en italique. Les passages importants sont graissés par votre serviteur. Le mot “cour” indiquera toujours la cour d’appel de Paris, la cour européenne des droits de l’homme sera désignée par son acronyme CEDH pour éviter toute confusion.


 

 

ARRÊT DU 9 Février 2010

 

 

COUR D’APPEL DE PARIS

 

PÔLE 7

 

CINQUIÈME CHAMBRE DE L’INSTRUCTION

 

 

ARRÊT SUR REQUÊTE EN ANNULATION DE PIÈCES

 


 

 (…)

 

La cour commence par rejeter un argument tiré de la Résolution (73)5 du Comité des ministres du Conseil de l’Europe édictant les règles minimales de traitement des détenus, en écartant tout bonnement le texte sans même l’examiner.  

 

            Considérant que les règles minimales édictées par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe non reprises par une convention internationale n’ont pas de valeur juridique en tant que telles, et constituent de simples recommandations ;


Argument de pur droit, presque rien à redire. Si ce n’est que cette résolution a été prise dans le cadre du conflit d’Irlande du Nord et visait à émettre des directives à l’égard de l’armée britannique qui se livrait sur les militants pro-IRA à des actes de torture caractérisés. La cour d’appel estime donc qu’il n’y a pas à se demander si la France respecte ces “simples recommandations”. Il est permis de le regretter. le juge peut tout à fait s’inspirer de ces recommandations au moment d’interpréter et d’appliquer la loi. La CEDH ne se prive pas de tenir compte de ces recommandations : cf. arrêt Salduz, §55.


Autre argument écarté par la cour : les arrêts Salduz, Dayanan, et compagnie posent des principes applicables en France. Là, la position de la cour est pour le moins audacieuse. 

             Considérant qu’en application de l’article 46 de la Convention Européenne des droits de l’homme, seules les Hautes parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour (Européenne de Strasbourg) dans les litiges auxquels elle sont parties, que tel n’est pas le cas en l’espèce des décisions citées  par la défense dans sa requête, sauf celle du 23 novembre 1993 Poitrimol c/ France, dont cependant  elle n’explicite pas  les termes pertinents et applicables en l’espèce ;

On retrouve ici un argument tenu par la Chancellerie : les arrêts Salduz et Dayanan concerneraient la Turquie et pas la France, donc ils ne sont pas pertinents. Le voir repris dans un arrêt de cour d’appel me chiffonne nettement plus, tant on sait que la CEDH applique les mêmes principes à tous les États membres. Il aurait suffit que la  cour d’appel lût l’arrêt Salduz pour voir ainsi que la CEDH invoque à l’appui de sa décision des arrêts qu’elle a antérieurement rendus contre la Suisse, la Bulgarie, le Royaume-Uni, l’Autriche et… la France. C’est un peu comme si la cour d’appel refusait d’appliquer la jurisprudence de la cour de cassation au motif que ses arrêts ne concerneraient que les parties en cause.

Quant au fait que la requête en annulation n’explicite pas les “termes pertinents et applicables en l’espèce” de ces décisions, je suis ravi d’éclairer la cour d’appel : c’est au §34 de l’arrêt que la CEDH dit que “Quoique non absolu, le droit de tout accusé à être effectivement défendu par un avocat, au besoin commis d’office, figure parmi les éléments fondamentaux du procès équitable.” Cette formule est reprise mot à mot dans l’arrêt Salduz au §51, en se référant expressément à l’arrêt Poitrimol. La cour dit donc clairement que ce dernier arrêt n’est qu’une application des principes du premier. La différence est que l’arrêt Poitrimol portait sur le droit à comparaître devant un tribunal, et Salduz sur l’assistance en garde à vue. Point sur lequel la CEDH précise : « À cet égard, il ne faut pas oublier que la Convention a pour but de « protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs » et que la nomination d’un conseil n’assure pas à elle seule l’effectivité de l’assistance qu’il peut procurer à l’accusé ». Ça me paraît pourtant clair.


             Considérant que la défense, au soutien de sa requête se réfère essentiellement à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et plus spécialement aux dispositions de son alinéa 3, pour affirmer que la Convention a pour but de “protéger des droits non théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs”, et que la nomination d’un conseil n’assure pas à elle seule l’effectivité de l’assistance, elle en déduit que l’article 6 exige normalement que le prévenu puisse bénéficier de l’assistance d’un avocat dès les premiers stades des interrogatoires de police, laquelle défense, admet  cependant que l’article 6 paragraphe 3 c) ne précise pas les conditions d’exercice du droit qu’il consacre, et concède que ce droit peut toutefois être soumis à des restrictions “pour des raisons valables”, dit-elle , sans citer les arrêts des 27 novembre 2008 (Arrêt Salduz) et 13 novembre 2009 (Arrêt Dayanan)de la Cour Européenne ;


            Considérant que X a été  placé en garde à vue, le 12 mai 2009 à 6h10, que cette garde à vue a été prolongée une première fois pour 24h00, le 12 mai à 23h05 et, à nouveau prolongée le même jour à 22h05, pour finalement être levée le 14 mai à 11h50, soit avant l’expiration du délai légal de 72 heures, heure au delà de laquelle, le droit à l’assistance d’un avocat pouvait être régulièrement exercé, conformément aux dispositions des articles 63, 63-4, 706-73 et 706-88 du code de procédure pénale ;

Nous étions donc dans le cadre d’une procédure dérogatoire, sans droit à l’avocat pendant trois jours. Comme précisément celle de l’arrêt Salduz.

 

            Considérant qu’il résulte de la lecture des procès verbaux de placement en garde à vue et de prolongation de cette mesure , que les droits du gardé à vue ont été notifiés régulièrement à X , conformément aux dispositions de l’article 64 du code de procédure pénale, et que celui-ci a pu régulièrement et effectivement  les  exercer , conformément à ses souhaits (avis à famille, examen médical) ;

 

            Considérant que le paragraphe 3 de l’article 6 de la Convention Européenne des droits de l’homme dit:

 

« Tout accusé a droit notamment à:

« a) être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu’il comprend et d’une manière détaillée, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui ;

« b)disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ,

« c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ;

« d)interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;

                                                                                 

            Considérant que les dispositions actuelles du code de procédure pénale consacrent le principe que toute personne placée en garde à vue peut avoir accès à un avocat avec lequel elle peut s’entretenir, dès le début de cette mesure (article 63-4 et 154 du code de procédure pénale) , que l’effectivité de ce droit est réelle, l’avocat étant avisé de la nature et de la date des faits , cet entretien pouvant durer 30 minutes ,cette faculté étant renouvelée à chaque prolongation de la mesure ;

 Là, je m’étrangle en lisant ça. Et si la cour ne connaissait d’un dossier que la date et la nature des faits, s’estimerait-elle réellement et effectivement en état de juger ? Non, n’est-ce pas ? Alors comment un avocat dans cette situation est-il censé être en état d’assurer réellement et effectivement les droits de la défense ?


            Considérant que notre droit prévoit une intervention différée de l’avocat lorsque le gardé à vue est mis en cause pour certaines infractions relevant de la criminalité organisée, du terrorisme, ou encore, comme en l’espèce, pour infraction à la législation sur les stupéfiants, ensemble d’infractions estimées  d’une particulière gravité ;

 Comme le prévoyait le Code de procédure pénale turc. Qui a depuis été modifié pour être mis en conformité avec les droits de l’homme. 


            Considérant, ainsi que le concède la défense, que ces restrictions ne sont pas contraires à l’article 6 paraphe 3 de la Convention européenne des droits de l’homme et aux interprétations qu’en a fait la Cour Européenne de Strasbourg, qui admet les exceptions au principe de l’exercice du droit à un avocat, s’il est démontré, à la lumière des circonstances particulières de l’espèce, qu’il existe des raisons impérieuses de restreindre ce droit ;

 Ah, pardon. Si en effet la cour dit bien que “Ce droit, que la Convention n’énonce pas expressément, peut toutefois être soumis à des restrictions pour des raisons valables”, c’est dans l’arrêt Salduz c. Turquie (§52), or la cour a dit plus haut que selon elle l’art. 46 de la Convention limitait l’effet de l’arrêt Salduz à la Turquie. Là aussi, il faudrait savoir. On ne peut pas dire qu’un arrêt s’applique à la Turquie quand il est favorable à la défense et à la France quand il soutient l’accusation. 


            Considérant que la participation à un trafic de stupéfiants constitue une infraction particulièrement grave de par ses conséquences, entre autres, sur la santé publique, de telle sorte que les restrictions temporaires instituées poursuivent une préoccupation légitime, apparaissent proportionnées à l’objectif social, tel que voulu par le législateur ; et ne se montrent   pas contraire au principe du procès équitable;

Pour ma part, j’ai tendance à penser que le meurtre a plus d’impact sur la santé publique que la toxicomanie, mais je ne suis pas médecin ni conseiller de cour d’appel. Puisque je ne suis que juriste, une question de droit : en quoi la gravité des conséquences d’une infraction justifierait-elle une restriction des droits de la défense ? Jamais la cour européenne des droits de l’homme n’a dit une telle chose, qui permet d’écarter la garantie des droits de la défense pour toutes les infractions graves, ne laissant le droit à un avocat qu’aux peccadilles et délits mineurs. C’est à dire en fait à toutes les infractions qui ne sont jamais soumises à une chambre de l’instruction. 

 

            Considérant enfin qu’en l’espèce, la mise en examen de  X n’a pas été uniquement fondée à partir de ses déclarations faites en garde à vue, mais aussi au regard d’autres indices graves ou concordants, tels les interceptions téléphoniques, les résultats positifs des perquisitions et les déclarations des autres protagonistes, que dès lors le requérant , qui n’encourt pas le risque d’être condamné au vu de ses seules déclarations initiales recueillies en garde à vue, pourra bénéficier d’un procès équitable ;

Fort bien, il y a d’autres éléments à l’appui de l’accusation. En quoi cela dispenserait-il d’annuler les déclarations obtenues en garde à vue ? Que la cour les annule, et on verra si le tribunal correctionnel trouvera dans ce qui reste de quoi fonder une condamnation. La Convention européenne des droits de l’homme n’est pas censée ne s’appliquer qu’aux accusés dont l’innocence est établie. 

 

            Considérant en conséquence que l’ensemble des droits et règles régissant la garde à vue ont été en l’espèce respectés, que les procès verbaux y afférent comme toutes pièces de la procédure subséquentes sont réguliers, que la requête en nullité sera rejetée dans son intégralité, et que la procédure , qui n’est pas entachée d’autres irrégularités , est régulière jusqu’à la cote D2958 ; (…)


 Cet arrêt de la cour d’appel est intéressant, car il a eu la vertu de renforcer ma conviction sur la non conformité du droit français, particulièrement les procédures dérogatoires, à la Convention européenne des droits de l’homme. Quand on voit l’argumentation déployée par la cour, qui est contradictoire en ce qu’elle écarte des arrêts de la CEDH qui ne concerneraient pas la France avant de les invoquer quand ils disent qu’ils admettent des exceptions, et se prononce sur la pertinence de ces exceptions par des motifs généraux et vagues quand la CEDH exige pour admettre des exceptions des justifications fondées sur les circonstances particulières de l’espèce. 

Qu’une cause soit si mal défendue révèle qu’elle est perdue. J’espère que mon confrère va se pourvoir en cassation et l’encourage vivement à le faire. 

Et si le salut ne venait pas du Quai de l’Horloge, Strasbourg est si belle au printemps.

lundi 8 février 2010

Un nouvel exemple de malfaçon législative

Mon excellent confrère, tellement excellent qu’il mériterait d’être parisien, Maître Mô a levé un lièvre qui, si je ne partage pas ses conclusions fort pessimistes (mais optimistes pour certains de nos clients) révèle sans nul doute un nouveau cas spectaculaire de malfaçon législative, encore plus beau que l’abrogation de la dissolution pouvant frapper la Scientologie sans que personne ne le remarque.

Tout a commencé quand madame Marie-Louise Fort, député UMP de la 3e circonscription de l’Yonne (Sens et alentours) s’est avisée avec horreur et stupéfaction que le code pénal ne contenait pas le mot « inceste ». Entendons-nous bien. Il réprime effectivement l’inceste, et ce depuis sa première édition en 1810, mais n’utilise pas ce mot, préférant le très juridique terme de viol ou agression sexuelle “aggravé par la qualité de son auteur d’ascendant légitime, naturel ou adoptif, ou par toute autre personne ayant autorité sur la victime”, et le cas échéant la minorité de 15 ans de la victime, même si le cumul de ces circonstances n’aggrave pas la répression (20 ans de réclusion criminelle sont encourus pour le viol aggravé, la loi réservant le degré au dessus, 30 ans de réclusion, si le viol a entraîné la mort de la victime sans intention de la donner, et la perpétuité quand le viol est accompagné de tortures et actes de barbarie) : art. 222-24 du Code pénal.

Marie-Louise Fort a donc rendu un rapport déposé en janvier 2009 (pdf), reprenant largement les conclusions d’un précédent rapport du député Christian Estrosi.

Oui, Christian Estrosi, je sais.

En voici des extraits choisis.

Premier temps : quoi de mieux pour aveugler le législateur que de noyer ses yeux de larmes ?

Maire de Sens, j’ai été confrontée à la situation particulièrement douloureuse et émouvante de victimes d’inceste luttant pour « recouvrer la vie ». Les accompagner a été pour moi l’occasion de mesurer le poids du tabou qui les écrase en même temps que leurs proches.

Déjà, quand un député commence à parler de lui sous prétexte de parler des victimes dès le premier paragraphe de son rapport, on peut craindre le pire. Surtout quand il ajoute :

Enfin, la dernière phase de la mission a été un temps de réflexion et de synthèse. Car travailler à lutter contre l’inceste est humainement ébranlant et philosophiquement questionnant. (sic.)(Rapport, page 3).

Moi, c’est la syntaxe que je trouve questionnante philosophiquement.

Et en effet, la catastrophe est annoncée dès la page 11 :

La présente mission, considérant que l’inceste n’est pas seulement la circonstance aggravante d’un viol ou d’une autre agression sexuelle mais aussi un élément constitutif de ceux-ci, suggère pour sa part d’intégrer la notion de l’inceste aussi dans la définition de ces infractions.

ceci étant justifié par l’argument hautement juridique suivant :

La mission souhaiterait rappeler que la loi a le pouvoir de casser le tabou en le nommant.(rapport, p.12)

La loi-Brice de Nice, en somme.

Pourquoi, une catastrophe ?

Parce que la loi n’est pas une psychothérapie à portée générale. Elle doit poser des règles, qui s’inscrivent dans un ensemble de règles préexistant, dans lequel elles doivent s’insérer sans dommage pour l’édifice. C’est du travail de précision.

Et un point fondamental du droit pénal est qu’un élément constitutif d’une infraction ne peut être en même temps une circonstance aggravante de cette infraction.

Ainsi, le code pénal définit des infractions de base, dites simples. Si elles sont commises dans certaines circonstances énumérées par la loi, elles deviennent aggravées, et la peine encourue est plus élevée. Certains variantes de l’infraction peuvent être tellement spécifiques qu’elles font l’objet d’une définition autonome : on parle alors d’infraction qualifiée.

Prenons l’exemple du vol.

Le vol est la soustraction frauduleuse de la chose d’autrui. C’est l’art. 311-1 du Code pénal qui pose la définition. Ce vol est le vol simple. L’élément matériel est l’appréhension de la chose, qui suppose que l’auteur s’en saisisse physiquement (pirater votre compte PayPal n’est pas un vol, mais une autre infraction, selon la méthode employée). L’élément moral est la conscience que la chose appréhendée ne nous appartient pas, peu importe qu’on sache à qui elle est : il suffit qu’on soit certain qu’elle n’est pas à nous.

Le vol est puni de trois ans d’emprisonnement et 45000 euros d’amende : art. 311-3 du code pénal.

L’article 311-4 du Code pénal prévoit toute une liste de circonstances qui font du vol un vol aggravé. Ces circonstances peuvent être liées à la façon dont la chose est appréhendée (usage de violences légères), au lieu où le vol est commis (gares et transports en commun), à la victime (personne vulnérable comme des personnes âgées, hein, m’sieur Hortefeux ?). Une circonstance aggravante fait passer la peine encourue à 5 ans, deux circonstances à sept ans et trois à dix ans (exemple : un vol commis avec violences, sur une personne âgée, par effraction nous emmène déjà au sommet de l’échelle des peines correctionnelles). Ce sont les vols aggravés.

La loi prévoit en outre des vols spécifiques faisant l’objet d’une répression autonome : les vols qualifiés. Il s’agit du vol commis par un majeur avec la complicité de mineurs (art. 311-4-1 du code pénal), du vol accompagné de violences importantes (art. 311-5 du Code pénal) ou du vol à main armée (art. 311-8 du code pénal). La distinction est importante, surtout dans notre affaire d’inceste, car les circonstances aggravantes du délit simple ne s’appliquent pas au délit qualifié qui est une infraction autonome. Et un délit qualifié peut avoir ses propres circonstances aggravantes : tel est le cas du vol en bande organisée (art. 311-9 du code pénal).

Vous saisissez maintenant la catastrophe annoncée quand le député annonce que ” l’inceste n’est pas seulement la circonstance aggravante d’un viol ou d’une autre agression sexuelle mais aussi un élément constitutif de ceux-ci”. Le député va faire de l’inceste un viol ou une agression sexuelle qualifiée pour “nommer la chose et casser le tabou”. Fort bien, mais va-t-il penser à adapter la peine encourue ?

La réponse est dans la proposition de loi déposée par le même député, et qui a été définitivement adoptée le 26 janvier 2010, en attente de publication, faute pour le Conseil constitutionnel d’avoir été saisi de cette loi.

La loi crée un nouvel article 222-31-1 au Code pénal ainsi rédigé :

Les viols et les agressions sexuelles sont qualifiés d’incestueux lorsqu’ils sont commis au sein de la famille sur la personne d’un mineur par un ascendant, un frère, une sœur ou par toute autre personne, y compris s’il s’agit d’un concubin d’un membre de la famille, ayant sur la victime une autorité de droit ou de fait.

Nous avons donc un article qui crée deux infractions qualifiées, donc autonomes.

Et que prévoit la loi pour la répression ?

Rien. Pas un mot. La loi crée deux infractions et ne les réprime pas. Amusant pour une loi qui veut casser un tabou en le nommant de faire ainsi de la peine encourue un tabou en ne la nommant pas.

Conséquence de cette loi ?

Toute la question est là et les avocats pénalistes se frottent les mains. Car il va y avoir controverse, décisions contradictoires, jusqu’à ce que la cour de cassation y mette bon ordre dans quelques années.

L’hypothèse de Maître Mô est la plus orthodoxe juridiquement, mais vous allez voir que la cour de cassation est capable de souplesse pénale en la matière.

Pour lui, ce viol qualifié n’étant pas spécifiquement réprimé, il emprunte la pénalité du viol simple (il reste un viol, qui est puni de quinze ans de réclusion criminelle nous dit l’article 222-23 du code pénal), puisque la circonstance aggravante de commission par ascendant (au sens large, j’inclus les personnes ayant autorité), lui est non seulement inapplicable en tant qu’infraction autonome mais en plus est devenue élément constitutif de l’infraction.

Conclusion de mon septentrional confrère : la loi a allégé les peines de l’inceste,ce qui est une curieuse façon de lutter contre lui. Et le même raisonnement vaut pour l’agression sexuelle (je rappelle que l’agression sexuelle exclut tout acte de pénétration sexuelle, qui serait un viol : ce sont les attouchements et caresses, subis ou donnés sous la contrainte).

Juridiquement, le raisonnement tient parfaitement.

Sur le blog Dalloz, Emmanuelle Allain en tient un autre, auquel j’ai tendance à me rallier : il ne s’agirait que d’une loi d’affichage, qui ne change rien à l’état du droit, comme le législateur aime tant en faire tout en jurant qu’il va arrêter d’en faire. Il suffira pour cela que la jurisprudence, et en dernier lieu la cour de cassation, décide que l’article 222-31-1 du Code pénal ne prévoyant aucune peine, le mot inceste n’est qu’une décoration ajoutée sur l’intitulé du crime comme la guirlande sur le sapin, qui reste fondamentalement ce qu’il a toujours été : un viol aggravé par la qualité de son auteur.

Ce ne serait pas la première fois que la cour de cassation ferait prévaloir l’efficacité de la loi et la volonté du législateur sur la rigueur juridique et le texte effectivement voté. Un problème similaire s’était posée en 1994 avec l’entrée en vigueur du nouveau code pénal : le législateur avait abrogé l’ancienne circonstance aggravante de torture et acte de barbarie et créé un nouveau crime de torture et acte de barbarie. La non rétroactivité de la loi pénale plus sévère (ce qu’est une loi créant un nouveau crime) aurait dû s’opposer à ce que les faits antérieurs au 1er mars 1994 fussent jugés sous cette qualification. Mais la cour de cassation a jugé, dans un arrêt du 11 mai 2005, que cette infraction nouvelle assurait en fait la continuité de l’incrimination, sans guère s’expliquer sur cette étrange continuité par la nouveauté. Je pense que dans notre affaire, la cour de cassation tordra un peu le texte pour le faire coller avec la volonté clairement exprimée du législateur de lutter contre l’inceste et non d’en alléger la répression.

Mais je ne me gênerai pas pour soutenir la position de Mô devant les juridictions. Vous savez mon attachement à la rigueur juridique. Que la Cour de cassation tranche, puisque le Conseil constitutionnel n’annulera pas cette loi comme il l’aurait probablement fait pour les lois qui ne légifèrent pas qui lui sont soumises.

En attendant, bien sûr, ce seront les victimes qui paieront les mots cassés. Que Dieu les protège du législateur qui veut les protéger. Leurs bourreaux, le parquet s’en charge.

samedi 23 janvier 2010

Française un jour, Française toujours ?

par Sub lege libertas


Notre Maître de céans a réagi plus vite que moi aux propos de Jean-Luc Mélenchon sur l’impossibilité pour Nicolas Sarközy de Nagy-Bocsa, d’être français si on lui appliquait les lois actuelles. Outre l’erreur démontrée par Eolas, l’idiotie juridique de l’affirmation de Jean-Luc Mélenchon est totale puisque bien sûr, si vous devez prouver votre nationalité française en analysant celle de vos aïeux, il vous faut leur appliquer la loi en vigueur alors et non l’actuelle. Et Eolas nous boucle la question pour notre Nicolas Sarközy de Nagy-Bosca en deux coups de cuillère à pot en concluant : “Nicolas Sarkozy est donc Français de naissance, étant fils d’une mère française.”

Je le dis d’emblée pour tuer tout suspens et dispenser de la lecture de ce qui suit les gens pressés de certitude, la conclusion est bonne mais le parcours pour y parvenir est plus distrayant. Faisons donc un peu d’histoire et de droit.

L’article 19 du Code Civil des Français disposait :

Une femme française qui épousera un étranger, suivra la condition de son mari.

L’article 12 du même code édictait :

L’étrangère qui aura épousé un Français suivra la condition de son mari.

L’article 9 précisait :

Tout individu né en France d’un étranger, pourra dans l’année qui suivra l’époque de sa majorité réclamer la qualité de Français ; pourvu que dans le cas où il résiderait en France, il déclare que son intention est d’y fixer son domicile (...)

Cet état du droit perdura jusqu’en 1927. Et alors ?

Et bien, intéressons-nous - même si vous ne le voulez pas - à la situation de Caroline Rosset-Billoux, née le 1er novembre 1858 à Traize. Cette Caroline Rosset-Billoux est née en Savoie avant son rattachement à la France par le Traité de Turin du 24 mars 1860, ratifié par le plébiscite du 22 avril 1860 ! Oui, Eric Besson aime à n’en pas douter que l’on rappelle aux savoyards et aux niçois qu’ils sont des Français très récents... Et encore on ne fera pas l’affront aux habitants de Tende et La Brigue de leur rappeler qu’ils attendirent la loi du 15 septembre 1947 pour devenir communes françaises de l’arrière-pays niçois et non “territoires de chasse personnelle du Roi d’Italie” (il est vrai chassé...du trône) !

Mais revenons à Caroline Rosset-Billoux. Cette étrangère de naissance épouse en 1890, un nommé Henri Bouvier, négociant grainetier, né le 10 mai 1853 à Sermérieu (Isère), lui même fils de Anthelme Bouvier et Marguerite Poizat nés, mariés et morts à Sermérieu, au XIXe siècle. Notre Henri est Français de naissance.

Sans même s’interroger sur les effets du Traité de Turin en matière de nationalité pour les natifs de Savoie ou du Comté de Nice avant 1860, observons que par son mariage avec un Français, Caroline Rosset-Billoux est pleinement devenue une Française, par application de l’article 12 du Code civil des Français. Comme cela vous indiffère totalement, mentionnons juste que le couple marié, devenu lyonnais, donne naissance à Adèle Bouvier, née le 5 mars 1891 à Lyon 4e.

Un blanc sec plus tard, retrouvons Adèle fraîche et jeune infirmière de 26 ans qui convole en justes noces le 16 octobre 1917 à Sainte-Foy lez Lyon avec Bénédict Mallah, médecin. Certes le docteur est joli garçon, a fait profession de foi catholique pour les beaux yeux de sa belle, mais... il est né Aaron Beniko Mallah le 8 juin 1890 à Salonique. Il est ottoman issu de la communauté juive de Salonique qui représente plus de la moitié de la population de cette ville, qui ne devint grecque qu’en 1913 par le Traité de Bucarest. D’ailleurs deux des cousins de Aaron Mallah, Asher et Peppo Mallah furent sénateurs grecs !

