Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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lundi 29 juin 2009

Peut-on jamais être innocent ?

À la suite d'un coup de gueule que j'ai piqué sur Facebook, un débat est né sur ce support qui m'a fait réaliser à quel point un malentendu pouvait exister chez certains de mes concitoyens.

J'exprimais ma colère à l'égard du comportement de ceux qui, à l'occasion de la mort d'un artiste mondialement connu, ressortent des accusations sur des tendances perverses à l'égard des mineurs qu'il aurait eues de son vivant. Au-delà de l'inélégance du propos (car il n'y a rien de plus urgent, quand ceux qui aimaient une personne sont encore frappées par le deuil, que de jouer au sycophante sur la dépouille), il pose un problème éthique plus profond. Cette personne non seulement n'a jamais été condamnée, mais en plus, elle a fait l'objet de poursuites pour dix chefs d'accusation qui ont tous aboutis à un acquittement le 13 juin 2005 après six mois de débats. Il avait certes payé 23 millions de dollars pour mettre fin à une première plainte, mais le plaignant de l'époque, devenu majeur, a depuis reconnu avoir menti à l'instigation de son père. Voilà des éléments qui à tout le moins devraient porter à la prudence. Mais non, rien n'y fait.

Il ne s'agit pas de constater une évidence : la force du préjugé. Les avocats savent bien qu'il n'est nul besoin d'étayer une affirmation qui va dans le sens des idées reçues de l'auditoire, quand bien même elle est fausse ; tandis que vous aurez les plus grandes peines du monde à démontrer une vérité qui va contre les préjugés. Essayez de discuter du 11 septembre avec un conspirationniste, et vous comprendrez.

De même, il ne s'agit nullement de disserter sur la réalité ou non des faits imputés au défunt : tout commentaire à ce sujet sera supprimé car hors sujet. On a de l'éducation, ici.

La question que je souhaite développer dans ce billet répond à l'argument suivant, censé réfuter l'acquittement : un verdict de non culpabilité ne voudrait rien dire d'autre que le jury n'a pas estimé que des preuves suffisantes avaient été rapportées, et rien d'autre. Il ne prouve pas l'innocence, mais seulement l'insuffisance des preuves. Ergo : on peut continuer à affirmer que l'acquitté était coupable.

À lire cela, mon sang se glace. Biais d'avocat, direz-vous, et je l'assume, encore que je suis prêt à parier que mon accablement sera partagé par bien des magistrats, fussent-ils du parquet.

Vous imaginez la conséquence ? Les acquittés d'Outreau ne sont donc pas libérés du soupçon (d'ailleurs des rumeurs n'ont pas tardé à courir sur eux aussi, les mêmes causes entraînant les mêmes conséquences), et ce Dreyfus, là, tout de même : il n'y a pas de fumée sans feu. etc., ad nauseam.

Ces mêmes personnes n'auront en revanche aucune prévention sur un verdict de culpabilité. Je doute qu'elles eussent exprimé de telles réserves si le jury de la Haute Cour de Justice de l'État de Californie avait rendu un verdict de culpabilité. Car on pourrait tout aussi bien dire qu'un verdict de culpabilité ne veut rien dire d'autre que le jury a estimé que des preuves suffisantes avaient été rapportées, mais que cela ne veut certainement pas dire que l'accusé est coupable. Curieusement, cet aspect nécessaire de la thèse est moins soutenu.

Dissipons donc ces fadaises. En droit, en tout cas en droit français : quand est-on coupable, quand est-on innocent ?

Le principe est simple : a priori, on est innocent. C'est le sens de la présomption d'innocence.

Aucune juridiction, qu'elle soit française ou américaine, ne rend un verdict d'innocence. Ce serait un non-sens que de déclarer ce qui est déjà. Un jury américain rend un verdict disant coupable (guilty) ou non-coupable (not guilty). Un jury français vote qu'en son âme et conscience, sa réponse est “oui” ou “non” à la question de savoir si X… est coupable d'avoir… (art. 357 du code de procédure pénale, CPP). Il ne vote pas pour savoir si X… est innocent ou s'il y a juste trop de doute. Que l'innocence ait été établi par les débats ou que le jury ait eu un doute, voire que le jury ait voté contre l'évidence (j'y reviendrai), cela revient rigoureusement au même : au dépouillement, il y avait au moins cinq non sur les douze bulletins : on acquitte.

Devant une juridiction correctionnelle, de police ou de proximité[1], un jugement motivé est rendu. Le juge explique les raisons qui ont emporté son intime conviction. Mais dans tous les cas, le dispositif du jugement[2] déclare coupable ou à l'inverse relaxe (ou : renvoie des fins de poursuite). Que le jugement déclare que le prévenu[3] a démontré son innocence de manière irréfutable, ce qui est rare[4], ou que le tribunal relaxe au bénéfice du doute, le résultat est rigoureusement le même : un jugement est rendu qui écarte la culpabilité. Si le parquet ne fait pas appel, ou si c'est la cour d'appel, ne se pourvoit pas en cassation, la décision devient définitive. Il est désormais impossible de poursuivre à nouveau la même personne pour les mêmes faits : les juristes disent non bis in idem pour crâner en latin.

Abordons deux autres hypothèses, qui mettent fin aux poursuites sans pour autant statuer sur la culpabilité.

Tout d'abord, le classement sans suite. Le parquet a en France l'opportunité des poursuites (art. 40-1 du CPP). Il peut décider de classer sans suite toute procédure tant qu'un juge n'est pas saisi. Précision importante : il n'y a pas de désistement en droit pénal français, le parquet ne peut pas “retirer sa plainte” et mettre fin au procès (sauf pour les délits de presse). Environ les trois quarts des plaintes sont ainsi classées sans suite chaque année.

Le classement sans suite n'est pas une décision juridictionnelle. Il n'établit pas l'innocence de la personne visée, et rien n'empêche le parquet de rouvrir les poursuites, tant que les faits ne sont pas prescrits[5]. Le classement sans suite peut être décidé parce que les faits ne sont pas une infraction (une personne va porter plainte contre son plombier qui a mal réparé sa fuite), une alternative aux poursuites a été menée avec succès (convocation devant le délégué du procureur avec indemnisation de la victime), ou qu'un simple rappel à la loi suffit (les faits sont dérisoires et bénins), ou que l'auteur n'a pas été identifié ou les faits établis. Ce n'est pas le parquet qui décide de jeter à la poubelle des dossiers parce que ce sont des feignasses. Je reprocherai tous les péchés du monde au parquet, mais la fainéantise viendra en dernier.

Ensuite, le non-lieu. C'est une décision rendue par un juge d'instruction mettant fin à son enquête sans que quiconque ne soit finalement envoyé devant un tribunal pour être jugé. Ce terme est très mal compris. Il ne signifie pas que les faits n'ont pas eu lieu, mais que, une fois que le juge ayant fait tous les actes permettant la manifestation de la vérité, l'étude globale du dossier conduit à dire qu'il n'y a pas lieu de poursuivre la procédure (on parle de non lieu à suivre). Soit que les faits soient prescrits, soit qu'ils ne constituent pas une infraction, soit qu'ils n'aient pas été prouvés, soit que l'auteur n'ait pas pu être identifié. Une affaire de meurtre peut se finir en non lieu, alors qu'on sait qu'il y a eu meurtre. Voyez l'affaire Grégory Villemin.

Le non lieu est une décision juridictionnelle (elle est rendue par un juge, et même après un débat contradictoire écrit depuis la loi du 5 mars 2007), mais pas un jugement statuant sur la culpabilité. Le juge d'instruction est neutre, il instruit à charge et à décharge et quand bien même un mis en examen a reconnu les faits, que des preuves objectives corroborent ses déclarations et que les faits ont eu lieu devant des caméras de télévision, il reste présumé innocent quand bien même il est renvoyé devant une juridiction de jugement. Dès lors, puisqu'on n'a pas statué sur la culpabilité, le non lieu met fin aux poursuites, mais pas définitivement. Une réouverture (on dit reprise) de l'instruction est possible tant que la prescription n'est pas acquise. Il faut simplement des charges nouvelles, c'est à dire inconnues lors de la première instruction (art. 189 du CPP). Ajoutons que seul le parquet peut demander cette reprise (art. 190 du CPP).

Il est donc tout à fait loisible de dire qu'un classement sans suite ou un non lieu n'établit pas l'innocence (encore que la lecture de l'ordonnance de non lieu peut dissiper toute incertitude là-dessus).

Mais un acquittement ou une relaxe, si elle n'établit pas nécessairement l'innocence, ne permet plus, une fois devenu définitif, d'établir la culpabilité.

— Et la révision ?

La révision ne marche que dans un sens : reconnaître l'innocence d'une personne définitivement déclarée coupable. Je reviendrai demain là-dessus car la cour de cassation vient de rendre une décision riche d'enseignements pour nous tous, acteurs du monde judiciaire. Il n'y a pas de révision d'un acquittement.

— Mais alors, me demandera-t-on non sans malice, Raoul Villain, l'assassin de Jaurès, est innocent, puisqu'il a été acquitté le 29 mars 1919. Idem pour Henriette Caillaux, qui a pourtant plaidé coupable du meurtre de Gaston Calmette, acquittée le 28 juillet 1914. Ou encore Louis-Anthelme Grégori, qui ouvrit le feu sur Alfred Dreyfus en 1908 lors du transfert des cendres de Zola au Panthéon, lui aussi acquitté bien qu'il revendiquât son geste ? Et peut-on dire que John Wilkes Booth est coupable de l'assassinat de Lincoln, lui qui a été tué lors de son arrestation le 26 avril 1865 ?

Au-delà du fait qu'on peut se demander si on peut vraiment reprocher à quelqu'un de tirer sur un journaliste du Figaro (rhôôô, ça va, je plaisante), notons d'emblée que prendre comme référence des cas exceptionnels d'acquittement contre l'évidence rendues pour des raisons politiques liées à l'époque où elles ont été prises est une démonstration un peu bancale. Toujours est-il qu'après leur acquittement, Villain, Caillaux et Grégori ne pouvaient plus être poursuivis et condamnés pour ces faits. Cependant, affirmer publiquement leur culpabilité ne tombe pas sous le coup de la loi. Outre le fait qu'ils l'admettaient tous quand ils ne la revendiquaient pas, les propos accusateurs, susceptibles d'être diffamatoires, peuvent bénéficier de l'exception de vérité dans les dix années suivant les faits, l'article 35 de la loi de 1881 n'excluant pas les décisions définitives de relaxe et d'acquittement (mais bel et bien les condamnations effacées !). Et au-delà, les historiens sont couverts par l'exception de bonne foi, dont les quatre conditions sont la légitimité du but poursuivi, l’absence d’animosité personnelle, la prudence et la mesure dans l’expression ainsi que la qualité de l’enquête. Ce pourrait être une définition du métier d'historien. On peut donc affirmer que Villain, Caillaux et Grégori étaient bien coupables et ont été acquittés contre l'évidence, sans sombrer dans la diffamation. En revanche, dire que tel chanteur au nez creux aimait trop les enfants tombe sous le coup de la diffamation, les corbeaux de comptoir colportant ces accusations ne remplissant aucune des quatre conditions de la bonne foi.

Quand à Booth, dire qu'il est coupable de l'assassinat n'a guère de sens. C'est répondre à une question juridique qui n'a jamais été posée, puisque le principal suspect est mort avant d'avoir été jugé et condamné après avoir exposé sa défense. Le sort de Booth échappe aux juristes pour passer aux mains des historiens. Et dire que Booth a tiré sur Lincoln est une vérité historique établie.

En conclusion, une décision définitive de culpabilité ou d'innocence n'interdit pas de dire que l'intéressé est néanmoins innocent ou coupable de ces faits, respectivement. Mais cette décision ne peut être écartée d'un revers de la main en affirmant qu'elle ne veut pas dire grand'chose. C'est une décision de justice. Prise après une minutieuse enquête, un long débat public ou chaque partie a pu exposer ses arguments. C'est une preuve.

Elle peut être combattue, Dieu merci, avec des conséquences juridiques différentes selon le cas (la culpabilité peut être effacée, pas la décision de non culpabilité) mais dans tous les cas dans le but de servir la vérité, au sens de vérité historique, qui dans le long terme surpasse en valeur éthique la vérité judiciaire. Mais elle doit être combattue avec des preuves. Pas avec des insinuations et de la médisance, reposant in fine sur le présupposé que quand on est noir et riche, on est forcément un monstre.

Notes

[1] Rappelons que le tribunal correctionnel juge les délits, punis de peines de prison pouvant aller jusqu'à dix ans, le tribunal de police juge les contraventions de 5e classe (punies de 1500 euros, 3000 en cas de récidive), et le juge de proximité juge les contravention des 1e aux 4e classes (punies respectivement de jusqu'à 38 euros, 150 euros, 450 et 750 euros d'amende).

[2] On ne parle pas de verdict devant un tribunal, le verdict ne s'applique qu'à la décision votée et non motivée rendue par une cour d'assises.

[3] Idem : on est accusé que devant la cour d'assises, devaient les autres juridictions pénales, on est prévenu, ce qui explique que je double mes honoraires devant ces juridictions. En effet, un client prévenu en vaut deux.

[4] De fait, j'ai eu une fois un dossier ou j'ai réussi à démontrer de manière irréfutable que mon client était innocent en produisant une série de preuves retraçant l'emploi du temps de mon client à l'heure des faits (bénie soit la société Big Brother). Le tribunal l'a relaxé, mais en se contentant de dire que la preuve de la culpabilité n'était pas rapportée au vu des éléments produits par la défense. Il aurait pu dire que l'innocence était établie, dans cette affaire. Il ne l'a pas fait. Et vous savez quoi ? Je m'en fiche, mais certainement pas autant que mon client.

[5] Les délais de prescription sont en principe de dix ans sans acte de poursuite pour un crime, trois ans pour un délit, un an pour une contravention.

mercredi 24 juin 2009

Prix Busiris à Éric Besson

Ce nouveau gouvernement n’aura pas attendu longtemps : il aura fallu douze heures pour son membre désormais le plus prometteur pour rafler un deuxième prix.

Portrait d'Éric Besson, dont la tête penche légèrement à droite. Photo ministère de l'Oriflamme et des Sarrasins.

C’était ce matin, sur France Inter, au cours de l’excellente (donc bientôt supprimée) revue de presse de Frédéric Pommier.

D’emblée, le journaliste va interpeller le ministre (c’est au moins ça qu’il y a de bien avec un journaliste viré, c’est qu’il perd ses inhibitions ; si vous voulez voir le journalisme que j’aime, Frédéric Pommier en a fait une démonstration ce matin) sur le fameux délit de solidarité-qui-n’existe-pas, avec une question à la limite de l’insolence, mais qui répond à l’insulte à l’intelligence que constitue le déni de réalité du ministre.

Éric Besson ne se laisse pas démonter et montre qu’il a bien préparé ses fiches. En shorter : comment peut-on me reprocher de mentir aujourd’hui puisque Chevènement mentait hier ?

Arrive aussitôt la première citation busirible. Attention, ça va vite, mais c’est un classique : je ne peux pas commenter une décision de justice, propos qui en soit est tellement banal qu’il n’éveille pas l’attention de l’académie, sauf que cette fois, écoutez bien : aussitôt dit cette phrase, que fait le ministre ? Il commente cette affaire.

L’affirmation d’un politique selon laquelle il ne peut commenter une affaire en cours ou une décision de justice est une aberration, et elle est juridique car elle se fonde sur le fait que la loi le leur interdirait (même si ce n’est pas clairement dit ici). Rappelons que juridiquement, il est parfaitement licite de commenter, et même de critiquer une décision de justice. La seule chose que la loi interdit est de jeter le discrédit sur cette décision dans des conditions de nature à porter atteinte au respect dû à la justice ou à son indépendance (art. 434-25 du code pénal). Du reste, il semble me souvenir que toute la classe politique ne s’est pas gênée pour commenter, et ce de manière critique, une bonne part des décisions de justice rendues dans l’affaire dite d’Outreau. Avez-vous entendu UN magistrat dire “ mais vous n’avez pas le droit ” ? Non, et pour cause. La justice est une des prérogatives régaliennes de l’État, elle est rendue au nom du peuple français, publiquement, afin que tout citoyen puisse se rendre compte par lui-même de comment elle est rendue. Ce qui implique le droit de la critiquer. Ce que je fais devant la cour à chaque fois que je fais appel. Et a fortiori un politique a ce droit, lui dont ce serait même le rôle. On peut critiquer. Mais pas d’insulter.

Ici, d’ailleurs, Éric Besson ne se gêne pas pour la commenter aussitôt, par un argument d’autorité en invoquant la position du parquet (qui est partie au procès) et du préfet (qui ne l’est pas et n’est pas censé avoir accès au dossier) : il y aurait plusieurs autres préventions, sans préciser lesquelles. À ce sujet, si des personnes proches du dossier me lisent, pouvez-vous confirmer ou infirmer cette information et me préciser le cas échéant les autres chefs de prévention ?

Affirmation juridiquement aberrante, avec en plus la contradiction immédiate. Je ne m’étendrai pas par pudeur sur la question de la mauvaise foi et de l’opportunité politique. Mais est-ce suffisant pour un Busiris, demanderont les plus orthodoxes d’entre vous ? À ce stade, je dois l’avouer, l’Académicien balance encore. Il ne s’agit pas de galvauder l’Honorable Prix en le donnant à n’importe qui. Enfin, si, à n’importe qui, en l’espèce, mais pas pour n’importe quoi.

Sentant peut-être le prix lui échapper, le ministre va un peu plus tard placer l’estocade. Mais avant, relevons ce passage.

Là-dessus, cela mérite d’être noté, le ministre dit vrai. Ce n’est pas arrivé une seule fois en 65 ans ; mais au moins 29 fois en 22 ans. Et oui, l’État aide des associations qui viennent en aide aux étrangers (citons au hasard le Collectif Respect, ou l’ASSFAM, qui a même perçu des subventions illégales pour pouvoir concourir au marché des centres de rétention, si ça c’est pas de l’aide). Mais le délit n’est pas d’aider des étrangers sans papier (heureusement pour moi), mais d’aider au séjour des étrangers sans papier. Une assistance juridique ne tombe pas sous le coup de la loi, mais héberger pour une nuit, oui : cour d’appel de Douai, arrêt n°06/01132 du 14 novembre 2006, publié par le GISTI.

Et voici donc venir la touche :

Moment de grâce. Reprenons au ralenti et décomposons en trois temps.

1. Le délit de solidarité n’existe pas.

2. Mais dans le cadre des enquêtes pour lutter contre les filières d’immigration clandestine (c’est ÇA, le vrai délit d’aide au séjour), oui, des particuliers, des membres d’association sont interpellés pour être interrogés. 4300 l’année dernière, et le président en veut 5000 cette année, tout ça pour juger 1000 passeurs par an[1].