Sans faire de salade, Adèle est-elle devenue grecque ? La loi française d’alors l’oblige à suivre la condition de son mari, article 19 du Code Civil des Français. Mais ce mari, est-il ottoman, turc, grec... ou français ? Et bien, rien n’est simple et je n’ai pas de renseignements certains. Aaron Beniko est venu s’installer en France avec sa mère Madame Reyna Magriso veuve, semble-t-il alors, de Mardochai Mallah, artisan bijoutier. Quand ? Selon certains en 1904, selon d’autres en 1913. Il fit des études de médecine. Il est donné pour avoir servi comme médecin dans l’armée française de 1914 à 1918. Alors, a-t-il demandé sa naturalisation ?

Depuis les lois du 28 mars 1848 et du 26 juin 1889, l’étranger ayant déclaré en mairie sa résidence en France peut solliciter sa naturalisation après trois années de présence sur le sol national. Je ne sais pas si Aaron Beniko Mallah a fait cette démarche. Mais si l’on tient pour sûr qu’il servit dans l’armée française durant la Grande Guerre, alors il est français. Car il faut rappeler deux faits non discutables ; d'une part, seul un citoyen français peut être appelé à servir dans les corps réguliers de l'armée française.

“Loi du 27 juillet 1872, article 7, premier alinéa : nul n'est admis dans les troupes françaises s'il n'est Français”.

D’autre part, la loi du 21 mars 1905 qui institue le service militaire obligatoire pour tous prescrit dans son article 3 :

“Nul n'est admis dans les troupes françaises, s'il n'est Français ou naturalisé”.

Et me direz-vous, s’il a été enrôlé, cela suffit ? Et bien oui car l'article 9 de cette loi du 26 juin 1889 dispose que :

«il deviendra également français si, ayant été porté sur le tableau de recensement, il prend part aux opérations de recrutement sans opposer son étrangéité». (sic!)

Le seul document faisant foi de la nationalité française d’Aaron Beniko Mallah est donc la page qui le concerne du registre de recrutement de sa classe et de son canton.

Je vous sens agacé, mais vous avez tort car quel gars c’est, ce Aaron Beniko usant de son prénom de baptême Bénédict ? Et bien, c’est le papa de deux filles formidables dont Andrée Mallah, née à Paris 9e le 12 octobre 1925, la maman de notre vénéré Président, Nicolas Sarközy de Nagy-Bocsa. Il est essentiel que sa nationalité française soit établie.

Or vous l’avez compris, elle ne peut l’être (avant 1927) que si elle est née en France d’un père français, mais son père était de naissance ottoman... devenu donc (ouf ! murmure Besson soulagé) français avant son mariage. Lorsque Andrée Mallah épouse le 8 février 1950 à Paris 17e le nommé Paul Sarközy de Nagy-Bocsa, celui-ci n’est pas français. Il est né hongrois en Hongrie le 5 mai 1928. Il arrive en France en 1944. Il est engagé volontaire dans la Légion Etrangère, mais démobilisé en 1948, ayant été déclaré inapte pour partir en Indochine.

A-t-il été alors naturalisé français? Il est souvent mentionné qu’il francise alors son nom en Paul Sarközy de Nagy-Bocsa. Mais il ne s’agit pas d’une francisation liée à une naturalisation par décret. Comment peut-il avoir un nom francisé? Et bien par l’usage, lors de son enrôlement à la Légion, qui vous donne le droit à des papiers d’identité militaire. C’est ainsi qu’il fut inscrit au rôle. De la sorte, démobilisé avec ses papiers militaires, vraisemblablement sans papier (eh oui !) de sa Hongrie natale, il s’identifie comme il y est orthographié (ce qui est une autre histoire).

Un mékeskidi, qui suit depuis le début, murmure malin : “mais si Andrée, française, épouse un étranger en 1950, elle ne perd plus sa nationalité comme le disait l’article 19 du Code civil des Français ?" - Et bien non ! Car la loi du 10 août 1927 dispose qu’ une Française qui épouse un étranger a la possibilité de conserver sa nationalité d'origine ; une étrangère épousant un Français peut acquérir la nationalité française par simple déclaration devant l'officier d'état civil au moment du mariage. Et depuis l’ordonnance n̊ 45-2447 du 19 octobre 1945 portant code de la nationalité française en vigueur alors, la Française le reste si elle épouse un étranger. La possibilité qui lui est offerte désormais n’est pas de le demander mais de décliner cette nationalité au profit de celle de son époux.

Article 94 de l’ordonnance n̊ 45-2447 du 19 octobre 1945 : La femme française qui épouse un étranger conserve la nationalité française, à moins qu'elle ne déclare expressément avait la célébration du mariage, dans les conditions et dans les formalités prévues aux articles 101 et suivants, qu'elle répudie cette nationalité. La déclaration peut être faite sans autorisation, même si la femme est mineure. Cette déclaration n'est valable que lorsque la femme acquiert ou peut acquérir la nationalité du mari, par application de la loi nationale de celui-ci. La femme est, dans ce cas, libérée de son allégeance à l'égard de la France a la date de la célébration du mariage.

Donc, lorsque naît le 28 janvier 1955 à Paris 17e Nicolas Paul Stéphane, il n’est français que parce que né sur le sol de France d’une mère qui peut affirmer sa nationalité française, mais vous l’aviez compris.

Postlude,

En guise de voeux judiciaires, je vous disais souhaiter plus de Fraternité, par exemple pour “des citoyens libres et égaux en droit qui ne doivent pas être sommés d’aller demander à un juge de vérifier leur nationalité quand il n’ont jamais pensé en avoir une autre que celle de France, quoique leurs aïeux n’y soient pas nés.” Quelque jours plus tard une pétition reprenait l’idée pour contester l’application du décret n°2005-1726 sur la délivrance des passeports. Et je m’imagine un instant, greffier en chef du tribunal d’instance de Paris 17e (lieu de naissance), ou de Paris 8e (résidence), recevant la demande de délivrance d’un certificat de nationalité française émanant de Nicolas Sarközy de Nagy-Bocsa et lui faisant réclamer :

  • - les références exactes du décret de naturalisation de son père, pour vérifier qu’il est postérieur à sa naissance,
  • - l’acte de naissance de sa mère, née d’un père né à l’étranger
  • - la preuve de la nationalité de son grand-père maternelle pouvant être :
  • - les références de son décret de naturalisation
  • - ou la copie de la page du registre de recrutement de sa classe et de son canton ou son livret militaire !
  • - l’acte de mariage de sa mère pour vérifier qu’elle n'a pas répudié sa nationalité française

Alors cher Président, vous dont les aïeux paternels hongrois protestants ont été anoblis au XVIIe siècle pour avoir aidé à bouter l’ottoman musulman hors de Hongrie, cet ottoman qui protégea malgré tout par le statut de dhimmi vos aïeux maternels juifs de Salonique, chassés du Royaume d’Espagne en 1492, vous qui n’avez que Sermérieu comme Roche de Solutré pour votre pèlerinage identitaire, à moins que vous ne vous attachiez à Marcillac - La Croisille, vous souvenant de la protection que ses habitants leur offrirent durant la période de l’Etat Français où votre mère et son père étaient déchus de leur nationalité, car regardés comme juifs qu’ils n’étaient pas de confession, j’aimerai vous entendre évoquer par ces racines ce que vous apportez à la France par votre nationalité, et je ne parle pas de la possibilité votre élection à la Présidence de la République ? Faut-il donc au lieu de cela que je n’ai à écouter que Besson ? Triste époque.

En plus du collier pour la soupe, rajoutons la muselière

Par Gascogne


J’apprends ce matin en faisant le tour du web comme à mon habitude une bien mauvaise nouvelle. Le blog de “Justicier Ordinaire” risque fort de fermer ses portes, qui n’étaient pourtant pas ouvertes depuis bien longtemps.

Le collègue ne s’exprime pas en détail sur les pressions qu’il subit pour l’empêcher de s’exprimer. Tout au plus sait-on qu’il a été rapidement identifié par ses écrits, et que visiblement, quelques cibles de ses critiques n’ont pas franchement apprécié le ton de ses billets (à la lecture de ses billets, j’ai bien une vague idée de la personne en cause, mais en l’absence de plus de détails, je m’abstiendrai de tous commentaires…).

Tout comme j’ai pu le lui indiquer en commentaire, il n’a aucune raison de fermer son blog. Les magistrats ne sont pas des sous-citoyens dont le droit d’expression serait limité. Bien entendu, comme tout autre justiciable, les magistrats dans cet exercice d’ordre privé qu’est la communication sur internet, relèvent de l’application de la loi du 21 juillet 1881 sur la presse, qui prévoit notamment la procédure en matière de diffamation ou d’insultes par voie de presse. Mais je serais particulièrement curieux de savoir dans quel billet il a pu se montrer insultant envers qui que ce soit.

En outre, l’article 10 de l’ordonnance du 23 décembre 1958 portant statut des magistrats prévoit des restrictions supplémentaires dans l’exercice de la liberté d’expression des magistrats :

Toute délibération politique est interdite au corps judiciaire. Toute manifestation d’hostilité au principe ou à la forme du gouvernement de la République est interdite aux magistrats, de même que toute démonstration de nature politique incompatible avec la réserve que leur imposent leurs fonctions. Est également interdite toute action concertée de nature à arrêter ou entraver le fonctionnement des juridictions.

Mais il s’agit bien de proscrire les mouvements généraux de nature politique dans la magistrature, et sûrement pas l’engagement politique à titre individuel, faute de quoi il conviendrait de priver les magistrats du droit de vote, ou même de toute adhésion au sein d’un parti politique.

Quant à la réserve qu’impose la fonction de magistrat, il s’agit à mon sens surtout de ne pas commenter autrement que par les voies légales des décisions de justice. Pour le reste, il convient de se référer à la jurisprudence du Conseil Supérieur de la Magistrature, seule instance habilitée à statuer en matière disciplinaire, pour s’en rendre compte. J’ai eu beau éplucher les décisions disciplinaires du CSM en la matière, tout au plus ai-je trouvé une interdiction de l’excès en matière d’expression politique, que je comprends parfaitement. Mais je n’ai pas lu le moindre excès sur le site de mon collègue, sauf à considérer que toute expression de pensée contraire à la hiérarchie ou au pouvoir en place est excessive. Bienvenue en 1984

Je veux bien en discuter, sous réserve de connaître les motifs de mise en cause (mais je ne suis que procureur, je n’ai pas accès au dossier en l’état).

Comme je l’avais déjà dit dans d’autres billets, un membre politique du Conseil Supérieur de la Magistrature avait pu indiquer que tant que les magistrats n’accepteraient pas le collier, ils n’auraient pas la soupe, la misère budgétaire étant encore le meilleur moyen de maintenir la justice dans un état de dépendance. Je me rends compte aujourd’hui que beaucoup, et à l’intérieur même de la magistrature, aimeraient que les magistrats soient en plus du collier et de la laisse équipés d’une muselière.

Que Justicier Ordinaire soit assuré de tout mon soutien, et de toute mon aide s’il le souhaite.

mardi 19 janvier 2010

Du rififi à la cour de cassation

La semaine dernière s’est tenue la rentrée solennelle de la cour de cassation. Sub lege libertas a expliqué en quoi consiste cette formalité obligatoire, celle de la cour de cassation étant bien entendue la plus importante par son prestige : le président de la République y est invité et vient de temps en temps annoncer au Parlement les réformes qu’il va décider de voter, et le garde des Sceaux est presque toujours présent. Cette année, le premier ministre avait fait le déplacement.

C’est d’ordinaire un moment ronronnant d’amabilités consensuelles et de congratulations co-respectives, où la Cour accueille ses nouveaux membres (on dit “les installe”) et fait le bilan de l’année écoulée. On s’y ennuie ferme (c’est à l’occasion d’une telle audience solennelle que le président de la République a lancé sa formule des “petits pois”), et le président de Harlay aurait pu lancer sa célèbre formule : “Si ces messieurs qui parlent voulaient bien ne pas faire plus de bruit que ces messieurs qui dorment, cela permettrait peut-être à ces messieurs qui écoutent d’entendre”.

Mais cette année, le mécanisme a connu des couinements inattendus et de ce fait réjouissants.

L’audience commence par un discours du premier président, qui après une brève introduction, cède la parole au procureur général, qui demande au premier président d’installer les nouveaux venus, ce qu’il fait après avoir vanté leurs mérites, puis reprend la parole pour son bilan de l’année passée. Le premier président reprend la parole et termine ensuite son discours.

Cette année, la cour accueillait trois nouveaux présidents de chambres nommés par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Si le Conseil nomme au rang de président de chambre, c’est le premier président qui décide qui va où. Mais le premier président siégeant au CSM, il n’y a pas de suspens. Ainsi, Jacques Mouton, avocat général à la cour de cassation depuis sept ans, affecté au parquet de la chambre criminelle, après toute une carrière passée au parquet, était censé prendre la présidence de la chambre criminelle de la cour, celle qui juge les pourvois en matière pénale. À tel point que le procureur général s’est permis dans son discours de féliciter par avance ses futurs collègues.

M. Jacques Mouton, M. Christian Charruault, M. Dominique Loriferne, si nos usages et nos traditions confient à Monsieur le Premier président, le soin de rappeler vos mérites éminents que le Conseil supérieur de la magistrature a distingués, je tiens toutefois ici à vous adresser, avec le parquet général de cette Cour, mes plus chaleureuses félicitations pour votre nomination aux prestigieuses fonctions de président de Chambre. Vos parcours, marqués par l’excellence, sont différents. Pour vous, Christian Charruault et Dominique Loriferne, ils sont enracinés dans la fonction de juge, que vous incarnez avec éclat. Pour vous, Jacques Mouton, c’est dans l’exigente culture parquetière, jusqu’au ministère public de cette Cour, que vous avez forgé votre identité de magistrat, votre science du droit et de la procédure pénale. Nul ne doute que vous réussirez, chacun, pleinement, dans l’exercice de ces belles et passionnantes fonctions de président, menée avant vous, avec talent, par Messieurs Pierre Bargue, Jean-Louis Gillet et Hervé Pelletier, qui cèdent aujourd’hui leur place et à qui je rends également hommage en cet instant.

Mal lui en prit.

Car, si le premier président rappela bien les mérites des nouveaux présidents, après avoir fait lire le décret de nomination par le directeur de greffe de la Cour, il annonça :

Par ordonnance de ce jour :
- M. Christian Charruault est affecté à la présidence de la Première chambre ;
- M. Dominique Loriferne, à celle de la 2e chambre ;
- M. Jacques Mouton, à la direction du service de documentation, des études et du rapport, M. Bertrand Louvel prenant la présidence de la chambre criminelle.

Petit tour de passe-passe : le presidentus designatus de la chambre criminelle va à la Documentation, et le directeur de la documentation devient président de la chambre criminelle. D’après mes taupes, personne ou presque n’était au courant.

Pourquoi ce pronunciamiento ? Il ne saurait s’agir d’une sanction pour Jacques Mouton, magistrat très estimé par ailleurs, et aux mérites certains. La seule explication qui me vienne est que Jacques Mouton est un pur parquetier : il n’a jamais occupé de fonction de juge (on dit “au siège”, les juges étant assis quand ils parlent), et cette fonction de président de la chambre criminelle aurait été ses premières fonctions à ce poste. Tandis que Bertrand Louvel, lui, est au contraire un pur magistrat du siège, très réputé pour son indépendance d’esprit. D’un côté, un magistrat qui n’a jamais été indépendant dans ses fonctions de par leur nature, de l’autre, un électron libre. C’est le second qui va présider la chambre criminelle. Sans exagérer l’influence d’un président sur l’orientation de la jurisprudence (elle existe mais le président ne fait pas la pluie et le beau temps Quai de l’Horloge), il y a là un message, peut-être un avant-goût des conséquences de l’arrêt Medvedyev de la grande chambre de la cour européenne des droits de l’homme (mais si, vous savez, l’affaire du ”Winner”) attendu dans les semaines qui viennent ? En tout cas, un coup de théâtre à la cour de cassation étant aussi rare qu’un visage sans Botox dans le 16e arrondissement, je me réjouis de ce petit vent de liberté qui a soufflé quai de l’Horloge.

Mais ce ne fut pas le seul.

Remis de sa surprise, le procureur général reprit le fil de son discours. Et il ne fut pas en reste. C’est à la réforme de la procédure pénale en cours qu’il s’en prit. Annoncée dans le même lieux un an plus tôt devant le premier président par le président premier, les hauts magistrats n’avaient pas pu réagir. Mais telle la mule du pape qui retient son coup (avec cette précaution de ne pas attendre sept ans, louable prudence quand on a l’âge d’être à la cour de cassation) pour mieux le donner, le procureur général a illustré que même aux audiences solennelles, la parole du ministère public est libre. Il parla ainsi du projet de suppression du juge d’instruction (comme il le rappelle trèsjudicieusement : du juge d’instruction et non de l’instruction elle même, confiée au parquet.

Rappelons d’abord qu’au soutien de la suppression de la juridiction d’instruction, le principal argument, depuis longtemps présenté comme irréfutable, est qu’on ne saurait, comme la loi l’impose actuellement, instruire à charge et à décharge. Cet argument, la Commission Léger l’a repris à son compte en soulignant que le juge d’instruction, depuis sa naissance, vit toujours dans l’ambiguïté de sa double fonction. Mais elle a aussi balayé cet argument pour faire peser sur le parquet cette même obligation d’instruire à charge et à décharge. Ne faut-il donc pas craindre que l’ambiguïté, si elle existe, ne soit simplement transférée ?

Loin de moi cependant l’idée que l’institution ne doit pas évoluer. Je crois pour ma part, avec la Commission Léger, que le juge d’instruction du XXIème siècle n’a plus rien de commun avec le magistrat né, voici deux siècles, du code d’instruction criminelle, au point qu’il est légitime de reconsidérer la fonction. Je dis bien la fonction puisque c’est du juge qu’il s’agit et non de l’instruction dont personne n’envisage la disparition. Or, comparé à son lointain collègue du début du XIXème siècle, ce juge qui était peut-être, selon Balzac, l’homme le plus puissant de France, n’est-il pas aujourd’hui surtout le plus seul, voire le plus isolé ?

Solitude face à la complexité d’un code de procédure pénale toujours plus dense, au point qu’il réunit plusieurs codes en un seul, au point aussi qu’il génère la crainte récurrente de commettre une nullité à chaque pas et, partant, expose le juge au risque de détourner son attention vers des exigences purement formelles. Solitude face à une défense parfaitement en droit de s’organiser collégialement avec le souci légitime de ne laisser passer aucune des erreurs de procédure que le juge pourrait commettre ou laisser passer.

Solitude face aux médias dont l’irruption dans le procès pénal, aussi sacrée que soit la liberté d’informer, n’est pas toujours sans incidence sur le déroulement d’une procédure. Solitude face à l’opinion, curieuse et prompte à s’émouvoir, voire à s’enflammer, mais peu à même de comprendre la chose juridique. Solitude enfin, il faut bien le dire, face au ministère public, maître de la saisine du juge, au point que celle-ci est devenue résiduelle. Si la collégialité est une force, nul doute que celle-ci se trouve aujourd’hui du côté des parquets, structurellement organisés pour répondre aux pressions que je viens d’évoquer.

Et même si la qualité, la compétence et le dévouement des juges d’instruction ne sont pas en cause, n’est-il pas temps de considérer les mesures à envisager pour que soit toujours assurée la qualité de la justice à laquelle sont en droit de prétendre nos concitoyens ? Et si cette qualité exige maintenant une répartition différente des responsabilités, si elle se trouve du côté d’un élargissement des pouvoirs du parquet et d’un renforcement du contrôle par le juge, alors pourquoi ne pas l’envisager ? C’est ce qui me conduit à dire que le rapport Léger va dans la bonne direction.

in cauda venenum :

Encore faut-il être certain que la réforme, dont ne sont actuellement dessinés que les contours, franchira les obstacles dressés sur un parcours loin d’être achevé. Je veux parler, bien sûr, d’obstacles juridiques, même si le premier d’entre eux est aussi de nature politique, puisqu’il s’agit du statut du ministère public.

Je me garderai bien évidemment, depuis ce siège, de porter la moindre appréciation à cet égard. Ce n’est pas mon domaine. Mais si l’on regarde la chose d’un point de vue strictement juridique, ne faut-il pas s’inquiéter de la conformité aux principes constitutionnels qui nous gouvernent des pouvoirs nécessairement renforcés d’un parquet en charge de l’instruction des affaires pénales?

C’est que, contrairement à bien des idées reçues, la Constitution ne place pas explicitement, en son article 64, le ministère public parmi les composantes de l’autorité judiciaire gardienne de la liberté individuelle. C’est une difficulté que le Conseil constitutionnel a heureusement résolue par une jurisprudence jamais démentie jusqu’à ce jour, en jugeant le 11 août 1993 que “l’autorité judiciaire qui, en vertu de l’article 66 de la Constitution, assure le respect de la liberté individuelle, comprend à la fois les magistrats du siège et ceux du parquet”.

Mais que savons nous de la pérennité de cette analyse appliquée à un parquet en charge exclusive de l’instruction des affaires pénales ?

Le Conseil constitutionnel se montre en effet plus que vigilant à l’égard du contrôle et de la direction d’actes susceptibles d’entraîner des atteintes excessives à la liberté individuelle, actes dont l’initiative pourrait revenir au seul parquet. Et ne faut-il pas aussi s’attendre, dans cette nouvelle configuration, à voir se durcir la jurisprudence, certes indirecte et non définitive, par laquelle le juge de Strasbourg en vient à contester au parquet actuel le statut d’autorité judiciaire?

À ce stade du discours, le président du Conseil constitutionnel, présent dans la salle, a redemandé un verre de petit lait.

L’obstacle ici, n’est plus politique mais bien juridique et, pour ce qui me concerne, sauf à éloigner le ministère public du statut de la magistrature, ce que ne propose heureusement pas le rapport Léger, je ne vois pas comment il sera franchi sans que soit, tôt ou tard, reconsidéré le statut du parquet, sous peine de laisser perdurer une contradiction majeure dont la validation constitutionnelle et européenne paraît bien problématique.

L’arrêt Medvedev, toujours, qui annonce un coup de tonnerre dans le ciel juridictionnel français.

Mon souhait est que les paroles du Premier président Aydalot ne prennent pas une dimension prophétique quand, il y a maintenant quarante années, il s’inquiétait ici même de voir “le parquet rejeté dans les ténèbres extérieures”.

Un second obstacle se dessine, tout aussi difficile. Notre pays a connu, depuis le plus que centenaire arrêt Laurent-Athalin[1] jusqu’aux dernières lois renforçant les droits des victimes, une évolution favorable à ces dernières, dont la place dans le procès pénal, il faut bien le dire, n’a pas toujours été à la hauteur de leurs légitimes aspirations. Nul ne sait vraiment par quelle institution, par quelle procédure, ce droit ne subira aucune régression dès lors que, par définition, avec la suppression du juge d’instruction, disparaîtra la possibilité de mettre en mouvement l’action publique par le moyen d’une constitution de partie civile devant lui.

Le rapport Léger propose que le juge de l’enquête et des libertés ordonne au parquet d’enquêter sur les faits que lui dénoncerait une victime mais dont il aurait refusé de se saisir. Je ne vois pas comment ce dispositif pourrait, ne serait-ce qu’en termes d’apparence, constituer un substitut valable à l’actuelle constitution de partie civile devant le juge d’instruction.

Et voici le moment de la charge sabre au clair :

L’injonction de faire donnée par le juge au parquet qui ne voudrait pas faire paraît à cet égard bien illusoire. Quels seront les droits effectifs de la victime face à un refus de déférer à une telle injonction ? Et surtout, ce qui est pire, quels seront ses droits face à un parquet qui, sans opposer de refus explicite d’instruire, pourra, même sans faire volontairement preuve d’inertie, opposer qu’il est saisi de quelques dizaines ou centaines de milliers d’affaires ? Je suis en tout cas bien obligé de dire, sur ce point, ma totale incapacité, aujourd’hui, à suggérer le dispositif qui pourrait constituer ce substitut valable sans recourir à ce qui ressemblerait à un rétablissement de la juridiction d’instruction, sauf à amoindrir les droits des victimes, ce que personne n’envisage.

Admirez l’habileté consistant à dire “je suis d’accord avec le rapport léger qui reprend servilement la pensée présidentielle va dans la bonne direction ; mais le fait est qu’il dit n’importe quoi”.

Ce n’est pas encore la révolte des petits pois, mais après les récits désabusés de magistrats de province racontant comment les chefs de juridiction ont souvent tout fait pour neutraliser les velléités de protestation des magistrats à l’occasion des audiences solennelles (voir ce billet de Justicier Ordinaire par exemple), le fait que les plus hauts magistrats montrent l’exemple de l’indocilité, même si ça reste mesuré et que parvenu à ce niveau, ils ne risquent plus rien, permettez-moi de trouver une petite odeur de printemps dans cette brise qui souffle sur les bords de Seine.


Le discours du premier président Lamanda. Le discours du procureur général Nadal.

Notes

[1] Crim. 8 déc. 1906, Bull. n° 443 : c’est l’arrêt qui, bien avant la loi, a consacré le droit de la victime de mettre en mouvement l’action publique en saisissant elle même le juge d’instruction. C’est l’acte de naissance du droit des victimes, qui jusqu’à présent étaient soumises au bon vouloir du parquet.

jeudi 14 janvier 2010

Piqûre de rappel en droit des obligations

— Bonjour maître.

— Ah ! Malika, ma nouvelle stagiaire. Entre, mon petit.

— Merci. C’est un honneur pour moi que d’avoir été acceptée dans votre prestigieux cabinet.

— Mais de rien, Miss ; c’est moi qui suis ravi de recevoir en stage une étudiante en droit qui se destine au journalisme. Avec Aliocha, vous illuminerez les conférences de presse rien qu’en entrant dans la salle. En quoi puis-je t’être utile et surtout agréable ?

— Eh bien je me posais quelques questions sur la campagne de vaccination contre la grippe porcine, ou A, ou H1N1 menée par le Gouvernement…

— Et tu n’es pas la seule. Mais souffre que je te reprenne.

— Faites, je suis ici pour apprendre.

— Le nom de cette grippe a muté plus vite que son ARN, et c’est heureux. On a d’abord parlé de grippe mexicaine car elle est apparue au Mexique. Ce qui a vexé les Mexicains. On l’a ensuite appelée porcine car ce type de virus est présent chez le porc (des séquences d’ARN communes facilitent l’infection) mais le terme est impropre car le porc n’est pas porteur ni transmetteur de la maladie. Ce qui n’a pas empêché l’Égypte de procéder à l’abattage massif des porcs élevés par les chrétiens coptes, une occasion d’opprimer cette minorité étant toujours bonne à prendre. On l’a alors appelée grippe A, mais on s’est avisé que ce nom était trop large : la grippe aviaire de 2008 était aussi de type A. On a fini par l’appeler du nom du type de virus qui en est à l’origine, déterminé par les type d’antigènes et d’enzyme dont il s’entoure : virus à hémagglutinine (l’antigène qui permet au virus de s’arrimer à la cellule qu’il infecte) de type 1 (sur 16) et neuraminidase (enzyme permettant au virus de sortir de la cellule infectée) de type 1 (sur 9). La grippe aviaire était ainsi un virus de sous-type H5N1.

— Merci mais je me destine à des études de journaliste, pas de médecine.

— Tu as raison. Je m’égare. Revenons en à notre sujet.

— J’ai entendu la ministre à qui l’on reprochait d’avoir vu un peu large sur les quantités expliquer de manière catégorique que 50 millions de doses de vaccins commandées n’étant ni livrées ni payées, cet achat était résilié.

— Et ?

— Outre le fait qu’en vertu de la Lex Bessonica, un ministre acculé niera jusqu’à sa propre existence plutôt que de reconnaître une erreur, ces propos ne me semblent pas conformes à ce qu’on m’expliquait en amphi.

— Ah, un stagiaire qui allait en cours, ça me change du précédent. Ta mémoire ne te trompe pas, Malika. Sers-toi une tasse de thé. C’est un Assam Mangalam SFTGFOP : il nous faut un thé corsé pour décortiquer les nombreuses monstruosités juridiques que contiennent ces quelques mots. Tu sais combien les politiques adorent user et abuser des termes juridiques pour embrouiller leur auditoire.

— Oui, un prix a même été créé pour récompenser les cas les plus méritants.

— Absolument. Et la ministre n’a pas hésité à recourir à cette recette. Commençons par le commencement. Te souviens-tu de ce qu’est un contrat ?

— Oui. C’est un accord de volonté qui fait naître des obligations.

— Exactement. Rappelons qu‘obligation vient du latin lier, attacher, qui a donné aussi ligature. Notre droit des obligations vient du droit romain, et les juristes ont depuis toujours, et contrairement à une idée reçue, été attachés à la clarté et à la facile compréhension de leur matière. Pour cela, ils avaient recours à des images fortes qui marquent l’esprit. Une obligation est un lien de droit qui ligote une personne, en fait un prisonnier juridique. Il doit faire ce qu’il a promis, ce à quoi il s’est engagé. Une fois cela fait, il sera délié de son obligation, et redeviendra un homme libre… de s’engager à nouveau. Cette exécution de l’obligation s’appelle le paiement, même quand l’obligation ne porte pas sur une somme d’argent.

— Ah ?

— Oui. Par exemple, quand je t’ai appelé sur ton mobile ce matin pour te signaler que tu étais en retard, j’ai exigé le paiement de ton obligation de mettre ta force de travail au service de mon cabinet. Je tirais sur ta laisse, juridiquement s’entend.

— Heu… Continuez, je vous en prie.

— Une obligation oblige l’un à donner (transférer la propriété), faire ou ne pas faire quelque chose de déterminé au profit de l’autre. Celui qui doit la prestation est le débiteur de l’obligation, celui qui peut réclamer la prestation est le créancier de l’obligation. Là encore, même si le contrat porte sur autre chose qu’une somme d’argent. Sur cette base simple, le droit des obligations a bâti des distinctions selon les types de contrat avec des règles adaptées à chaque cas.

— Quels sont ces différents types de contrats ?

— la première distinction est le contrat synallagmatique, ou chaque cocontractant est à la fois créancier et débiteur vis à vis de l’autre, du fait que chacun s’engage en considération de la contrepartie promise par l’autre ; on l’oppose au contrat unilatéral ou un des cocontractants est uniquement débiteur et l’autre uniquement créancier.

— Vous avez un exemple ?

— Oui. La vente, de vaccins par exemple, est un contrat synallagmatique : l’acheteur est créancier de 50 millions de doses et débiteur de leur prix. Le vendeur est créancier du prix de vente et débiteur de 50 millions de doses. Une donation est un contrat unilatéral : le donateur s’engage à transférer la propriété d’un bien ou d’une somme d’argent au donataire, sans contrepartie. C’est un contrat car le donataire doit accepter la donation. Le contrat de prêt est aussi un contrat unilatéral, c’est une question piège classique aux examens, car le contrat se forme par la remise de la chose à l’emprunteur. Le prêteur n’est donc débiteur de rien, juste créancier de la restitution de sa chose.

— Vous pouvez donner une autre distinction ?

— Oui : le contrat à durée déterminée, qui inclut le contrat instantané, qui s’exécute en une fois, opposé au contrat à durée indéterminée, qui s’exécute par des périodes successives se reproduisant jusqu’à ce qu’un événement vienne l’interrompre. Par exemple, une vente est un contrat instantané : dès qu’il y a accord sur la chose et sur le prix, la vente est parfaite, et la propriété est transmise immédiatement, avant même que la chose ne change de main. Un contrat de travail, ou un abonnement, est un contrat à exécution successive. Il se renouvelle par périodes, généralement d’un mois, jusqu’à une manifestation de volonté de mettre fin au contrat (qu’on appelle résiliation, j’y reviens), ou tout autre événement prévu par le contrat ou la loi (le décès du salarié met fin au contrat de travail par exemple).

— Vous voulez dire qu’on peut décider de mettre fin à un contrat à durée indéterminée mais pas à un contrat à durée déterminée ou instantané ?

— C’est exactement ce que je veux dire. La révolution a supprimé toute possibilité d’engagement perpétuel, y voyant une façon de rétablir la servitude abolie la nuit du 4 août 1789. Pour un contrat instantané, pas de problème. Il suffit de l’exécuter, de payer l’obligation dit-on en droit, et on est délié. Pour un contrat à exécution successive, qui a une durée indéterminée, la loi permet à chacun des cocontractants d’y mettre fin, à condition de prévenir l’autre suffisamment à l’avance de façon à ne pas lui causer un préjudice du fait de cette rupture. La loi a précisé expressément certains délais : le préavis lors d’un licenciement, le congé pour une location. Pour les autres cas, il faut un délai raisonnable. Au juge de trancher les litiges. Que se passe-t-il, Malika ? Pourquoi regardes-tu ton téléphone mobile ?

— Je crains de comprendre maintenant pourquoi mon opérateur m’a vendu mon téléphone Hello Kitty pour 1 euro en échange d’un engagement sur deux ans…

— Eh oui ! Il a transformé ton contrat à durée indéterminée en contrat à durée déterminée interdisant toute résiliation pendant cette période. Assuré de toucher 24 fois le prix de ton forfait, il t’a vendu un mobile à vil prix, certains de s’y retrouver au final. Il existe d’autres distinctions de contrats (par exemple : contrat commutatif, ou les prestations sont connues à l’avance, comme la vente, où on connaît la chose et le prix, et contrat aléatoire, ou on ne le sait pas, comme le contrat d’assurance, mais restons en à ces deux distinctions qui vont nous être utiles.

— Si j’ai bien compris, le contrat de vente des vaccins était un contrat instantané, commutatif et synallagmatique.

— Excellent ! Reprends donc du thé, tu l’as bien mérité.

— Mais dans ce cas, une vente ne peut être résiliée ?

— Effectivement, et tout juriste n’a pu que bondir en entendant le ministre de la santé proférer cette énormité juridique.

— Mais ne pinaillons pas : Mme Bachelot n’est pas juriste. Elle a pu employer le mot résilier dans un sens plus large. Il doit bien être possible de renoncer à une vente ?

— En principe, non, c’est une pierre angulaire du droit. Pacta sunt servanda, comme crie Sub lege libertas à la machine à café de son tribunal qui a avalé sa pièce mais refuse de lui donner son gobelet. En français, le contrat fait la loi des parties. On ne peut s’en dégager qu’en payant son obligation, ou en obtenant l’accord du vendeur (c’est le mutuus dissensus en latin, le renoncement mutuel), ou encore en obtenant du juge la mise à néant du contrat du fait du refus d’une partie d’exécuter ses obligations, cette faute donnant droit à indemnisation. Cette mise à néant s’appelle la résolution du contrat, qui est rétroactive et donne droit à restitution au profit de celui qui a payé, par opposition à la résiliation, qui ne s’applique qu’aux contrats à exécution successives et ne vaut que pour l’avenir.

— En principe dites vous. Il y a donc des exceptions.

— En droit, toujours. le Code de la consommation permet de dénoncer un contrat en cas de non respect du délai de livraison, par exemple. Le contrat peut aussi prévoir une clause dite résolutoire, qui sera soit liée aux circonstances (évolution du prix d’une matière première ou du taux de change d’une devise), ce qui crée un aléa, soit contre paiement d’une somme déterminée : c’est la clause de dédit. Mais là, on est toujours dans l’exécution du contrat : la clause de dédit n’est qu’une modalité alternative de paiement de l’obligation. Par exemple : je m’engage à vous donner 50 millions de doses avant le 1er février, mais vous avez jusqu’au 1er décembre pour renoncer à votre commande contre paiement de 50% du prix de vente.

— Les contrats passés avec la laboratoires contenaient-ils une telle clause ?

— Non.

— N’était-ce pas imprudent ?

— Vous l’avez dit vous même : Mme Bachelot n’est pas juriste. Plus sérieusement (la ministre n’ayant certainement pas négocié les contrats elle même) je suppose que face à l’impossibilité de fournir toute l’humanité en vaccins, la France a tout fait pour être servie en priorité : les laboratoires ont donc pu imposer leurs conditions comme un dealer face à un junky en manque.

— Mais l’État est cocontractant mais aussi législateur. Il me semble qu’il peut s’affranchir des règles de droit civil pour les contrats le concernant.

— Pas tout à fait. Les contrats passés par l’État sont en effet des contrats qualifiés d’administratifs, mais la conséquence essentielle est que seul le juge administratif est compétent pour connaître du contentieux lié à ces contrats en conséquence du Grand Divorce. Le juge administratif n’hésite pas à imposer à l’État le respect du droit et à indemniser ceux qui ont eu le malheur de contracter avec l’État quand celui-ci décide de ne plus exécuter le contrat. Donc à défaut de solution amiable, les laboratoires iront chanter pouilles à Mme Bachelot devant le tribunal administratif et non devant le tribunal de grande instance ; mais à la fin, il faudra payer.

— L’État est-il donc obligé de prendre livraison de ces 50 millions de doses ?

— Non : il peut renoncer à sa créance. Mais pas à sa dette. Donc il est tenu de les payer. Cela dit, nous sommes entre gens de bonne société. L’État français est un bon client, il faut le soigner. Il va falloir négocier les conditions financières, sans insulter l’avenir, le Gouvernement pouvant avoir vraiment besoin de vaccins face à une maladie réellement létale. Mais dire comme l’a dit Mme Bachelot que cette rupture portant sur la moitié de la commande entraîne ipso facto une économie de la moitié des 712 millions d’euros engagés est absolument faux.

— Qu’aurait-elle dû dire ? Que la vente était résolue ?

— Non car elle ne l’est pas. La résolution a lieu en application d’une clause du contrat ou est prononcée par le juge saisi par une partie si l’autre refuse d’exécuter ses obligations. Ici, il n’y a ni clause ni procès. Donc la France renonce à se faire livrer ces millions de doses et va négocier avec les laboratoires le montant de l’indemnité de rupture de contrat à leur verser. Dans l’hypothèse du pire, qui n’est pas avérée, cela pourrait coûter 712 millions d’euros, le prix prévu départ.

— Pas avérée ? Pourquoi ?

— La commande est répartie ainsi : le britannique Glaxo Smith Kline : 50 millions de doses, le français Sanofi-Aventis : 28 millions de doses, le Suisse Novartis : 16 millions de doses. Sanofi Aventis a renoncé à demander des indemnités pour les 9 millions de doses restant à livrer, car il peut les vendre à des pays d’Asie (et on ne se fâche pas avec l’État en France). Pour Novartis, c’est la moitié de sa commande qui lui reste sur les bras, et pour GSK, les deux tiers. Eux par contre ne vont pas passer ça par pertes et profit. Le montant de ces indemnités devra être publié et connu du grand public, car c’est de la gestion des deniers de l’État dont il s’agit. En tout cas, faire croire que la dette disparaît d’un coup de baguette magique est du mensonge pur et simple.

— 712 millions d’euros, cela donne le tournis, quand je pense à mes indemnités de stage.

— Et encore, c’est oublier la commande massive de Tamiflu®, médicament antiviral dont l’efficacité sur le H1N1 est douteuse, et dont certains stocks vendus expirent dans quelques mois (source : Europe 1). La France a acheté 10% du stock mondial de vaccin mais 30% du stock mondial Tamiflu®. Le coût total de l’opération vaccination dans les gymnases, avec le coût des personnels de santé, est de 2,2 milliards d’euros, soit à titre indicatif trois fois le déficit 2008 des hôpitaux publics, où on supprime un fonctionnaire sur deux pour faire des économies (et 30% du budget de la justice, prisons comprises). Je sais qu’une opération de com’ n’a pas de prix, surtout si c’est pour dire qu’on a sauvé la vie de ses électeurs, mais tout ça pour 4,5 millions de personnes vaccinées (7% de la population), ça fait tout de même 488 euros par personne vaccinée. On a vu meilleure gestion des deniers publics.

— Oui, mais on apprend de ses erreurs.

— Jamais en politique, puisque Mme Bachelot ne cesse de claironner que si c’était à refaire, elle referait exactement la même chose. Au moins, j’espère que la prochaine fois, elle emploiera un vocabulaire juridique plus adéquat. À ce prix là, c’est le moins qu’on puisse exiger.

lundi 11 janvier 2010

Schadenfreude

C’est par dizaines que vous me l’avez signalé ; donc, ne serait-ce que pour mettre fin au flux, j’en prends acte officiellement.

L’un des objectifs de ce blog depuis son ouverture a été de créer un espace de dialogue, particulièrement entre avocats et magistrats, tant nos deux professions se connaissent mal (j’espère pouvoir un jour employer l’imparfait pour écrire cette phrase), ce qui est source de malentendus dans les deux sens, tant les préjugés et idées reçues sont promptes à se glisser dans les places laissées vides par l’ignorance.

De ce point de vue, je ne puis que me réjouir que des membres de nos deux professions passent un jour de l’une à l’autre. Mme Michèle Bernard-Requin, que l’on voit dans le documentaire de Raymond Depardon “10e chambre”, est une ancienne avocate devenue magistrate. Bruno Thouzellier, ancien président de l’Union Syndicale des Magistrats (USM) en 2006, organisation majoritaire chez les petits pois, honore à présent le barreau de Paris de sa présence. Ca ne peut être qu’une bonne nouvelle.

Puisque ça ne peut être qu’une bonne nouvelle, je n’ai donc d’autre choix que de me réjouir de l’annonce de l’arrivée prochaine au sein de notre barreau de madame Rachida Dati, magistrate détachée (poste qu’elle occupe avec talent), maire du 7e arrondissement de Paris, et député européen, du moins quand la presse est là. A ce propos, on me demande régulièrement comment je fais pour mener de front mon activité d’avocat et ce blog, pour ma part, je me trouve limite fainéant comparé à mon futur confrère ou à mon autre confrère Jean-François Copé, qui à côté de son activité d’avocat, trouve aussi le temps d’être maire de Meaux, président de la communauté de communes du pays de Meaux, député, président du groupe UMP à l’assemblée, et qui a même réussi à caser dans son agenda la rédaction d’un rapport sur l’audiovisuel public. En fait, on ne devrait pas me demander comment je trouve le temps de tenir mon blog mais pourquoi je ne fais que tenir un blog en plus de mon activité d’avocat.

Je n’ose me lancer dans un panégyrique des mérites de ma future consœur, car pour être fidèle à ma réputation, je dois faire un billet long. Son arrivée au sein de notre grande famille confraternelle me permet toutefois d’aborder une question qu’en plus de cinq ans, je n’ai jamais traitée : comment devient on avocat, et pourquoi autant d’hommes et de femmes politiques de tous bord choisissent-elle d’embrasser cette belle carrière ?

Comment ?

La voie normale pour accéder à la profession est de passer l’examen d’accès aux Centres Régionaux de Formation Professionnelle des Avocats (CRFPA), au nombre de 15 pour toute la France[1]. C’est cet examen, qui s’apparente à un concours du fait que chaque fac a un numerus clausus d’étudiants à y envoyer, est la vraie sélection. Il est ouvert aux étudiants en droit titulaires d’un master I en droit (diplôme sanctionnant quatre années d’étude) ou d’un diplôme reconnu comme équivalent ; à ma connaissance, il n’y en a qu’un, le diplôme de Science Po Paris mention “carrières judiciaires et juridiques et droit économique”.

Cet examen se divise en deux parties : l’admissibilité, qui est le gros écrémage, est la partie écrite. Il y a une note de synthèse de cinq heures (vous avez un gros dossier documentaire, vous devez en faire une synthèse organisée sur quatre pages), deux compositions juridiques, une en droit des obligations (l‘alma mater du droit) et une dans une discipline au choix parmi les trois procédures civile, pénale et administrative, un cas pratique de trois heures sur une matière au choix[2].

Ceux qui ont la moyenne sur l’ensemble de ces épreuves passent l’admission, constitué d’épreuves orales, toutes publiques, au nombre de cinq : un oral sur une des matières non choisie pour la composition écrite, un oral de pocédure communautaire OU voies d’exécution (matière qui ne traite pas de fusillade, pendaison et guillotine mais de saisies et adjudications), un oral de comptabilité privée OU de finances publiques, un oral de langue étrangère et enfin le redoutable Grand Oral (Prononcer Grand Toral), ou grand O (prononcer Granto) : une demi heure face à un professeur de droit, un avocat et un magistrat, 15 minutes sur un sujet tié au sort que vous aurez préparé pendant une heure en bibliothèque avec accès à tous les codes et lois, et 15 minutes sous la mitraille des questions du jury qui vise non pas à voir l’étendue de vos connaissances mais à voir comment vous réagissez sous la pression, vous sortez des pièges qui vous sont tendus et comment vous réagissez face à une question dont vous ne connaissez pas la réponse — même si en ce qui me concerne, le jury n’a pas réussi à trouver cette question en une demi heure (sourire satisfait).

Source : Arrêté du 11 septembre 2003 fixant le programme et les modalités de l’examen d’accès au centre régional de formation professionnelle d’avocats.

Cet examen réussi, vous vous inscrivez à un Centre Régional de Formation professionnelle des Avocats où vous suivrez une scolarité de 18 mois (vous êtes élève avocat), divisée en trois parties : 6 mois de formation théorique portant notamment sur le statut et la déontologie professionnels, la rédaction des actes juridiques, la plaidoirie et le débat oral, les procédures, la gestion des cabinets d’avocats ainsi que sur une langue vivante étrangère. 6 mois de projet pédagogique individuel (PPI), pouvant être porté à 8 mois, qui doit être un stage extérieur au monde de la justice, et enfin six mois de stage en cabinet d’avocat, rémunéré entre 700 et 1000 euros par mois selon la taille du cabinet.

Au terme de cette formation, l’élève avocat passe le Certificat d’Aptitude à la Profession d’Avocat (CAPA), et vous n’avez plus qu’à vous inscrire à un Barreau (ce qui au préalable impose de justifier d’un domicile professionnel dans le ressort du Barreau) et à prêter devant la première chambre de votre cour d’appel le magnifique serment des avocats : je jure, comme avocat, d’exercer mes fonctions avec dignitié, conscience, indépendance, probité et humanité.

L’avocat peut à présent faire connaissance de ses nouveaux amis toujours fauchés : l’URSSAF[3], le RSI[4], la CNBF[5], outre l’Ordre et sa RCP[6] et le Trésor Public[7].

Est-ce à dire que Mme Dati a brillamment réussi ce difficile examen a achevé en 6 mois une scolarité qui en dure 18 ? Naturellement, non.

Mme Dati a déjà démontré que les examens, elle aimait autant s’en passer. Après avoir évité de passer le concours d’accès à l’école nationale de la magistrature (ENM) grâce à son quasi-MBA, il était tout à fait naturel qu’elle prétât serment en empruntant un chemin de traverse, celui là même qu’ont suivi Noël Mamère, Christophe Caresche, Dominique de Villepin, Ségolène Royal, Frédéric Lefebvre, et Jean-François Copé entre autres : celui de la passerelle des art. 97 et 98 du décret du 27 novembre 1991 organisant la belle et noble profession d’avocat (titre approximatif). Sont en effet dispensés de tout examen et formation et peuvent directement prêter serment après accord du Conseil de l’Ordre toute une série de personnes, soit de par leur profession (art. 97) soit de par leur expérience (art. 98).

Et tel est le cas des magistrats de l’ordre judiciaire (art. 97, 3°), ce qu’est Madame Dati nonobstant son détachement en date du 21 août 2007, détachement qui à ma connaissance n’a pas pris fin ce qui peut d’ailleurs poser problème, puisque le détachement ne fait pas perdre la qualité de magistrat (la mise en disponibilité, si, provisoirement), les fonctions d’avocat et de magistrat étant incompatibles, mais cette question concerne le Conseil Supérieur de la Magistrature et non le Conseil de l’Ordre des avocats de Paris.

Pourquoi ?

Croyez-moi, je me la suis posé, cette question, en sanglotant d’abondance. Je n’ai aucune réponse définitive à apporter. J’aime à croire que le prestige de notre profession y est pour un peu. Plus prosaïquement, la carrière politique est soumise à certains aléas, qui relève selon la catégorie du politicien de la fidélité de ses électeurs ou de la disgrâce du Prince. Et si gouverner c’est prévoir, vouloir gouverner impose la même obligation. D’où le cumul des mandats, qui fait que quand l’un cesse, il reste l’autre pour se consoler. Il n’y a pas de statut de l’élu en France, et hormis pour les parlementaires, il n’existe pas de caisse de retraite ou de parachute doré (même si la République est bonne fille et est experte pour recaser les élus déchus). La profession d’avocat donne une perspective post-vie politique.

En outre, la profession d’avocat, ce n’est pas que la plaidoirie devant les juges. À Paris, et à Nanterre dans le ressort duquel se trouve la Défense, la majorité des avocats ne mettent jamais la robe et ne voient jamais le nez d’un juge. C’est l’activité de Conseil, ou juridique opposé au judiciaire (comme si le judiciaire n’était pas juridique !), ou encore les avocats d’affaire, qu’un dicton ancien et affectueux au sein du Barreau définissait comme “ceux qui n’en ont pas”, d’affaires. C’est cette activité que mes illustres nouveaux confrères entendent exercer, que les justiciables se rassurent. Car la profession d’avocat, dont l’exercice simultané avec des mandats politique n’est pas incompatible (j’y reviens), permet de monétiser tout à fait légalement l’actif le plus précieux d’un élu : ses connaissances du fonctionnement de la machine de l’État, et son carnet d’adresses. Souvent il faut négocier avec des administrations ou des établissements publics où la hiérarchie est hors d’atteinte (la seule fois que j’ai été face à un préfet, c’était le jour où il venait présenter ses compliments à la juridictions administrative qui allait lui pourrir la vie, , ayant pris son poste il y a peu. J’étais dans le hall, attendant le début de l’audience de reconduite à la frontière, et, après avoir serré la main des policiers de l’escorte dont il est le supérieur hiérarchique, il m’a salué d’un cordial “Puisque vous êtes là, il faut bien que je vous salue”. Authentique.

Les élus, eux, ont le numéro de portable du préfet qu’ils tutoient même peut-être. Ou de tel directeur du Trésor apte à négocier un redressement délicat. Ou même déjeunent avec le ministre en charge du dossier. Ou peuvent rapidement obtenir les coordonnées du conseiller en charge. Etc.

Je vous vois froncer les sourcils. Les plus pointus d’entre vous murmurent peut être même les mots “trafic d’influence”. Précisément, l’avocat est encadré par sa déontologie (qui est rigoureuse, vous allez voir) et sait jusqu’où il peut aller. Négocier directement avec les administrations, si possible en sautant par dessus l’agent de guichet, c’est aussi le travail de l’avocat. À Bercy, ça se fait au quotidien. Vous croyez que les contribuables figurant sur la fameuse liste des 3000 évadés fiscaux vont aller en personne voir leur percepteur leur carnet de chèque UBS à la main ? Une armée de fiscalistes s’occupe de leur cas pour négocier au mieux leur venue à Cannossa. C’est à dire le montant du chèque qu’ils signent pour qu’on leur fiche la paix : pas de redressement, pas de poursuites. C’est parfaitement légal. Et un élu ou ancien élu, pour ce genre de travail, c’est aussi utile qu’un juriste élevé au Code Général des Impôts (sous la réserve déontologique ci-dessous).

Voilà le genre d’activité auxquels ceux qui exerceront réellement la profession se livreront. Je ne pense pas voir Mme Dati dans les couloirs du palais, sauf si je la croise au sortir de sa prestation de serment.