3. Mais, ça, la loi n’y peut rien, c’est la pratique, la police, la justice, etc. En fait, la police télécharge illégalement les gardes à vue, quoi.

Les 5000 personnes qui connaîtront ces pratiques contre lesquelles la loi ne peut rien cette année pour satisfaire le bon plaisir présidentiel seront interpellées (art. 73 du CPP) et placées en garde à vue (art. 63 et s. du CPP) car il existera à leur encontre une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’elles ont commis ou tenté de commettre une infraction passible de prison (art. 67 du CPP), à savoir l’aide au séjour irrégulier (art. L.622-1 du CESEDA), le fameux délit de solidarité. En supposant un instant que le chiffre de 1000 passeurs condamnés soit vrai, cela signifie que quatre personnes sur cinq seront finalement mises hors de cause et ne seront pas poursuivies.

Mettons que chacune de ces gardes à vue pour rien durera douze heures en moyenne, soit la moitié de la durée légale de base de 24 heures. Cela signifie que des innocents passeront en 2009 dans les commissariats de France l’équivalent de 5 ans et demi de privation de liberté pour un délit dont le ministre n’a de cesse de nous répéter qu’il n’existe pas. Et le ministre pour démontrer son point de vue arguera du fait qu’en effet, ces personnes n’auront finalement pas été condamnées, ni même poursuivies !

Face à cela, le cœur de l’Académicien ne peut balancer une seconde. Quand c’est demandé aussi élégamment, refuser le prix Busiris serait discourtois.

Le prix lui est donc décerné, et avec mention “ très déshonorable ” encore.

Notes

[1] Chiffre qui soit dit en passant est manifestement mensonger. Selon l’annuaire statistique de la justice 2009 (pdf, 2 Mo), page 149 du pdf, rubrique 28, le casier judiciaire a enregistré en 2006 5767 condamnations pour la police des étrangers et des nomades, chiffre en tendance baissière (6462 en 2002, 7337 en 2003, 6219 en 2004, 5668 en 2005). 1000 condamnations par an, cela signifierait qu’une personne sur six poursuivies pour infraction à la police des étrangers serait un passeur. Là, déjà, tous les avocats et magistrats qui me lisent comprennent que l’affirmation du ministre est fausse. Cela signifierait donc que trois passeurs seraient condamnés par jour ouvrable en France. Sachant que c’est un délit qui nécessite de longues enquêtes dans un milieu peu enclin à se confier à la police et qu’il faut des semaines de planque pour identifier un passeur, ce chiffre est, soyons poli, fantaisiste, pour le moins.

samedi 20 juin 2009

Mentions Légales

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Mis à jour le 18 août 2019. Ouais, je fais mes mentions légales en vacances si je veux.

jeudi 18 juin 2009

HADOPI 2 : le gouvernement envisage le recours à l'ordonnance pénale

On commence à en savoir un peu plus sur la deuxième loi Titanic HADOPI, pour combler les brèches ouvertes par le Conseil constitutionnel. Le volet répressif est abandonné, dans le sens où la future HADOPI, et la Commission de Protection des Droits (CPD) qui est son prophète, n'auront aucun pouvoir de sanction propre. Tout passera par le juge.

Se pose donc un nouveau problème. La justice est engorgée et fonctionne à flux tendu. Lui confier un contentieux de masse crée une menace d'asphyxie, ou suppose l'abandon de poursuites dans d'autres domaines, mais lesquels ? Les violences conjugales, les vols de voiture, le trafic de stupéfiant ? L'hypothèse de fournir à la justice les moyens dont elle a besoin étant naturellement exclue, rien n'étant plus nocif qu'un juge qui a les moyens de juger.

Reste donc la trousse de bricolage, aussi connue sous le nom de : “ ce n'est pas une question de moyens, c'est une question de méthode. ”

Et le gouvernement a trouvé la rustine idéale à ses yeux : l'ordonnance pénale.

Oui, amis juristes, esclaffez-vous à l'envi : on va juger des affaires de contrefaçon par voie électronique par ordonnance pénale.

Oui, amis mékéskidis, je vais vous expliquer.

L'ordonnance pénale, c'est la technocratie appliquée à la justice. L'idée a d'abord été créée pour faire face aux contentieux de masse posant peu de problèmes de preuve, à savoir : les contraventions routières. Ces contraventions sont matériellement simples (feu rouge grillé, excès de vitesse constaté par un appareil) et obéissent à des règles de preuve qui limitent considérablement les droits de la défense et pour lesquels un extrait du casier judiciaire est suffisant pour que le juge fixe une peine adéquate. Le système est le suivant : le parquet présente le dossier avec ses preuves à un juge, qui soit va le rejeter, auquel cas libre au parquet de faire citer à une audience ordinaire ou de classer sans suite, soit le juge estime que les preuves sont réunies et va rendre une ordonnance pénale déclarant le prévenu qui en l'occurrence n'est pas prévenu qu'il est prévenu (si vous me suivez…) coupable et prononçant une peine. L'ordonnance est ensuite notifiée au condamné qui peut alors au choix ne rien faire, auquel cas l'ordonnance devient définitive, l'amende est due et les points de permis perdus (on peut être frappé de suspension de permis par ordonnance pénale) soit faire opposition dans un délai de 15 jours auquel cas le condamné est convoqué à une audience, au cours de laquelle le juge réduit à néant l'ordonnance pénale (c'est obligatoire) et rejuge l'affaire. Avec à la clef une peine plus forte si la culpabilité est établie, pour des raisons qui je l'avoue m'échappent : je ne vois pas en quoi une personne, fût-elle coupable (toutes ne le sont pas, une grande partie ne peut prouver son innocence, tout simplement), qui souhaite exercer ses droits de la défense mérite une peine plus lourde. Mais c'est un autre débat.

L'ordonnance pénale appliquée aux contraventions a donné des résultats satisfaisants. Pour le ministère s'entend : augmentation, à budget constant, du nombre de condamnations. Que cela se fasse au prix du sacrifice des droits de la défense n'est qu'un dommage collatéral non pris en compte dans les statistiques. Du coup, la procédure a été élargie aux délits par la loi Perben I du 9 septembre 2002. Selon la technique habituelle de l'exception qui s'élargit discrètement, cette procédure, baptisée “ procédure simplifiée ” (la simplification étant de se passer du prévenu et de son avocat…) était réservée aux délits du code de la route, dont une bonne part sont d'anciennes contraventions devenues délits selon la technique dite “ néanderthal ” du législateur, qui pense que pour lutter contre un délit il suffit de taper plus fort.

Puis, peu à peu, on a ajouté des délits à la liste, qui figure à l'article 495 du Code de procédure pénale :

Peuvent être soumis à la procédure simplifiée prévue à la présente section :

1° Les délits prévus par le code de la route et les contraventions connexes prévues par ce code ;

2° Les délits en matière de réglementations relatives aux transports terrestres ;

3° Les délits prévus au titre IV du livre IV du code de commerce pour lesquels une peine d'emprisonnement n'est pas encourue ;

4° Le délit d'usage de produits stupéfiants prévu par le premier alinéa de l'article L. 3421-1 du code de la santé publique ;

5° Le délit prévu par l'article L. 126-3 du code de la construction et de l'habitation (le fameux délit d'occupation de hall d'immeuble).

La différence étant que le délai pour l'opposition passe de 15 à 45 jours en matière délictuelle et surtout qu'aucune peine de prison ne peut être prononcée par cette voie (la contrefaçon est punie de jusqu'à cinq trois ans d'emprisonnement, et cinq en bande organisée, rappelons-le).

On voit donc l'idée de génie : le juge de l'ordonnance pénale fera le travail de la Commission de Protection des Droits. Il ne reste qu'à ajouter une peine complémentaire de suspension de l'accès à internet et le tour est joué : on a un juge qui suspend l'accès à internet sans avoir à rallonger d'un centime le budget de la justice. Si avec ça, la ministre n'est pas reconduite dans le prochain gouvernement !

Sauf que, vous vous en souvenez, je disais au début de l'article que le juriste s'esclaffe, alors que là, le mékéskidis reste placide, voire morose.

C'est parce que deux points font que cette idée est, pour le moins, très mauvaise. Un point de fait et un point de droit.

Le point de fait est que cette procédure ne peut fonctionner que pour des délits très simples à établir. Conduire sans permis, ou à plus de 180 km/h sur l'autoroute, avoir fumé du cannabis (prouvé par une analyse sanguine ou d'urine), être dans un hall d'immeuble…). La contrefaçon, surtout par voie informatique, c'est autre chose. Il faut que le parquet apporte la preuve : que l'œuvre téléchargée était protégée (on peut télécharger plein d'œuvres libres de droits sur bittorrent ou eMule…), que le téléchargeur savait qu'il téléchargeait une œuvre protégée (les noms de fichiers peuvent être trompeurs quant à leur contenu, et on ne peut savoir ce qu'il y a réellement dans un fichier avant qu'il n'ait été téléchargé), et tout simplement identifier le téléchargeur, ce que l'adresse IP ne suffit pas à établir. Bref, il est à craindre que la plupart des ordonnances pénales demandées sur la base des dossiers montés par la CPD soient refusées par le juge pour preuve non rapportée. Le parquet devra donc ouvrir une enquête de police, ce qui fait perdre tout l'intérêt simplificateur : la police étant le bras séculier du parquet, la faire enquêter sur des contrefaçons l'empêche d'enquêter sur d'autres affaires.

Le point de droit est que cette loi est contraire à l'intérêt des artistes, ce qui est un amusant paradoxe. En effet, l'ordonnance pénale suppose que la victime ne demande pas de dommages-intérêts (article 495 du CPP, al. 9). Donc les ayant droits ne pourront pas demander réparation de leur préjudice. Ils doivent sacrifier leur rémunération à leur soif de répression. Quand on sait que leur motivation dans ce combat est de lutter contre un manque à gagner, on constate qu'il y a pire ennemi des artistes que les pirates : c'est l'État qui veut les protéger.

Ajoutons que l'ordonnance pénale n'est pas applicable aux mineurs (article 495 du CPP alinéa 8) et que lesdits mineurs forment une part non négligeable des équipages de pirates du web, mais que la CPD sera incapable de garantir que l'auteur du téléchargement illicite est majeur, et on sent que la loi HADOPI 2 promet de bons moments de rigolade.

Si elle entre en vigueur.

Car la Némésis d'Albanel, le Conseil constitutionnel, veille. Et le Conseil a eu l'occasion de se prononcer sur la procédure simplifiée appliquée aux délits. Voici ce qu'il en a dit à l'époque (Décision n° 2002-461 DC du 29 août 2002) :

77. Considérant que, si le législateur peut prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s'appliquent, c'est à la condition que ces différences ne procèdent pas de discriminations injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales, notamment quant au respect du principe des droits de la défense, qui implique en particulier l'existence d'une procédure juste et équitable ;

78. Considérant, en premier lieu, qu'aux termes de l'article 495 du code de procédure pénale, le ministère public ne peut recourir à la procédure simplifiée que " lorsqu'il résulte de l'enquête de police judiciaire que les faits reprochés au prévenu sont établis et que les renseignements concernant la personnalité de celui-ci, et notamment ses charges et ses ressources, sont suffisants pour permettre la détermination de la peine " ;

Déjà, il n'y aura pas d'enquête de police judiciaire puisque c'est une autorité administrative qui réunira les preuves. Ensuite, déjà qu'une adresse IP ne permet pas d'identifier l'utilisateur de l'ordinateur, je doute qu'elle permettre de connaître sa personnalité et ses ressources (encore que : le pirate qui télécharge l'intégrale de Marilyn Manson est probablement une jeune fille mineure aux cheveux et ongles noirs, qui aime la mort et les poneys et n'a pas assez d'argent de poche).

79. Considérant, en deuxième lieu, que, si l'article 495-1 du même code donne au ministère public le pouvoir de choisir la procédure simplifiée, dans le respect des conditions fixées par l'article 495, c'est en raison du fait que la charge de la poursuite et de la preuve lui incombe ;

80. Considérant, en troisième lieu, que si le président du tribunal estime qu'un débat contradictoire est utile ou qu'une peine d'emprisonnement devrait être prononcée, il doit renvoyer le dossier au ministère public ;

81. Considérant, en dernier lieu, que les dispositions des nouveaux articles 495 à 495-6 du code de procédure pénale apportent à la personne qui fait l'objet d'une ordonnance pénale, quant au respect des droits de la défense, des garanties équivalentes à celles dont elle aurait bénéficié si l'affaire avait été directement portée devant le tribunal correctionnel ; qu'en effet, l'ordonnance doit être motivée ; que le prévenu dispose d'un délai de quarante-cinq jours à compter de la notification de l'ordonnance pour former opposition ; que, dans cette hypothèse, l'affaire fait l'objet devant le tribunal correctionnel d'un débat contradictoire et public au cours duquel l'intéressé a droit à l'assistance d'un avocat ; qu'il doit être informé de ces règles ; que l'ensemble de ces dispositions garantit de façon suffisante l'existence d'un procès juste et équitable ;

Pour résumer : l'ordonnance pénale délictuelle est conforme à la constitution car le ministère public a le choix de recourir ou non à cette procédure, que le président peut refuser de condamner par cette voie, et que le prévenu peut toujours faire opposition, ces trois garanties assurant l'équité de la procédure pour le Conseil.

Il faudra donc que le texte qui sortira des débats parlementaires respectent ces principes. Le problème est que l'idée centrale du projet HADOPI est justement de contourner tous ces principes constitutionnels, qui ne sont, pour le Gouvernement, que des obstacles.

Pourvu que Christine Albanel ne soit pas reconduite dans ses fonctions, pour lui éviter de gravir une troisième fois le golgotha.

mardi 16 juin 2009

Prix Busiris à Henri Guaino

Et c'est un prix summa cum laude, s'il vous plaît. Du lourd, du très lourd. Henri Guaino, les mains déjà avidement tendues pour se saisir de son Prix Busiris tant attendu. (Photo Reuters)

Le Conseiller spécial, très spécial même précise l'Académie dans son communiqué, commentait la décision du Conseil Constitutionnel sur la loi HADOPI lors du Grand Rendez-Vous sur Europe 1, ce dimanche 14 juin. Et c'est un festival.

Écoutons-le. À ce niveau, ce n'est plus du Busiris, c'est de l'art. Tenez-vous bien c'est deux minutes de grand n'importe quoi non-stop.

Pendant que le SAMU réanime les Académiciens terrassés d'extase face à autant de sottises compressées en aussi peu de mot pour être diffusées à aussi haut débit, décomposons, et profitons-en pour éclairer ce pauvre Riton le Dérouté.

Tel les meilleures bières belges, le prix est ici triple. Tout d'abord, sur l'ironique remarque des révolutionnaires protégeant le droit d'accès à l'internet. Ensuite, sur le droit à l'internet mieux défendu que l'accès à l'eau et à l'électricité (ce qui accessoirement est faux, vous allez le voir) et enfin sur les principes de la déclarations des droits de l'homme et du citoyen, simples principes philosophiques et non juridiques.

Summa : les révolutionnaires n'ont pas entendu défendre l'accès à internet.

Personne ne l'a dit. Sauf un conseiller spécial de l'Élysée, ce qui revient au même.

Les Révolutionnaires ont entendu protéger la liberté d'expression, car elle est toujours la première attaquée. Par les despotes, bien sûr, mais aussi par tous les susceptibles qui trouvent qu'une langue occupée à autre chose qu'à lécher leurs bottes est une incongruité condamnable. Et même avec les meilleures intentions du monde, comme celle de ces artistes qui défendent leur gagne-pain et sont prêts au nom d'Euterpe à occire Polymnie.

La liberté de dire ce que l'on pense, c'est une chose. Mais la déclaration de 1789 ne se contente pas de cela. En effet, crier dans le désert ou être silencieux dans la multitude revient à peu près au même. La déclaration est donc plus précise. Ayons plus de curiosité que M. Guaino et lisons-là.

Article 11 : La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre à l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi.

La liberté d'expression s'entend comme la liberté de communiquer, ce qui suppose un émetteur et un récepteur. Elle recouvre le fait de parler, mais aussi d'écrire et d'imprimer librement. En 1789, imprimer s'entendait uniquement sur papier avant distribution. Aujourd'hui, imprimer s'entend directement de l'acte de publication, sans passer par la fixation sur papier (mais fixation il y a, sur un serveur d'abord, sur votre ordinateur ensuite). En quoi l'invention de l'informatique a-t-elle changé quoi que ce soit à cette situation ? Écrire sur internet ne serait pas écrire au sens de la déclaration de 1789 sous prétexte que ce beau jour de juillet 1789, on ne pouvait pas écrire sur un ordinateur ? Henri Guaino veut-il vraiment laisser entendre que la liberté d'expression ne saurait s'appliquer à l'internet car il n'existait pas à la fin du XVIIIe siècle, date à laquelle nos libertés auraient été à jamais figées en l'état ? Dois-je donc comprendre que je puis l'empêcher par la force de s'exprimer à la radio car les révolutionnaires n'ont pas précisé que la liberté de parler s'entendait aussi du droit de dire des sottises au micro d'Europe 1 ?

Henri Guaino commet ici une erreur classique : il ne peut pas concevoir que le droit s'adapte à son époque sans que le législateur n'ait besoin d'intervenir, lui qui en la matière tient plus souvent de la mouche du coche que de la colombe de Noé. Fort heureusement, les juges sont plus intelligents que M. Guaino, ce qui n'est guère les flatter, et eux ont compris depuis longtemps que la liberté de s'exprimer recouvrait toutes les formes, y compris les plus nouvelles. Et tout comme les révolutionnaires ont voulu défendre dans cet article 11 l'imprimerie, non par amour de l'encre pressée sur la feuille de papier mais parce que c'était l'outil qui permettait l'exercice de cette liberté qui sans lui ne serait qu'illusoire, le Conseil constitutionnel défend aujourd'hui le TCP/IP pour le même motif.

Puisque je ne risque plus la suspension de mon accès à internet en cas de piratage, je dirai que le problème de l’Élysée, c’est qu’elle vit trop le présent dans la nostalgie du paradis perdu de l’enfance, dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine ni pour l’idée de progrès. À bon entendeur…

Cum : Le droit à l'internet, mieux défendu que le droit à l'eau ou à l'électricité.

Là, tous en chœur, poussons : “ Bouhou-ou ” aux journalistes présents qui laissent passer ce genre d'ânerie sans tiquer ou pire, en pouffant du bon mot. La moindre des choses, quand on est journaliste, c'est de s'offusquer quand on se paye votre tronche. Aliocha le fait très bien, d'ailleurs.