Est-ce à dire que Mme Dati pourra être commise pour défendre un récidiviste contre une éventuelle peine plancher ?

Comme j’aimerais, même si je ne sais si je dois le souhaiter ! Hélas, c’est rigoureusement impossible. Je doute que le pénal intéresse Mme Dati, elle a passé ces dix dernières années à la démontrer, et à Paris, seuls les volontaires peuvent être commis d’office, et après avoir suivi une formation spécifique. De plus, le règlement intérieur du Barreau de Paris prévoit (art. P. 41.5) qu’un avocat ancien fonctionnaire ne peut conclure ni plaider contre les administrations ressortissant au département ministériel auquel il a appartenu, pendant un délai de cinq ans à dater de la cessation de ses fonctions. Et comme je l’ai déjà signalé, à ce jour, Mme Dati n’a pas officiellement cessé ses fonctions. Cependant, je ne sais pas si l’Ordre estime que plaider face au ministère public revient à plaider contre l’administration dont on relevait. Le ministère public n’est pas le ministère de la justice ; c’est le représentant de la société devant les tribunaux. C’est très différent. j’ajoute que mon confrère Bruno Thouzellier, qui n’a décousu ses simarres qu’en 2008 est en charge d’un département pénal des affaires dans son cabinet, ce qui le conduit à être opposé au ministère public. Cela semble donc possible. Si un membre du Conseil de l’Ordre passe par là, ses lumières seront les bienvenues.

S’agissant de ses mandats électifs de maire de Paris 7e et député européen, dont on sait le sérieux avec lequel elle les exerce, c’est l’article P.41.2 qui s’applique. Le cumul des mandats va ici sérieusement réduire le champ d’activité de ma future consœur : elle ne peut toucher à aucun dossier concernant l’État et ses émanations, les institutions européennes, les collectivités publiques que sont les régions, les départements, les communes, dont la ville de Paris et ses établissements. Ca fait du monde. Mais elle peut par exemple conseiller la maison Dior.

Mais je ne doute pas que le cabinet où elle va exercer, l’AARPI[8] Sarrau Thomas Couderc ai-je cru comprendre trouvera à l’occuper. Elle y retrouvera son ancien collègue Bruno Thouzellier, dont je vous parlais plus haut. Ils auront, j’en suis sûr, plein de choses à se dire.

Notes

[1] Ils se situent à Paris, Versailles, Lille, Strasbourg, Villeurbanne, Marseille, Montpellier, Toulouse, Bordeaux, Poitiers, Rennes, Bastia, Sainte-Clotilde (La Réunion), Pointe-à-Pitre (Guadeloupe) et Fort-de-France (Martinique).

[2] Choisie parmi les suivantes : - droit des personnes et de la famille ; - droit patrimonial ; - droit pénal général et spécial ; - droit commercial et des affaires ; - procédures collectives et sûretés ; - droit administratif ; - droit public des activités économiques ; - droit du travail ; - droit international privé ; - droit communautaire et européen ; - droit fiscal des affaires.

[3] Ce sont les allocations familiales que vous financez.

[4] Régime Social des Indépendants, l’assurance maladie.

[5] Caisse nationale des Barreaux Français, la caisse de retraite des avocats.

[6] Responsabilité Civile Professionnelle obligatoire, de l’ordre de 1200 euros par an à Paris.

[7] Impôt sur le Revenu, Taxe professionnelle, TVA.

[8] Association À Responsabilité Professionnelle Individuelle ; prononcer “Harpie”.

mardi 29 décembre 2009

Pour l'honneur d'Alain Boniface

Au cours de cette trêve des confiseurs, j’ai le plaisir de lire l’excellent recueil publié par Le Monde, sous la direction de Pascale Robert-Diard, qui a eu la gentillesse de m’en offrir un exemplaire, Les Grands Procès 1945-2010 (sic.), aux éditions Les Arènes-Europe 1, qui ne sortira en librairies que le 5 janvier prochain.

Il s’agit d’une compilation de chroniques judiciaires sur les grands procès ayant défrayé la chronique, en commençant par celui du Maréchal Pétain (qui, je l’ignorais, a été jugé dans la salle même où j’ai prêté serment, la première chambre de la cour d’appel de Paris, ainsi que Pierre Laval et Joseph Darnand, d’ailleurs) jusqu’à l’affaire Clearstream (qui a eu lieu en 2009 si je ne m’abuse).

C’est une lecture passionnante, notamment parce que des photos des procès illustrent nombre d’affaires antérieures à 1954, date à laquelle les appareils photos ont été interdits dans les prétoires. Et voir Pierre Laval (un confrère…) haranguer la Cour les deux poings levés, Marcel Petiot brandir un doigt menaçant vers la cour d’assises, ou le grand Maurice Garçon plaider les bras levés comme le Christ est impressionnant.

Je voudrais juste m’attarder sur un de ces articles, qui n’est pas vraiment une chronique judiciaire.

Le 2 février 1978, une jeune journaliste du Monde, Josyane Savigneau, assiste à une audience correctionnelle à Pontoise. On y jugeait une jeune femme qui, âgée de 21 ans, a accouché seule et abandonné son enfant, qui avait heureusement été retrouvé deux heures plus tard.

Alors que le parquet avait requis “une peine de principe assortie du sursis”, le tribunal était allé au-delà et bien au delà en prononçant une peine d’un an ferme avec mandat de dépôt.

Le jugement avait à ce point choqué la journaliste qu’elle s’est présentée au domicile du président, Alain Boniface, pour lui demander les raisons de cette sévérité.

L’article fait une description balzacienne de ce vieux magistrat, maigre, malade et triste en raison d’un deuil récent, vivant dans un pavillon semblant à l’abandon à Conflans Sainte Honorine. Jardin en friche, volets perpétuellement fermés au point que la rouille les avait scellé, le magistrat sort sans manteau mais avec une toque noire sur la tête.

La réponse du magistrat sera brève, au point que le bref commentaire qui ouvre l’article estime que “les quelques mots du magistrat en disent plus sur une certaine justice de classe que tous les pamphlets”.

Le président se contentera de répondre à la journaliste indignée :

« Voyez-vous, mademoiselle, je vais vous confier ce que M. de Harlay — premier président du Parlement de Paris en 1689[1]— disait à Louis XIV : “un juge ne donne son opinion qu’une fois, lorsqu’il est assis sur les fleurs de lys”. ». Ainsi étaient ornés, à l’époque, les fauteuils des magistrats.

Je comprends la frustration de la journaliste, et que trente ans plus tard, on voit une justice de classe dans un juge qui invoque les mânes de Harlay face à une jeune mère désespérée.

Néanmoins, je pense qu’Alain Boniface mérite qu’une voix s’élève pour le défendre. Et comme me l’explique régulièrement le président de mon bureau de vote, de voix je n’en ai qu’une, ce sera donc la mienne.

La frustration de Josyane Savigneau, c’est celle de tous les avocats. Le principe est qu’un juge rend un jugement motivé. Cela ne veut pas dire que c’est un jugement qui écoute du Zebda, mais qu’il explique les raison qui amènent le tribunal à statuer ainsi qu’il va le faire. Cette partie du jugement, en principe la plus longue, s’appelle “les motifs”. Traditionnellement, chaque phase du raisonnement commence par “Attendu que…”, mais cette habitude est en train de se perdre, sauf à la Cour de cassation.

C’est la seule fois que le juge donnera son opinion, Alain Boniface et Achille de Harlay avaient raison. Cette opinion peut être attaquée par une voie de recours (appel ou pourvoi en cassation), mais le juge n’a jamais à revenir sur sa décision et encore moins à la commenter.

C’est d’ailleurs le sens du serment que prêtent aujourd’hui encore les magistrats : ils jurent entre autres, et au mépris de la laïcité, de garder “religieusement” le secret des délibérations.

Autant dire que quand un avocat reçoit un jugement, il se jette d’abord sur le dispositif, qui à la fin résume ce que le tribunal décide, puis lit avidement les motifs, pour savoir s’il va faire appel ou, s’il a gagné, si son adversaire va faire appel et sur quels points. C’est un élément essentiel à la décision de faire appel, d’où la revendication récurrente de plusieurs avocats d’obliger les cours d’assises à motiver leurs arrêts (ce qui me paraît souhaitable mais en pratique difficilement faisable, ce qui ne veut pas dire qu’il faut y renoncer).

Malheureusement, au pénal, ces principes, qui au civil sont d’airain, sont largement battus en brèche. Quand l’État fixe les règles qui s’appliquent à lui-même, il est plutôt indulgent.

Ainsi, le délai d’appel est de dix jours (contre un mois au civil). Le délai court à compter du prononcé du jugement, quand au civil il court de la signification par huissier (juridiquement, signification par huissier est un pléonasme, mais c’est pour les mékéskidis que je me le permets) d’un exemplaire écrit. Si le prévenu était absent, le délai ne coura qu’à compter de la signification, ce qui est un curieux encouragement à l’absentéisme. Pour des raisons de temps limité du fait du volume de dossiers à traiter, le prononcé du jugement se résume à “Le tribunal, par jugement contradictoire, vous déclare coupable de l’ensemble des faits qui vous sont reprochés et en répression vous condamne à la peine de …”. Parfois, le président prend la peine de dire quelques mots sur les éléments qui l’ont poussé à prendre telle décision, et les avocats bénissent silencieusement les présidents qui le font. Car sinon, c’est un appel à l’aveugle.

En effet, le jugement sera en pratique rédigé après que le délai d’appel est écoulé. S’il n’y a pas eu d’appel, le tribunal se contentera de dire “Attendu qu’il ressort du dossier et des déclarations du prévenu à l’audience qu’il y a lieu d’entrer en voie de condamnation”. Ce n’est que s’il y a appel que le jugement sera motivé.

C’est une pratique illégale, l’article 486 du Code de procédure pénale exigeant que la minute du jugement soit déposée au greffe au plus tard dans les trois jours du prononcé. Mais si certaines chambre s’y tiennent scrupuleusement (la 17e a toujours un “exemplaire de travail” contenant l’intégralité des motifs le jour même), et si les affaires extraordinaires comme Clearstream, AZF ou l’Angolagate respectent cette obligation car le président a pu s’y consacrer le temps nécessaire, c’est rigoureusement impossible à tenir pour une chambre comme la 23e qui fait des comparutions immédiates 6 jours sur 7. Illustration des conséquences du manque de moyens : la justice ne peut plus faire face à ses obligations légales, et ce sont les droits de la défense qui en payent le prix. Concrètement, à Paris, il faut deux mois pour obtenir la copie du jugement (et la situation s’est améliorée, on en était à quatre mois il y a cinq ans). Je précise que je ne sais pas ce qu’il en est dans les petites juridictions, je ne connais que la situation des juridictions d’Ile de France.

En conséquence, le président Boniface a eu raison de refuser de s’expliquer face à cette journaliste, qui n’avait qu’à demander au greffe une copie du jugement. Qu’il le fasse par une citation montre qu’en outre, c’était une personne cultivée.

Notes

[1] Le mot Parlement désignait sous l’ancien Régime la cour d’appel ; les magistrats des parlements prirent l’habitude de refuser d’enregistrer les lois du rois et de lui faire des remontrances, l’invitant à amender (c’est à dire améliorer) son texte sur tel et tel point avant d’accepter de l’enregistrer. Cette faculté de blocage des textes conduisit à la réunion des États généraux en 1789 puis à la Révolution. Les révolutionnaires veillèrent à dépouiller les juges de tout rôle législatif, notamment en s’attribuant le vocabulaire ; parlement, amendement, etc. Le président Achille III de Harlay (rien à voir avec les motos), troisième d’une lignée de magistrats, avait un hôtel particulier place Dauphine qui est aujourd’hui la maison du Barreau de Paris. C’est dans ce qui fut son cellier qu’aujourd’hui, nous nous réunissons pour comploter contre la garde à vue.

dimanche 13 décembre 2009

De quelques éléments d'une réforme de procédure pénale déjà fort avancée

Michèle Aliot-Marie a réuni ce 10 décembre mes pires cauchemars et mes pires cauchemars en chef, aussi appelés les procureurs de la République et les procureurs généraux.

Rappelons que le procureur de la République (PR) dirige le parquet au niveau d’un tribunal de grande instance, et le procureur général (PG) au niveau d’une cour d’appel, et qu’il est le supérieur hiérarchique des PR des tribunaux de grande instance situés dans le ressort de sa cour d’appel. Le procureur général de Paris, Laurent Le Mesle, est ainsi le chef des procureurs de la République de Paris, Bobigny, Créteil, Évry, Fontainebleau, Meaux, Melun, Auxerre et Sens, mais pas de Nanterre, qui relève de la cour d’appel de Versailles, avec Pontoise, Versailles et Chartres.

À cette occasion, le ministre a livré pas mal d’informations sur la réforme de la procédure pénale en cours. Habilement déguisé en procureur général (une perruque blanche et deux rangées de médailles suffisent), j’ai pu me glisser dans la salle et prendre des notes.

Tout d’abord, ce qui n’est pas un scoop quand on connaît les méthodes de travail de la Chancellerie ces dernières années, la réforme est déjà prête, même si la concertation n’a pas encore commencé. Ceux qui pensaient que la politique du “cause toujours, tu m’intéresses” allait cesser avec le changement de ministre en sont pour leurs frais. La procédure pénale sera réformée comme la carte judiciaire, avec probablement le même résultat : une réforme que tout le monde souhaite ne satisfera en fin de compte personne.

La tombe des juges d’instruction est déjà creusée. Vouloir les sauver est un combat perdu d’avance (ce qui ne veut pas dire qu’il ne vaille pas la peine d’être mené). Et en fait de tombe, c’est un caveau puisque la réforme voulue par la commission d’enquête sur Outreau, à savoir la collégialité de l’instruction, déjà votée depuis mars 2007 et qui devait initialement entrer en vigueur le 1er janvier prochain est enterrée avec. On a eu chaud : on a failli appliquer une bonne idée du parlement et qui faisait l’objet d’un consensus entre la majorité et l’opposition. Ouf.

La création d’un Juge de l’Enquête et des Libertés (JEL) est confirmée. Au nom de tous les avocats de France amateurs de calembours, dont je suis, merci. Autant on séchait depuis 10 ans sur le Juge des Libertés et de la Détention (JLD), autant sur JEL, on va pouvoir se lâcher : on se les JEL, moi, je suis anti-JEL, etc., des opportunités sans nombre s’ouvrent devant nous.

Ce JEL serait seul compétent pour décider de toute mesure attentatoire aux libertés. La Chancellerie anticipe donc une confirmation par la Grande Chambre de la cour européenne des droits de l’homme de l’arrêt Medvedyev (Requête no 3394/03)—quelqu’un pourrait-il m’expliquer comment on fait un lien permanent vers un arrêt de la CEDH ?(ok, merci), puisque le JEL serait seul compétent pour prolonger une garde à vue (GAV) voire l’ordonner, mais le ministre n’a pas été très clair là-dessus. Si tel était le cas, l’hystérie des syndicats de policier sera telle que l’intervention de l’avocat en garde à vue leur paraîtra une aimable plaisanterie à côté.

Le JEL pourra être saisi par les parties (Au sens juridique seulement, sinon il y aurait outrage à magistrat) et autoriser, voire ordonner certains actes. Au parquet, donc. Je ne mets pas en cause la bonne foi des parquets, mais confier à la partie adverse l’exécution d’un acte demandé par la défense me paraît assez extravagant et je ne suis pas sûr que la Cour européenne des droits de l’homme, qui dans l’arrêt Medvedyev précité a bien précisé que le parquet n’était pas une autorité judiciaire faute d’indépendance, trouve elle aussi ce système satisfaisant.

Là où on glisse dans la très mauvaise idée, c’est que, contrairement à l’actuel JLD qui siège au niveau du tribunal de grande instance, les JEL siégeront dans les tribunaux de grande instance ayant actuellement un pôle de l’instruction (l’idée, à peine mise en place, étant de regrouper les instruction délicates, criminelles ou complexes, auprès des “gros” tribunaux du secteur ; encore une réforme coûteuse qui passera à la trappe avant d’avoir pu avoir des effets perceptibles, soit dit en passant). En région parisienne, on s’en fiche un peu. Tous les TGI sont pôles de l’instruction. Mais en province, ça signifie que les avocats vont devoir faire le déplacement jusqu’au tribunal du JEL pour plaider leurs demandes d’actes et leurs demandes de mise en liberté. Malheur aux avocats de Saint Malo et de Quimper, tribunaux de grande instance sans pôle de l’instruction, qui devront aller à Rennes ou à Brest à chaque fois (150 km aller retour).

Et la charge de travail de ces JEL va être hallucinante ts’ils sont en charge des gardes à vue. De fait, contrairement à l’actuel JLD, les fonctions de JEL seront forcément permanentes, je ne vois pas comment un juge aurait le temps de faire autre chose. Et quand je dis permanentes, c’est permanentes ; un JEL devra être joignable en pleine nuit. Ça promet des moments de rigolade et des nuits sur le canapé.

Pour la présence de l’avocat, le choix s’est fait sur la proposition du rapport Léger : avocat présent lors des auditions de son client (et des confrontations, je suppose, qui sont une forme d’audition du gardé à vue), et accès à la procédure en cas de renouvellement. Voilà, ça continue. On est autant les bienvenus qu’un clown à des funérailles. On nous a d’abord laissé venir à la 21e heure, mais sans rien savoir du dossier. Puis à la première heure, mais toujours pour 30 mn sans rien savoir du dossier. Quand la condamnation de la France se profile de manière évidente (le ministre le sait mais ne le reconnaîtra jamais, ce gouvernement a fait de l’art du déni une méthode de gouvernement), on entr’ouve encore un peu la porte mais pas totalement. RIEN ne justifie que ces pièces soient cachées à l’avocat (il n’y a pas d’autre mot : elles existent, le procureur peut même se les faire faxer s’il les demande), et si elle se contente de cette cote mal taillée, la France sera condamnée pour cette entrave absurde et inutile à la défense. Il suffit de lire l’arrêt Dayanan, bon sang de bois : «l’équité de la procédure requiert que l’accusé puisse obtenir toute la vaste gamme d’interventions qui sont propres au conseil. A cet égard, la discussion de l’affaire, l’organisation de la défense, la recherche des preuves favorables à l’accusé, la préparation des interrogatoires, le soutien de l’accusé en détresse et le contrôle des conditions de détention sont des éléments fondamentaux de la défense que l’avocat doit librement exercer.» (§32). Comment discute-t-on l’accusation si elle nous est cachée, bande de gros malins ?

L’entrée en vigueur de la réforme est prévue pour le 1er janvier 2011. Oui, dans un an et quelques jours. C’est là que le ministre a reconnu implicitement que les textes étaient prêts, ils seront présentés dès janvier au parlement et que toute la concertation annoncée était du vent, un pur alibi, comme pour la carte judiciaire. On ne change pas une méthode qui marche.

Et devinez-quoi ? Cette réforme se fera à moyens constants. Pas un fifrelin de plus, pas un magistrat supplémentaire. Les tribunaux où la situation sera vraiment critique se verront peut-être accorder des Post-It supplémentaires, à valoir sur le budget 2012.

Ce n’est pas tout.

Puisque le parquet n’est pas indépendant, autant le rendre encore plus dépendant. Désormais, les parquets devront solliciter du préfet les effectifs de police nécessaires pour mener telle ou telle opération de police judiciaire. Et si le préfet refuse ? Et ben tant pis. Bon, là, je sens une censure du Conseil constitutionnel gros comme une maison. Violation de la séparation des autorités administratives et judiciaires par une tutelle de fait des préfets sur les procureurs, et empiètement de l’exécutif dans le judiciaire. Ce serait un siècle d’histoire de la police, avec la création des brigades mobiles par Georges Clemenceau en 1907, premières unités de police judiciaires sous les ordres du seul parquet, que l’on mettrait à la poubelle. Mais le fait qu’un tel projet ait pu germer au sein de la Chancellerie en dit long sur la volonté de reprise en main du judiciaire.

Si des personnes présentes à cette réunion voulaient rectifier ce que j’aurais peut-être mal compris, n’hésitez pas. En tout cas, je pense que ceux de mes confrères qui furent prompts à danser sur la tombe du juge d’instruction vont peut-être avoir des ampoules aux pieds.

jeudi 3 décembre 2009

Les gardes à vue sont-elles illégales ? (2)

— Maître, j’ai entendu un hélicoptère se poser sur le toit du cabinet. Vous êtes revenu ?

— Oui, mon Jeannot. Désolé d’avoir dû filer, mais l’Académie Busiris a dû siéger, et samedi soir, j’avais un match de rugby.

— C’est pour ça que vous êtes couvert de bleus ?

— Las, la zone d’en but néo-zélandaise n’a pas eu cette chance. L’équipe de France n’a pas marqué un seul point de la main, cette fois… Mais passons. Que veux-tu ?

— Vous apporter une tasse de thé.

— Toi, tu as une question à me poser. Oh, du thé de noël ? Bon, c’est un des rares thés parfumés que j’accepte de boire, plus par tradition que par goût. Que veux-tu donc savoir ?

— Ma foi, nous en étions à parler des gardes à vue…

— …Et nous en arrivions à la question : « que faire » ? Voyons les pistes qui s’offrent à nous, étant précisé qu’il ne s’agit ici que de réflexions que je fais à haute voix et destinées à être soumises à l’avis perspicace de mes commentateurs, tant les voies ouvertes par le code de procédure pénales sont limitées, et je n’ai pas la prétention d’avoir la compétence pour décider des modalités d’une action collective de ma profession. Mais ces voies existent, et nous nous devons de les utiliser, sous peine de perdre notre crédibilité quand nous en exigerons de nouvelles. L’indignation et la dénonciation de cette situation, c’est bien, mais nous sommes aussi des techniciens du droit en charge de la défense. Nous avons l’obligation d’exercer notre ministère sans attendre que le législateur daigne nous y autoriser.

— Vous savez comme je suis attaché à la Défense. Je vous écoute.

— Suivons la logique juridique et commençons par la fin.

— C’est logique, ça ?

— Les dossiers judiciaires sont ainsi faits : les actes les plus récents en haut, les premiers qu’on voit sont les derniers faits. Outre que cela réalise la Prophétie du Sauveur[1] dont nous allons bientôt fêter la naissance, ce sont ceux que l’on consulte le plus souvent pour voir où en est le dossier. Ça simplifie la consultation.

— Dit comme ça, c’est logique.

— Et l’objectif doit être de porter la question devant la cour européenne des droits de l’homme. Seule une condamnation de la France sera à même de convaincre le Gouvernement et Guillaume Didier. Encore que s’agissant du premier, j’ai l’impression qu’il a parfaitement réalisé la situation : le premier ministre a tenu des propos indiquant qu’il ne refusait pas le principe d’une réforme de la garde à vue ; le droit pour l’avocat d’y intervenir réellement nous est présenté par le Président de la République comme une contrepartie à la suppression du juge d’instruction, ce qui ne manque pas de toupet, mais le président n’a jamais présenté de carence de ce côté-là. Mais dans le doute, direction Strasbourg.

— Et pour cela, que faut-il faire ?

— Soulever la question devant le juge national, qui est le premier juge de la convention européenne des droits de l’homme. C’est de toutes façons obligatoire pour porter la question devant la cour européenne, sous peine d’irrecevabilité.

— Sous quelle forme ?

— Des conclusions écrites, impérativement, pour saisir le tribunal de la question ce qui l’oblige à y répondre (art. 459 du CPP) et constitue la preuve de ce que la question a bien été posée.

— Une autre condition ?

— Oui, épuiser les voies de recours internes. Ce qui veut dire aller jusqu’en cassation. Si des avocats aux Conseils sont intéressés par ce combat et accepteraient d’intervenir à l’aide juridictionnelle, qu’ils se manifestent, étant rappelé qu’en matière pénale, le pourvoi est dispensé du ministère d’avocats aux Conseils, mais aussi que selon le troisième Théorème de Cicéron, jamais l’assistance d’un professionnel n’est plus nécessaire que quand la loi nous permet de nous en passer. Le pourvoi est une procédure particulière, qui a sa logique propre. On n’attaque que le raisonnement en droit, selon des critiques appelées “moyens”, qui peuvent se diviser en branches et qui sont bien connus : violation de la loi, contradiction de motifs, défaut de réponse à conclusion, dénaturation des faits, etc…, et est enserré dans des délais très stricts et des formes qui le sont tout autant. Si le pourvoi est une voir de recours extraordinaire, ce n’est pas pour rien. D’où l’intérêt des conclusions à l’audience, qui posent la question de droit qui pourra ensuite être critiquée Quai de l’Horloge.

— Et vous avez un modèle de conclusions ?

— Mon Jeannot, depuis le temps que tu fais ton stage ici, tu as pu te rendre compte que je ne répugne pas à faire travailler les autres. Des confrères illustres, et excellents, puisque parisiens, ont créé une association “je ne parlerai qu’en présence de mon avocat” et ont ouvert un site internet pour l’abolition de la garde à vue sans avocat : http://www.abolir-gardeavue.fr/ Il s’y trouve un modèle de conclusions libre de droits (un peu comme les gardé à vue, tiens…), à adapter et compléter. Je suggère notamment d’y ajouter les mentions des arrêts rendus en rafale par la CEDH et qui confirment expressément l’arrêt Salduz (Salduz était-il un arrêt pilote ?), notamment l’arrêt Danayan c. Turquie (no 7377/03) du 13 octobre 2009, Kolesnik c. Ukraine (requête no 17551/02), Boluçok c. Turquie (n°35392/04) du 10 novembre 2009 (en anglais seulement), Pishchalnikov c. Russie, requête n° 7025/04 du 24 septembre 2009. Et la rafale se confirme : la cour vient de rendre un nouvel arrêt dans le même sens le 1er décembre, Adalmis et Kiliç c/Turquie, req. n° 25301/04, Ajoutons que l’arrêt Danayan cite dans les précédents pertinents (§30 de l’arrêt) l’arrêt Poitrimol contre France de 1993, permets moi de graisser pour mon ami Guillaume Didier, où la cour disait déjà que la Convention exige de pouvoir être effectivement assisté d’un avocat. Le déni de réalité devient de plus en plus difficile.