Comment l'eau et l'electricité arrive-t-elle chez vous ? Seule une personne ayant un jour vécu dans autre chose qu'un appartement de fonction, ce qui disqualifie visiblement M. Guaino, aura la réponse. Par un contrat d'abonnement. Oh ? Comme internet ? Eh ben oui, comme internet.

Que se passe-t-il si on ne paye pas sa facture d'eau ? On vous coupe l'eau. Que se passe-t-il quand on ne paye pas sa facture d'électricité ? On vous coupe l'électricité. Que se passe-t-il quand on ne paye pas sa facture internet ? On vous coupe internet. Admirez la différence de protection.

Allons plus loin dans le détail. Oubliez UNE facture d'internet et votre service sera coupé dans les 15 jours. J'ai testé. Oubliez une facture EdF et vous aurez une lettre de relance, puis une autre, puis un recommandé, et votre dossier sera transmis au service solidarité qui vous proposera un échéancier ou mille moyens d'éviter la coupure. Tous les avocats qui font du droit de la solidarité ont l'habitude de négocier avec EdF et savent qu'on trouve toujours une oreille attentive. La coupure d'électricité est rare, du fait des conséquences graves qu'elle peut emporter (plus de chauffage, plus de réfrigération des aliments et surtout plus d'accès à mon blog). Il en va de même de l'eau, qui a un rôle sanitaire essentiel. L'eau courante dans tous les quartiers évite bien des épidémies, et des factures d'eau impayées aboutissent chez l'assistant social plutôt que chez l'huissier.

Et revenons-en donc à la loi HADOPI. Que proposait-elle ? Qu'une autorité administrative puisse vous suspendre votre abonnement si vous n'empêchiez pas que celui-ci serve à télécharger, peu importe quel autre usage légal vous puissiez en avoir parallèlement. J'ai beau retourner mon journal officiel dans tous les sens, je n'ai pas trouvé de loi prévoyant comme sanction à un comportement illicite la suspension de l'abonnement à l'eau ou à l'électricité. Même pour les coupables de meurtre par noyade ou pire encore ces monstres à sang froid plus proches de la bête que de l'homme qui percent un trou dans leur mur à 8 heures un dimanche.

Conclusion : l'abonnement à l'eau ou à l'électricité est mieux protégé en France que l'abonnement internet, nonobstant la décision du Conseil constitutionnel sur la loi HADOPI.

Non seulement M. Guaino dit des sottises quand il critique la décision du Conseil constitutionnel, mais il en dit aussi quand il défend son point de vue. Et ce type conseille le président de la République, tout va bien.

Laude : En faisant référence à la déclaration des droits de l'homme et du citoyen on n'est pas dans l'ordre du juridique mais dans la philosophie du droit.

Comme dirait Hans Kelsen réfutant le jusnaturalisme hobbesien d'un Carl Schmitt : « Et ta sœur, elle fait de la philosophie du droit ? »

La déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 n'est pas un texte de philosophie du droit. J'en ai lu beaucoup et ai adoré cette discipline qui m'a réconcilié avec la philosophie après une brouille qui a duré toute mon année de terminale, et je puis vous le dire bien haut : les textes de philosophie du droit ne se divisent pas en articles précédés d'un préambule, et ne s'intitulent jamais « déclaration des droits ». Ce sont les déclarations des droits qui sont rédigées ainsi, et c'est à ça qu'on les reconnaît (j'ai eu mention à mon épreuve de repérage de déclarations de droits en maîtrise).

La déclaration des droits de l'homme et du citoyen est un texte juridique. Les plus subtils d'entre vous auront sans doute perçu un indice de par la présence du mot “ droits ” au pluriel dans le titre. Ce texte consacre des droits et des libertés, en en faisant des faisant des droits et libertés intouchables par le législateur sauf dans les limites qu'elle prévoit. Principe-exception, l'essence même du raisonnement juridique. Je rappelle que le droit crée une créance, c'est à dire permet à son titulaire d'exiger d'autrui un comportement respectant ce droit, tandis que la liberté s'entend d'une interdiction d'interdire. Les droits reconnus par la déclaration de 1789 sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression (article 2). Les libertés consacrées par ce texte sont la liberté de conscience (article 10), d'expression (article 11), et de manière générale la liberté de faire tout ce que la loi ne prohibe pas et qui ne nuit pas aux libertés d'autrui (article 5). Bien sûr, c'est un texte héritier direct de la philosophie des Lumières. Mais c'est un texte qui traduit les valeurs des Lumières en principes de droit, en posant des règles générales, courtes et claires et en prévoyant strictement les exceptions qu'elles admettent.

Cette déclaration fait d'ailleurs partie intégrante de notre Constitution depuis 1958. Amusant de la part de quelqu'un se disant gaulliste que de vouloir ainsi liquider l'héritage de 58.

Assurément, on peut affirmer sans crainte d'être démenti ou de devoir présenter des excuses que l'homme de l'Élysée est assez entré dans l'Histoire, grâce à ce prix mille fois mérité. Fini désormais les scènes de jalousie dans le Salon Doré, quand Claude Guéant le faisait bisquer avec son Busiris à lui. Plus de jaloux, chacun le sien.

Monsieur le Conseiller, l'Académie vous présente ses félicitations les plus spéciales (au cube, ça va de soi) pour ce feu d'artifice, un dimanche qui plus est.


Crédit photo : Reuters.

lundi 15 juin 2009

Six mois de prison pour un vol de cinq euros

C'est un article de la Voix du Nord, relayé par mon excellent confrère Gilles Devers sur son non moins excellent, quoi que provincial, blog, qui révèle ce jugement rendu il y a peu par le tribunal correctionnel de Dunkerque, statuant en comparution immédiate.

« Dans la nuit du 8 au 9 juin, il force avec des outils la porte du modeste magasin de vêtements d'occasion Méli-Mélo, rue du Sud à Dunkerque. La police, qui effectue une patrouille, trouve suspect la porte de la boutique ouverte en pleine nuit. Les fonctionnaires entrent et distinguent un homme derrière un comptoir. Avec ses outils, il s'affaire à ouvrir une mallette. La fouille révélera que Farid a volé une paire de lunettes de soleil 5 € sur un présentoir.

« Je voudrais un travail d'intérêt général, un énorme sursis pour me calmer », demande Farid au tribunal. Il sort tout juste de prison. « Mais la prison, ça ne me réinsère pas. Ce qu'il me faut c'est un truc où on m'oblige à travailler. » La substitut du procureur abonde dans ce sens. Une peine plancher de deux ans d'emprisonnement pour un vol de lunettes à 5 €, ça paraît excessif. « Comme il ne peut pas déroger à cette peine, je demande 24 mois de prison assortis dans leur totalité d'un sursis mise à l'épreuve, avec obligation de soin et de travail. » La défense insiste sur la possibilité d'individualiser la peine et plaide pour un sursis-TIG : « Il peut trouver le courage de travailler. » Le tribunal a été plus sévère en condamnant Farid à deux ans de prison dont dix-huit mois assortis du sursis mise à l'épreuve. Il est ainsi parti en détention pour six mois. »

L'information, dont je ne doute pas de l'authenticité, a de quoi surprendre, voire scandaliser, ce qui est le cas de mon confrère. Et les accusations de justice de classe de rejaillir promptement.

Si je comprends l'indignation que cette affaire peut susciter, une explication doit être apportée. Car le tribunal de Dunkerque avait les mains liées par le législateur.

Relisons l'article. Nous apprenons que Farid sort de prison. Ça sent donc la récidive. Et même, la prison ferme pour un premier vol étant rare, une probable récidive de récidive, c'est à dire que notre Farid a déjà été condamné au moins deux fois pour vol. Et la dernière fois, à de la prison ferme.

Il était poursuivi pour vol (la paire de lunette) et tentative de vol (le contenu de la malette) : le vol n'a pas pu s'accomplir car il a été interrompu par une cause extérieure à la volonté de l'auteur, savoir : l'arrivée de la police. On peut supposer qu'il ne se serait pas arrêté en si bon chemin et que le reste du contenu de la boutique était susceptible d'être volé. Mais il ne peut être poursuivi pour cela : il s'agit d'un vol purement éventuel, le vol n'étant pas entré dans sa phase d'exécution, il n'y a pas encore tentative punissable faute d'élément matériel de l'infraction.

Le vol et la tentative étaient tous deux aggravés car commis dans un local d'habitation ou dans un lieu utilisé ou destiné à l'entrepôt de fonds, valeurs, marchandises ou matériels, en pénétrant dans les lieux par ruse, effraction ou escalade (article 311-4, 6° du code pénal).

Donc la peine encourue était de cinq ans, doublés par la récidive (article 132-10 du code pénal), soit dix ans maximum. S'agissant d'une récidive d'un délit puni de cinq ans, les peines planchers s'appliquent : le minimum est en principe de deux ans (article 132-19-1 du code pénal).

Mais ça ne s'arrête pas là.

Farid ayant fait de la prison ferme il y a moins de cinq ans, il n'a plus droit au sursis simple : article 132-30 du code pénal.

Farid étant en récidive, il ne peut bénéficier que de deux sursis avec mise à l'épreuve (SME) sur l'intégralité de la peine, et un seul s'il a déjà été condamné pour des faits de violence (information non contenue dans l'article) : article 132-41 du code pénal. Vu que Farid en est à la prison ferme, on pourrait supposer que les possibilités de sursis avec mise à l'épreuve ont été épuisées (deux, ça vient vite). Mais contre cette hypothèse, il y a le fait que le parquet a requis un sursis intégral assorti d'un travail d'intérêt général (sursis-TIG), que la loi assimile au sursis avec mise à l'épreuve pour les règles de cumul de condamnations (article 132-56 du code pénal). Cela dit, il n'est pas impossible que le parquet se soit trompé en requérant une peine impossible, ça arrive, vu la complexité des règles, vous allez voir.

Donc, la juridiction n'avait probablement pas d'autre choix que de prononcer une peine de deux ans, dont une partie devait être ferme, sauf à motiver sa décision en relevant des éléments liés aux circonstances de l'infraction, à la personnalité de son auteur ou aux garanties d'insertion ou de réinsertion présentées par celui-ci article 132-19-1 du code pénal. Je ne sais pas si Farid avait un domicile et un emploi ; mais le fait qu'il commette un vol peu après une sortie de prison rend de toutes façons difficile de plaider les garanties de réinsertion. Le parquet a d'ailleurs relevé que les deux ans s'imposaient : donc il n'y avait visiblement aucun de ces éléments permettant d'écarter la peine plancher.

Le parquet a requis une peine de sursis assorti d'un travail d'intérêt général. Le prévenu était d'accord, ce qui est une condition sine qua non (les travaux forcés sont interdits en France depuis 1974). Mais la loi interdit de cumuler l'emprisonnement ferme avec un sursis-TIG (article 132-56 du Code pénal). Il fallait donc, pour que le tribunal pût aller dans ce sens, que Farid n'eût déjà été condamné qu'à un seul SME, et ce pour des faits sans violence. Ça me paraît très douteux pour quelqu'un sortant de prison. Le fait que le tribunal était, selon mon hypothèse, obligé de prononcer de la prison ferme excluait donc le sursis-TIG. Les réquisitions du substitut à l'audience n'étaient dans ce cas pas adaptées, ce qui n'a pas échappé au tribunal, et il « s'est fait dépasser », c'est-à-dire que le tribunal a prononcé une peine plus grave que ce qui était requis, ce qui est déplaisant pour le parquetier et pousse l'avocat à geindre sur la sévérité du président Machin, alors que le seul reproche qu'on pourrait lui faire dans ce cas est d'avoir bien lu son Code pénal, lui.

Poursuivons dans mon hypothèse, que je maintiens être la plus probable (mais je reconnais que tel un All-Black, je ne suis pas infaillible[1]).

Le président Machin était-il vraiment pieds et poings liés ? Oui ; mais même dans ce cas, il reste l'orteil du juge qui peut encore bouger (en attendant la prochaine loi sur la récidive qui le coulera dans le béton au nom de la sécurité). Il lui restait l'article 132-57 du Code pénal. Il pouvait prononcer deux ans dont six mois fermes, mais sans placement en détention. Farid ressortait libre, avec une convocation chez le juge d'application des peines (JAP) qui, lui, a le pouvoir de commuer six mois ferme (c'est le maximum) en sursis-TIG. Ce n'est pas automatique, et il aurait fallu que Farid préparât un dossier solide ; et notamment qu'il eût un domicile et des ressources légales (travail, rSa,…). Ça oblige à se prendre en main.

Pourquoi le tribunal n'a-t-il pas eu recours à cette voie ? Je l'ignore. Soit qu'il n'y ait pas pensé (le parquet et la défense s'étant malheureusement semble-t-il fourvoyés sur une voie sans issue, le tribunal n'a guère été aidé dans sa prise de décision), soit que Farid n'ayant aucun domicile, donc aucune adresse où recevoir les convocations des services du JAP, le pari de la prison sans sursis était illusoire à ses yeux, soit tout simplement que le tribunal ait estimé que la clémence était inutile ici et que seule la prison s'imposait. Ce dont je doute, car le tribunal, dans ce cas, aurait prononcé les deux ans de peine plancher ferme, et n'aurait pas laissé la porte ouverte à un sursis avec mise à l'épreuve.MISE À JOUR : On m'indique que la cour de cassation refuse l'application de l'article 132-57 aux peines mixtes ferme + sursis, ce qui dans ce cas est une autre excellente explciation.

Six mois fermes, pour un récidiviste, c'est trente jours de réduction de peine (cinq jours par mois dans la limite d'un mois, article 721 du code de procédure pénale, or ces six mois fermes sont pile-poil ce qui lui permet de profiter du maximum de la réduction de peine) soit cinq mois, libération conditionnelle possible au bout de trois mois et 10 jours (deux tiers de la peine pour un récidiviste, au lieu de la mi-peine pour les condamnés ordinaires). Ça lui laisse un trimestre pour préparer son projet de sortie.

Vous voyez, quoi qu'il y paraisse, le tribunal a fait preuve d'une certaine clémence. Et ce malgré tous les obstacles que le législateur y a mis.

jeudi 4 juin 2009

[Journée d'action des magistrats administratifs] Horizons amers

Par un (deuxième) magistrat amer




J’ai choisi ce métier par goût du droit et de la justice.

Je suis ce qu’appelle Me Eolas un légalo-rigide qui a pour mission de faire respecter l’Etat de droit par les pouvoirs publics et autres organismes privés chargés de mission de service public, et tout autre justiciable attrait devant la juridiction dans laquelle j’exerce.



Je m’honore de trancher des litiges à fort enjeux humain, politique, économique ou social, et parfois avec tous ces enjeux combinés dans une même affaire.

Je m’honore de rendre une justice de qualité, indépendante et impartiale.

C’est un honneur tant de limiter ou de corriger la toute puissance publique que d’assurer les conditions légales de l’accomplissement des différentes missions de l’intérêt général.

J’aime le sentiment d’avoir rendu justice au sortir d’une audience de reconduite à la frontière ou au sortir d’une audience de référé liberté.

J’aime le sentiment d’avoir fait œuvre pédagogique à l’attention des parties ou de rappeler le bon sens ou la portée protectrice d’une règle droit que tel ministre, élu ou exécutif local tente de contourner.

J’apprécie la technicité et l’objectivité des affaires à juger, ce qui apporte paradoxalement un regard neuf et pointilleux sur d’autres affaires dont la coloration factuelle ou humaine prédomine.

J’apprécie l’évolution des pouvoirs du juge administratif qui s’occupe toujours plus des conséquences de ses décisions et du sort du justiciable.



Toutefois, après ces longues années, j’ai du mal à supporter l’autogestion du corps et de la juridiction administrative par le Conseil d’Etat, lequel s’il apporte son expertise à l’efficacité et au rayonnement de la justice, n’a pas de légitimité pour trancher tout seul sur les options retenues de la gouvernance de cet ordre de juridiction, notamment le choix et le contenu des réformes d’organisation et de procédure (collégialité, rapporteur public, statut des magistrats...), à l’exclusion de tout autre regard institutionnel, association, corporatiste et médiatique.

Je reste tous les jours étonné que le Parlement et l’Exécutif donne un blanc-seing au CE pour gérer la juridiction administrative. Au nom de quoi, le CE impose ses réformes de procédures, sans réelle concertation , sans tenir compte des causes exogènes du contentieux administratif, lequel est produit en partie artificiellement par l’administration, et sans prendre en compte l’avis des autres justiciables et des praticiens du droit et de la justice ?

Au nom de quoi, le CE impose son statut hybride aux magistrats des TA et CAA, en refusant par exemple, le port de la robe et la prestation de serment, revendications des deux syndicats représentatifs et simple exigence d’apparence de la justice moderne, au motif que les membres du CE y sont opposés pour d’obscures raisons historico-corporatistes ?

Je ne supporte plus que la justice administrative, en dépit de son ancrage profond dans le paysage juridictionnel français, souffre d’un manque de moyens et de reconnaissance institutionnelle.

On pouvait attendre lors de la révision constitutionnelle de l'été 2008 que les parlementaires donnent à la juridiction administrative un statut constitutionnel à la hauteur des nombreuses missions dont elle s’acquitte et de la confiance que semblent lui témoigner les pouvoirs publics lorsqu’il s’agit, comme à l’occasion de l’instauration du DALO ou du RSA, de lui en confier de nouvelles.

Il n’en fût rien et pire, notre corps, de concert avec le CE cette fois là, a dû batailler contre certains parlementaires ingrats ou vengeurs qui ont tenter de supprimer d’un trait de plume par amendement une grande partie des compétences sinon l’existence de la juridiction administrative.

Je n’apprécie pas que pendant de longues années, l’Exécutif, le Législateur et in fine le CE nous ait refusé un statut véritable de magistrat, alors que notre métier est de rendre la justice, pas de conseiller l’Etat ou de produire des rapports publics. Alors que nous sommes toujours plus saisi et plus exposé, je n’apprécie guère l’absence de consolidation de notre statut et la protection moindre de notre état, par rapport aux autres corps de magistrats.

Comparativement aux magistrats judiciaires, par exemple, lesquels verront les poursuites disciplinaires prononcées par un CSM ou des décisions de gestion du garde des sceaux contrôlées par un organe juridictionnel extérieur, en l’occurrence le CE, nous sommes soumis au contrôle juridictionnel et disciplinaire de notre propre gestionnaire, le CE.

Bizarre comme statut pour des juges dont l’indépendance a été reconnu par le législateur en 1987 et pour des juges qui appliquent usuellement les principes du droit au procès équitable.



Je suis agacé par les procès récurrent en sorcellerie par certains politiciens aigris sur notre manque indépendance alors que nous faisons quotidiennement respecter la Loi, mais nous prêtons trop facilement à ces critiques démagogiques par les conservatismes du Conseil d'État sur l'organisation et le fonctionnement de la juridiction administrative.



Je m’inquiète du discours productiviste de notre gestionnaire[1], avalisé sans aucune évaluation propre par les parlementaires, qui se diffuse dans la culture et l’éthique professionnels des membres du corps.

Il est aberrant que l’on ne réfléchisse pas et que l’on ne s’attaque pas aux causes de l’inflation du contentieux, alors qu’un rapport de sociologues a étudié en profondeur les usages sociaux de la justice administrative et que l’on ne tire de conséquences de l’engorgement des juridictions, à partir de constats non vérifiés, uniquement sur les procédures et l’organisation de la justice administrative. Autrement dit, on internalise dans notre organisation juridictionnelle et dans nos procédures les pathologies de l’Administration, au détriment à terme des droits du justiciable et de nos conditions de travail.



Je déplore de ne pas pouvoir juger chaque affaire dans un délai maximum d’un an au plus, compte tenu des moyens affectés à la juridiction administrative et du stock des dossiers restant à juger, mais je ne peux faire plus que ce que me permet ma volonté, mon sens du service public, ma vocation et mon énergie, sauf à rendre une justice d’abattage, ce dont je ne me résoud pas.



J’exerce un métier que j’adore, je sers une justice exigeante au nom du peuple français et je suis un serviteur de l’Etat de droit pour tous les habitants de notre République.

J’attends par conséquent des pouvoirs publics qu’ils assument pleinement, budgétairement, statutairement, le principe de séparation des pouvoirs et qu’ils consolident une fois pour toute notre fonction régalienne.

Notes

[1] Le Conseil d'État.

[Journée d'action des magistrats administratifs] Bienvenue dans l’univers fantastique des AJ !

Par une assistante de justice en CDD


Pour les non-initiés, l’ « Assistant de Justice » est un étudiant, titulaire d’un bac +4 en droit au minimum, auquel les juridictions (judiciaire et administrative) ont recours pour faire tout ce qu’un magistrat ne peut pas (faute de temps) ou ne veut pas faire. De la main d’œuvre à faible coût puisque notre salaire est … le SMIC. Au sein de la juridiction administrative, l’AJ est attaché à un président de chambre ou de tribunal, et a la charge de rédiger les « ordonnances », décisions par lesquelles le tribunal rejette la requête sans même regarder le bien fondé de la demande, parce qu’elle n’est pas introduite dans les formes requises (pas rédigée en français, défaut de conclusions, défaut de moyens… par exemple).

Lorsqu’il est devenu grand, c'est-à-dire lorsque son président estime qu’il est suffisamment qualifié, l’AJ peut être chargé du dossier dans son intégralité, sous contrôle d’un magistrat.



Ca, c’est la théorie. Mais tout bon juriste sait que de la théorie à la pratique, il y a beaucoup plus qu’un pas.



Car l’AJ près la juridiction administrative a une figure singulière. Il n’est en effet généralement plus étudiant. L’âge standard de fin d’études de droit, c’est 23/24 ans. Or, lorsque l’on veut être magistrat administratif, il faut attendre 25 ans pour passer le concours. Hé oui, c’est là l’une des bizarreries du concours de « conseillers de TA et CAA », et l’exception au sein de la fonction publique, un âge minimum. Trop jeune pour passer le concours, mais trouvant inutile de commencer une carrière ailleurs pour un ou deux ans, le jeune diplômé de droit public se tourne donc vers les postes d’AJ, si mal rémunérés, surtout que l’emploi est un temps partiel de 15 heures par semaine qui ne vous permet pas toujours d’exercer un autre « job », les incompatibilités étant similaires à celles appliquées aux magistrats. Beaucoup sont donc dans une situation précaire (après sondage, nous estimons les ¾ d’entre nous éligibles au RSA), ou encore chez papa-maman, alors même qu’ils ont tout le bagage nécessaire pour tenter leur chance directement au concours.

Mais ne désespérons pas ! La réforme du concours est annoncée… Avec introduction d’épreuves de culture générale et d’anglais, ce qui affole le diplômé des facultés de droit public : bah oui, la culture gé' (version concours administratif) ou l’anglais, c’est pas trop notre spécialité (ni celle des fac de droit d’ailleurs). Adressez vous à sciences po Paris pour ça, mais eux ne sont pas juristes…



Histoire d’en rajouter une couche sur le recrutement des magistrats administratifs, notons que parmi les effectifs, il y a des fonctionnaires en détachement, issus des autres grands corps de la fonction publique, certainement très compétents dans leur domaine, mais qui ne sont pas des « juristes », et qui ne savent pas faire la différence entre un moyen et une conclusion au début de leur fonction, malgré la formation intensive suivie, et finissent leur détachement sans avoir vraiment tout à fait saisi la distinction, pourtant fondamentale, entre le REP[1] et le plein contentieux[2]. Estimons nous heureux toutefois, ce ne sont là que des cas très minoritaires, et heureusement, les AJ sont là pour former leur magistrat (C’est du vécu!).

On peut aussi évoquer la figure de l’énarque ! Là encore, ne nous y trompons pas, ce sont des cas exceptionnels, mais qui font office de modèle. Car le recrutement « normal » du conseiller de TA se fait par la voie de l’ENA. Sauf que rares sont les énarques qui ont la vocation pour être juge administratif (sauf à sortir premier de LA grande école, et atterrir au CE). Souvent donc l’énarque fait une apparition éclaire au sein de la juridiction puis s’en va vers d’autres cieux plus glorieux (on rappellera qu’une ex-candidate à l’élection présidentielle fait partie du corps des conseillers de TA ; je vous demande pardon, elle n’a quasiment jamais exercé). Mais durant la transition, c’est sur les autres magistrats ou sur l’AJ que se reporte la charge de travail liée à l’absence de compétence juridique du dit énarque. Mais on ne peut véritablement le lui reprocher, car après tout, il n’a pas signé pour ça.



Alors pourquoi la juridiction administrative me direz vous ? Pour avoir passé quelques temps également dans l’ordre judiciaire, je dois avouer que c’est tout de même elle qui a ma préférence. Question d’affinité, peut être (bah oui, je suis une publiciste, et j’assume !). Mais il est aussi question de l’idée que l’on se fait de la Justice. La justice administrative est de qualité, encore relativement protégée (mais plus pour très longtemps) des manques de moyens et de personnel qui touchent gravement l’autre versant du 3° pouvoir. Chez nous, un dossier est vu au minimum par trois personnes : la greffière, qui reçoit la requête, en fait une première lecture, et donne la substance du dossier. Le magistrat rapporteur, chargé de faire à proprement parler le dossier et de proposer une solution aux deux autres magistrats de la formation de jugement. Et le commissaire du gouvernement, désormais rapporteur public, qui étudie une nouvelle fois le dossier, pour proposer publiquement et en toute indépendance SA solution du litige.

Lorsque la chambre ou le tribunal est bien géré, les dossier sont même tous vus par 4 ou 5 personnes : aux trois précédents, ajoutez l’AJ et le président de la formation de jugement.



Le justiciable peut donc être certain que sa voix a été entendue, et bien entendue. Souhaitons que cette situation perdure…

Notes

[1] Recours en Excès de Pouvoir : recours par lequel un administré demande au juge d'annuler une décision de l'administration le concernant plus ou moins directement.

[2] Dans ces recours, le juge ne juge pas simplement la légalité d'un acte. Il examine une demande portée contre l'administration, et a tous les pouvoirs d'un juge. Exemple : la mise en cause de la responsabilité des hôpitaux publics en cas d'erreur médicale.

[Journée d'action des magistrats administratifs] Mais que veulent ces juges sans robe ?

Par AD, Aide à la décision


Mais que veulent ces juges sans robe ?



Pour vous aider à comprendre les billets des magistrats, un petit lexique :



Aide à la décision (AD)



L’aide à la décision comporte les assistants de justice, certains fonctionnaires du greffe, des vacataires et stagiaire. Leur but est de décharger les magistrats d’une partie de leur contentieux.



Je suis un de ces «aide à la décision ». Je fais ce que les magistrats n’aiment pas faire, c'est-à-dire le contentieux de masse.



Qu’est ce que le contentieux de masse ? C’est un contentieux qui ne présente aucun intérêt pour les magistrats, sauf pour les stats.



Le contentieux de masse comprend, entre autres, le contentieux des APL (REP et plein contentieux), les permis de conduire, certains dossiers de pension (en particulier ce qui concerne les refus de bonification de pension pour enfants à charge) et les ordonnances de l’article R222-1 du code de justice administrative[1]

Certains dossiers d’étrangers sont également traités par les AD.



Pour donner un exemple concret : si vous être un conducteur contestant une décision d’annulation du permis de conduire ; ne vous faites pas d’illusion, votre dossier ne sera pas instruit par un magistrat. Un magistrat va relire le projet de jugement, le corriger plus ou moins (plutôt moins) et le signer, mais il sera instruit par un « aide à la décision ». (Pourquoi ? voir le mot "stats").



Conditions de travail



Les conditions de travail changent énormément d’un tribunal à un autre, voir d’une chambre à l’autre.

Les assistants de justice du TA de Paris ne travaillent pas dans les mêmes conditions que ceux d’un petit TA de Province. A Paris, ce sont des numéros parmi d’autre.



Pour ma part, je n’ai rien à redire : l’ambiance est très bonne dans la chambre et dans le tribunal.



Le principal problème reste la taille et la disposition des locaux. : Trop petit et mal organisés. On perd du temps à se promener dans le Tribunal et chercher les dossiers.



Greffe



Maillon indispensable et essentiel de la chaîne de jugement. C’est le véritable rempart entre l’extérieur et les magistrats (et aides à la décision).

Le greffe s’occupe de mettre le dossier en état d’être jugé. Il est également garant du respect du contradictoire.

Ce sont surtout des spécialistes de la procédure, des spécialistes qui examinent les requêtes sous toutes les coutures (pourquoi ? voir "stats").



J’en profite pour donner un conseil aux avocats et intervenants qui déposent des mémoires. Merci de bien respecter les consignes : établissez une liste de vos pièces jointes, numérotez-les, etc.

Mettez-vous les greffiers à dos (ça arrive à certains avocats) et vous risquez d’avoir des demandes de régularisation très souvent et de voir des dossiers atterrir sous la pile.



Informatique



En train de se mettre en place…

Les magistrats tapent tous leurs jugement eux même… Dans certains endroits, on développe l’accès à distance et le travail à domicile. Ces endroits sont encore très rares.

Dans les juridictions parisiennes, les requérants pour le contentieux fiscal peuvent saisir les juridictions par téléprocédure. (pourquoi ? voir "stats").



Stats



Vaste sujet… Les stats, c’est la raison d’être de tous.

Sortir un maximum de dossiers en un minimum de temps… Tenir les objectifs du projet de juridictions (sorte de contrat d’objectif pour la juridiction)…



Donc, la technique est simple : Travailler avec des aides à la décision, privilégier les ordonnances et les dossiers de JU (Juge Unique)



Il faut bien comprendre que le but des greffiers, aide à la décision et magistrat est d’amener le moins de dossiers possible à l’audience.



Une audience, c’est au minimum deux magistrats (un président et un rapporteur public) et un greffier. Le coût d’un jugement est donc supérieur à une ordonnance.

Une ordonnance est également traitée beaucoup plus rapidement qu’un jugement. On réduit donc le temps moyen de traitement d’un dossier.



Et travailler avec les AD peut être très rentables : On peut tourner à 100 dossiers par mois (dans les bons mois) et par aide à la décision.



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Pourquoi les magistrats font-il grève demain ?



Avant tout, je pense que le mouvement sera peu suivi (quoique si cinq magistrats font grève, ça fait un quart de grévistes sur le tribunal). Le contexte n’est pas le même que chez les p'tits pois d’en face : les magistrats administratifs sont moins exposés à la presse et aux critiques des politiques que les magistrats judicaires et il n’y a pas la question de la privation de liberté (sauf pour les RAF (reconduites à la Frontière) ou les référés liberté).

Le juge administratif est plutôt discret : ils n’ira pas manifester… Et même s’il le faisait, je ne pense pas que 15 personnes sans robes devant un bâtiment anonyme vont attirer la presse. De plus, les avocats ne seront pas solidaires : on les empêche de parler devant la juridiction administrative.



Les contraintes procédurales ne sont pas les mêmes non plus : la procédure est essentiellement écrite, les parties ne peuvent que produire de «brèves observations orales » à l’audience. D’ailleurs, il est indiqué sur les avis d’audience que la présence n’est pas obligatoire. Les audiences sont donc relativement courtes (on arrive à traiter 120 dossiers en une heure…). Il n’y pas de date limite pour lire les jugements[2].



La grève n’est pas une grève pour avoir plus de salaire… Ce n’est pas pour avoir moins de travail pour avoir le temps de glander.



Je sais que le slogan est « jugez vite, nous (le Conseil d'État) jugerons bien »… Mais les magistrats du STACAA ( service des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel, prononcez « sta-ca-ha ») veulent juger bien… Donc, on emploie des AD pour pré-macher le travail.



La grève est là pour que chaque magistrat ait moins de dossier à sortir et plus de temps de traiter les correctement, pour que l’on consacre le temps nécessaire à chaque justiciable.



La grève est là pour qu’il y ait également plus de personnel dans les greffes et pour avoir le temps de mieux encadrer les aides à la décision.



Cela signifie qu’il faut soit avoir plus de personne, soit moins de matières à traiter, alors que l’inverse se produit : on réduit le nombre de magistrats et on augmente le nombre de contentieux (ex : le DALO, Droit Au Logement Opposable).

L’augmentation du nombre de dossiers devant les juridictions administratives dépend également des réformes annoncées dans d’autres administrations (confiscations des véhicules pour les conducteurs avec un permis annulé, déclaration d’impôts sans signature électronique, stats pour les arrestations d’étranger).



Pour résoudre le problème, le gouvernement créer des réformes : on remplace les invitations à quitter le territoire français (IQTF) et Arrêtés de reconduite à la frontière par voie postale par les Obligations de Quitter le Territoire… que viendra-t-il après ?



S’il fallait donner une revendication pour cette grève : avoir le temps de bien juger.

On pourrait créer un nouvel article dans le CJA, pour les magistrats administratifs.

Lorsqu'un nouveau conseiller arrive à son poste, le président donne lecture de l'instruction suivante, qui est, en outre, affichée en gros caractères, dans tous les bureaux de la juridictions :

« La loi ne demande pas compte aux juges administratifs des moyens par lesquels ils se sont convaincus, elle ne leur prescrit pas de règles desquelles ils doivent faire particulièrement dépendre la plénitude et la suffisance d'une statistique; elle leur prescrit de s'interroger eux-mêmes, dès l'affectation du dossier, dans le silence et le recueillement de leurs bureaux et de chercher, dans le respect de la cadence, dans la sincérité de leur conscience, quelle impression ont faite, sur leur raison, les moyens soulevés contre l'administration et les moyens de sa défense. La loi ne leur fait que cette seule question, qui renferme toute la mesure de leurs devoirs : " Pouvez-vous juger rapidement ?" »

Si jamais le Conseil envisageait de créer un groupe de travail pour adopter ce texte, je rappelle que je ne suis pas sur mon lieu de travail. Merci de transmettre les droits d'auteurs à Eolas qui transmettra...

Notes

[1] Ces ordonnances visent à statuer sur un dossier sans l'envoyer à l'audience, soit que le recours soit manifestement irrecevable soit qu'il soit manifestement infondé ce qui commence à poser problème : ces ordonnances excluent tout débat sur ce sujet.

[2] Les juridictions administratives statuent traditionnellement par un “ Il en sera délibéré ” sans plus de précision.

[Journée d'action des magistrats administratifs] Je suis devenu juge administratif un peu par hasard…

Par Juge Public


Je suis devenu juge administratif un peu par hasard, sans l'avoir anticipé... Il faut dire que « juge administratif », comme métier, c'est pas super affriolant a priori... ça fait pas rêver les foules... La preuve, peu de parents ont un jour entendu leur petit leur affirmer, les yeux brillants : « Papa, maman, quand je serai grand, je serai conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d'appel ! ». Ouais, parce que c'est comme ça qu'on s'appelle en vrai.

Et pourtant... Moi je l'adore mon métier ! Il me passionne !

Mais c'est un peu comme un secret, personne ne nous connaît, personne ne sait ce que l'on fait, à quoi l'on sert... Et en plus, personne ne nous croit quand on tente d'expliquer... Ah ! le visage incrédule de l'imprudent qui vient de nous demander : « Et, toi, qu'est-ce que tu fais dans la vie ? ». Parce que, soit on explique pendant trois heures et ça plombe la soirée, soit on reste évasif, tout en étant obligé de jurer sur la tête de toute la famille (et encore, ça ne semble jamais assez !) que oui, ON EST INDEPENDANT, bordel !!! Et que non, le préfet ne nous appelle pas pour nous dire ce que l'on doit juger... et pour cause ! On l'annule, des fois, le préfet (enfin... ses actes). Et quand on est, comme moi, « rapporteur public » (l'ex- très mal nommé « commissaire du gouvernement »), c'est mission impossible pour faire comprendre qu'on n'est pas un procureur... et que l'on ne reçoit d'instruction de strictement personne... et qu'on n'est à l'initiative d'aucune procédure, ni d'aucunes poursuites...

Mais, alors, à quoi sert-il ce rapporteur public ?

Tout d'abord, son rôle diffère dans la pratique, selon que l'on se trouve au Conseil d'Etat, en cour administrative d'appel ou en tribunal administratif. En effet, plus on monte dans la hiérarchie des juridictions administratives et plus le nombre de personnes qui travaille chaque dossier est important (pour schématiser, l'on peut dire qu'en général, un dossier est travaillé par un rapporteur, puis un président révise le travail fait par le rapporteur et, enfin, le rapporteur public travaille le dossier). Au Conseil d'Etat, le rapporteur public a pour rôle essentiel de rappeler la jurisprudence, de proposer éventuellement une évolution de cette jurisprudence et d'indiquer, en tout indépendance (j'insiste !) la solution qui lui semble devoir être adoptée sur le dossier en cause.

En tribunal administratif, le rôle du rapporteur public est moins noble... Mais néanmoins absolument nécessaire... C'est son existence qui fait la particularité de la juridiction administrative et qui permet de préserver la qualité de ses décisions.

Je m'explique : en principe (c'est-à-dire sauf procédures d'urgence et requêtes irrecevables « sorties » par ordonnance) chacun des dossiers traités par les rapporteurs passe dans les mains du rapporteur public qui devra « conclure » dessus à l'audience. Chaque dossier bénéficie donc d'un double regard (le troisième regard, celui du président de chambre, étant de plus en plus rare et surtout rapide car les présidents en tribunal manquent cruellement de temps en raison des procédures d'urgence qu'il doivent assumer seuls - en tout état de cause, il est aujourd'hui rarissime que le président voie le dossier avant le rapporteur public).