— Mon papa a un ami qui est très fort pour ça.

— Je crains que même ce petit Hercule de la matière aura du mal à étrangler ce serpent là.

— Mais sans jeu de mot, quelles conclusions vos excellents confrères en tirent-ils dans leurs conclusions ?

— La nullité des PVs d’audition et de confrontation en garde à vue, en fait tous les actes liant le prévenu à cette garde à vue illégale, ou plutôt inconventionnelle, puisque si le code de procédure pénale a été respecté, c’est au prix du respect de la convention européenne des droits de l’homme, qui a une valeur supérieure.

— Et ça peut marcher ?

— Pas besoin d’être grand clerc pour deviner une certaine résistance des juridictions. Bien souvent, quand on plaide une nullité, on sent un désir de la juridiction de tout faire pour sauver la procédure. Le moyen le plus commode est d’invoquer l’absence de grief : art. 802 du CPP, dit le Fléau des Nullités, l’article de loi qui dit qu’il est légal de violer la loi tant que ça ne fait pas trop de mal à la défense, un concept bien français.

— J’entends déjà le téléphone sonner : tous vos lecteurs magistrats vont protester en commentaires.

— Je m’en doute bien, mais pour ma part, ma religion est faite depuis une affaire qui, par les hasards du traitement administratif est devenu un cas d’école assez unique : j’ai pu plaider deux fois le même dossier devant deux chambres à quelques jours d’intervalle. Et le résultat a été riche d’enseignement.

— Vous m’intriguez.

— C’est le but. Voici, une fois n’est pas coutume, une affaire que j’ai traitée.
Une belle et douce soirée de juillet, un groupe de lycéens fêtait sur les bords de Seine la fin des épreuves du baccalauréat. Les filles étaient jolies, la bière était fraîche, et la vue magnifique. La soirée s’annonçait bien. Au-dessus d’eux, sur les quais, une bagarre éclate à la terrasse d’un café. La police est appelée et arrive après la bataille. Elle ne s’avoue pas vaincue et munie de la description détaillée des sauvageons (“c’était des jeunes”), ils avisent les jeunes gens en contrebas. N’étant pas cacochymes, ils correspondent à la description. D’où contrôle d’identité. Goûtant peu d’être dérangés, les jeunes gens accueillent la maréchaussée plutôt froidement. Le ton monte. Une jeune fille a une parole qui déplaît à un des policiers qui s’estime outragé. La demoiselle est saisie et menottée (c’est important pour la suite) et embarquée. Son chevalier servant s’interpose, s’offusquant de ces méthodes et demandant qu’elle soit relâchée. La police, estimant que le jeune homme empêche leur véhicule de repartir, l’embarque aussi pour entrave à la circulation. Avec là aussi menottes. Tout ce beau monde est conduit au commissariat de l’arrondissement “pour présentation à l’OPJ”, dixit le procès verbal. Et va être entendu jusqu’à 3 heures du matin, avant d’être relaché (je précise qu’une mesure d’éthylomètre sera réalisée et révélera un taux très bas chez le jeune homme et nul chez la jeune fille). La procédure sera transmise au parquet par courrier, qui n’apprendra les faits qu’à ce moment car jamais ce jeune homme et cette jeune fille n’ont été placés en garde à vue. Donc pas d’avocat, pas d’avis à famille (les portables ont pourtant été confisqués) et le parquet n’a même pas été informé de cette rétention qui a tout de même duré presque cinq heures. Du coup, les courriers ayant été traités par deux substituts différents, le jeune homme a été convoqué devant une des chambres correctionnelles, et la jeune fille, la semaine suivante, devant une autre. J’ai donc déposé les mêmes conclusions de nullité devant les deux chambres et plaidé le même argument : le menottage révèle la contrainte, personne ne peut soutenir qu’ils sont restés volontairement au commissariat jusqu’à 3h du matin, après le dernier métro (c’était avant le Vélib), donc il y a eu contrainte, donc garde à vue, qui n’a jamais été notifiée, d’où nullité de la procédure, aucun des articles 63 n’ayant été respecté.

— Et qu’arriva-t-il ?

— D’abord, dans les deux cas, le parquet requit le rejet de la nullité. Là, je ne le comprends pas. En soulevant cette nullité, ce sont aussi ses prérogatives que je défendais : celles d’être informé des mesures de garde à vue afin de les contrôler, et au besoin ordonner qu’il y soit mis fin. Admettre que la police le mette devant le fait accompli, c’est abdiquer une fonction essentielle de garantie des libertés. Le fait qu’elle ne soit pas satisfaisante en l’état ne justifie pas qu’on s’en passe pour autant. Mais non, il faut sauver la procédure, le respect du rôle du parquet passe en second.

— Et le jugement ?

— La jeune fille a été relaxée après annulation de la procédure.

— Et pour son soupirant ?

— Mon exception de nullité, rédigée dans les mêmes termes et plaidée avec le même talent, a cette fois été rejetée.

— Pour quel motif ?

— Art. 802. Absence de grief.

— Mais la cour de cassation dit de manière constante que la violation des articles 63 du CPP fait nécessairement grief eu égard à la nature de ces garanties ?

— Je le sais, c’était même écrit dans mes conclusions.

— Vous avez fait appel ?

— Non. Mon client a été condamné à 100 euros d’amende avec sursis, décision extraordinairement clémente pour des faits de cette nature (deux ans encourus). Pourquoi voulez-vous qu’il fasse appel ? J’ai tenté de le convaincre, notamment en invoquant le fait qu’il n’échapperait pas aux 90 euros de droit de procédure du fait de sa condamnation. J’étais même prêt à le faire gratuitement, c’est dire. Mais il a choisi de tourner la page et d’oublier ce mauvais souvenir. L’orthodoxie juridique de la chose lui a échappé : il a été condamné à ne rien payer, ça lui allait. Je précise que je tiens à la disposition de tout magistrat dubitatif des scans anonymisés de ces deux jugements et de mes conclusions visées par le greffe. Donc, aujourd’hui, je n’accepte plus les protestations indignées des magistrats m’expliquant que non, seul le souci de la loi guide leur corps, jamais la volonté de sauver à tout prix un dossier pour la pédagogie judiciaire. Je ne dis pas que tous le font : la preuve, le premier juge a annulé la procédure sans hésiter plus que le temps du délibéré. Mais qu’on ne me dise plus qu’aucun ne le fait. J’en ai désormais la preuve.

— Donc vous supputez de faibles chances de succès devant les juges du fond ?

— Tu maîtrises fort bien le vocabulaire juridique, Jeannot. Tu as repris la fac ? Les juges du fond, pour mes lecteurs mékéskidis, sont les juges du fait et du droit (ils fixent au vu des éléments de preuves discutés par les parties quels faits sont établis avant de leur appliquer la loi) par opposition au juge du seul droit qu’est la Cour de cassation et qui tient pour acquis les faits tels que retenus par le juge du fond dont la décision lui est soumise. Le juge du fond, c’est le tribunal correctionnel et la chambre des appels correctionnels. Le juge du droit, c’est la cour de cassation. On peut contester que c’était bien son client qui s’est emparé du sac à main de la victime devant les juges du fond ; ce fait n’est plus contestable devant le juge du droit, qui s’assurera par contre que le juge a bien qualifié les faits de vol et pas d’escroquerie, par exemple. Oui, je pense que les chances sont faibles, pour plusieurs raisons. Depuis des années, de fait depuis leur début d’exercice professionnel, les juges estiment dans leur majorité que les règles actuelles de garde à vue, sans être pleinement satisfaisantes au regard des standards des autres nations démocratiques, sont conformes à la Convention. Dame, on ne remet pas en cause comme cela la pierre angulaire de la procédure pénale.

— Vous allez encore vous faire des amis.

— Mais il n’y a qu’à ses amis qu’on peut parler aussi franchement, et je ne doute pas que leur réplique témoignera par sa vigueur de la très haute estime en laquelle ils me portent aussi. Mais vois toi-même : jusqu’en 1993, l’absence totale de l’avocat en garde à vue ne les a pas ému plus que cela, alors qu’aujourd’hui, personne ne conteste que cette mesure était contraire à la convention européenne des droits de l’homme. De même que la première version de la loi, qui repoussait à la 20e heure l’intervention de l’avocat, alors qu’il est clair à présent qu’un tel retard systématique est aussi contraire à la Convention. Tiens, les juges ont également validé l’interprétation faite par la police que la phrase “Lorsque 20 heures se sont écoulées” devait s’entendre par la 21e heure, et non la première minute suivant la 20e heure. Une heure de grattée, contra legem. Vois aussi la règle du Code qui voulait qu’un prévenu qui ne comparaissait pas ne pouvait être représenté par un avocat. Si un avocat se présentait, le tribunal refusait de l’entendre. Pendant des années, en s’appuyant sur une jurisprudence très claire de la CEDH (Poitrimol c. France, 23 nov 1993), les avocats ont demandé à pouvoir être entendu. Refus obstiné (arrêts de la cour de cassation des 21 juin 1995, 6 mai 1997, 15 décembre 1998). La France a fini par se faire condamner très expressément par la CEDH pour cette pratique (arrêt Van Pelt c. France, n°23 mai 2000). Eh bien nous avions beau leur mettre cet arrêt sous le nez, rien n’y fit. Il fallut que la cour de cassation rendît en assemblée plénière un arrêt confirmant ce principe le 2 mars 2001 pour qu’enfin nous pûmes prendre la parole quand bien même notre client faisait défaut. Tiens, je me souviens même qu’un président de chambre des appels correctionnels, peu de temps après cet arrêt, refusa néanmoins d’entendre un avocat présent à l’audience qui s’était muni d’une copie de cet arrêt publié sur le site de la cour de cassation, car “cet arrêt n’avait pas encore été publié au Bulletin ni fait l’objet d’une information des magistrats par voie interne”. Le tollé fut immédiat chez tous les avocats présents, ce qui obligea le président à faire machine arrière et à donner la parole à l’avocat, mais le président manifesta sa désapprobation en lisant pendant la plaidoirie un autre dossier et en bavardant avec son voisin, pour montrer ostensiblement qu’il n’écoutait pas. Je te parle d’une scène dont j’ai été témoin direct, Jeannot. Il faudra finalement que le législateur, la mort dans l’âme tant cela allait à rebours de son inclinaison d’alors et actuelle, consacre ce principe en ajoutant par la loi Perben 2 du 9 mars 2004 un alinéa à l’article 410 du CPP pour mettre fin à la controverse. D’où je le concède un faible espoir que le changement vînt de la jurisprudence. Mais Dieu sait que j’adorerais que la suite des événements me donne tort.

— Mais ils ne peuvent pas réécrire le Code ?

— Non. Cela dit il n’en est nul besoin. Nulle part le Code dit que l’avocat n’a pas accès au dossier ni ne peut assister une personne interrogée. Le code ne fixe expressément qu’un droit à un entretien confidentiel pendant une durée maximale de trente minutes. Pour le reste, il ne dit rien, d’où il s’en déduit que l’avocat a droit à… rien. Mais absolument rien ne fait obstacle à ce que la jurisprudence estime que dans le silence de la loi et le fracas de la Convention européenne des droits de l’homme, désormais, l’avocat ne pourra se voir refuser l’accès à la procédure et assister aux interrogatoires. Mais on en est encore loin, quand on voit la jurisprudence actuelle. Le salut viendra plus surement, une fois n’est pas coutume, du législateur.

— Et justement, puisque nous progressons contre le cours du temps, au stade de la garde à vue, y a-t-il des choses à faire ?

— Oui, indubitablement. La défense commence au stade de la garde à vue. Même si nous ne pouvons pas faire grand’chose, le peu de chose que nous pouvons faire doit être fait.

— Et qu’est-ce donc ?

— Paradoxalement, ne pas parler de l’affaire qui motive la garde à vue.

— Voilà qui est étonnant.

— En apparence seulement. La loi ne nous donne que trente minutes et aucun accès au dossier. La qualification des faits n’est pas encore certaine (elle ne le sera que quand le parquet citera en justice). La seule version qu’on aura est celle du client, forcément partiale. Commencer à bâtir une défense là dessus, c’est construire un rempart sur des sables mouvants.

— Donc pas de défense ?

— Ai-je dit cela ? Non, nous devons dans ce laps de temps expliquer au gardé à vue ce qu’est une garde à vue, quelle est sa durée, quels sont ses droits, s’assurer qu’il a pu ou peut les exercer, et lui expliquer ce qui va se passer par la suite (de la remise en liberté pure et simple au défèrement pour placement sous contrôle judiciaire, comparution immédiate ou mise en examen) en passant par la citation directe, la convocation par officier de police judiciaire et les alternatives aux poursuites. S’enquérir brièvement des circonstances pour l’alerter des dangers les plus flagrants (si le gardé à vue d’une affaire de violences tient des propos racistes, il faut lui signaler que le mobile raciste est une circonstance aggravante et que son opinion sur la race de la victime n’intéresse que lui) et lui rappeler qu’il doit relire attentivement les PVs, qu’il n’est pas obligé de les signer et que dans le doute, il vaut mieux s’abstenir et que surtout il a le droit de se taire (Arrêt Saunders c. Royaume-Uni, 17 décembre 1996), et que c’est un droit dont il ne doit pas hésiter à faire abondamment usage. Crois-moi, les 30 minutes passent très vite. Et à la fin, il est temps de dégainer notre seule arme.

— Laquelle ?

— Les observations écrites. Je suis affligé de voir que dans la quasi totalité des dossiers où un avocat est intervenu en garde à vue, il n’a pas jugé utile de laisser des observations. Des gardes à vue ne justifiant aucune observation, c’est comme les ministres de gauche : ça existe, mais c’est rare.

— Quels types d’observations doivent être faites selon vous ?

— Songe, mon petit Jeannot, que les observations doivent être versées au dossier. C’est une pièce de la procédure de garde à vue que nous rédigeons nous-même. La seule. Elle sera lue par l’officier de police judiciaire responsable de la garde à vue, par le procureur, par l’avocat chargé de la défense, et par le tribunal, en ordre d’apparition à l’écran. Et je t’assure que si un dossier est lu très rapidement, les observations écrites de l’avocat font partie des pièces sur lesquelles le lecteur s’arrête. Voici donc une occasion de faire passer un message. C’est à eux qu’il faut penser au moment de se saisir de son stylo.

— Et concrètement, quels sont vos conseils ?

— Après quelques années à rouler ma bosse dans les commissariats, voici mes modestes lumières. D’abord, à Paris, toujours utiliser les formulaires fournis gratuitement par l’Ordre (allez les réclamer au Bureau pénal) : ils sont autocopiants en trois exemplaires. Vous remettez l’original à l’OPJ, l’exemplaire jaune au bureau pénal, et le blanc est pour vos archives. Comme ça, vous avez une copie de vos observations sans dépendre du bon vouloir de l’OPJ et de l’état de fonctionnement du photocopieur du commissariat pour avoir une copie, la loi ne nous donnant aucun droit à cette copie. Pour les confrères de province dont le barreau n’est pas ainsi équipé, ce serait une bonne idée que le CNB s’occupe de fournir chacun des barreaux de formulaires similaires et uniformes au niveau national. On pourra y mettre notre beau logo. Vous pourrez opportunément si vous l’avez avec vous y apposer votre cachet. Cela permettra à votre confrère saisi du dossier de vous contacter en cas de besoin (sinon seul le nom de famille est mentionné ; si vous vous appelez maître Martin, notre confrère est mal).

— Et sur la forme ?

— Écrire lisiblement bien sûr, les médecins des urgences médico-judiciaires ayant le monopole des documents manuscrits illisibles (Ah, la joie de parvenir enfin à déchiffrer les mots “ecchymoses” et “extenseur ulnarien du carpe” après des longues minutes à s’esquinter les yeux… On se sent un peu Champollion). Être prudent dans l’expression : quand on relate ce que nous dit le client, le préciser et employer le conditionnel, et réserver l’indicatif pour ce que l’on constate personnellement. Ne rien relater qui pourrait nuire à son client, bien sûr. Et ne pas aborder les faits, jamais. Ce n’est pas notre rôle, on ne sait pas ce qu’il a déjà dit ni ce qu’ont les enquêteurs dans leur besace, et ces déclarations pourraient se retourner contre lui. Pas de défense sans visibilité.

— Alors de quoi parler ?

— De la garde à vue et de l’état du gardé à vue : nous seuls en parlerons. C’est un témoignage que nous apportons. Voici un exemple de ce qu’il ne faut pas faire, tout d’abord :

« Monsieur Dupipo a été frappé et insulté lors de son arrestation, et des policiers lui ont volé la somme de 300 euros qu’il avait dans sa poche. Il est innocent des faits qui lui sont reprochés et est un ami personnel du Garde des Sceaux. ».

Quelle que soit la sincérité apparente de M. Dupipo, vous n’étiez pas présent lors de son arrestation, vous ne pouvez affirmer qu’il a été frappé et volé. Vous ne bénéficiez d’aucune immunité contre la diffamation non publique et l’outrage dans les observations écrites. Ne faites pas du droit à l’avocat en garde à vue le droit à la garde à vue de l’avocat. De même, vous ne savez pas s’il est vraiment innocent, et si ça se trouve, l’OPJ attend qu’on lui amène l’enregistrement d’une caméra de surveillance montrant en gros plan monsieur Dupipo commettre les faits qui lui sont reprochés. Épargnez-vous le risque du ridicule, laissez cela à Éric Besson. Enfin, en invoquant une protection, vous allez mettre dans l’embarras votre client s’il a menti, ou le garde des sceaux s’il a dit la vérité, sans que cela apporte grand’chose à la défense.

— Alors comment feriez-vous ?

— Des allégations de violence sont un élément grave que vous ne pouvez passer sous silence. D’abord, informez votre client que vous vous proposez de le mentionner dans des observations écrites au dossier. Insistez sur le fait que les juges le verront et que s’il s’avérait qu’il a menti, ça se retournera immanquablement contre lui, tandis qu’à ce stade, ça reste confidentiel. Laissez-lui une porte de sortie élégante en lui disant que comme vous ne constatez aucune trace de coup, il se pose peut-être un problème de preuve. S’il insiste, notez par exemple :

« Le gardé à vue se plaint de douleurs consécutives aux gestes pratiqués lors de son interpellation. Il serait souhaitable qu’un médecin l’examinât.» N’hésite jamais, mon Jeannot, à glisser un imparfait du subjonctif : ça embellit le dossier. « De plus, il m’informe qu’il aurait eu sur lui une somme de 300 euros lors de son interpellation mais n’est pas certain qu’elle ait été mentionnée dans sa fouille. Il convient de le rassurer sur ce point. ». Ajouter à cela des observations sur le déroulement de la garde à vue, en fonction des réponses aux questions que vous lui aurez posées : « Le gardé à vue me dit être privé de ses lunettes depuis son interpellation. Il m’indique être fortement myope et ne voit que très mal sans elles. Il souhaiterait qu’on les lui rendît ; à tout le moins, il convient de s’assurer qu’il les a lors des auditions pour relire les PV. Il m’indique également ne pas avoir eu de repas chaud depuis son arrivée au poste à 18 heures alors qu’il est 23 heures. Enfin, bien qu’il n’ait pas initialement souhaité user du droit prévu à l’article 63-2 du CPP, il souhaiterait faire prévenir de la présente mesure sa compagne Babette Deveau, au 06 xx (ou dont le numéro est au répertoire de son téléphone au nom “mon loukoum d’amour”). Le gardé à vue, qui m’indique être un fumeur invétéré, demande en vain à pouvoir fumer une cigarette (il aurait un paquet à sa fouille) depuis le début de la garde à vue. Il m’indique que le manque de tabac lui cause une véritable souffrance. Il se plaint enfin d’une odeur nauséabonde d’excréments humains dans sa cellule. J’indique avoir en effet perçu pour ma part des relents méphitiques en passant près du couloir des cellules. ».

Ajoutez-y des observations personnelles où vous n’êtes plus que simple témoin mais aussi avocat : « ”Je constate que le gardé à vue a des marques rouges très marquées aux poignets ; il m’indique qu’il s’agit des menottes dont le port lui est imposé depuis son arrivée et qui sont trop serrées ; malgré ses plaintes, on ne les lui aurait pas desserrées. Le gardé à vue m’informe avoir fait l’objet d’une fouille à nu à son arrivée. L’opportunité d’une telle mesure intrusive et humiliante s’agissant d’une personne à qui on reproche un outrage me laisse réservé. De plus, je constate que le gardé à vue doit en permanence quand il se déplace retenir son pantalon avec les deux mains car on lui a retiré sa ceinture. Le gardé à vue m’informe ne pas avoir pu dormir de la nuit car au commissariat central du 21e arrondissement où il a été transféré, la lumière serait restée allumée toute la nuit dans sa cellule. De plus, il n’aurait pas eu de couverture et n’avait donc que sa veste pour se réchauffer. Je constate que le gardé à vue a grelotté pendant tout l’entretien.». Cela peut aller jusqu’à la demande d’acte : « Le gardé à vue a un comportement exalté, et tient des propos incohérents, parfois à la limite du délire. Il convient de demander à un médecin de l’examiner et d’envisager une consultation psychiatrique. »

Ces exemples sont des observations que j’ai déjà faites dans des dossiers (pas toutes dans le même, rassurez-vous).

— Et vous croyez vraiment qu’elles servent à quelque chose ?

— Je suis plus enclin à le croire que si elles ne figuraient pas au dossier. D’abord, cela donne un élément de contexte au tribunal. La garde à vue, il n’y était pas. Vous, oui. Alors racontez-lui comment ça se passe. Un juge n’est jamais trop informé. Ensuite, vous donnez des munitions à votre confrère chargé de la défense. A-t-il eu ses lunettes pour relire les PV ? A-t-il pu fumer, ou lui a-t-on fait signer ses aveux après 24 heures de privation de tabac contre la promesse de pouvoir s’en griller une ? Quand on dit qu’il a été “laissé au repos” dans le PV de fin de garde à vue, ça veut dire laissé toute la nuit dans une cellule lumineuse et sentant les selles, à grelotter de froid ? Ça peut expliquer pourquoi il a une tête de serial killer aux yeux injectés de sang en arrivant aux comparutions immédiates et pourquoi il s’endort sur le banc des prévenus, et qui sait ? Ça peut même permettre de détecter une erreur judiciaire, un jour. C’est important, je le maintiens, car comment exiger un rôle plus important lors de la garde à vue si on ne remplit pas déjà celui qui nous est dévolu aujourd’hui.

— Et faut-il demander à accéder au dossier ?

— Je me suis posé la question. Dois-je demander à accéder au dossier, voire à revenir pour l’audition, et mentionner le refus dans les observations ? J’opine pour le non. C’est inutile, ces demandes seront refusées et aucun tribunal n’en doutera, c’est la pratique actuelle et constante depuis la création du Tribunal de la Sainte Inquisition. L’OPJ risque de ne pas comprendre que cela s’inscrit dans une démarche collective du barreau et vous prendre pour un incompétent complet, et du coup il ne prêtera aucune attention à vos observations. Mais vos observations permettront de souligner en creux, en cas de recours devant la CEDH, combien votre rôle est limité. Un dernier conseil sur les gardes à vue…

— Oui ?

— Votre comportement doit être vis à vis des policiers d’une courtoisie irréprochable du début jusqu’à la fin de votre présence dans les locaux. Vous êtes avocat, et vous êtes bien élevé aussi je suppose. Vous verrez que les policiers sont eux-même très à cheval sur les règles de courtoisie et vous paieront automatiquement de retour. Et toute arrogance de votre part sera également payée de retour. Ce n’est pas s’abaisser de saluer les personnes que vous croisez dans les couloirs, de vous présenter spontanément en déclinant vos nom et qualité, de dire s’il vous plait et merci quand bien même vous exercez un droit garanti par la loi, et de dire au revoir en partant. Vous n’êtes pas chez vous, ce n’est pas à vous de tendre la main pour serrer celle de l’OPJ, mais à l’OPJ de le faire. Vous ne devez pas refuser de la lui serrer ni vous formaliser s’il ne vous la serre pas (généralement, ils ne le font pas), ce peut être une façon de marquer une distance du fait que nous intervenons à des titres fort différents dans la procédure, et il est des distances courtoises. Veiller à avoir à portée de main dès votre arrivée votre carte professionnelle et votre fiche d’intervention si vous êtes commis d’office sans que l’OPJ n’ait à vous les réclamer ni que vous ayez à fouiller dans votre sacoche. Vous êtes pressé, lui aussi. Et si vous tombez, c’est rare mais cela arrive, sur un OPJ mal embouché qui n’apprécie pas vos observations, laissez glisser sans réagir, ça ne sert à rien et vous n’êtes pas en position de force. Vous ne savez pas la journée ou la nuit qu’il a eue, ce qu’il a vu et ce qu’il a encaissé. Ils ont mérité de par leur métier un peu d’indulgence, et si une limite est franchie, vous en référez au Bâtonnier qui vous accompagnera pour une plainte à sa hiérarchie.

— Voilà qui me donnerait presque envie de commettre un délit de fuite au guidon de mon scooter, pour connaître les joies de la garde à vue et peut-être avoir un arrêt de la CEDH à mon nom.

— Comme “presque” est un joli mot, Jeannot. Tâche de ne jamais l’oublier. Et file refaire du thé pour mes invités qui vont venir commenter mes propos ci-dessous. Cela promet d’être intéressant.

Notes

[1] “Ainsi les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers.” (Matt. 20,16)

lundi 23 novembre 2009

Les gardes à vue sont-elles illégales ?

— Pardonnez-moi, maître…

— Oui, mon Jeannot, mon fidèle stagiaire. Entre donc, et sers toi du thé. Que puis-je pour toi ?

— J’ai entendu à la radio le Bâtonnier de Paris tonner contre le système français de la garde à vue qui serait selon lui illégal…

— Eh bien ?

— Mon papa, il dit que c’est n’importe quoi. Mais comme lui aussi parfois, il dit n’importe quoi, je me suis dit que j’allais vous demander votre avis.

— Je ne prétends pas être à l’abri de dire parfois n’importe quoi moi-même, mais je veux bien prendre le risque.

Mon bâtonnier bien-aimé a en effet lancé cette semaine une offensive contre le système français de la garde à vue. Cela me réjouit, et mérite que je m’attarde sur les arguments d’un côté et de l’autre, en les rectifiant si besoin est, pour que tu te fasses ton opinion, ainsi que mes lecteurs dont les oreilles traînent parfois par ici.

Note que je confesse volontiers un biais en faveur de la thèse de l’illégalité de la garde à vue à la française, encore que ma première opinion était plus restreinte que celle défendue par le bâtonnier, je vais y revenir. Afin de clarifier les choses, je voudrais préciser que ce n’est pas un biais corporatiste parce que je suis avocat : c’est juste que je revendique fièrement mon biais pro-droits de l’homme et acquiescerai volontiers à tous les procès d’intention qui me seraient faits en ce sens.

— Mon papa se dit très attaché aux droits de l’homme. 

— Las, comme pour les catholiques, il y a beaucoup de croyants non pratiquants en France. Tu trouveras sur cette page du site de France Info les arguments des parties, dont, à tout seigneur, tout honneur, celui du Bâtonnier Charrière-Bournazel. Reprenons-les plus en détail après avoir rappelé ce qu’est la cour européenne des droits de l’homme.

Plantons le décor

L’affirmation du Bâtonnier est la suivante : le système de garde à vue français n’est pas conforme à la Convention Européenne des Droits de l’Homme (de son vrai nom Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, en respectant les majuscules, soit CsDHLf, ce qui n’est pas joli, d’où l’expression généralement employée de Convention européenne des droits de l’homme. Cette Convention a été signée au lendemain de la Seconde guerre mondiale, dans le cadre du Conseil de l’Europe, une organisation internationale consacrée à la paix et aux droits de l’homme, totalement distincte de l’Union Européenne, notamment en ce qu’elle est beaucoup plus large (47 États membres, dont la Turquie, ce qui en 1950 n’a choqué personne), et qu’elle la précède de 7 ans.

Attardons-nous sur cette convention car le comportement de la France a son égard montre combien la France, en matière de droit de l’homme, est croyante mais non pratiquante.

La France a signé la convention dès le 4 novembre 1950, soit le jour de sa signature officielle.

— Il y a donc des signatures postérieures ?

— Oui, c’est le principe d’un traité multilatéral. Des États peuvent embarquer en route. Par exemple, des États nouvellement créés : la Bosnie Herzégovine aurait eu du mal à ratifier la convention en 1950. D’autres États ont moins d’excuses, comme la Principauté de Monaco, qui n’a signé qu’en 2004. Mais signer n’est pas tout.

— Comment ça ?

— Chaque État a ses règles en matière de ratification ; mais souvent il faut que le parlement national ratifie la signature du chef de l’État, pour que la Convention fasse effet en droit interne : c’est le respect de la séparation des pouvoirs, qui interdit au chef de l’exécutif d’empiéter sur le domaine du législatif.

— Et en France, comment ratifie-t-on ?

— Généralement, par une loi, qui peut être parlementaire, comme c’est le cas pour la quasi totalité des traités et convention internationale, ou exceptionnellement par referendum, encore qu’une expérience malheureuse en 2005 a je crois démontré l’inanité de l’idée.

— Donc le parlement a dû ratifier la Convention européenne des droits de l’homme pour qu’elle s’applique en France ?

— Absolument. Et c’est là que nous voyons la première hypocrisie de la République. Si la France s’est empressée de signer la Convention la main sur le cœur en vagissant son amour inconditionnel des droits de l’homme qu’elle prétend avoir inventés, il y eut loin de la coupe aux lèvres puisque ce n’est que le 31 décembre 1973 que la loi de ratification fut votée. 

— la première ? Il y en eut une seconde ?

— Absolument. Car la Convention européenne des droits de l’homme, contrairement à sa cousine universelle de l’ONU, avait vocation a être directement applicable en droit interne ; et pour assurer l’effectivité de cette application, la convention prévoyait la création d’une cour européenne des droits de l’homme, siégeant à Strasbourg, comme le Conseil de l’Europe, devant laquelle des individus estimant qu’un État avait violé à son encontre un des droits garantis par la Convention pouvaient exercer un recours.

— Je ne vois là nulle hypocrisie.

— La voici. La France en ratifiant la Convention avait exclu l’application de ce droit au recours individuel. La France, qui hébergeait la Cour européenne des droits de l’homme, a ainsi tardé 24 ans à l’appliquer, et 7 ans de plus avant de permettre à ses citoyens, dont certains habitaient à quelques rues de la là, de saisir la cour qui en garantit l’application.

— Et quand ce dernier obstacle a-t-il été levé? 

— Le 9 octobre 1981, le même jour que la loi abolissant la peine de mort. Quelle que soit l’importance que j’accorde à cette loi, le discret voyage de Robert Badinter à Strasbourg pour aller lever cette réserve a je crois plus d’impact historique.

— Et quelles sont les conditions d’exercice de ce recours ?

— Il y en a trois cumulatives. Avoir épuisé les voies de recours internes (il faut donc aller jusqu’au Conseil d’État ou la cour de cassation, selon qu’on est devant les juridictions administratives ou judiciaires), avoir au cours de l’instance soulevé dans son argumentation la violation de la convention, et former le recours dans les six mois de la date de la décision mettant définitivement fin au litige. 

— Et quels en sont les effets ?

— Devant la cour, on peut obtenir une indemnisation pécuniaire. La loi Française permet en outre depuis 2000 une révision des décisions qui ont entraîné une condamnation de la France, ce qui est tout à son honneur, après autant de retard à l’allumage.

— Une autre précision à ajouter pour un béjaune tel que moi ?

— Ta modestie t’honore, Tartuffe. Oui, une, d’importance pour la suite : si la cour apprécie la violation ou non de la Convention au cas d’espèce, elle veille à ce que son interprétation dépasse le cas d’espèce et soit une indication valable pour tous les États membres. À présent que te voilà armé pour comprendre, si tu le veux bien, passons à notre affaire des gardes à vue.

— Je suis toute ouïe et bois vos paroles.

— Bois plutôt ton Bi Luo Chun, il refroidit.

La parole est à l’accusation 

L’argumentation de mon Bâtonnier bien-aimé repose sur deux arrêts récents de la Cour. le premier est l’arrêt Salduz contre Turquie du 27 novembre dernier.

— Ce nom me dit quelque chose…

J’en avais déjà parlé en juillet dernier. Me croyant en retard, j’étais en fait plutôt en avance. 

— Mais à l’époque, vous considériez que cet arrêt ne s’appliquait qu’aux procédures d’exception repoussant de plusieurs jours l’intervention de l’avocat.

— Tout à fait. Et cet aspect là, tu vas le voir, me paraît hors de toute discussion. Mais depuis il y a eu un nouvel arrêt Danayan contre Turquie le 13 octobre 2009 qui précise la position de la cour.

— Je suis toute ouïe et bois mon Bi Lui Chun.

— Tu apprends vite. Rappelons que dans le premier cas, nous avions un jeune homme, mineur, arrêté pour un odieux attentat terroriste.

— Qui consistait à…?

— Étendre une banderole sur un pont, en soutien à Apo, Abdullah Ôcalan, fondateur du PKK, parti des travailleurs du Kurdistan, mouvement de guérilla et groupe terroriste. Je n’ai guère d’estime pour Öcalan, mais afficher un soutien à son égard, surtout quand on est mineur, ne me paraît pas relever d’une procédure d’exception. Et pourtant ce fut le cas : il fut placé en garde à vue selon le régime des lois turques antiterroristes, qui excluent l’assistance d’un avocat, et fut condamné à 2 ans et demi de prison. Procédure qui, du fait de l’exclusion de l’avocat, aboutit à la condamnation de la Turquie. La cour statuant en Grande Chambre avait à cette occasion déclaré que “Dans la plupart des cas, cette vulnérabilité particulière [du gardé à vue] ne peut être compensée de manière adéquate que par l’assistance d’un avocat, dont la tâche consiste notamment à faire en sorte que soit respecté le droit de tout accusé de ne pas s’incriminer lui-même” (§54) et  qu’ “Il est en principe porté une atteinte irrémédiable aux droits de la défense lorsque des déclarations incriminantes faites lors d’un interrogatoire de police subi sans assistance possible d’un avocat sont utilisées pour fonder une condamnation.” (§55)

— Mon papa est contre l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, et franchement, quand je lis ça, je l’approuve. Une procédure où sous prétexte de lutter contre le terrorisme, on écarte l’avocat ! Ce n’est pas en France qu’on verrait une chose pareille.

— Ah, oui ? Tu me copieras 100 fois l’article 706-88 du code de procédure pénale pour demain. À la main, s’entend.

— Heu… Et que dit l’arrêt Danayan ? 

— Seyfettin Dayanan a été accusé d’être un militant d’un parti islamiste kurde, le hizbollah. Il a subi la même procédure antiterroriste “avocat-free”. Mais lui, à la différence de Yusuf Salduz, ne va pas parler au cours de sa garde à vue. Il ne va rien dire. Pas un mot.

— Ah ! Donc nonobstant l’absence d’avocat, il avait usé de son droit à ne pas s’incriminer lui-même. 

— Absolument. Ce qui ne va pas empêcher la Cour de condamner la Turquie, en allant un peu plus loin dans les précisions relatives au rôle que doit pouvoir jouer l’avocat. Voici ce que dit la cour : “Comme le souligne les normes internationales généralement reconnues, que la Cour accepte et qui encadrent sa jurisprudence, un accusé doit, dès qu’il est privé de liberté, pouvoir bénéficier de l’assistance d’un avocat et cela indépendamment des interrogatoires qu’il subit (…). En effet, l’équité de la procédure requiert que l’accusé puisse obtenir toute la vaste gamme d’interventions qui sont propres au conseil. A cet égard, la discussion de l’affaire, l’organisation de la défense, la recherche des preuves favorables à l’accusé, la préparation des interrogatoires, le soutien de l’accusé en détresse et le contrôle des conditions de détention sont des éléments fondamentaux de la défense que l’avocat doit librement exercer.”  

Mon Bâtonnier vénéré en déduit que le système actuel des gardes à vue, qui ne permet que ce qu’il appelle avec pertinence une simple “visite de courtoisie”, sans accès à la procédure, ni communication des éléments de preuves recueillis, ni même la qualification des faits reprochés (qui ne seront fixés par le parquet qu’au moment de la citation, j’ai vu des gardes à vues entières menées sous une qualification juridique erronée avant que le parquet ne redresse l’erreur, moins d’une heure avant la comparution devant le tribunal). De fait, la première chose que je dis aux gardés à vue que je vais visiter est que je ne suis pas là pour les aider à préparer leur défense mais leur expliquer leur situation, leur dire quels sont leurs droits, et ce qui va se passer par la suite. Dissiper le brouillard juridique, c’est déjà beaucoup, et pourtant c’est si ridiculement peu. Le système actuel est tout entier conçu pour écarter la défense et l’empêcher de faire son travail, et c’est tellement entré dans nos mœurs que ça ne nous choque même plus, à commencer par les magistrats, pourtant gardiens de la liberté individuelle.

— Vous vous laissez emporter, maître…

— Ah, vraiment ? Tiens, connecte toi à M6Replay et regarde l’émission Zone Interdite du 22 novembre (accessible jusqu’au 29). File à 3 mn et regarde l’édifiante histoire d’Ali, le braqueur de coiffeur. Il est soupçonné d’un crime, vol à main armée. 15 ans encourus. Il est arrêté à l’aube, chez ses parents, après trois ans d’enquête. Il y a donc déjà un dossier, avec à charge une empreinte génétique et ces gants en latex verts abandonné par le malfaiteur, outre un témoin oculaire. Tu noteras qu’alors qu’il se fait réveiller avec une lampe torche dans les yeux et un pistolet sous le nez, le policier ne juge pas utile de lui notifier les raisons de son interpellation. “Par respect pour sa mère”. Le même respect ne s’opposait cependant pas à une entrée de force alors que la respectable maman dormait du sommeil du juste. Logique policière, sans doute. 

En fait, il s’agit juste de plonger l’interpellé dans une situation de stress et d’angoisse, pour “attendrir la viande”. En toute illégalité, soit dit en passant, car l’article 63-1 du Code de procédure pénale (CPP) dispose que “Toute personne placée en garde à vue est immédiatement informée par un officier de police judiciaire, ou, sous le contrôle de celui-ci, par un agent de police judiciaire, de la nature de l’infraction sur laquelle porte l’enquête”. La sanction est la nullité de la procédure. Pourquoi le major de police le fait-il donc devant une caméra de télévision ? Mais parce qu’il sait bien que ce brave Ali n’aura aucun moyen de faire valoir cette violation de ses droits, dont il n’a même pas conscience. Le procès verbal de notification, qui sera rédigé bien plus tard, mentionnera bien tous ces éléments, comme s’ils avaient été notifiés immédiatement au moment de l’interpellation, et Ali signera tout ça sans tiquer. Pas vu, pas pris. Avis aux magistrats qui me lisent, sur la foi à accorder aux procès-verbaux de notification qui leur sont soumis. Heureusement qu’entre toutes ces personnes qui violent la loi, certains ont un brassard “police”, pour qu’on évite de les confondre.

À 08’35”, un autre grand moment : la notification de la durée de la mesure. “Deux jours maximum”. En fait, c’est 24 heures, renouvelable une fois sur autorisation d’un magistrat. C’est dire si cette autorisation est perçue comme un contre-pouvoir par les policiers : ils la considèrent comme acquise alors même que le procureur ignore l’existence de cette garde à vue. Notez l’explication du policier : “je vais te poser des questions et tu vas y répondre, tu me répondras oui ou non, c’est moi ou c’est pas moi”. Vous comprenez maintenant ce qu’entend la cour européenne des droits de l’homme par “Dans la plupart des cas, cette vulnérabilité particulière [du gardé à vue] ne peut être compensée de manière adéquate que par l’assistance d’un avocat, dont la tâche consiste notamment à faire en sorte que soit respecté le droit de tout accusé de ne pas s’incriminer lui-même? Ali a le droit de se taire et c’est sans doute à ce stade son meilleur choix (sachant que dire “ce n’est pas moi”, c’est déjà faire une déclaration). C’est pourquoi on ne le mentionnera même pas dans l’éventail des possibles. “Tu répondras à mes questions”, point. Ah, et je vous laisse deviner l’ambiance si Ali s’avisait de tutoyer le policier en retour, bien sûr.

— Un peu comme si je m’avisais de le faire à votre égard ?

— Exactement, mon Jeannot. Mais tu sais où est ta place, même si parfois tu lorgnes celle des autres. Continuons avec Ali. Dès son arrivée, le voilà placé en cellule. Un esprit naïf comme le mien a tendance à penser que si les policiers se sont levés à 4 heures du matin pour aller l’arrêter à 6, c’est qu’ils étaient pressés de lui parler. Alors pourquoi le faire poireauter en cellule près tout cet empressement ? La journaliste le dit candidement : “ils ont 48 heures pour le faire avouer”. Alors on le met à mijoter après lui avoir confisqué ses lunettes, et ses chaussures. L’ennui est propice à la réflexion morale.

L’affaire reprend à 11’40. Ali est enfin interrogé. Il conteste les faits, et demande à voir les preuves réunies contre lui. Dans un pays ordinaire, on trouverait que c’est la moindre des choses. Surtout que les gants saisis lors de la perquisition étant dans la pièce à côté, on peut se dire que l’effort de manutention serait limité. De même qu’on lui agite son ADN. Il demande où l’échantillon témoin a été recueilli. N’est-ce pas une question légitime ? Un droit fondamental de connaître les preuves à charge pour les discuter ? Réponse du policier : “Ah je sais pas, moi”. Il n’a qu’à demander au journaliste qui filme la scène, lui est au courant, il nous l’a expliqué plus tôt dans le reportage. Bienheureux journaliste, qui a plus de droit que les avocats à ce stade.

Alors évidemment, Ali, pensant qu’en fait les policiers n’ont rien et veulent le faire avouer au bluff, va nier. Non pas l’évidence comme dit le commentaire, à ce stade, il n’a même pas connaissance de l’évidence à nier. Mais ça fera tellement mieux devant le tribunal que dans un premier temps, il ait nié sa participation. Dans les dents de la défense qui voudrait plaider les remords sincères. L’avocat n’a pas le droit d’être là, mais ça n’empêche qu’on pense à lui.

Et voici venir le culte de l’aveu, la “chansonnette”, comme on appelle ces interrogatoires interminables visant à briser par l’épuisement les défenses du gardé à vue. Très efficace, comme l’ont montré des affaires comme celles de Patrick Dils ou Richard Roman, ou des innocents ont fini par passer aux aveux. C’est l’efficacité administrative en action. Pourtant, il y aurait de quoi boucler le dossier. ADN, gants en latex similaires, deux témoins sur trois catégoriques, le parquet a des munitions. Mais la défense aussi, elle peut encore plaider le bénéfice du doute. Ça tombe bien, on a encore des heures sans cette gêneuse. Et quand il est en cellule pour réfléchir, on lui retire ses lunettes. On voit plus clair quand on ne voit plus très clair. Logique policière. L’argument du suicide ? Mais ça fait longtemps que les verres de lunette ne sont plus en verre mais en polycarbonate, en Trivex® ou en CR-39. Essayez de vous taillader les veines avec ça. En outre, vous admirerez l’élégance de l’argument : on ne veut pas qu’Ali se suicide car… cela attirerait des ennuis au major et à son chef de poste : paperasse à remplir, serpillère à passer. Ça doit être ce qu’on appelle le respect du citoyen.

Victoire de la Justice : il passe aux aveux. Avec le major, grand seigneur : “au bout du compte, ça va te servir”. Vous allez voir en effet comme ça va le servir. Maintenant qu’il avoue, miracle, la caisse des scellés a trouvé le chemin du bureau et on lui montre les pièces à conviction (l’arme). 

Nous avons donc des aveux complet. Il est alors déféré au tribunal où l’attend…

— …son avocat.

— Perdu. Le procureur de la République. Qui va le recevoir, toujours sans avocat, qui va l’entendre sur sa version des faits. Je précise que le procureur est partie à l’audience, c’est même lui qui va y soutenir en personne l’accusation. J’ai expliqué un jour à un confrère américain qui visitait le palais que le procureur recevait ainsi notre client en tête à tête et recevait ses déclarations sans même qu’on puisse l’assister, il ne voulait pas me croire. Un avocat français qui recevrait la partie adverse seule avant un procès encourt la radiation. Un procureur, une promotion. 

Le procureur va donc recevoir des déclarations d’Ali, qui seront dûment notées au procès verbal de citation. Là encore, notez bien qu’aucun avocat n’est là pour lui dire de se taire, ni n’a pu le voir avant pour lui suggérer des réponses appropriées pour sa défense. Il va donc se plaindre lui-même (le procureur note : absence de remords à l’égard de la victime), reconnaître le mobile pécuniaire (c’est un crime crapuleux, ceux où la récidive est la plus fréquente), le mensonge à son père (il prétendait travailler et volait pour donner le change), s’enfonçant encore un peu plus. Conclusion : le procureur lui annonce déjà que ça va mal se passer. Et en effet, il n’y a pas grand chose qu’il pourrait encore faire pour démolir sa défense. L’avocat peut donc entrer en scène. Vous voyez comme ça l’aide d’avoir avoué. 

On va enfin autoriser un avocat à prendre connaissance du dossier, une demi heure avant de le plaider, alors que le parquet le mijote depuis trois ans. Ce qui sera pile la peine prononcée, dont 18 mois fermes, face à un Ali incrédule, qui n’a pas vu le coup venir. Au bout d’une procédure illégale et donc nulle depuis le moment de l’arrestation. Le tribunal précisant “c’est criminel ce que vous avez fait”, montrant bien qu’il a jugé non pas le délit qu’on lui présentait (un vol avec violences) mais un crime (vol à main armée) qui aurait dû aller aux assises. Voilà en images le système ordinaire français, tel qu’il fonctionne au quotidien. 

Et quand on compare ce fonctionnement à ce que dit la cour européenne des droits de l’homme, en effet, on peut avoir des difficultés à le trouver conforme. Sauf quand on est porte-parole de la Chancellerie, comme on va le voir. Oui, mon Jeannot, je te le dis en face : ce qu’a montré M6 ce dimanche soir est une violation de la convention européenne des droits de l’homme.

— Mais c’était un braqueur ! 

— On traite ainsi les braqueurs comme les innocents. Parles-en à monsieur Kamagaté.

La parole est à la défense

— Et que répond le gouvernement face à cette offensive ?

— La réponse de Guillaume Didier, porte-parole du Garde des Sceaux, que je salue ici (Guillaume, pas Michèle) car je sais que c’est un lecteur assidu et un commentateur occasionnel peut être écoutée sur la page de France info précitée. Le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’emportera pas la conviction d’un juriste.

1) L’arrêt Danayan condamnerait la Turquie et non la France. Un étudiant en droit qui sortirait cet argument se prendrait aussitôt zéro. La Cour interprète la Convention, qui est la même pour ces deux pays. Ce qui vaut pour l’un vaut pour l’autre. Il est très courant d’invoquer devant des juges français des jurisprudences de la cour sanctionnant d’autres pays. Ils n’y voient rien d’anormal dès lors que les faits sont pertinents. 

2) La Turquie n’aurait pas du tout le même système judiciaire que la France. Argument qui repose sur l’ignorance de l’interlocuteur. En effet, si je vous dis qu’en Turquie, les ordres de juridictions judiciaires et administratifs sont séparés, que la cour suprême administrative s’appelle le Conseil d’État (Danıştay) tandis que la cour suprême en matière judiciaire s’appelle la cour de cassation (Yargıtay) dont le rôle est d’unifier au niveau national l’interprétation de la loi par la jurisprudence, et dont le président porte le titre de Premier Président (Birinci Başkan), le juriste réalisera qu’en effet, les deux systèmes ne sont pas du tout comparables. En fait, tu as compris, les deux systèmes sont très proches, il n’est que de lire l’arrêt Salduz, notamment l’exposé du droit turc pertinent (§27 à 31) pour voir que le système turc est même plus respectueux de la Convention que le notre (il ne permet de repousser l’intervention de l’avocat que de 24 heures, contre 48 à 72 chez nous), la Turquie n’ayant pas attendu sa condamnation pour se mettre en conformité avec ce texte. 

— Il y a quand même des différences culturelles entre les deux pays ?

— C’est exact. Par exemple, la Turquie a accordé le droit de vote aux femmes 15 ans avant la France. Croyante, non pratiquante, cher Jeannot…

3) Ce que la cour exigerait, c’est le principe de l’accès immédiat à un avocat, ce que prévoit le droit français depuis dix ans (seulement, ai-je envie d’ajouter), avec ce droit à l’entretien dès la première heure de garde à vue. Au contraire, cet arrêt consacrerait le système français. Là, j’ai envie de dire : un arrêt de la cour européenne des droits de l’homme c’est du sérieux. Il ne faut pas lui faire dire ce qu’il ne dit pas. Qu’il consacre le système français, c’est non, sans aucun doute. Il condamne même le système dérogatoire applicable au terrorisme, trafic de stupéfiants et aux bandes organisées. Quant au système de droit commun, celui d’Ali, la cour parle du droit à l‘assistance d’un avocat, pas à un droit à un entretien avec un avocat ignorant du dossier. Assistance semblerait supposer que l’avocat puisse assister, du latin ad sistere, être présent à côté de quelqu’un. À propos du système français, rappelons que jusqu’en 1993, l’avocat était tenu à l’écart de la garde à vue. La France ayant été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme, elle a introduit cette visite de l’avocat, sans accès au dossier, par une loi du 4 janvier 1993. Mais face aux geignements des syndicats de policier, une loi d’août 1993 va repousser à la 20e heure cette intervention. Et on va même gratter une heure aux avocats en disant que la loi disant “à l’issue de la 20e heure”, cela s’entend comme la 21e heure. Ce n’est que par une loi du 15 juin 2000 que l’avocat a pu enfin intervenir dès la première heure. Toujours sans accès au dossier. Croyante, non pratiquante, te disais-je, cher Jeannot;

4) Si la cour avait voulu dire que l’avocat devait être présent tout au long de la garde à vue, elle l’aurait dit explicitement. Oui, je suis d’accord, avec cette limite qu’elle statue sur ce qu’on lui demande de juger. Et ici, il n’y avait pas du tout d’avocat, là est la violation. Je ne crois pas que M. Didier puisse exciper de son côté d’une décision de la même cour consacrant explicitement le système français en disant que cet entretien d’une demi heure sans accès au dossier était satisfaisant au regard de la Convention. Donc miroir à paroles. Je reprends ici les mots de la cour : Dans la plupart des cas, cette vulnérabilité particulière [du gardé à vue] ne peut être compensée de manière adéquate que par l’assistance d’un avocat, dont la tâche consiste notamment à faire en sorte que soit respecté le droit de tout accusé de ne pas s’incriminer lui-même” (Salduz, §54) et  qu’ “Il est en principe porté une atteinte irrémédiable aux droits de la défense lorsque des déclarations incriminantes faites lors d’un interrogatoire de police subi sans assistance possible d’un avocat sont utilisées pour fonder une condamnation.” (ibid. §55) un accusé doit, dès qu’il est privé de liberté, pouvoir bénéficier de l’assistance d’un avocat et cela indépendamment des interrogatoires qu’il subit (…). En effet, l’équité de la procédure requiert que l’accusé puisse obtenir toute la vaste gamme d’interventions qui sont propres au conseil. A cet égard, la discussion de l’affaire, l’organisation de la défense, la recherche des preuves favorables à l’accusé, la préparation des interrogatoires, le soutien de l’accusé en détresse et le contrôle des conditions de détention sont des éléments fondamentaux de la défense que l’avocat doit librement exercer.”(Danayan, §32). Si Guillaume Didier pouvait nous expliquer en quoi un avocat n’ayant pas accès au dossier pouvait au cours d’un entretien de 30 minutes maximum dont il lui est fait interdiction absolue de faire état auprès de quiconque organiser une défense, discuter l’affaire, rechercher des preuves favorables à l’accusé, et préparer les interrogatoires, je suis avide de ses lumières. Dans l’intervalle, je risque de rester convaincu de l’incompatibilité du système français avec la Convention européenne des droits de l’homme.