Le rapporteur ne peut donc pas faire n'importe quoi avec son dossier, puisqu'il sait qu'un autre que lui l'ouvrira et regardera son travail. Pour autant, le rapporteur public n'a aucune supériorité hiérarchique sur les rapporteurs. Il s'agit purement et simplement d'un collègue, qui peut avoir moins d'ancienneté, à qui ces fonctions ont été confiées par choix du président du tribunal ou de la cour (en fait, de choix, il y a peu, puisqu'en général, on cherche les candidats !).

La nomination relève donc de la pure organisation interne et chacun exercera en principe au moins une fois les fonctions de rapporteur public dans sa carrière, ne serait-ce que pour savoir ce que ça fait ! Parfois peu de temps, parfois des années... C'est une question de personnalité, de caractère, d'organisation de son travail (les êtres bizarres qui parviennent à s'avancer dans leur travail et à avoir « des audiences d'avance » rechignent en général à exercer ces fonctions qui obligent à travailler à flux tendu...).

Ainsi donc, un dialogue va nécessairement s'engager entre ces deux collègues qui travaillent, successivement, les mêmes dossiers. Ce dialogue a bien sûr lieu dans les couloirs, autour de la machine à café,... Mais surtout lors de la journée (ou de la demie-journée, cela dépend des chambres et des tribunaux) consacrée à ce qu'on appelle le « pré-délibéré » ou « l'instruction », qui est une réunion pendant laquelle le président, les rapporteurs et le rapporteur public se réunissent et parlent ensemble de tous les dossiers inscrits à l'audience à venir (donc, à l'audience, l'ensemble de la formation de jugement a déjà connaissance de chacun des dossiers, mais cela ne veut pas non plus dire que les affaires sont déjà jugées : un nouveau débat s'engage, tout aussi animé, mais cette fois hors la présence du rapporteur public, après l'audience, lors du délibéré).

C'est là une particularité de la juridiction administrative : la réalité, l'effectivité de la collégialité. Et elle ne peut vraiment exister que parce que deux personnes au moins ont vu le dossier et qu'un débat réel peut donc avoir lieu. L'existence du rapporteur public en tribunal administratif fait obstacle à ce qu'un rapporteur expose, seul, le contenu d'un dossier en sachant que personne ne pourra le contredire...

Et la collégialité, c'est la meilleure garantie que je connaisse contre l'erreur et l'arbitraire !

Alors voilà, nous faisons grève aujourd'hui pour dire que l'on voudrait (un peu) plus de moyens pour continuer à juger en réelle collégialité sur TOUS les dossiers, parce que c'est la garantie de la qualité de notre justice. Et c'est cette qualité qui nous motive, qui nous rend fiers de notre travail et qui nous donne envie de continuer, même si personne ne sait qui nous sommes...

[Journée d'action des magistrats administratifs] Le clan des portes fermées

Par Pea n°251, juge administratif''


6 heures : « ... sur le quart nord-ouest de la France, avec quelques éclaircies en fin de journée. Côté températures, elles seront en légère baisse... ». Tu tapes sur le radio réveil jusqu'à ce qu'il s'arrête, le reprogramme pour ton amoureuse une heure plus tard, sautes du lit avant de changer d'avis, fonces sous la douche pour finir de te réveiller, enfiles tes vêtements préparés la veille, avales une grande tasse de café soluble (pas terrible, ça fait un moment que tu dois acheter une cafetière expresso) accompagné d'une poignée de croquettes prédigérées spécial petit déjeuner qu'on appelle communément céréales, hésites entre deux paires de chaussures (les mocassins noirs ou les marrons à lacet) comme si c'était le moment, embrasses tes chérubins dans leur sommeil et sors dans la fraicheur d'une aube nouvelle.

7h45 : tu es devant la porte du tribunal, tapes machinalement le code « 34JA», 34 comme le n° 34 de la rue du Paradis, adresse de ton lieu de travail et J A comme juridiction administrative, un code facile à se remémorer, le même depuis des années. Tu s renoncé à t'interroger sur son efficacité contre les éventuelles intrusions, personne n'ayant à ce jour tenté de voler les dossiers (dommage, autant de moins à faire !) ou les ordinateurs. Tu passes à ta case, oui, comme les profs ; pourtant et contrairement à eux tu as un bureau, et, s'il te plait, un bureau pour toi tout seul, mais on ne va quand même pas te monter ton courrier ou tes dossiers, faut pas pousser Mémé dans les orties. Quand ça déborde, on annexe l'appui de fenêtre tout près, à moins de finir par tomber sur un greffier compréhensif ou courageux qui apporte la pile tant attendue.

Dans l'ascenseur, tu voyages avec les poubelles qui se promènent d'étage en étage : la femme de ménage trouve qu'il est plus commode de les stocker provisoirement à cet endroit en attendant de les sortir. De 6 à 8, c'est son créneau horaire, t'as qu'à pas arriver si tôt.

Tu longes le couloir dans le noir à cause de cette fichue minuterie qui n'a pas été reliée à un détecteur de présence (trop cher).Tu arrives à ton bureau, il était temps, la pile a failli tomber plusieurs fois. Si ça tombe, c'est l'horreur, les dossiers se mélangent et il faut tout retrier. C'est pourquoi depuis longtemps tu as pris l'habitude d'élastiquer systématiquement tes dossiers, mais c'est fou ce que les élastiques peuvent disparaitre lorsque les dossiers circulent entre le greffe et le bureau du courrier. Tu allumes l'ordinateur qui s'échauffe pendant cinq bonnes minutes avant d'être opérationnel, téléchargeant des mises à jour diverses, te laissant ainsi le temps d'attaquer la pile. Un dossier te revient, l'ordonnance de clôture que tu avais demandée a été faite, il en rejoint une bonne vingtaine sur la table de décharge derrière toi, à étudier dès que la date de clôture sera dépassée. Le suivant : M. Jsuipapressémékanmaime te demande quand tu as l'intention d'enrôler son affaire, qui a bientôt deux ans ; est jointe la question du greffier : keskonluirépon ? Coup d'œil rapide : M. Jsuispapressémékanmaime n'est pas très âgé et ne donne pas de motif particulier comme un problème financier ou de santé qui justifierait un enrôlement plus rapide que la moyenne. Tu réponds au greffier : « encombrement du rôle » (parfois tu mets « comme d'habitude » mais là c'est un nouveau alors il risque de pas savoir) et tu ajoutes un commentaire à son intention : « j'ai encore une centaine de dossiers plus anciens ». Tu as 423 dossiers collégiaux en stock, soit si on part sur une hypothèse haute de 10 dossiers par audience à raison de 20 audiences par an plus quelques ordonnances, en supposant qu'on ne t'affecte plus une seule affaire nouvelle à compter d'aujourd'hui et « toutes choses égales par ailleurs » (puisque la justice et l'économie font aujourd'hui bon ménage), ça représente deux années entières de travail devant toi. Il vaut mieux ne pas y penser en démarrant le matin pour ne pas risquer d'être atteint d'un syndrome d'impuissance et de découragement rampant.

Le dossier d'après, c'est une affaire nouvelle qui t'est attribuée : tu parcours rapidement la requête, vérifies qu'il ne manque pas la décision attaquée, que le greffier a bien pointé et numéroté les pièces jointes, qu'il a indiqué le bon défendeur (hélas non : DDTEFP, alors que la direction départementale du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle est rattachée à la préfecture, il fallait donc marquer « le préfet »).

Les suivants viennent des assistants de justice, les AJ pour les initiés. (Oui, on dit aussi AJ pour l'aide juridictionnelle ; tout dépend du contexte.) Tu ne les appelles plus par leur nom parce qu'il y en a beaucoup, qu'ils changent tout le temps, qu'ils travaillent à temps partiel, pour tout le monde donc pour personne en particulier ; souvent pas d'interlocuteur précis, facile pour s'y retrouver. Et puis ils ont été regroupés dans une salle style open space, ça ressemble à une fourmilière, avec les galeries creusées sous les dossiers et l'interchangeabilité des ouvrières. Les AJ sont censés se passer les consignes, ce qui pourrait être efficace si leurs tâches et leurs donneurs d'ouvrage étaient moins variés. Ça fait penser aux pools des secrétaires très prisés il y a deux ou trois décennies, jusqu'à ce que l'on s'aperçoive qu'ils déresponsabilisaient les secrétaires et engendraient des pertes de temps importantes. Mais mettre les AJ dans les chambres, les intégrer dans les équipes encadrées par le vice-président ne semble pas être une évidence pour tout le monde.

On frappe à ta porte. Au début, lorsque tu étais arrivé dans ce tribunal, tu travaillais toujours la porte ouverte, signe d'accueil, d'ouverture et de disponibilité pour autrui. Comme de nombreux autres collègues, tu avais exercé un autre métier avant d'être juge ; tu travaillais alors en équipe, les portes de communication entre les bureaux toujours ouvertes, c'était une évidence. Au tribunal, il y a ceux qui travaillent porte ouverte et ceux qui travaillent porte fermée. La porte ouverte, c'est fort sympathique : les collègues passent la tête pour te dire bonjour, échanger quelques mots sur les réformes en cours, t'interroger sur ce que tu fais, prendre ton avis sur un dossier, t'inviter à prendre un café...Fort sympathique et intéressant mais perturbant lorsque tu mènes une réflexion longue sur une affaire (Oui ça t'arrive parfois) puisqu'il faut à chaque fois te replonger dans le dossier en essayant de retrouver tu en étais. Tu as donc rapidement tourné casaque et rejoint le clan des portes fermées, ceux qui tentent de s'isoler et qu'on ne peut déranger sans raison valable.

On frappe à ta porte, donc. Une jeune collègue, de reconduite, qui doit statuer sur la partie obligation de quitter le territoire d'un dossier que tu as à ton rapport pour la partie refus de titre de séjour (merci la réforme de 2006). Le requérant excipe de l'illégalité du refus de titre. Ta collègue a étudié le dossier, s'est fait une opinion mais aimerait savoir si tu la partages car si elle retient l'exception d'illégalité et que de ton côté tu proposes un rejet, alors même qu'en théorie rien ne l'interdit, en pratique ça fait désordre, surtout à deux mois seulement d'intervalle. Tu l'écoutes, l'interroges, feuillettes le dossier, son raisonnement te semble tenir la route.

Tu poursuis la pile jusqu'à épuisement, rectifiant des erreurs, demandant des pièces manquantes, vérifiant l'existence de dossiers liés, mettant en demeure le défendeur lorsqu'il tarde à produire, ça s'appelle faire de l'instruction. Puis tu retournes à ton écran et cette fois ce sont les mails : des lettres d'actualités juridiques (pas le temps de tout lire, tu repères les thèmes sur lesquels tu travailles le plus en espérant que les oublis seront rattrapés par les collègues), un mot de ton rapporteur public qui dit qu'il n'est pas d'accord avec la solution que tu proposes pour l'affaire 06 2543 Karensky et te donnes dix lignes d'explications. Tu imprimes le mail, extirpe le dossier Karensky de la pile de l'audience du 10 juin, le gardes sous le coude pour y réfléchir. Un collègue te demande si tu n'aurais pas, par hasard, conservé le dossier 07 4522 qui est passé à son rapport, ça ne te dit vraiment rien mais tu vérifies quand même (il y a des dossiers partout dans ton bureau, on ne voit que ça en rentrant, on se demande comment tu fais pour ne pas les égarer ; d'ailleurs, on est en train d'expérimenter la dématérialisation des dossiers, plus de papier, halte à la déforestation, c'est vachement bien pourvu qu'il n'y ait pas de pannes de réseau...). Le jour viendra où tu devras te faire opérer du canal carpien à force de taper toute la journée sur ton ordi et de manipuler la souris, mais tant que cette maladie n'est pas devenue une épidémie professionnelle reconnue, il n'y a aucune raison de te doter d'un logiciel à reconnaissance vocale, ça coute cher. Après, on pourra toujours dire qu'on ne savait pas, qu'on croyait que c'était la maladie des secrétaires, pas des juges sans secrétaire, tu ne joues quand même pas dans la même cour. D'ailleurs, on ne va pas non plus te payer des cours de dactylo, c'est indigne pour quelqu'un de ton rang, même les collègues ça les fait rigoler quand tu leur en parles, on est en France, hein, pas aux States ; et puis maintenant que tu as atteint une bonne vitesse de frappe avec deux doigts, il faudrait du temps avant que ça soit rentable. En plus, taka faire du copier-coller, c'est quand même plus rapide, quelle idée d'aller inventer autre chose que ce qui existe. Ne jamais oublier que le juge de base est là pour appliquer les solutions élaborées par d'autres, en appel ou en cassation - quitte à omettre ou minimiser cette autre évidence : le juge de base est le premier saisi donc le premier à statuer en cas de modification des dispositions légales (ce qui est plutôt fréquent, les lois et décrets n'étant pas immuables).

9 h : un café bien mérité avec les collègues qui viennent d'arriver. Tu es content, tu as réussi à tout écluser avant, tu vas pouvoir te mettre à bosser (ben oui, bosser, c'est faire des dossiers, le reste ne compte pas, c'est de l'échauffement). On en profite pour échanger : alors; la grève, t'en penses quoi ? T'as vu, l'AJDA a publié notre jugement 05 3256 Winch. Pertes de temps que tout cela, la statistique, Bon Dieu, la statistique ! ! !

10h30 : non, le café n'a pas duré une heure et demi, d'autres bricoles se sont rajoutées entre temps : des modifications dans les jugements à ton rapport après relecture par ton président de chambre - essentiellement des coquilles à rectifier, quelques maladresses de rédaction-, des jugements à signer. Puis tu as préparé ton prochain rôle : quels sont les dossiers devenus plus urgents qu'urgent, qu'il faut absolument que tu passes et qui sont en état d'être jugés ? Il faut en trouver des gros et des petits ; ce n'est ni au poids ni à l'épaisseur que ça ce joue, mais à la difficulté. Si tu ne mets que des affaires très compliquées, tu n'auras jamais le temps de « faire ta norme », c'est à dire d'en préparer 8 à 10. Mais évaluer la difficulté des dossiers en les parcourant rapidement est relativement aléatoire, tu n'es jamais à l'abri d'une surprise. Avec tout ça, toujours pas eu le temps de plonger vraiment dans l'étude d'un dossier.

A 10h30 tu te rends sans enthousiasme à l'assemblée générale des magistrats sur le projet de juridiction. C'est une nouveauté managériale que ce projet de juridiction, a priori très séduisante : chaque tribunal et chaque cour doit établir pour les trois années à venir un projet qui couvre tous les aspects de son fonctionnement : organisation du travail, relations avec les parties, rayonnement de la juridiction.. L'ensemble du personnel doit s'investir dans l'élaboration de ce projet et s'en approprier les grandes lignes. Sauf que les dés sont pipés dès le départ puisque la juridiction ne maîtrise ni les intrants (le nombre de dossiers dont elle sera saisie, toujours à la merci d'une réforme comme la mise en place du droit opposable au logement ou du revenu de solidarité active pour ne mentionner que les plus récentes), ni les objectifs à atteindre (le nombre de dossiers à sortir) puisqu'ils lui ont été assignés en haut lieu, ni les moyens notamment humains dont elle dispose. Le projet de juridiction, où comment sortir plus de dossiers à moyens constants. Les limites de l'exercice sautent aux yeux du béotien.

Ton président sait très bien que la charge de travail s'est nettement accrue au fil des ans : tes collègues et toi sortez environ 260 dossiers par personne et par an, ce qui, si on enlève les weekends et les congés, donne une moyenne de plus d' un dossier par magistrat et par jour, instruction, étude du dossier, audience, délibéré et rédaction du jugement compris, sans parler du temps passé à siéger dans des commissions diverses. Si certains dossiers ne te prennent pas une demi-journée, il t'arrive régulièrement de passer plusieurs jours sur une même affaire, par exemple pour les installations classées.

20 audiences par an à raison de 8 à 10 dossiers par rapporteur en formation collégiale, 10 à 12 en juge unique fonction publique et un minimum de 16 pour les contentieux très répétitifs comme les permis de conduire ou les aides personnalisées au logement. Ce qui fait ensuite monter la moyenne, ce sont toutes les affaires qui sortent par ordonnance.

Tout le monde est au taquet, il semble difficile d'en demander plus. De ce point de vue-là, ton président a un discours rassurant : « Il ne s'agit pas de travailler plus car je sais que vous travaillez déjà beaucoup mais il s'agit de travailler autrement pour produire plus. » C'est la nouvelle variante du célèbre « travailler plus pour gagner plus ». Car même en étant dans la moyenne des tribunaux, il faut quand même sortir plus de dossiers ; d'abord parce que les objectfis fixés par le gestionnaire parisien[1] sont en légère hausse chaque année, ensuite parce que, sous la pression, les tribunaux en queue de classement vont forcément remonter la pente. Donc la moyenne nationale va augmenter, c'est mathématique. Ton président n'ambitionne pas que ton tribunal rejoigne la tête du classement mais il voudrait qu'il reste dans la moyenne.

La discussion tourne vite court. Comment sortir plus de dossiers sans travailler plus, si ce n'est en consacrant moins de temps à chaque dossier ? La quantité, au détriment de la qualité. Tu te souviens d'ailleurs d'une inspection qui avait eu lieu dans les locaux de ton tribunal il y a quelques années et au cours de laquelle, dans la restitution qui avait été faite à l'ensemble du personnel, les inspecteurs avaient déclaré sans vergogne que l'essentiel n'était pas de juger bien mais de juger vite, que les justiciables se moquaient de la qualité de tes jugements, la seule chose qui les intéressait étant d'avoir une solution à leur litige et que l'appel était là pour rattraper tes inévitables erreurs.

Bon, évidemment, ça, on ne peut pas l'écrire et le discours officiel aujourd'hui est de faire toujours plus à qualité constante. Il est plus politiquement correct de mentionner une rationalisation des méthodes de travail grâce à une utilisation maximalisée de l'outil informatique (on exclut ici toute formation à la dactylographie pour les raisons évoquées plus haut mais on mentionne toutefois le logiciel à reconnaissance vocale, on va peut être étudier la possibilité d'envisager quelques achats ponctuels réservés aux magistrats les plus motivés), une harmonisation des pratiques (via l'extension de l'utilisation de modèles) et un recours encore plus systématique à l'aide à la décision (grâce aux stagiaires et assistants de justice qui seront dotés d'outils appropriés comme des guides méthodologiques). Comme ça tu n'auras plus qu'à signer les décisions prises par d'autres sur des modèles pré-établis...pourvu que ton affaire rentre dans les bonnes cases, sinon l'appel y remédiera. Finalement, ce n'est pas si difficile d'être juge, il suffit d'avoir un bon nombre de parapheurs à disposition et de savoir signer. Cantique à la productique, tu es allergique : tu aimes le travail bien fait et non la justice d'abattage... Mais tant qu'on ne veut pas dépenser plus...