5) La cour dirait même expressément qu’il est admissible de retarder l’intervention de l’avocat. Écoutez bien ce passage. On sent le trouble du porte-parole. Il a failli dire que l’avocat était écarté deux voire trois jours. Il se rattrape à temps et dit juste “retardé” car le journaliste n’aurait pas laissé passer un argument aussi grossier. Voici ce que dit en réalité la cour européenne : c’est dans Salduz, §55 : Même lorsque des raisons impérieuses peuvent exceptionnellement justifier le refus de l’accès à un avocat, pareille restriction – quelle que soit sa justification – ne doit pas indûment préjudicier aux droits découlant pour l’accusé de l’article 6 (…). Il est en principe porté une atteinte irrémédiable aux droits de la défense lorsque des déclarations incriminantes faites lors d’un interrogatoire de police subi sans assistance possible d’un avocat sont utilisées pour fonder une condamnation.” La cour admet cette éventualité pour aussitôt la restreindre. Or l’article 706-88 du CPP s’applique systématiquement à toutes les affaires qu’il concerne, sans distinction, seul l’officier de police judiciaire décidant souverainement de recourir à cette procédure dérogatoire. Là, Guillaume Didier fait dire à un arrêt le contraire de ce qu’il dit, ce qui ne manque pas de saveur quand il joue les gardiens du temple du respect de la parole de la cour.

— Alors que faire ?

— Ce sera si tu le veux bien l’objet d’un prochain billet, celui-ci risquant d’épuiser la patience de mes lecteurs. Maintenant, va me photocopier ces dossiers, et n’oublie pas de faire tes lignes pour demain.

samedi 14 novembre 2009

Forfaiture

— Mon cher maître, que vous arrive-t-il ? Je vous vois le tein rougeaud, le souffle court, la robe débraillée et vous seriez échevelé si la nature n’y avait astucieusement pourvu.

— Ma chère lectrice, vous ici ? Quelle joie de vous voir. Comment êtes-vous entrée ?

— Votre stagiaire m’a ouvert la porte. Et vous, comment en êtes-vous arrivé là ?

— Ah ! Mon amie, je suis sous le choc de la nouvelle que je viens d’apprendre. Je n’arrive pas à croire ce qu’a osé faire le conseil d’administration de l’Office Français de Protection des réfugiés et Apatrides (OFPRA).

— Et qu’a-t-il fait que vous ne parveniez à croire ?

— Avant de vous le dire, un peu de thé et de droit. L’un et l’autre me remettront d’aplomb. Pour le thé, je prendrai du Darjeeling Castleton 2nd flush FTGFOP. Pour le droit, je prendrai le Code de l’Entrée et du Séjour des Étrangers et du Droit d’Asile (CESEDA).

— Je m’occupe du premier, entretenez-moi donc du second.

— C’est à son livre VII que je vais m’intéresser, qui traite du droit d’asile et du statut de réfugié.

— Comment ? Ce n’est pas la même chose ?

— Certainement pas, et c’est un des nœuds du problème dont je vais vous entretenir. 

— Expliquez-moi la différence pendant que l’eau chante dans la bouilloire.

— Le statut de réfugié est, en principe, accordé à toute personne « qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner. »

— C’est le code ?

— C’est la Convention.

— Quelle convention ?

— La Convention de Genève du 28 juillet 1951, qui définit en son article 1A ce qu’est un réfugié.

— Et donc l’asile…?

— L’asile est un droit provisoire : c’est le droit qu’a un demandeur du statut de réfugié à séjourner dans le pays dont il sollicite la protection et d’être protégé contre tout risque de renvoi dans son pays d’origine. Il s’applique du moment où le demandeur pose un orteil sur le territoire national en s’exclamant : « je demande l’asile ! » jusqu’au moment où la France statue définitivement sur sa demande. Là, soit il devient réfugié, soit il redevient un étranger pouvant être éloigné de force dans son pays d’origine. 

— J’ignorais cette distinction.

— Vous n’êtes pas la seule. Brice Hortefeux, quand il était ministre des auvergnats, ne savait pas faire la différence. Témoin cette déclaration lors de l’ouverture des débats sur la future loi du 20 novembre 2007 : «L’asile n’est pas et ne sera pas la variable d’ajustement de notre politique d’immigration. Il a sa finalité propre : protéger les personnes qui ne le sont plus dans leur pays.»

— En effet, la confusion est patente. Quelle fut la réaction des députés face à cette erreur grossière qui ne pouvait leur échapper dans une matière sur laquelle ils se préparaient à légiférer ?

—  “Applaudissements sur les bancs du groupe UMP”.

— Je préfère me taire et verser l’eau dans la théière.

— Vous avez bien raison. Le Darjeeling l’emporte sur monsieur Hortefeux en ce qu’il en sort toujours quelque chose de bon. Ce droit d’asile, précisément, est à la source du prédicament qui m’a mis dans tous mes états.

— Je crois deviner. Le droit d’asile donne un droit au séjour sur le territoire… C’est donc une chatière dans la Grande Muraille dont le législateur rêve d’enceindre la France…

— Avec la même efficacité que la première, gageons-le. En effet, à force de multiplier les obstacles sur la route des étrangers qui voudraient venir chercher en France les deux piliers sur lequel on bâtit l’espoir…

— Et qui sont…?

— Le pain et la liberté. L’asile est devenu disais-je une voie d’entrée pour des gens qui ne relèvent pas en réalité de ce statut. Surtout qu’autrefois, le statut de demandeur d’asile donnait un droit au séjour qui autorisait à travailler. 

— Comment ? Ce n’est plus le cas ?

— Non.

— Mais comment font-ils pour vivre ?

— Ils touchent une allocation au nom charmant d’Allocation Temporaire d’Attente, payée par les ASSEDIC (ne me demandez pas pourquoi) de l’ordre de 300€ par mois. Quand elle est payée, puisque de 2002 à 2008, le budget alloué à cette ATA est passé de 162 millions d’euros à 28 millions. Le nombre des demandeurs est passé, sur la même période, de 52000 à 48000. Notez l’intelligence de la politique : avant, les demandeurs d’asile travaillaient et cotisaient aux ASSEDIC. Maintenant, ils n’y travaillent plus et touchent des allocations. Et après, on les traitera de parasites.

— Il y a donc de la fraude à l’asile ?

— Des demandes mensongères, oui, c’est certain, c’est même une majorité. D’où l’importance de la vigilance des personnes en charge d’instruire ces demandes, qu’on appelle Officiers de Protection (OP), du fait qu’ils travaillent pour l’Office Français de Protection des Réfufiés et Apatrides (OFPRA). Ils doivent chercher la pépite, le vrai dossier, parmi les fantaisistes.

— Et ils y arrivent ?

— C’est bien là le problème. Tout se joue lors d’un entretien en tête à tête (ou en tête à tête à tête, dans l’hypothèse fréquente où un interprète est nécessaire). En théorie, ça marche bien. Les OP sont spécialisés dans leur région du monde (qui à l’OFPRA est divisé en quatre : Europe, Asie, Amérique-Maghreb et Afrique) et connaissent fort bien à la longue la situation politique des pays de leur secteur. On ne la leur fait pas. En outre, la forme du récit, la richesse des détails fournis, la cohérence et la crédibilité de l’ensemble sont déterminants. Une personne qui raconte son viol par une milice en bâillant d’ennui n’est pas crédible. Mais cela suppose que l’OP ait le temps de potasser son dossier, de faire des recherches, bref ait les moyens de faire son travail.

— Je devine la suite.

— Dame ! La politique de la rustine et du chiffre. Les lois ont multiplié les moyens de bâcler les dossiers à moyens constants, en inventant des horreurs comme les procédures prioritaires (un préfet peut décider que tel dossier devra être traité en un temps réduit par l’OFPRA qui n’a pas son mot à dire) ou les pays d’origine surs (POS) et nous y voilà.

— À ce qui vous a mis dans cet état ?

— Absolument. Laissez moi boire un peu de thé, je vais en avoir besoin. 

— Du sucre ?

— Jamais de sucre, même face à l’apocalypse.

— Un non aurait suffit. Vous me parliez des pays d’origine surs ?

— L’idée de départ n’est pas mauvaise en soi. C’est une règle européenne (directe CE du 1er décembre 2005) qui permet à un État de fixer une liste de pays réputés sûrs qui fait présumer qu’une demande venant de ce pays est infondée.

— Comme la Suisse, Monaco ou les États-Unis ?

— Vous vous gaussez ? Non, ces pays ne sont pas réputés sûrs. Le sont en revanche l’Algérie, le Bénin, la Bosnie Herzégovine, le Cap-Vert, la Croatie, la Géorgie jusqu’à vendredi, j’y reviens, le Ghana, Haïti, l’Inde, la Macédoine, Madagascar, le Mali, la Mongolie, l’Île Maurice, la Tanzanie, et l’Ukraine. Pays fournissant pourtant pour certains un contingent de réfugiés non négligeable. Par exemple, les femmes maliennes menacées d’excision dans leur pays peuvent obtenir le statut de réfugié (en fait, la protection subsidiaire, qui est un statut de réfugié élargi à des cas n’entrant pas dans la Convention de Genève, mais passons). Je ne conteste pas que la Croatie y figure, elle est sur le point d’entrer dans l’Union. Mais la Bosnie, je tique.

— Qui décide de cette liste ?

— le Conseil d’administration de l’OFPRA. Ce conseil avait tenté d’ajouter à la liste l’Albanie et le Niger, ce qui, quand on connait la situation dans ces deux pays, était un outrage fait à la vérité. Le Conseil d’État, qui est plutôt coulant en la matière, a été obligé de censurer. 

— Vous dites que la Géorgie y figurait jusqu’à vendredi ?

— Oui. Il aura fallu presque un an et demi pour que le Conseil d’administration admette que le fait qu’un quart du territoire soit occupé par une puissance étrangère était peut-être bien un indice d’insécurité. Mais sans doute pris de vertige à l’idée d’avoir aidé des réfugiés, le conseil a rétabli la balance cosmique en ajoutant trois pays à la liste : l’Arménie, la Serbie et, voilà l’origine de mon émoi, la Turquie.

— Mais je croyais que vous étiez favorable à l’entrée de la Turquie en Europe ?

— Non : la Turquie EST en Europe, c’est un fait géographique, historique et culturel (elle participe à l’Europa League de football et à l’Eurovision…).C’est à son entrée dans l’Union Européenne que je suis favorable. Mais certainement pas demain : elle n’est pas au standard européen en matière de protection des droits de l’homme. Elle est un des pays les plus condamnés par la Cour européenne des droits de l’homme (avec la France, c’est vous dire si nous avons des points culturels communs) et est l’origine d’un grand nombre de réfugiés relevant de la division Europe de l’OFPRA.

— Vraiment ? Midnight Express est encore d’actualité ?

— Non, la Turquie change. Mais elle a encore deux problèmes : les Kurdes et les militants d’extrême gauche. Les premiers sont une minorité qui parle sa propre langue (qui s’écrit en caractères arabe alors que le turc a recours à l’alphabet latin) et qui a longtemps été privée de tout droit à vivre dans sa spécificité. Les choses changent, des partis kurdes existent et il y a même une télévision publique en langue kurde. Mais souvenir des années de lutte féroce, il existe des mouvements indépendantistes violents, comme le Parti des travailleurs du Kurdistan (Partiya Karkerên Kurdistan, PKK) d’Abdullah Oçalan qui ont recours au terrorisme et font des opérations de guérilla dans le Kurdistan turc (sud est du pays, près de la frontière irakienne et syrienne). La population, coincée entre le marteau et l’enclume, fuit cette zone et vient se réfugier en France. Certains ne fuient que la misère. Quant à l’extrême gauche turque, elle est restée très old school : la dictature du prolétariat doit au besoin être imposée par la force. D’où une collection de lois d’exception où toutes les libertés sont mises de côté sous prétexte de la lutte contre le terrorisme. Quand je vous dis que la Turquie est proche de nous culturellement… 

— Vous êtes ironique : n’exagérez-vous pas un peu ?

— Je vais donner la parole à une spécialiste de la question. Je cite : 

Cette demande [du statut de réfugié de la part de ressortissants turcs, 2732 dossiers en 2008] traditionnelle ne connaît aucune évolution notable et est toujours composée au moins à 80 %de demandeurs d’origine kurde qui revendiquent soit un militantisme personnel au sein de partis kurdes, généralement le DTP (Demokratik Toplum Partisi, Parti de la Société Démocratique), soit une aide et une assistance apportée aux combattants du PKK. Par ailleurs, les militants de cette organisation, qui disaient venir des camps du nord de l’Irak et dont le parcours et la provenance restaient difficiles à établir, semblent moins nombreux. Un nombre croissant de demandes est en fait constituéde 2ème ou 3ème demandes émanant de personnes déclarant être rentrées en Turquie après avoir été déboutées. Elles invoquent alors une courte détention à l’aéroport et affirment avoir par la suite repris leur militantisme, ce qui les aurait conduits à fuir après avoir de nouveau subi des persécutions. L’Office reçoit toujours un petit flux régulier de militants syndicaux ou d’extrême gauche ainsi que des demandeurs invoquant des motifs relevant de la protection subsidiaire. Il s’agit souvent de femmes mettant en avant des difficultésd’ordre privé ou déclarant fuir un mariage forcé.

— Et qui dresse cet état des lieux sans complaisance ? Une association de gauchistes ?

— Non. C’est l’OFPRA, dans son rapport 2008 (pdf, page 23).

— L’OFPRA ? Dont le Conseil d’administration vient de décider…

— Que la Turquie est un pays sûr. Formidable cas de schizophrénie administrative. 

— Et quels sont les conséquences pour les demandeurs turcs ?

— Elles sont terribles. Ils n’ont plus de droit d’asile : ils peuvent être reconduits en Turquie pendant l’examen de leur demande. Ils ont des délais réduits pour présenter leur demande et n’ont pas droit à l’Allocation Temporaire d’Attente ni à être logé en Centre d’Accueil des Demandeurs d’Asile (CADA). Et ils n’ont bien sûr pas le droit de travailler. Enfin, leur demande peut être rejetée sans entretien avec un OP, alors que je vous ai expliqué que cet entretien est l’élément essentiel de la prise de décision.

— Mais quelle proportion des dossiers présentés par des turcs aboutit à un octroi du statut de réfugié ?

— En 2008, un sur quatre, 704 exactement (source : rapport 2008, op. cit.).

— Vous voulez dire que le Conseil d’administration de l’OFPRA a déclaré sûr un pays qui fournit chaque jour deux réfugiés au sens de la Convention de Genève ?

— Oui. Tout comme il a considéré sure la Bosnie, qui détient le record du taux d’accord pour la zone Europe avec un dossier sur deux accepté.

— Mais… C’est une honte ! Un scandale ! Une forfaiture !

— Ma chère lectrice, vous voilà à présent dans le même état que moi, le rouge aux joues, le sein bondissant d’indignation, et la tasse de thé tanguant dangereusement. Oui, ma chère, c’est à un attentat contre l’asile que nous venons d’assister. Je sais que le GISTI et d’autres usual suspects préparent un recours. Je croise tout ce que la Nature m’a donné de doigts pour que le Conseil d’État y mette bon ordre promptement. Je confesse un optimisme modéré, vu la jurisprudence de ce dernier en la matière.

— Mais comment une telle décision peut-elle être prise ?

— Mais la politique, la pure politique, ma chère. 

— Comment pouvez-vous en être si sûr ?

— Lisez cet extrait du journal officiel des débats parlementaires, séance du Sénat du 22 septembre 2009. Mais d’abord, laissez-moi vous ôter des mains cette tasse de thé, sinon vous allez tacher mes codes tout neufs. 

jeudi 5 novembre 2009

Qu'est-ce qu'être français ?

Cette question semble ainsi obnubiler un ministre qui n’a visiblement pas d’autres préoccupations plus importantes, c’est dire si la France va bien et est admirablement gérée.

Comme d’habitude, on oublie de se tourner vers le droit, qui a pourtant des éléments de réponse.

Pour parodier un grand spécialiste de l’identité nationale, quand un juriste entend le mot “nationalité”, il dégaine son Code civil.

C’est là que sont définies les conditions très strictes de l’acquisition de la nationalité. Je rassure toutefois notre ministre bien-aimé, le droit se contente en fait de dire qui est français, pas ce que c’est. Le droit est en effet une matière bien trop sérieuse pour perdre son temps avec des questions qui n’ont pas vraiment de réponse, puisque chacun a la sienne et qu’aucune ne peut prétendre être la bonne. 

► La première catégorie de Français, et la plus nombreuse, est la catégorie des Français qui se sont donnés la peine de naître, pour citer Beaumarchais, né à une époque où la nationalité française n’existait pas (c’est une invention révolutionnaire). Ce sont les Français d’origine, ainsi appelés car ils sont français dès l’instant de leur naissance, sans avoir rien demandé à personne. Ils se divisent en deux (car si la Nation est Indivisible, le droit de la nationalité adore les divisions, c’est son côté rebelle).

D’abord, les Français par filiation : est français l’enfant de Français (art. 18 du Code civil). C’est le fameux droit du sang, le jus sanguini, qui pose qu’est de telle nationalité l’enfant de ce lui qui est de telle nationalité, par opposition au droit du sol, jus soli, qui veut qu’est de telle nationalité celui né sur le territoire de tel État, qui sont les deux façons envisageables d’attribuer une nationalité, chaque pays recourant à l’une ou l’autre de ces règles en les assaisonnant à sa façon. 

Mes lecteurs les plus sagaces auront tout de suite vu la difficulté : le problème n’est pas réglé, il n’est que transféré à la génération précédente. Comment le père ou la mère (un seul des deux suffit) était-il lui-même Français ? 

D’où la deuxième catégorie, mélange de droit du sang et de droit du sol, qui sert de filet de sécurité : est Français l’enfant né en France d’un parent lui-même né en France quelle que soit sa nationalité (art. 19-3 du Code civil). Ainsi, si vous êtes né en France et qu’un de vos parent est lui-même né en France, vous n’avez pas à vous soucier de prouver sa nationalité, vous avez prouvé la vôtre. Et si vous êtes né à l’étranger, il vous suffit de prouver qu’un de vos parents est né en France d’un grand-parent né en France, et vous voilà cocardisé. Sauf que pour les Français dont les parents sont nés dans les anciennes colonies, qui ne sont pas considérées comme territoire français avant la décolonisation pour ce qui concerne la nationalité française, le casse-tête reste entier, avec parfois des conséquences traumatisantes.

Il y a aussi des exceptions même pour ceux nés en France métropolitaine (le droit est la science des divisions et des exceptions) : si les parents nés en France ont vécu un demi-siècle à l’étranger et n’ont pas la possession d’état de français, et que leur enfant n’a pas non plus cette possession d’état, l’acquisition de la nationalité ne joue pas (article 30-3 du Code civil) et le parquet peut faire retirer la nationalité française de celui qui étant dans cette situation l’aurait néanmoins obtenue (art. 23-6 du Code civil). Création des abjectes lois Pasqua de 1993, une des pires œuvres législatives de la République qui s’y connait pourtant en la matière. 

Un mot sur la possession d’état, notion importante, à tel point que le législateur s’est abstenu de la définir. C’est un concept emprunté au droit romain de la filiation, les règles de nationalité s’étant largement inspirée de ce droit (le citoyen est un peu l’enfant de la mère patrie, patrie venant d’ailleurs du latin pater, le père (le nationalisme relèverait-il donc d’un Œdipe mal réglé ?), et qui suppose trois conditions : que la personne se dise française (le nomen), soit traitée comme un français par les autorités (le tractatus) et soit considérée par son entourage comme française (la fama). Il faut dire que dans la plupart des cas, la personne se croit vraiment française. J’y reviendrai lors de l’examen de la troisième catégorie.

Ajoutons quelques cas particuliers : l’enfant né de parents inconnus et l’enfant qui sinon naîtrait apatride en France, se voient conférer la nationalité française ; on ne peut naître apatride en France. Mais la générosité de la France a ses limites : si au cours de sa minorité on découvre que l’enfant né apatride ou de parent inconnus acquiert la nationalité d’un de ses parents (l’un des parents inconnus se manifeste et il est Syldave, or la loi syldave donne la nationalité syldave à l’enfant d’un syldave même né à l’étranger), l’enfant perdra la nationalité française et même sera réputé ne jamais l’avoir été. Oui, côté mère adoptive, la France est vraiment pas terrible (art. 19 et 19-1 du Code civil).

Comme vous le voyez et contrairement à une légende colportée par le Front national, le seul fait de naître en France ne suffit pas à conférer la nationalité française. Le droit du sol existe, mais pour faire effet dès la naissance, il faut que ce soit un double droit du sol : être né en France d’un parent lui-même né en France. Et pour ceux qui voudraient supprimer cette catégorie pour satisfaire leurs instincts xénophobes, je précise que c’est elle seule qui leur donne la certitude de pouvoir prouver leur nationalité française le jour où on leur demandera. Attention donc, à force de haïr les étrangers, de ne pas en devenir un soi-même. Le droit du sol simple existe certes, nous allons le voir tout de suite, mais le sol français est aride : il y a d’autres conditions à remplir avant que la nationalité française n’y germe.

► La deuxième catégorie est celle des Français par acquisition.
Non, ce ne sont pas les descendants d’esclaves achetés pour les colonies, ce sont les Français qui ne sont pas nés Français mais le sont devenus par la suite. 

D’abord (par ordre d’apparition dans le Code) viennent les conjoints de Français. Au bout de quatre ans de mariage, cinq ans si le conjoint n’a pas vécu au moins trois ans en France, et à condition que la communauté de vie n’ait pas cessé et que le conjoint ait une connaissance suffisante de la langue (la communauté de vie est vérifiée par la convocation simultanée des deux époux pour la déclaration, la maitrise de la langue par le fait que toutes les questions sont posées au conjoint étranger ; le conjoint français a vraiment l’impression de perdre une demi-journée, et ce n’est pas une impression, mais depuis le jour de ses noces on lui fait comprendre qu’il est suspect du fait d’avoir épousé un étranger ; je parle d’expérience), le conjoint peut déclarer acquérir la nationalité française. Cette déclaration se fait au tribunal d’instance. Dans le délai d’un an, le ministre chargé des naturalisations peut s’opposer par décret à cette acquisition pour indignité ou défaut d’assimilation, autre que linguistique (ce point a été vérifié par le juge d’instance). C’est ce qui s’est passé dans l’affaire dont je vous avais parlée de cette femme qui portait le Niqab. Article 21-2 du Code civil.

Viennent ensuite les conjoints du président de la République, qui bénéficient d’une procédure médiatique à effet immédiat. (Aucun article de loi ne prévoit cela, mais depuis quand la loi s’applique-t-elle au plus haut du pouvoir ?)

Voici venir à présent le droit du sol, les Français par la naissance et la résidence en France (j’insiste sur le et la résidence) : devient automatiquement Français le jour de ses 18 ans l’enfant né en France de parents étrangers qui réside en France le jour de ses 18 ans, et qui y a résidé au moins 5 ans, de manière continue ou non, depuis ses 11 ans. Qu’une seule condition défaille, et il n’y a pas d’acquisition de la nationalité. Article 21-7 du Code civil.

L’intéressé peut renoncer à la nationalité française dans les six mois précédant son 18e anniversaire et les 12 mois le suivant, s’il prouve avoir une autre nationalité (on ne devient pas apatride en France). Dans ce dernier cas, il est réputé n’avoir jamais été français.

À l’inverse, l’enfant né en France de parents étrangers peut anticiper cette acquisition par déclaration : soit lui-même à partir de ses seize ans, soit ses parents en son nom à partir de ses treize ans. Dans ce dernier cas, la condition de 5 ans de résidence court à compter de ses 8 ans. Article 21-11 du Code civil.

► troisième catégorie : les Français par déclaration. La loi permet à des étrangers se trouvant dans certaines situations précises d’obtenir la nationalité par déclaration. C’est automatique mais suppose une démarche volontaire (auprès du juge d’instance), et la vérification que les conditions légales sont remplies.

Il s’agit d’abord des mineurs adoptés par des Français, recueilli légalement par des Français depuis 5 ans, ou l’Aide Sociale à l’Enfance depuis 3 ans, ou par un organisme agréé qui lui a permis de suivre un enseignement en France pendant 5 ans. Article 21-12 du Code civil.

Cela recouvre aussi les étrangers invoquant 10 ans de possession d’état de français. Article 21-13 du Code civil.