Tu te souviens du dernier rapport publié par la Commission européenne pour l’efficacité de la justice, selon lequel, suivant les données de l'année 2006, la France dégringole dans le classement européen, passant du 18ème au 35ème rang, derrière l'Arménie, la Moldavie ou la Roumanie, que ce soit pour le budget de la justice rapporté au PIB par habitant ou pour le nombre de juges pour 100 000 habitants. Le rapport met l’accent sur le manque de moyens de la justice et son corollaire : la lenteur des procédures en France.

Le justiciable qui veut que tu juges vite et qui serait indifférent à la qualité du jugement rendu... Il faut dire seuls les initiés sont en mesure d'apprécier la qualité de la rédaction, que tu as parfois peaufinée pendant un bon moment, ce gaspillage de temps constituant un crime inavouable : le profane, bien souvent, ne comprend goutte à ton jugement : une seule phrase qui court sur plusieurs pages, de préférence bien ciselée et balancée, de quoi faire pâlir de jalousie les meilleurs journaliste du Monde, mais les « sans qu'il soit besoin de statuer sur la recevabilité de la requête », « le moyen manque en fait » et autres nonobstant ne sont pas traduits en langage vernaculaire. Ça fait pourtant quelques décennies que la messe n'est plus dite en latin. Le Concile Vatican II du Palais Royal est-il dans les tuyaux, la rumeur t'ayant rapporté qu'il est envisagé que le rapporteur public explique aux parties qui le demandent la solution finalement retenue ? Le tout à moyens constants, bien entendu, à l'heure où l'accueil du public est devenu une priorité dans les administrations, mais, toujours bien entendu, le tribunal n'est pas l'administration puisqu'il en est le juge.



12H15 : tu sors de la réunion, vaguement écœuré mais malheureusement pas surpris. Tu glisses quelques dossiers dans ta sacoche. Ça fait belle lurette que tu ne déjeunes plus le midi : amener son casse-croute, bof, il faut l'avoir préparé, les sandwichs plein de mayonnaise ne sont pas très digestes, un plat dans un restau du coin, ça prend trop de temps. Et puis le droit nourrit son homme. Tu rentres chez toi, tu vas enfin pouvoir te mettre au travail.

Notes

[1] Le Conseil d'État.

vendredi 29 mai 2009

La guerre du dépôt

Une guerre souterraine se joue actuellement au palais, et les avocats, menés par les Secrétaires de la conférence, viennent de remporter une première victoire après plusieurs défaites.

D'abord, voyons le champ de bataille. Il se situe sous le palais et se divise en deux parties : le dépôt et la souricière.

Europe 1 a réussi à envoyer au dépôt (non, pas Vittorio de Filippis…) un journaliste muni d'un appareil photo qui raconte ce qu'il a vu et nous montre ces images.

Le dépôt, géré par la préfecture de police et donc du personnel de la police nationale, reçoit les personnes retenues par la police jusqu'à leur présentation à un magistrat qui décidera de leur sort (soit procureur qui les dirigera vers une comparution immédiate pour un jugement immédiat, un juge des libertés et de la détention pour un jugement plus éloigné dans le temps mais avec placement sous contrôle judiciaire, ou éventuellement une simple convocation sans autre mesure, ou un juge d'instruction déjà en charge du dossier).

La souricière, gérée par les gendarmes du palais, reçoit les personnes déjà incarcérées qui doivent comparaître devant un juge et prend en charge les locataires du dépôt lors de leur escorte vers le magistrat ou la salle d'audience. C'est un réseau de couloirs séparés du public qui aboutissent dans certaines salles d'audience, avec ici et là quelques cages, il n'y a pas d'autre mot, sans sanitaires, ou sont entreposés les personnes escortées.

Cela fait des années que l'état déplorable du dépôt est dénoncé, et pas que par ces chochottes droitdel'hommmistes que sont les avocats. Le commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe s'y est mis aussi et c'est pas glorieux. Extrait de son rapport  :

22. En effet, les locaux de certains tribunaux donnent l’impression d’être vétustes et d’appartenir à un autre temps. Les bureaux des magistrats que j’ai visités m’ont paru étroits, ne procurant pas à leur(s) occupant(s) l’espace dont ils auraient besoin. Or, il est évident que les bureaux de magistrats ne servent pas seulement à étudier les dossiers. Les magistrats y reçoivent des parties et y tiennent même certaines audiences.

23. Une situation particulièrement pénible existe au sein de certains endroits appelés « dépôts ». Les dépôts sont des zones sécurisées composées généralement de cellules individuelles et collectives recevant les personnes détenues dans des lieux de privation de liberté – commissariats ou établissements pénitentiaires – et qui sont transférées dans les tribunaux en vue d’audiences ou d’autres besoins procéduraux. La spécificité des dépôts, qui sont placés de jure sous l’autorité du juge comme tous les locaux se trouvant dans l’enceinte des tribunaux, mais de facto sous celle de la police qui s’occupe de la garde des détenus, a pour conséquence qu’aucune de ces deux autorités ne se sentirait, selon mes interlocuteurs, complètement investie de la responsabilité de ces endroits.

24. Dès lors, la situation matérielle de certains dépôts reste désastreuse et ne correspond en aucun cas aux besoins d’une société moderne. Afin d’étudier personnellement cette question, je me suis rendu dans le dépôt du Palais de justice de Paris et dans celui du TGI de Bobigny.

25. En ce qui concerne le dépôt du Palais de justice de Paris, il s’agit d’un très vieux bâtiment chargé d’histoire et l’endroit reflète les événements qui s’y sont passés au cours des siècles. Ceci étant dit, l’intérieur du dépôt de Paris continue de donner une image très peu flatteuse de la justice française. Au même endroit se trouve d’ailleurs le centre de rétention des étrangers en instance d’expulsion, qui m’a frappé par les images qu’il reflète, images d’un autre temps et d’une époque que toute personne civilisée pourrait croire révolue en France, j’y reviendrai plus loin dans le chapitre consacré aux étrangers. Le dépôt, qui jouxte le centre de rétention s’en différentie bien peu, même s’il paraît qu’il a subi récemment un certain nombre de travaux.

C'était en 2006. Rien n'a changé, hormis le déménagement du Centre de Rétention, pour lesquels les mots étaient les plus durs, pour le nouveau site de l'École de police du bois de Vincennes.

La politique menée jusqu'à présent par la préfecture était “ un coup de gueule médiatisé = un coup de peinture ”.

En novembre 2008, les avocats de Créteil ont réussi un joli coup. Ils ont demandé et obtenu qu'un juge du tribunal soit chargé d'aller visiter le dépôt de Créteil (35 ans et encore plus vétuste que celui de Paris). Ce dernier a rendu un rapport dantesque sur lequel se sont appuyés les avocats pour soulever une nullité du procès verbal de citation en comparution immédiate.

J'aime, chers mékéskidis, le regard que vous avez quand vous lisez ces mots et que votre bouche s'élargit pour laisser échapper un « Hein ? » un rien paniqué.

Je vous explique.

Un tribunal ne peut juger qui bon lui chante selon son humeur. Un juge ne peut statuer que s'il a été officiellement chargé de statuer. On dit que le juge est saisi. Un juge non saisi ne peut statuer et toute décision qu'il prendrait serait nulle. C'est une des premières choses que vérifie tout juge au début de l'examen d'un dossier : il s'assure de l'identité de la personne jugée, de l'existence de l'acte de saisine, et de sa compétence, c'est-à-dire s'il est bien le juge que la loi désigne pour statuer.

Un tribunal statuant sur une comparution immédiate est saisi par un document d'une ou deux pages s'appelant un procès-verbal de comparution immédiate. C'est un document signé par un procureur et constatant que devant lui se présente telle personne (identité complète), et qu'il lui fait savoir qu'il lui est reproché des faits de telle nature (date et lieu des faits, qualification légale, citation des textes légaux définissant et réprimant l'infraction), et mentionnant ses observations éventuelles. Puis l'acte constate si l'intéressé demande un avocat et lequel. Suit la signature de l'intéressé ou la mention qu'il refuse de signer. C'est ce document qui fait que le dossier est enfin accessible à un avocat, puisque le législateur estime que toutes les opportunités d'obtenir des aveux hors l'assistance d'un avocat sont désormais épuisées (et je ne suis qu'à peine ironique en disant cela).

L'argumentation des avocats cristoliens était la suivante et elle est astucieuse.

La convention européenne des droits de l'homme prohibe les traitements inhumains et dégradants, et l'article 6 exige le respect du droit à un procès équitable. Or une personne jugée en comparution immédiate, qui a passé 48 heures en garde à vue où elle n'a pu dormir que sur des bancs de bois ou de pierre, et une nuit au dépôt dans ces conditions vient de subir des traitements dégradants et est dans un état d'épuisement tel qu'elle ne peut assurer sa défense de manière satisfaisante.

Les avocats demandent donc au tribunal d'annuler ce procès verbal de comparution immédiate qui viole ces droits fondamentaux. La conséquence est que la procédure elle-même n'est pas annulée (tous les interrogatoires et perquisitions effectuées antérieurement à son passage au dépôt restent valables), seul l'est l'acte saisissant le tribunal. Dès lors que le tribunal n'est as saisi, il ne peut statuer : le prévenu est remis en liberté, libre au procureur de le citer à nouveau selon les formes de droit commun.

L'avantage de cette méthode sur la demande de délai pour préparer sa défense, qui est de droit et ne peut être refusée, est que le tribunal n'étant plus saisi, il ne peut plus décerner mandat de dépôt : le prévenu n'est plus prévenu et doit être remis en liberté, il ne peut être placé en détention dans l'attente de son procès. Elle suppose toutefois que le prévenu ait passé la nuit au dépôt, les déférés du matin arrivés à 11 heures et jugés à 16 heures ne subissant pas la même chose que ceux arrivés la veille à 20 heures.

Les bonnes idées étant par nature libres de droit (les mauvaises aussi, d'ailleurs, mais elles risquent moins la copie) le barreau de Paris, en la personne des secrétaires de la conférence, ministres de la défense pénale d'urgence, a aussitôt suivi la voie tracée par nos excellents quoique banlieusards confrères.

Le 26 février dernier, deux d'entre eux, choisis pour leur courage et le fait qu'ils n'ont pas d'enfants, sont descendus dans le méphitique cloaque aux fongus fétides, et ont rédigé un rapport remis au Conseil de l'Ordre (pdf).

Le 16 avril dernier, le bâtonnier himself, est allé plaider aux côtés du Cinquième secrétaire David Marais et devant la 23e chambre, celle consacrée aux comparutions immédiates, des conclusions visant au prononcé d'une telle nullité du procès verbal de comparution immédiate. Conclusions rejetées, pour des motifs que j'ignore encore. Premier revers. Mais un juge du tribunal de Paris a à son tour été mandaté pour aller visiter les lieux et faire un rapport pour ses collègues. Tout n'était donc pas dit. En attendant, le Bâtonnier invitait les avocats de permanence à continuer à déposer des conclusions de nullité dont vous trouverez le modèle ici.

Le deuxième a eu lieu le 13 mai, quand la 11e chambre de la cour d'appel de Paris a annulé les jugements du tribunal de Créteil qui avaient eux même annulé les procès-verbaux de comparution immédiate. Sans conséquence pour les prévenus qui avaient été depuis longtemps remis en liberté, mais un message clair pour les juges de Créteil : arrêtez de jouer à ça. Les motifs de la cour sont tout de même assez sidérants et un rien cyniques. La cour a, d'après ce que j'ai lu, constaté qu'effectivement, les conditions de détention dans le dépôt de Créteil étaient inacceptables et contraires aux droits de l'homme, mais qu'aucun texte du code de procédure pénale ne permettait au juge d'annuler un procès verbal de comparution pour ce motif. En somme, violer les droits de l'homme n'étant pas illégal en France, circulez, il n'y a rien à annuler. Deuxième revers, et de taille, car la cour d'appel de Paris est aussi compétente pour le tribunal de Paris.

Ce mercredi 27 mai, le député André Vallini a utilisé le droit que lui accorde la loi de visiter tous les lieux de détention pour se rendre au dépôt. Il a lui aussi pris des photos, visibles sur le site de France Info. Bravo monsieur le député.

Et pourtant, coup de théâtre. Hier, la 23e chambre, ayant reçu le rapport du magistrat envoyé au Dixième Cercle, a fait droit aux conclusions déposées par les avocats de la défense et annulé cinq procès-verbaux de comparutions immédiates.

Je vous rappelle que les cinq prévenus n'échappent pas aux poursuites mais reviendront libres pour être jugés selon le droit commun. Et même s'ils ne reviennent pas, ils seront valablement jugés en leur absence.

Et devinez quoi ?

Une demi-heure après que cette nouvelle a été connue, qu'annonce la Chancellerie ?

Mme Rachida Dati, Garde des Sceaux, ministre de la Justice a décidé d'affecter en urgence une somme de 1 million d'euros pour rénover les locaux du dépôt du tribunal de grande instance de Paris.

Cette somme, s'appuyant sur les crédits du plan de relance décidé par le Gouvernement, permettra de financer deux tranches de travaux, qui débuteront dés le mois de juillet 2009, et qui porteront notamment sur la rénovation des cellules et des espaces communs.

Vous vous souvenez de ce que je vous disais ? “ un coup de gueule médiatisé = un coup de peinture ”.

Mais bon, sans se faire d'illusions sur la sincérité du geste, ne boudons pas notre plaisir. À une semaine de son départ de la Chancellerie, Rachida Dati se comporte enfin en Garde des Sceaux. Il était temps que je puisse le dire un jour : bravo et merci.

mardi 26 mai 2009

Quand le gouvernement réinvente l'eau tiède

Le journal officiel Figaro se fait l'écho d'une annonce du ministre de l'intérieur annonçant triomphalement l'idée géniale qu'elle vient d'avoir après deux ans de cogitation intensive : désormais on va confisquer la voiture des conducteurs délinquants.

« La répression va s'accentuer sur les mauvais conducteurs. Le Figaro s'est procuré le texte présenté demain en Conseil des ministres par Michèle Alliot-Marie. »

Le cabinet de Christine Albanel leur a sans doute transmis l'e-mail.

« Parmi les mesures phares (NdEolas : humour !), la confiscation du véhicule est prévue pour sanctionner les comportements les plus graves. À ce jour, la confiscation, très peu appliquée, ne concerne que les conduites sans permis. »

Le juriste pénaliste est ici pris d'une quinte de toux, que je vous expliquerai dans un instant.

« • Conduite sans permis et grands excès de vitesse

« Multiplication des radars sur les routes, pertes de points en cascade : les conducteurs roulant sans permis sont de plus en plus nombreux aujourd'hui. Une infraction que les pouvoirs publics veulent combattre. Le nouveau texte rend donc «obligatoire» la confiscation du véhicule, une sanction jusqu'alors laissée à l'appréciation du juge. Ce dernier gardera toutefois une marge de manœuvre. S'il ne prononce pas la confiscation, le magistrat devra motiver sa décision.»

Avec en prime pour les lecteurs du Figaro un superbe enfonçage de porte ouverte :

« Trois catégories d'automobilistes sont visées. Ceux qui n'ont jamais passé leur permis, ceux qui prennent le volant malgré la perte totale de leurs points ou encore ceux dont le permis a été annulé par un juge.»

La quatrième et dernière catégorie, celle des automobilistes qui ont le permis, n'est fort heureusement pas concernée.

Remis de sa quinte de toux, le juriste chausse ses lunettes et ouvre son Code pénal, assailli d'un doute. Pendant qu'il tourne les pages, faisons un peu d'histoire. Ces dernières décennies, la conduite sans permis était une contravention, la plus haute, celle de 5e classe, soit depuis l'entrée en vigueur du nouveau code pénal en 1994 : 1500 euros, 3000 en récidive. La conduite sans permis se distinguait de délits révélant une attitude plus antisociale, comme la conduite malgré la suspension judiciaire du permis, qui est une peine. Le délinquant n'était pas puni pour ne pas avoir sollicité une autorisation supposant un contrôle de ses capacités, mais violait une interdiction qui lui avait été faite pour sanctionner un comportement dangereux.

Le nombre de décès sur la route restant trop élevé au goût du Gouvernement, celui-ci a décidé d'employer la seule méthode qu'il connaisse, quand bien même elle a fait les preuves de son inefficacité : taper plus fort. Et sachant que quel qu'il soit, hormis s'il est égal à zéro, le nombre de décès sur la route reste toujours trop élevé, vous devinez la suite.

Le virage (moi aussi, je sais faire de l'humour comme au Figaro) a eu lieu en 1992, avec l'entrée en vigueur du permis à points. Alors que jusque là, seuls des automobilistes ayant un comportement particulièrement dangereux (conduite en état alcoolique, blessures involontaires…) étaient frappés de la suspension voire du retrait du permis, le nouveau système a fait que des fautes plus vénielles pouvaient, par leur accumulation, aboutir au même résultat.

L'accidentologie étant peu affectée par cette nouveauté (comme l'ensemble des mesures répressives à une exception près, les radars automatiques, car ils font disparaître la conviction de l'impunité ), le gouvernement a continuellement créé de nouvelles infractions et augmenté le barème des pertes de points. Ainsi, le défaut de port de la ceinture, au début épargné car ne causant aucun danger à autrui, a été frappé d'une perte d'un point, puis aujourd'hui de trois points (soit plus que rouler sur le terre-plein central d'une autoroute !). Idem avec le téléphone portable à l'oreille. Au départ, ce n'était même pas une contravention (encore que l'obligation générale faite au conducteur de se maintenir à tout moment en mesure d'effectuer les manœuvres urgentes d'évitement, sanctionnée d'une contravention, pouvait probablement s'appliquer), aujourd'hui,c'est deux points. Résultat : vous démarrez en passant un coup de fil qui vous empêche de mettre votre ceinture : c'est la moitié de votre permis qui saute. Bonjour le sens des proportions. S'agissant de l'efficacité, je vous invite à regarder les habitacles des automobiles à Paris, de préférence les véhicules utilitaires aux heures de pointe. Résultat de cette course aux armements : le nombre de permis perdus par perte des douze points augmente continuellement, poussant de plus en plus de personnes à conduire sans permis en attendant de pouvoir le repasser.

Face à cet effet pervers de sa loi, le législateur aurait pu amender son texte. Au lieu de ça, il va recourir à la seule méthode qu'il connaisse, quand bien même elle a fait les preuves de son inefficacité : taper plus fort.

En mars 2004, la loi Perben II a fait de la contravention de conduite sans permis un délit puni d'un an de prison et 15.000 euros d'amende. Sans incidence notable sur le nombre d'infractions, qui semble même avoir augmenté depuis. Le Gouvernement aurait pu se dire que décidément cette méthode laissait à désirer, mais non : il en déduit toujours qu'il n'a pas du frapper assez fort.

Et donc, nous voilà en 2009. Après avoir utilisé sa fameuse méthode dite “néanderthal” sur des sujets comme les chiens dangereux ou les siffleurs de marseillaise, le Gouvernement tourne à nouveau son œil prédateur vers l'automobiliste. Il continue à conduire sans permis, se dit notre Gouvernement du Peuple par le Peuple et pour le Peuple. Que faire ? Réponse : la seule méthode qu'il connaisse, quand bien même elle a fait les preuves de son inefficacité : taper plus fort.

Bon, la prison, c'est pas possible, c'est complet. D'où l'idée géniale suivante : on confisque l'automobile. Ça, ça fait mal, ça empêche le délinquant de récidiver et en prime, ça finira dans les caisses de l'État puisque l'État la revendra (à un automobiliste sans permis, sans doute, pour que la boucle soit bouclée).

Sauf que.

Sauf que notre juriste s'est remis de sa quinte de toux, et a fini de tourner les pages de son code pénal. Et la pêche a été bonne à en juger par le sourire narquois qu'il arbore (sauf si c'est un magistrat, auquel cas le sourire sera sournois).

Et que dit-il notre bon Code pénal ?

Tout d'abord, l'article 131-6 du Code pénal nous apprend que

« Lorsqu'un délit est puni d'une peine d'emprisonnement, la juridiction peut prononcer, à la place de l'emprisonnement, une ou plusieurs des peines privatives ou restrictives de liberté suivantes :

(…)

« 4° La confiscation d'un ou de plusieurs véhicules appartenant au condamné ; …»

Or la conduite sans permis est passible de prison. La confiscation du véhicule est donc d'ores et déjà possible.

— Fort bien, me direz-vous, mais voilà au moins un intérêt du passage de la contravention au délit : la confiscation du véhicule est rendue possible.

À cela je vous rétorque article 131-14 du Code pénal :

« Pour toutes les contraventions de la 5e classe, une ou plusieurs des peines privatives ou restrictives de droits suivantes peuvent être prononcées :

(…)

« 6° La confiscation de la chose qui a servi ou était destinée à commettre l'infraction ou de la chose qui en est le produit. »

Donc même quand rouler sans permis était une contravention, la confiscation était déjà possible.

— Certes, répliquerez-vous avec cet esprit critique qui me rend si fier de vous tout en me donnant envie de vous étrangler, mais c'est à la place de l'emprisonnement. Là, ce serait en plus.

En effet. Mais je n'avais pas fini.

L'article 131-21 du Code pénal précise que :

« La peine complémentaire de confiscation est encourue dans les cas prévus par la loi ou le règlement. Elle est également encourue de plein droit pour les crimes et pour les délits punis d'une peine d'emprisonnement d'une durée supérieure à un an, à l'exception des délits de presse.

« La confiscation porte sur tous les biens meubles ou immeubles, quelle qu'en soit la nature, divis ou indivis, ayant servi à commettre l'infraction ou qui étaient destinés à la commettre, et dont le condamné est propriétaire ou, sous réserve des droits du propriétaire de bonne foi, dont il a la libre disposition.»

Donc, tous les délits punis de plus d'un an d'emprisonnement permettent de prononcer une confiscation du véhicule en plus de l'emprisonnement, à condition que ledit véhicule ait servi à commettre l'infraction ce qui, convenons-en, est relativement fréquent en matière de délit routier.

— Si fait, tenterez-vous une dernière fois, aux abois et sentant que l'hallali se lit là, mais la conduite sans permis ne fait encourir qu'un an de prison, donc la peine complémentaire générale ne s'applique pas.

Et vous avez raison. Pour les délits punis d'un an seulement, il faut que la loi le prévoit expressément comme peine complémentaire.

C'est précisément ce que fait l'article L.221-2 du Code de la route :

« I. - Le fait de conduire un véhicule sans être titulaire du permis de conduire correspondant à la catégorie du véhicule considéré est puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende.

« II. - Toute personne coupable de l'infraction prévue au présent article encourt également les peines complémentaires suivantes :

(…)

« 6° La confiscation du véhicule dont le condamné s'est servi pour commettre l'infraction, s'il en est le propriétaire.»

Bref, le Gouvernement se propose de faire voter ce qui existe déjà.

— Oui, mais cette fois, ce sera automatique, puisque la voix de son maître nous dit que cette confiscation, “ peu prononcée jusqu'à présent ”, sera désormais automatique en cas de récidive.

En effet. Et c'est là que le Gouvernement, avec cet avant-projet de loi soumis au Conseil des ministres, cesse de faire du droit pénal et commence à faire du foutage de gueule.

Voilà qu'il nous ressert encore une fois le plat froid et insipide comme une soupe anglaise du juge laxiste face au Gouvernement roide comme un if. Le juge n'est pas assez sévère, alors que le Gouvernement veut taper plus fort. Alors votons les peines plancher. Le juge devra prononcer un minimum. Et il décide de peines trop courtes, alors votons la rétention de sûreté pour garder les condamnés en prison au-delà de leur peine. Continuons dans la foulée avec la confiscation automatique. Si ça c'est pas du bon sens comme les juges savent même pas ce que c'est, hein ? À se demander comment on a fait pour mettre sept ans à y penser.

Car dans cette frénésie néanderthalienne, personne ne semble s'être simplement demandé pourquoi les confiscations sont si rares.

Alors que la réponse n'est vraiment pas compliquée.

Pour pouvoir confisquer le véhicule, encore faut-il que le délinquant soit le propriétaire du véhicule. On ne peut confisquer la chose d'autrui : nul n'est pénalement responsable que de son propre fait. Or celui qui n'a jamais eu le permis est rarement propriétaire du véhicule qu'il conduit. Vous me direz qu'on peut le mettre en cause comme complice. Oui, si on peut prouver qu'il savait que le conducteur n'avait pas le permis et qu'il lui a remis les clefs malgré cela. Si le conducteur a pris le véhicule sans autorisation, ou si le propriétaire ne lui a tout simplement pas demandé ses papiers avant de lui prêter sa voiture, pas de confiscation possible.

Ajoutons que le juge, cet animal à sang froid étranger au bon sens humain, a une curieuse manie. Quand une personne a volé une voiture pour la conduire alors qu'il n'a pas le permis, le juge ne confisque pas la voiture mais ordonne sa restitution au propriétaire (quand ça n'a pas été fait au stade de l'enquête de police).


Voter une confiscation automatique sera inefficace car il suffira de mettre la voiture au nom de l'épouse, du fiston, de la concubine, même s'il n'a pas le permis, puisqu'on peut être propriétaire d'un véhicule sans être titulaire du permis (on peut conduire sans permis sur un terrain privé comme un circuit automobile ou avoir un chauffeur, ce qui est le cas de tous les ministres qui pondent ces lois, d'ailleurs, ceci expliquant peut-être cela). Cette loi sera donc très facilement mise en échec.

Et face à cette inefficacité, je vous laisse deviner à quelle méthode va recourir le Gouvernement.

mercredi 13 mai 2009

Appel aux petits-pois-d'en-face

Les deux principaux syndicats des magistrats administratifs (SJA et USMA) ont appelé à un mouvement national de mobilisation le 4 juin prochain, pour protester contre le sort fait à la justice administrative, qui n'est guère à envier par rapport à son alter ego judiciaire.

Piqûre de rappel : la justice administrative ? Judiciaire ? C'est quoi la différence ? Réponse ici.

Le principal motif de mécontentement porte sur la multiplication du contentieux à juge unique et à la suppression du rapporteur public, autrefois commissaire du gouvernement. Et devinez quoi ? Le manque de moyen. Il est criant. Il ne s'agit pas de revendication sur les rémunérations, mais sur le budget alloué aux juridictions, en tel sous effectif que les délais de jugement sont de l'ordre de deux ans en moyenne, certaines juridictions étant sinistrées (J'ai du stock de 2006 qui n'est même pas cloturé). Il s'agit d'une spécificité de la juridiction administrative : un magistrat indépendant, qui étudie le dossier de son côté et indique la solution qui selon lui s'impose en droit. Contrairement au parquet devant les juridictions judiciaires, le rapporteur public est totalement indépendant, tandis que le parquet est hiérarchisé ; il donne son avis en son âme et conscience, ce qui le rapproche du parquet encore que le parquet doit suivre les instructions écrites qu'il reçoit, sa parole à l'audience restant libre, tandis que le rapporteur public est libre y compris dans ses écritures (il n'a que peu de mérite, puisqu'il donne un simple avis), et il ne peut agir en saisissant lui-même la juridiction administrative. Il n'est pas partie au procès et ne l'est jamais ; le parquet l'est toujours.

La justice administrative est aussi la plus légaliste qui soit. C'est le régal des juristes qui peuvent disséquer à l'infini des combinaisons de textes apparemment inextricables. Là aussi, c'est la nature des choses : le défendeur est toujours l'État ou une personne morale de droit public. Une entité qui agit selon le droit, et dont on conteste un de ses actes. Toute légitimité, toute autorité émanant nécessairement de la loi, juger l'exercice de ce pouvoir, c'est juger l'application de la loi. Alors que devant les juridictions judiciaire, l'établissement des faits peut occuper une grande part des débats, le débat purement juridique est souvent prédominant devant les juridictions administratives. Même pour les reconduites à la frontière.

La justice administrative est ainsi d'une importance essentielle. C'est elle qui a le pouvoir d'arrêter la puissance de l'État, de mettre fin à une illégalité commise par l'entité en charge du respect de la légalité. C'est le contre-pouvoir du plus puissant des pouvoirs : l'exécutif. Sans elle, nous sommes tous nus face au Léviathan. Y compris les juges, puisqu'en dernière analyse, le Conseil d'État, la plus haute juridictions administrative (la cour de cassation administrative, pour simplifier énormément) jugent les décisions relatives à leur carrière et à leur discipline.

Bref, ce n'est pas parce qu'on a ajouté le mot administratif au mot justice que ce dernier est diminué, atténué. Les juges administratifs sont des juges à part entière, gardiens de notre liberté. À tous. C'est face à eux que je vais me battre contre les préfets pour défendre mes clients étrangers sans-papiers, pour leur rappeler que ce ne sont pas des sans-droits pour autant.

Et à part les étrangers, qui ne vous intéressent pas tous, ce sont vers les juridictions administratives que vous vous tournerez pour la plus grande part du contentieux fiscal, pour les permis de construire, pour la réparation des dommages causés par l'État (les fissures dans vos murs à cause des travaux de voirie, mais aussi votre enfant qui meurt à l'école, votre père mal soigné qui décède dans un hôpital public…).

Et même si parfois certains de leurs jugements me font grincer des dents, mes juges administratifs (le terme exact est conseiller des tribunaux administratifs et cours administratives d'appel, conseillers TA-CAA pour faire court), je les aime bien. Mes étrangers au fond du trou, c'est eux qui les en sortent, pas moi. Moi, je me contente de leur montrer où est le trou (Maître Eolas, ou comment résumer la procédure administrative du contentieux en excès de pouvoir en vingt six mots).

Autant dire que si le 23 octobre dernier, j'étais derrière les magistrats judiciaires en colère, ce 4 juin, je serai derrière leurs cousins administratifs (je suis partout, en fait).

Alors, mesdames et messieurs les conseillers TA-CAA, rapporteurs publics, conseillers rapporteurs, réviseurs, présidents, et les autres petites mains aussi d'ailleurs, oui, les greffiers, c'est à vous que je parle, je vous lance un défi.

Le 4 juin prochain, je vous ouvre mon blog comme je l'ai ouvert aux magistrats en robe[1]. Venez raconter l'envers du décor, ce que c'est que le quotidien d'un tribunal administratif, les stocks de dossier qui s'empilent tandis que les procédures dérogatoires et prioritaires (référés, reconduites à la frontière, OQTF) contraignent à des acrobaties de planning, pourquoi vous voulez juger à trois, et que pendant que le rapporteur public parle, vous ne remplissez pas une grille de Sudoku. La difficulté des relations avec le Conseil d'État intéressera aussi les justiciables qui n'ont pas la moindre idée de cet état de fait. Votre justice est largement méconnue. Mettez fin à l'erreur manifeste d'appréciation de l'opinion public (Si vous avez souri, vous êtes publiciste).

Mode d'emploi :

Vous pouvez m'adresser votre billet (un seul exemplaire, pas deux augmenté d'un exemplaire par lecteur, merci) par mail à eolas[arobase]maitre-eolas.fr, ou en remplissant le formulaire sur cette page. Merci de mettre en objet "Journée du 4 juin" pour repérer facilement vos billets.

Vous n'êtes pas obligé de me révéler votre identité (merci de me préciser sous quel pseudonyme vous voulez signer votre billet). Utilisez une adresse anonyme (genre nik-le-ce-1234@truc.com), ou mettez une adresse e-mail de fantaisie (comme anne@nyme.com) sur le formulaire de contact. Toutefois, je ne pourrai dans ce cas pas vous contacter et je me réserve le droit de ne pas publier un billet si j'ai un doute sur la qualité de magistrat administratif de son auteur. Si vous m'écrivez avec votre adresse en juradm.fr, votre billet sera immanquablement publié. Je garantis le respect de votre anonymat.

Je précise pour vous appâter que mon blog, c'est 15.000 visiteurs par jour, et encore les mauvais jours. Le 23 octobre, c'est monté à 55.000. C'est donc une vraie tribune que je vous offre. Je précise aussi que les commentaires seront ouverts sous chaque billet. Tous les commentateurs ne font pas dans la mesure, mais des discussions intéressantes naissent toujours.

Merci de ne m'envoyer que des billets personnels, pas les communiqués de tel ou tel syndicat, qui n'ont pas leur place ici. C'est un blog, pas de l'affichage administratif.

Les billets sont recevables jusqu'au 3 juin à minuit.

Ce billet vaut injonction de conclure.

À vous.

Notes

[1] Les juges administratifs n'ont jamais porté la robe, et les conseillers d'État ont hélas renoncé à leur si seillant costume à bas de soie dessiné pour eux par David (les mauvaises langues disent que tous n'ont pas renoncé à la perruque).

mardi 12 mai 2009

Marché des centres de rétention : la grande classe du ministre

Éric Besson a accompli un exploit de taille : il a réussi à me faire oublier ma chère Rachida avant même qu'elle soit nommée in partibus. Car outre sa capacité à nier la réalité et à salir les irréprochables, il sait afficher le même mépris du juge que la belle de Strasbourg (que mille Zwatschgawaajer enchantent sa Mühl).

Je vous avais narré que le marché des centres de rétention, en cours de réattribution dans le but évidant d'empêcher la CIMADE d'avoir cette précieuse vision globale de ce qui s'y passe, avec au passage une association sous-marin de l'UMP qui se retrouve attributaire du marché des centres de rétention les plus ignobles de la République, ceux de l'Outre-mer, était soumis au juge administratif de Paris.

La procédure de contestation d'un marché public se fait sous la forme d'un référé, c'est à dire d'une procédure en urgence jugée par un juge unique sans rapporteur public, mais qui n'est pas vraiment un référé car le juge statue bien au fond : il annule le marché, il ne prend pas de mesures provisoires jusqu'à ce que la formation normale du tribunal (qui est collégiale : trois juges plus un rapporteur public) statue.

La loi prévoit un délai maximum de 20 jours pour que le juge statue. Il peut pendant ce délai enjoindre le ministre de ne pas signer l'attribution du marché le temps pour lui de statuer; C'est ce qu'a fait le juge administratif de Paris.

Hélas, à l'audience du 6 mai dernier, des pièces et arguments produits à la dernière minute ont contraint le juge à différer sa décision : il ne pouvait pas statuer sans que lui et les parties aient pris connaissance de ces éléments le fameux Collectif Respect a estimé que sa mise en cause était tardive et a demandé un délai (Le récit complet de l'audience se trouve sur le blog de Serge Slama). Ce qui a contraint le juge à reporter la suite de l'examen de cette affaire au-delà du délai de 20 jours, à l'audience de mercredi 13 mai. Le juge a donc demandé au ministre d'attendre encore un peu, afin d'éviter le risque qu'un marché illégal ne soit signé (car la signature du marché le rend définitif, le juge perd son pouvoir de statuer).

Que croyez-vous qu'il arriva ?

Le ministre est revenu à son bureau un dimanche pour signer le marché avant que le juge ne puisse rendre sa décision. Si ça, c'est pas la grande classe…

Oh, oui, c'est tout à fait légal (quoique le droit à un recours effectif garantie par la CSDH me paraît quelque peu mis à mal). Le délai de 20 jours était passé. Le ministre pouvait légalement signer. Il demeure qu'il n'y avait aucune urgence à signer ce marché un dimanche, puisque le service de soutien juridique est effectivement assuré dans les centres de rétention, par la CIMADE. Le seul intérêt de la manœuvre est d'empêcher le juge de statuer sur la légalité de ce marché, qui était pour le moins douteuse (une association qui postulait a bénéficié d'une grosse subvention qui lui a permis de financer sa candidature, une autre a été créée par un chargé de mission du ministère qui attribue le marché…). Quitte à lui aire un bras d'honneur au passage. Comme disait ma grand-mère, une sainte femme, c'est quand on n'a pas le cul propre qu'on a hâte de se torcher.

Là, je voudrais m'adresser à ceux de mes lecteurs qui ne partagent pas mon combat en faveur du droit des étrangers. Je respecte votre opinion favorable à une politique de fermeté, fût-elle même implacable pour les plus rigoureux d'entre vous, quand bien même j'estime qu'elle repose sur des prémices fausses, et à condition qu'elle ne serve pas de cache-sexe à de la pure xénophobie. Mais il ne s'agit même pas ici de savoir quelle politique doit être appliquée. Trouvez-vous normal et acceptable qu'un ministre méprise ainsi la demande d'un juge (qui statue au nom du peuple français, cela figure sur tous ses jugements) pour signer un marché très probablement illégal, favorisant une association fantoche visiblement inféodée au pouvoir, dans le but d'écarter une association trop insoumise et critique qui fait pourtant remarquablement bien son travail depuis plus de 20 ans ? La politique de fermeté que vous approuvez justifie-t-elle qu'on foule au pied ainsi le respect dû au juge ? Peut-on dire que c'était légal de signer pour justifier la signature d'un marché illégal ? La fin que vous approuvez justifie-t-elle ces moyens fort peu républicains ? Faudra-t-il que la République sacrifie jusqu'à son âme pour pouvoir remplir des quotas de reconduites ?

Effets de manche, exagération d'un avocat qui plaide sa cause, direz-vous. Vraiment ?