C’est d’ailleurs ce que suggère, toute honte bue (mais on sait sa soif inextinguible) Éric Besson au brigadier Guissé. Il a la possession d’état de français : il se dit français (et se croyait sincèrement français), est traité comme français par l’armée de terre et par l’administration qui lui a délivré deux certificats de nationalité, et il porte l’uniforme et les armes françaises (Nomen, Tractatus, Fa-Mas). En somme, “rendez moi votre nationalité, je vous la rends tout de suite (enfin un ou deux ans plus tard, ça prend du temps ces procédures. Bon, vous serez humilié et rayé des cadres de l’armée, dans l’intervalle, et alors, où est le problème ?)”. 

On rattache à cette catégorie les français par réclamation : il s’agit des étrangers privés de la nationalité française par filiation du fait de la résidence prolongée à l’étranger de leurs parents (art. 21-14 du Code civil). La loi leur permet de réclamer la nationalité française, à condition qu’ils aient conservé ou acquis avec la France des liens manifestes d’ordre culturel, professionnel, économique ou familial, soit effectivement accompli des services militaires dans une unité de l’armée française ou combattu dans les armées françaises ou alliées en temps de guerre.

► Quatrième et dernière catégorie : les français par décision de l’autorité publique. Ce sont les naturalisés. 

Le cas le plus fréquent est celui de l’étranger qui le demande. La demande se fait en préfecture, et c’est là sans doute le service préfectoral le plus sinistré de tous. C’est une honte, un scandale sans nom. Le délai en région parisienne est de deux ans pour avoir un rendez-vous rien que pour retirer le formulaire de demande de naturalisation. Sachant qu’une fois que vous l’avez, vous devez réunir des pièces administratives en nombre, certaines de votre pays d’origine et traduites à vos frais, d’autres datées de moins de trois mois, et que si vous ne les avez pas réunies dans les six mois, votre demande part à la poubelle, tout est à refaire : art. 35 du décret du 30 décembre 1993.

Une fois le dossier déposé, il n’y a plus qu’à attendre. Attendre. Attendre. Face à ces délais de traitement, la loi Sarkozy de 2006 a donné à l’administration les moyens de faire son travail (Ah ! Ah ! je plaisantais, bien sûr) imposé un délai de 18 mois pour traiter le dossier, réduit à 12 si l’étranger est en France depuis 10 ans (art. 21-25-1 du Code civil), mais faute de sanction, je n’ai jamais vu ce délai respecté (sauf pour la naturalisation de Carla Bruni, qui est allé tellement vite qu’il est considéré comme une preuve scientifique de la téléportation quantique). Je connais un couple de marocains qui vient d’avoir son décret de naturalisation ; ils ont engagé la procédure début 2000. 

Pour demander la naturalisation, il faut : avoir 18 ans, résider en France, et y avoir résidé 5 ans, 2 ans si on a fait des études supérieures en France ou si on a rendu ou on peut rendre des services importants à la France, et sans condition de délai (qu’on appelle stage) pour les ressortissant de pays francophones, les réfugiés et les étrangers ayant contracté un engagement militaire (concrètement, pour la Légion étrangère). De toutes façons, vu la durée de la procédure, cette condition de délai tient du gag.

Il faut également être de bonnes vie et mœurs (art. 21-23 du code civil) ; certaines condamnations pénales sont un obstacle insurmontable à la naturalisation (terrorisme, atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation). 

Il faut enfin justifier de son assimilation à la communauté française, notamment par une connaissance suffisante, selon sa condition, de la langue française et des droits et devoirs conférés par la nationalité française. Si quelqu’un a trouvé la liste de ces droits et devoirs, je lui en saurai gré, parce qu’à part le droit de vote, je vois pas, je crois que je serais recalé.

Ajoutons (et j’en aurai fini) que peuvent aussi être naturalisés à la demande du ministère de la défense les militaires étrangers ayant servi dans l’armée française en temps de guerre, et toute personne sur proposition du ministre des affaires étrangères à tout étranger francophone qui en fait la demande et qui contribue par son action émérite au rayonnement de la France et à la prospérité de ses relations économiques internationales. Le piston est parfois institutionnalisé. 

Voilà, vous pouvez souffler, on a fait le tour.

Quelques précisions : si la loi distingue les façons d’acquérir la nationalité française, elle ne distingue pas les nationalités françaises. Un français d’origine est aussi français qu’un naturalisé ou qu’un déclaré. Il n’y a pas de français de 1e classe et de 2e classe. Et quand on voit ce par quoi ils sont passés, je dirais même que ceux qui arrivent à passer le cap de la naturalisation ont plus de motifs d’être fiers de leur nationalité que moi qui fais simplement partie de la catégorie des français d’origine, ceux qui se sont donnés la peine de naître.

À ce propos, je voulais revenir sur cette citation de Beaumarchais que je citais en exergue. Il s’agit d’un extrait de la tirade de Figaro dans la Folle Journée, ou le Mariage de Figaro, Acte V, scène 3 : 

Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus. Du reste, homme assez ordinaire ; tandis que moi, morbleu ! perdu dans la foule obscure, il m’a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu’on n’en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes…

C’était en 1784, 5 ans avant la Révolution, qui a aboli le 4 août 1789 les privilèges et l’état de Noblesse. 

Et je ne saurais assez décrire mon malaise quand je réalise qu’aujourd’hui, cette nationalité française, qui n’est juridiquement qu’un état, est considérée par certains de mes concitoyens, souvent français d’origine, comme une nouvelle Noblesse dont ils prétendent tirer gloire et fonde un mépris de leur part pour la roture du reste de l’humanité, sans qu’on en perçoive la raison, ni pour la gloire ni pour le mépris. On peut tirer gloire de ce qu’on fait, pas de ce qu’on est ; de cela il faut simplement être digne

À tel point que Figaro pourrait être un étranger en remontrant à un Français d’origine. Tenez, ça donnerait cela : 

Nationalité, Sécurité sociale, des métiers réservés, tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus. Du reste, homme assez ordinaire ; tandis que moi, morbleu ! perdu dans l’humanité obscure, il m’a fallu déployer plus de science et de calculs pour obtenir ma carte de séjour seulement, qu’on n’en a mis depuis cent ans à gouverner tous les EPAD…

Et une fois de plus, Figaro dirait la vérité (enfin, sa plus vraie, bien sûr). Troublant, n’est-ce pas ?

mardi 27 octobre 2009

L'hygiène n'a pas de prix (en fait si)

Une fois n’est pas coutume, je vais faire un billet peu juridique. Je souhaite juste relayer une info dont je crains qu’elle passe inaperçue. Je vais encore me faire traiter de gauchiste par mes amis de droite car je vais donner du grain à moudre à ceux qui aiment critiquer l’action du président de la république, mais en l’occurrence, je crois que même une personne favorable au président de la République et approuvant son action sachant garder sa bonne foi ne pourra qu’émettre des réserves.

Je refuse l’ignorance de mes concitoyens ; informés, qu’ils décident ce qu’ils doivent penser.

Si on devait résumer l’actualité de cette année 2009 à deux thèmes, ce serait la crise, et la grippe A. La première impose des économies drastiques, un endettement important et un effort fiscal, la seconde, une hygiène rigoureuse.

Et ce dont je vais vous parler réunit fort bien ces deux thèmes.

La Cour des comptes, saisie par la commission des finances du Sénat, a rendu un rapport sur la présidence française de l’UE au second semestre 2008, la dernière de l’histoire puisque le traité de Lisbonne va entrer en vigueur dans les prochains mois et mettre fin à ce système de présidence tournante.

Passons sur le fait que le logo de la présidence a été payé 57.000 euros à Philippe Starck pour représenter… un drapeau français à côté d’un drapeau européen (quel génie !). Quand on voit qu’aujourd’hui, pour 41.000 euros, on n’a même pas un site internet potable. Tout au plus regrettera-t-on que le logo a été sous-traité ce qui le contrat ne permettait pas, et que le cahier des charges excluait que le logo représentât… le drapeau français et le drapeau de l’UE. Quand on est un génie, on ne lit pas le cahier des charges.

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Je voulais juste attirer votre attention sur un événement passé inaperçu vu son résultat et sa date : le 13 juillet 2008, la France a invité 43 chefs d’État dans un sommet visant à faire la promotion de la lubie présidentielle (à présent en état de mort clinique), l’Union pour la Méditerrannée (UPM, attention à l’ordre des lettres). La réunion a eu lieu au Grand Palais à Paris. Pour mes excellents quoique provinciaux lecteurs, le Grand Palais se trouve sur les Champs Élysées, de l’autre côté du palais de l’Élysée. Il n’y a que la célèbre avenue à traverser. Tenez : le point bleu, c’est le Grand Palais, le rouge, l’Élysée.


Afficher Grand Palais-Élysée sur une carte plus grande

Là encore, je passerai sur le dîner à un million d’euros pour 43 couverts. Le président aime inviter ses amis à dîner sur les Champs-Élysées, on le sait depuis le début. Et en France, on sait recevoir : 400 464 euros de mobilier, écrans plats inclus, 194 977 euros pour des jardinières et 91 456 euros de moquette. L’installation, le nettoyage et le démontage auront, eux, coûté 4 383 614 euros.

Le sommet incluait une salle d’entretiens bilatéraux, comme on dit en diplomatie, où les chefs d’États pouvaient discuter en tête à tête (si on appelle tête à tête deux délégations entières plus les interprètes). C’est normal. Non loin, le président s’était fait aménager un bureau. Normal aussi. Mais en France, on aime être propre et sentir bon.

La cour nous apprend donc qu’une douche a été installée dans ce bureau. Enfin, une douche… la Rolls des douches. Jets multi-directionnels, radio étanche incorporée. Le Grand Palais n’étant pas aménagé pour ça (c’est une énorme et superbe coquille vide), il a fallu installer un ballon d’eau chaude et un réceptacle à eaux usagées. 245 572 euros le bureau équipé. Allez, comme cette douche, c’est un peu la vôtre puisque vous l’avez payée, voici des photos souvenirs, prises par des ouvriers et publiées par Médiapart.

La douche en question, située à 400m à vol d’oiseau des appartements présidentiels à l’Élysées (refaits à neuf cet été d’ailleurs, vivement le rapport 2010 de la Cour des Comptes), n’a finalement jamais servi, la réunion ayant duré à peine quatre heures. Le lendemain, tout était démonté. 245.572 euros. Soit en gros la moitié de ce que gagnera un smicard dans toute sa vie. Je crois que même quand on est de droite, il y a de quoi s’indigner, la droite que je sache exécrant les gaspillages autant que la gauche.

Voilà, je dédie ce billet à Zythom, dont les expertises ne sont plus payées depuis un an et demi, son tribunal n’ayant plus les moyens, mais qui continue à les faire. Je dédie ce billet à Dadouche, privée de greffière depuis des mois, faute de poste budgétaire suffisant, et qui fait tourner quand même son cabinet, nous privant du coup de ses billets (oui, c’est un message), et à tous ses collègues magistrats dont seule l’abnégation fait que la machine judiciaire ne s’écroule pas du fait des moyens insuffisants. Je dédie ce billet à toi, mon client à Fleury, qui va prendre sa douche une fois par semaine sous un filet d’eau au milieu des cafards, sans ôter tes sandales pour ne pas attraper des champignons. Pour vous, l’État est fauché, les caisses sont vides.

L’État a le sens des priorités. Pas de bol.

jeudi 22 octobre 2009

La décision HADOPI 2 expliquée à mon stagiaire

« Eh bien mon Jeannot, tu en fais une tête ? Tu t’es encore fait voler ton scooter ?

— Non maître, je viens de renoncer à l’iPod que mon papa voulait m’offrir. C’était le dernier modèle, à 1 Gigaeuros de budget.

— Je comprends ta frustration. Comment puis-je te consoler ?

— En m’expliquant la décision du Conseil constitutionnel de ce jour sur la loi HADOPI 2.

— Fayot. Mais tu fais ça très bien, alors soit. Commençons par un rappel des épisodes précédents.

— D’accord. Au commencement était la loi n°2009-669 du 12 juin 2009 favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet. Elle crée une autorité administrative indépendante nommée la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet (HAdœpi, usuellement désignée la HADOPI). Cette Haute Autorité a un bras armé, la Commission de Protection des Droits (CPD). Le schéma devait être le suivant. Cette commission était saisie par des procès-verbaux dressé par des agents assermentés salariés des diverses société de perception de droit (SACEM, SACD, etc), des organismes de défense professionnelle et du Centre national de la cinématographie constatant des téléchargements d’œuvres protégées par telles adresses IP. La CPD se faisait alors communiquer par les fournisseurs d’accès internet (Orange, Free, Neuf…) le nom du titulaire de l’abonnement correspondant à cette adresse IP. La CPD lui envoyait alors, errarre humanum est, un premier avertissement par mail, puis, perseverare diabolicum, en cas de nouveau constat une lettre recommandée, et enfin, obstinare desconectum, pouvait prononcer une suspension d’un an de l’accès internet du titulaire de l’abonnement fautif.

— Fort bien résumé, et simplifié. Mais hélas…

Fatalitas…

— Le bel édifice chancela.

— Il s’effondra sous les coups de boutoir du Conseil constitutionnel, qui censura toute la partie obstinare desconectum, rappelant que l’internet étant fils légitime de la liberté d’expression et de communication, il fallait que toute atteinte à ces principes passât par le juge. Dès lors, il ne restait que l’e-mail et la lettre recommandée, et puis… plus rien.

— Fort bien, tu as bien lu mes premiers billets sur la question.

— Certes. Mais que se passa-t-il ensuite ?

— Le président actuel est d’un naturel obstiné. Il préféra changer de ministre et de loi plutôt que d’idée. Puisque le Conseil voulait un juge, il allait en avoir un, mais dans la version service minimum : le juge qui tient le stylo. L’idée était de remplacer la machine administrative à suspendre les accès internet par une machine judiciaire à suspendre les accès internet. 

— En transférant bien sûr les moyens budgétaires prévus pour la CPD à la justice afin qu’elle fasse face à ce surcroît de travail ?

— Ah ! Ah ! Ah ! Sacré Jeannot ! Mais restons sérieux, veux-tu ?

— Désolé, je ne recommencerai plus.

— L’idée du législateur fut donc d’utiliser une procédure jusque là cantonnée essentiellement aux délits et contravention routiers. Après tout, ne parle-t-on pas d’autoroutes de l’information ? Il s’agit de l’ordonnance pénale. On présente au juge le dossier avec toutes les preuves réunies. Si le président estime que la culpabilité est ainsi démontrée, il rend une ordonnance déclarant le prévenu qui en l’espèce ne l’est pas, prévenu, coupable et prononce une peine. Le condamné se voit notifier la décision et a 45 jours pour faire opposition, ce qui anéantit l’ordonnance et entraîne la citation de l’opposant devant le tribunal correctionnel où il peut, enfin, présenter sa défense. Au passage, la loi HADOPI 2 étend cette procédure à la contrefaçon, et prévoit en outre que ce délit relève désormais du juge unique pour que les oppositions, qui promettent d’être systématiques, n’engorgent pas trop les tribunaux, et crée une peine complémentaire de suspension de l’accès internet d’une durée d’un an. 

— En somme, un patch

— Exactement. La loi prévoit enfin que cette peine complémentaire peut être prononcée en cas de contravention prévoyant cette peine, si une négligence caractérisée peut être retenue contre le condamné.

— Mais de quelle contravention s’agit-il ?

— Pour le moment, aucune. Les décrets d’application créeront cette contravention.

— Je n’en vois pas l’utilité.

— Elle est pourtant évidente. Imagine que ton petit frère Loulou télécharge l’intégrale de Pocoyo® avec l’abonnement de ton papa. La CPD lui écrit un courriel d’avertissement.

— Papa ne sait pas ce qu’est qu’un e-mail.

— Peu importe. La loi ne lui demande pas de le lire, elle demande à la CPD de l’envoyer. Puis, la saison 2 y passant, c’est la lettre recommandée. Enfin, les agents assermentés constatent que c’est désormais l’intégrale de Caillou® qui est téléchargée : c’est la transmission au parquet. Il reçoit l’ordonnance, transmet à son redoutable avocat le dossier, qui accroche l’ordonnance à un croc de boucher en faisant opposition. À l’audience, il démontre que le jour des téléchargements, il était à une réunion de copropriété dans le Var, et que c’est son fils mineur qui est à l’origine de ces téléchargements.

— C’est la relaxe assurée.

— Et l’ordonnance pénale devient impossible pour punir le vrai coupable, puisque cette procédure est inapplicable aux mineurs : art. 495 du CPP.

— Par Portalis ! Mais la plupart des téléchargeurs sont des mineurs !

— Une grande partie, c’est sûr. Mais s’agissant d’une activité clandestine par nature, il n’existe pas de statistique fiable. D’où les pincettes géantes qu’il faut prendre avec les chiffres brandis par les premiers intéressés à l’affaire de 500.000 œuvres téléchargées par jour, qui tient plus de l’haruspice que du mathématicien, soit dit en passant. Une parade facile était de blâmer ses enfants mineurs et tout tombait à l’eau. 

— Ne pouvait-on saisir les juges des enfants ?

— Tu es vraiment désopilant, Jeannot. Les juges des enfants traitent des dossiers d’enfants battus, violés, martyrisés, ou sombrant dans la drogue, le vol, le recel, la violence, ou le trafic de stupéfiants, aucune de ces hypothèses n’excluant les autres. Ils sont déjà surchargés de travail et privés de greffier par dessus le marché. Déposer sur leur bureau des dossiers pénaux parce que Kévin a téléchargé le dernier Black Eyed Peas les fera éclater d’un rire nerveux, pour les plus polis. 

— Oui, dadouche serait plus grossière.

— Et qui l’en blâmerait ? D’où la solution de La Fontaine revisité : “si c’est toi, c’est donc ton père”. Le Gouvernement va créer une contravention de défaut de surveillance de l’accès internet qui permettra de condamner à une amende le titulaire de l’abonnement utilisé par un tiers (mineur vivant sous le toit ou même un tiers non identifié), cette contravention…

—…faisant encourir la peine complémentaire de suspension de l’accès internet ! C’est… comment dire ?

— Kafkaïen. Coûteux, mais kafkaïen.

— Venons-en alors à cette décision du Conseil.

— Tu as raison, le décor est planté, place à la tragédie. Elle se joue en un (second) acte et 5 scènes.

— Je bois vos paroles.

— Scène 1 : l’article 1er de la loi. Cet article pose la nouvelle procédure devant la CPD. Désormais, les agents de la CPD peuvent constater les infractions faisant encourir la peine complémentaire de suspension de l’abonnement. Étrange définition de la compétence relevant de la seule peine complémentaire.

— Quels sont les griefs soulevés ?

— J’ai presque honte de le dire. La loi ne serait pas intelligible, argument bateau qui ne tient pas ici, l’article étant parfaitement clair, et les parlementaires demandent au Conseil d’interpréter les termes “les faits susceptibles de constituer une infraction” comme impliquant nécessairement un complément d’enquête.

Interpréter ? Mais le Conseil n’interprète pas la loi, il en vérifie la conformité à la Constitution !

— Article 61 de la Constitution. Le Conseil renvoie donc les parlementaires à leurs chères études sans examiner plsu avant le contenu de l’article 1er. Ah, quousque tandem abutere, Legislator, patientia nostra ? Quand l’opposition chargera-t-elle un cabinet d’avocats constitutionnalistes de lui préparer ses recours plutôt que se ridiculiser en bricolant ce genre d’argumentation ? 

— Et la scène 2 ?

— C’est l’article 6, qui confie au juge unique le jugement des infractions entraînant la suspension de l’accès internet.

— Qu’est-ce qui chiffonne nos 60 députés au moins ?

— Ils invoquent une atteinte à l’égalité devant la justice, puisque certains auteurs seront poursuivis par ordonnance pénale et les autres devant le juge unique.

— Et que dit le Conseil ?

— Qu’eu égard à l’ampleur du phénomène, des mesures dérogatoires étaient justifiées, et que les règles ainsi instituées ne crée pas de différence de traitement entre les personnes se livrant à ces activités illicites.

— Est-ce tout ?

— Non. L’ordonnance pénale constituerait “une régression des garanties procédurales”, argument non juridique mais politique, et serait incompatible avec la complexité du délit de contrefaçon.

— Tiens ? Il me semble avoir déjà lu ça quelque part…

Je l’avais en effet soulevé dès que l’idée de l’ordonnance pénale a été invoquée. J’en concluais, et je maintiens, que la plupart des demandes d’ordonnances pénales seront rejetées. Mais l’inefficacité du procédé ne signe pas son inconstitutionnalité. Le Conseil rejette donc à raison.

— N’y a-t-il donc aucun argument qui trouve grâce aux yeux du Conseil ?

— Si, mais presque par accident. Les députés soulevaient le fait que la loi permette à la victime de présenter une demande de dommages-intérêts dans le cadre de cette procédure méconnaitrait le droit à un procès équitable.

— La Convention européenne des droits de l’homme, invoquée à l’appui d’une violation de la Constitution ?

— Original, n’est-ce pas ? L’argument est balayé par le Conseil : rien n’interdit au législateur de permettre à la victime d’intervenir dans la procédure d’ordonnance pénale, qui du coup prend un tour franchement cocasse puisque c’est une condamnation qui est prononcée après que le parquet ait soutenu l’accusation, la victime demandé réparation… mais sans que le prévenu ne soit seulement informé de ce qu’on allait le juger (je ne parle même pas de présenter sa défense). Mais le Conseil a déjà validé tout ça en août 2002…

— Alors, où le bât blesse-t-il ?

— Le législateur peut permettre à la victime de présenter sa demande, à condition de fixer tout le régime procédural de cette demande. Il s’agit de procédure pénale, domaine exclusif de la loi. Le législateur ne pouvait renvoyer au décret comme il l’a fait. Le Conseil censure cette partie du texte car elle est inapplicable faute de précision. le Conseil donne même le mode d’emploi : il faut prévoir les formes selon lesquelles cette demande peut être présentée, les effets de l’éventuelle opposition de la victime, et le droit du prévenu de limiter son opposition aux seules dispositions civiles de l’ordonnance pénale ou à ses seules dispositions pénales. Ce sera pour HADOPI 3 ?

— En attendant ? 

— Pour me citer moi même : les ayant droits ne pourront pas demander réparation de leur préjudice. Ils doivent sacrifier leur rémunération à leur soif de répression. Quand on sait que leur motivation dans ce combat est de lutter contre un manque à gagner, on constate qu’il y a pire ennemi des artistes que les pirates : c’est l’État qui veut les protéger.

— Que dit d’autre cette décision ?

— Brisons le suspens : le Conseil ne censurera rien d’autre. Sur l’article 7, qui prévoit la peine complémentaire de suspension de l’accès, le Conseil valide l’obligation de payer le prix de l’abonnement (qui résulte d’un contrat dont la suspension est due au fait du débiteur, ce qui est cohérent et logique), et écarte la rupture d’égalité due au fait que pour les zones où il est impossible de suspendre l’accès internet sans couper le téléphone et la télévision, cette peine complémentaire ne peut être prononcée, car il s’agit d’un obstacle technique et provisoire.

— En effet. Et pour l’article 8 qui prévoit la peine complémentaire en matière contraventionnelle ?

— Les auteurs de la saisine critiquaient son imprécision, notamment la référence à une “négligence caractérisée”. 

— Mais il s’agit de la définition d’une peine complémentaire, l’infraction principale restant à définir ?

— C’est exactement ce que répond le Conseil. Il appartiendra à qui le voudra d’attaquer le décret définissant cette contravention devant le Conseil d’État et au juge de rechercher une négligence caractérisée.  À mon sens, avoir un wi fi non sécurisé est une telle négligence, mais le fait d’avoir mis une clé, WEP ou WPA, suffira à écarter une négligence caractérisée

— Que reste-t-il ?

— Rien ou presque : l’article 11 institue un délit consistant à souscrire un nouvel accès internet malgré une peine de suspension judiciaire. Il est puni de deux ans de prison et de 30.000 euros d’amende.

— Et que trouvaient à y redire les parlementaires ?

— Que cette peine était manifestement disproportionnée.

— Disproportionnée ? Deux ans encourus pour violer intentionnellement une peine prononcée par un juge ?

— Vi.

— Et que répond le Conseil ?

— Que la peine n’est pas disproportionnée. Et rideau, c’est la fin de la décision.

— C’est donc une victoire pour le Gouvernement ?

— Politique, sans nul doute. L’affront du mois de juin est lavé, et le Gouvernement peut feindre de déposer aux pieds des artistes la dépouille de leur Némesis. 

— Et vous maintenez votre pessimisme sur l’efficacité de cette loi ?

— Absolument. C’est une journée des dupes. J’en veux pour preuve que la loi se fait seppuku à l’article 9, non soumis au Conseil, et pour cause !

— Que dit-il, cet article ?

— “Pour prononcer la peine de suspension prévue aux articles L. 335-7 et L. 335-7-1 et en déterminer la durée, la juridiction prend en compte les circonstances et la gravité de l’infraction ainsi que la personnalité de son auteur, et notamment l’activité professionnelle ou sociale de celui-ci, ainsi que sa situation socio-économique. La durée de la peine prononcée doit concilier la protection des droits de la propriété intellectuelle et le respect du droit de s’exprimer et de communiquer librement, notamment depuis son domicile”. Autant dire que face à autant d’obstacles à franchir pour prononcer une simple peine complémentaire que rien ne l’oblige à prononcer, la hargne répressive du juge sera mise à rude épreuve. Ajoutons à cela que les pirates auront désormais un sentiment d’impunité puisque tant qu’ils n’auront pas reçu le recommandé du deuxième avertissement, ils se sentiront à l’abri du risque de condamnation pénale (et de fait, ils n’auront pas complètement tort), et vous comprendrez que les torrents vont continuer à s’écouler et les mules à être chargées. Les artistes auraient bien tort de célébrer cette apparente victoire. Elle a été remportée à leurs frais.

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