Écoutez donc bien cet extrait du journal de 8 heures sur France Inter ce matin. La journaliste vient de parler de cette affaire et conclut en soulignant l'escalade verbale sans précédent qui oppose le ministre aux associations (le GISTI traitant Éric Besson de menteur, et la CIMADE qualifiant cette signature de “ méthode de voyou ”, et dans les deux cas j'ai du mal à leur donner tort ; Brice Hortefeux était un ministre d'une autre envergure, quelle que soit mon désaccord avec la politique qu'il a menée). Écoutez bien ce qu'elle révèle, l'air de ne pas y toucher.

Alors ? Votre soutien à cette politique couvre-t-il aussi les démarches auprès des médias pour censurer leur contenu ? J'ose espérer que sur ce coup là, nous serons dans le même camp.

Allez, puisqu'il faut savoir rire de tout :

Salle d'audience du tribunal administratif de Paris, la même que celle du dessin illustrant l'annonce de la suspension de la signature sous un précédent billet. Le juge a disparu, son siège étant monté sur ressort et quelqu'un ayant déclenché le mécanisme d'éjection. Éric Besson fait face au requérant, à présent bien seul, et lui dit : « J'ai fait reconduire le juge aux frontières de la légalité. Pour l'occasion, la devise du tribunal a été modifiée : « Judicat quando Sinunt » : Il juge quand on le laisse faire.

lundi 11 mai 2009

Pour la lettre de licenciement, écrire au ministre qui transmettra

La HADŒPI n'est pas encore créée qu'elle a déjà fait sa première victime, qui porte ironiquement le nom de Bourreau.

Jérôme Bourreau-Guggenheim était jusqu'à il y a peu salarié de la société eTF1, partie du groupe TF1, responsable du pôle innovation web. À l'occasion de la mobilisation contre le projet de loi HADOPI, il a adressé le 19 février dernier un courrier électronique à son député, en l'occurrence Françoise de Panafieu, députée de la 16e circonscription de Paris qui comme son nom l'indique est dans le 17e. Ce mail a été envoyé, semble-t-il depuis son domicile à partir de son adresse privée.

L'assistant parlementaire du député, qui comme leurs noms ne l'indiquent pas sont toutes les deux des femmes, lit le courrier électronique (ne croyez pas que votre député lit ses e-mails professionnels lui-même) et, le trouvant intéressant car solidement étayé (le rédacteur est un professionnel du web), le fait suivre au cabinet du ministre compétent[1], le ministre de la Culture et de la communication, dans le but d'avoir un argumentaire rédigé par les services dudit ministre, censés être au point, si ce n'est pointus sur la question.

Le directeur adjoint dudit ministre, Christophe Tardieu, prend connaissance de ce courrier électronique (il en va des ministres comme des députés : ne croyez pas qu'ils lisent leurs mails eux-même). Et va faire suivre ce courrier à Jérôme Counillon (attention de ne pas oublier le N), directeur juridique de TF1.

C'est là que l'affaire prend un tour bizarre. J'ignore comment ledit attaché du ministère a su que le scripteur travaillait pour une filiale du groupe TF1. Je suppute que l'adresse électronique utilisée ait été en @tf1.fr, sinon, je me demande bien ce qui a mis la puce à l'oreille du ministère, à moins qu'il ait fait état de son emploi dans la lettre ? En tout cas, on accuse souvent TF1 d'être proche du pouvoir, mais je ne pense pas que ce soit au point que les ministères connaissent par cœur l'organigramme des filiales.

Toujours est-il que la direction de eTF1 s'en émeut et le président de la société par actions simplifiée convoque son salarié pour lui chanter pouilles. Le groupe TF1 soutient la loi HADOPI, et eTF1 a précisément pour objet social la production de films et de programmes pour la télévision. Et tout le monde sait que eMule et bittorrent rament à causes des petabytes[2] de programmes de TF1 téléchargés illégalement partout dans le monde. Si on travaille à TF1, on est HADOPIste. HADOPI : aimez-là ou quittez TF1.

Bourreau a la langue bien pendue et lui fait savoir que ce qu'il dit ou pense en dehors des 35 heures hebdomadaires qu'il s'est engagé à consacrer à son employeur ne regarde que lui et à la rigueur son directeur de conscience.

Et le 16 avril, le couperet tombe sur notre pauvre Bourreau : il est licencié pour « divergence forte avec la stratégie » de l'entreprise. Ce qui nous permet d'apprendre que la filiale en charge du développement web de TF1 a pour stratégie de soutenir un texte visant à permettre la coupure de l'accès à internet. Si vous voulez mon avis, on n'est pas encore sorti de la crise...

Chaussons un instant les lunettes du juriste et répondons aux diverses questions de droit que peut se poser le quidam de passage.

Est-il normal que ce ne soit pas le député ou le ministre qui lise son courrier ?

La réponse est oui. Un ministre a des journées… ben de ministre, et a autre chose à faire que lire son courrier : arriver en retard à des négociations syndicales, apprendre le droit européen… Il n'y a nulle atteinte au secret des correspondances dès lors que celui qui en prend connaissance a reçu délégation expresse du destinataire pour ce faire. L'atteinte au secret des correspondances (art. 226-15 du code pénal) suppose la mauvaise foi ou la fraude, c'est à dire la conscience que le courrier n'est pas adressé à celui qui en prend connaissance et qu'il n'a pas l'autorisation pour ce faire.

L'assistant parlementaire avait-il le droit de transmettre une correspondance privée à un tiers ?

Oui, sauf là aussi fraude ou mauvaise foi. Et il n'y a nulle mauvaise foi de la part d'un député (ou de son fondé de pouvoir) de transmettre une correspondance qui lui est adressée ès qualité par un citoyen sonnant le tocsin sur un texte de loi qu'il estime funeste au ministre en charge du texte pour qu'il lui fournisse explications et contre-arguments. Tout comme un courrier que vous adresserez au procureur de la République pour porter plainte sera transmis à un service de police pour une enquête préliminaire avant le cas échéant d'arriver sur le bureau d'un juge d'instruction et pour finir devant un tribunal.

Quand vous envoyez un courrier, qu'il soit épistolaire ou électronique, il cesse de vous appartenir et n'est protégé que pendant son acheminement vers son destinataire. Au-delà, son destinataire en devient le propriétaire et en fait ce qu'il veut, sauf si le courrier contient des éléments relatifs à votre vie privée, dont la divulgation est dès lors prohibée (art. 9 du code civil), ou que son destinataire est tenu au secret professionnel (comme un avocat). Et une prise de position politique d'un citoyen adressée à son ministre ne relève pas de la vie privée.

Le directeur adjoint de cabinet avait-il le droit de transmettre une correspondance privée à un tiers ?

Oui. Pour les mêmes raisons que ce-dessus. Quand bien même le motif légitime avait disparu (on comprend que le député demande des munitions au ministre ; on comprend moins que le ministre informe l'employeur du citoyen), la mauvaise foi n'est pas pour autant apparue : le directeur adjoint n'a pas reçu ce mail par fraude, et il en était le destinataire, par délégation à tout le moins. Ça ne relève pas du pénal. En revanche, il y a une faute professionnelle, dans le sens où rien ne justifiait cette transmission, qui met au contraire son ministre dans l'embarras, la pauvre n'ayant pas vraiment besoin de ça. Ce qui explique que ledit directeur adjoint ait été suspendu pour un mois, c'est-à-dire qu'il reviendra pour aider la chef à porter ses cartons vers la sortie.

eTF1 avait-il le droit de licencier son salarié à cause de ce courrier ?

Je ne suis pas un spécialiste du droit social mais je ne pense pas m'avancer en disant qu'un consensus se fait sur une réponse négative (mais le dernier mot appartient au Conseil de Prud'hommes de Boulogne-Billancourt).

Pour mettre fin à un contrat de travail à durée indéterminée, l'employeur doit faire état d'une cause réelle et sérieuse (pas nécessairement une faute, notez bien). Un comportement peut aussi être qualifié de faute grave voire de fautes lourdes avec des conséquences sur l'indemnisation du salarié. Un CDD ne peut être rompu que pour des faits qualifiés de faute grave au moins. Le juge prud'homal contrôle la qualification des faits et sanctionne (pécuniairement) l'employeur qui a rompu sans cause réelle et sérieuse ou surqualifié la faute. Qu'est-ce qui constitue une cause réelle et sérieuse ? Cela fait l'objet de nombreuses publications que dévorent les avocats en droit du travail. C'est de la casuistique, mais dont l'étude permet de cerner des limites assez claires, même si les marges sont toujours mouvantes.

En matière de liberté d'expression, la jurisprudence admet que l'abus de celle-ci, même en dehors des heures de travail puisse justifier un licenciement. Le salarié a une obligation générale de loyauté envers son employeur, et lui casser publiquement du sucre sur le dos est incompatible avec le fait d'encaisser son salaire à la fin du mois. S'il peut exprimer en interne son désaccord avec des choix de la direction, mais en termes mesurés, il doit, si on lui en donne l'instruction, exécuter néanmoins ces choix. Refuser de le faire justifie un licenciement (et justifierait même plutôt une démission).

Dans notre affaire, il ne semble pas allégué que notre salarié ait critiqué la société qui l'employait. Il semble que la divergence réside dans le fait qu'il ait critiqué une loi que son employeur approuve et estime conforme à sa stratégie. Rien ne permet d'affirmer, sauf à ce que j'ignore des éléments, que le salarié n'aurait pas eu à cœur de faire son travail avec conscience même s'il consistait à appliquer la loi HADOPI. Il y a un monde entre s'opposer à une loi et refuser d'y obéir. Seul ce dernier point peut fonder une sanction.

En conséquence, nous avons un licenciement fondé sur une prise de position politique, dans un courrier adressé en son nom personnel à une personne n'ayant aucun lien avec l'employeur. Je plains l'avocat de TF1 aux prud'hommes. Sa plaidoirie va être un moment de solitude.

Néanmoins, le salarié ne devrait pas être réintégré. Si le Code du travail prévoit cette possibilité pour le juge prud'homal, en pratique, les relations humaines se sont dégradées à un point tel qu'il serait absurde de remettre la situation en l'état et croire que tout reprendra comme si rien ne s'était passé. La sanction est donc presque toujours pécuniaire, sous forme de dommages-intérêts.

Bref, un beau gâchis pour tout le monde.

Notes

[1] Au sens juridique s'entend en l'espèce.

[2] Un petabyte vaut un million de gigabytes. L'adolescent crétin qui sommeille en moi trépigne d'impatience que cette unité devienne le standard de mesure de la mémoire informatique.

jeudi 7 mai 2009

Ce billet n'existe pas

Désolé de vous embêter avec un délit qui n'existe pas, mais vu qu'il va être jugé lundi par le tribunal correctionnel de Dijon, je vais vous demander de faire preuve d'un peu d'imagination.

L'histoire débute à l'été 2006. M'Hamed, 23 ans, arrive en France « pour voir de la famille » avec un visa de six mois. Ce visa expiré, il reste dans l'Hexagone clandestinement jusqu'au début de l'été 2008, où il rencontre Jennifer. Très vite, ils projettent de se marier. Sur les conseils d'un avocat, ils vont alors chercher en préfecture « un document qui mette M'Hamed dans la légalité en attendant le mariage », comme le raconte aujourd'hui sa compagne. « Mais nous avons été très mal reçus. Nous avons tout de même monté un dossier de mariage puis passé un entretien à la mairie de Dijon sans subir de remarques particulières ». Mais deux semaines plus tard, et après deux convocations préalables au commissariat de Dijon, M'Hamed est placé en garde à vue, puis envoyé au centre de rétention de Lyon Saint-Exupéry avant d'être expulsé vers le Maroc le 3 avril, à huit jours de la date prévue pour son mariage avec Jennifer en mairie de Dijon. Depuis, pour le couple, c'est l'attente.

Commentaire : un visa de six mois est un visa dit « long séjour ». C'était un bon point dans le dossier de ce monsieur car désormais (depuis la loi du 24 juillet 2006 de maîtrise de l'immigration), la plupart des cartes de séjour temporaire ne peuvent être délivrées que si l'étranger est entré avec un visa long séjour (de plus de trois mois). C'est notamment le cas pour la carte de séjour délivrée au conjoint de Français (article L. 313-11, 4° du CESEDA). Le dossier de ce monsieur se présentait donc fort bien. Il était donc urgent de le reconduire à la frontière, faute de quoi la préfecture n'aurait pas eu d'autre choix que de le régulariser, et ça, c'est mal.

Si les époux sont effectivement allés se présenter à la préfecture AVANT le mariage, je crains qu'ils n'aient été fort mal conseillés. L'époux n'avait à ce moment aucun droit à séjourner en France : ce droit n'allait naître qu'au moment du mariage. Il n'avait aucune protection contre l'expulsion. C'était se jeter dans la gueule du loup, d'autant plus que toute demande de carte de séjour suppose la présentation du passeport, qui facilite considérablement l'expulsion puisqu'il n'y a pas besoin de solliciter un laisser-passer consulaire des autorités marocaines.

L'entretien à la mairie est formalité obligatoire et une nouveauté issue de la loi n°20096-1376 du 14 novembre 2006 relative au contrôle de la validité des mariages. Il s'impose même au cas de mariage célébré à l'étranger (auquel cas, l'entretien a lieu à la mairie du domicile du conjoint français s'il réside en France, soit auprès du consulat compétent). Vous pensiez être libre de vous marier à qui vous chante ? Vous vous prenez pour qui ? Pour un citoyen libre en République ? Et pourquoi a-t-on encore restreint une de vos libertés ? Je cite l'exposé des motifs du projet de loi :

La lutte contre l'immigration irrégulière et les mariages forcés constitue l'une des priorités (sic) du Gouvernement. Force est de constater que les règles du mariage, conformes à notre idéal républicain, sont trop souvent détournées de leur objet à des fins purement migratoires. De même, il est inacceptable dans notre société que des jeunes filles soient mariées de force aux seules fins de permettre à leur conjoint de bénéficier de l'application de la loi française.

Vous voulez vous marier ? Vous êtes suspect. Qui voudrait se marier avec vous, franchement, s'il n'est pas forcé ou ne vous utilisait pas pour obtenir des papiers, hein ? Franchement, je serais l'actuel président de la République, je me poserais des questions. Et vous vous rendez compte du toupet de ces étrangers ? Ils veulent l'application de la loi française. Ils se croient où ? En France ?

Une question à laquelle ne répond pas l'article du Bien Public, c'est : « Qui a prévenu le parquet ? ». Car les deux convocations au commissariat et le placement en garde à vue révèlent une enquête préliminaire, qui ne peut être ouverte que par le parquet ou avec l'aval du parquet. La garde à vue ne peut elle non plus durer sans l'approbation au moins tacite du parquet. On se situait au pénal. L'ex futur-conjoint a été placé en garde à vue pour séjour irrégulier, garde à vue qui aura pris fin avec classement sans suite (ce qui était prévu dès le début) dès que le préfet a pris son arrêté de reconduite à la frontière avec placement en rétention. Et huit jours avant le mariage, voici notre marocain éloigné. On l'a échappé belle : une de nos concitoyennes allait se marier avec l'homme qu'elle avait choisi, vous vous rendez compte ? D'ailleurs, pour faire bonne mesure, elle sera convoquée lundi prochain pour… aide au séjour irrégulier (en l'espèce pour avoir failli permettre à un étranger d'avoir un droit au séjour). Vous savez, le délit de solidarité qui n'existe pas, qui est un mythe. Détail amusant : s'ils avaient pu se marier, le délit aurait immédiatement pris fin, puisque l'article L. 622-4 du CESEDA exclut la responsabilité pénale de l'époux. C'est donc l'heureuse intervention du parquet qui a prévenu la fin du délit et permis de faire de l'ex-futur épouse une prévenue.

Lex regnat.

PS : Ah, et pour les esprits chagrins qui verraient immanquablement dans ce mariage contre nature un mariage blanc, c'est-à-dire simulé pour l'obtention des papiers : le mariage blanc est un délit spécifique, prévu à l'article L.623-1 du CESEDA. Donc si cette demoiselle malgré elle avait voulu simuler un mariage, elle ne serait pas poursuivi pour aide au séjour mais pour ce délit. Donc l'enquête a établi qu'il ne s'agissait pas d'un mariage blanc. Ce que confirme les démarches qu'elle continue d'effectuer pour avoir le droit de vivre avec l'homme qu'elle aime.

lundi 4 mai 2009

Pour aller en garde à vue, t'as une solution ?

Le Courrier Picard raconte une histoire qui, à en croire ma boîte mail, fait beaucoup réagir.

Une personne qui a reçu d'un collègue un SMS libellé « Pour faire dérailler un train, t'as une solution ? » s'est vue convoquer par la police et a passé une nuit en garde à vue. Je cite l'article :

« Ils voulaient avoir des précisions sur ce SMS. Je m'y suis rendu sans aucune appréhension, je ne voyais vraiment pas où était le mal. » Mais sitôt arrivé au commissariat, le ton change. « J'entends parler d'affaire criminelle, de terrorisme, et d'une garde à vue qui pourrait durer dix jours, raconte Stéphane. On me demande si je suis capable de choses farfelues comme, par exemple, faire dérailler un train. » Le jeune homme tombe des nues. Il donne le nom de son collègue, auteur du fameux SMS. La police perquisitionne chez ce dernier et le ramène au commissariat. « Je me disais, ils vont faire les vérifications et tout sera terminé. En fait, le cauchemar ne faisait que commencer. »

Sur instruction du parquet, S… est placé en garde à vue à 16 heures. « C'était un véritable choc. En deux secondes, j'ai eu l'impression de devenir un vulgaire criminel. Je me retrouve dans une belle cellule jaune qui sent la pisse, j'ai l'impression d'être traité comme un chien. » Au petit matin, les auditions se poursuivent. Les vérifications sont longues et S… ne retrouve la liberté qu'à partir de 16 heures, soit au bout de 24 heures de garde à vue. L'auteur du SMS est également libéré.

Premier rapide commentaire : pas dix jours, six jours, c'est le maximum possible en cas de terrorisme. En l'occurrence, 16 heures auront suffit mais la qualification terroriste aura permis de tenir l'avocat éloigné pendant ce laps de temps, car il n'a pas le droit de pointer son vilain nez avant 48 heures.

L'article est ambigü sur un point : il semble laisser entendre que l'opérateur a dénoncé S… après avoir intercepté ce SMS. Ce n'est pas (encore) juridiquement possible. L'article L. 34-1 des Postes et communication électroniques fixe les informations conservées et tenues à la disposition de la police, et cet article précise bien que ces informations « ne peuvent en aucun cas porter sur le contenu des correspondances échangées ou des informations consultées, sous quelque forme que ce soit, dans le cadre de ces communications. » (Il faut chercher un peu, c'est le 2e alinéa du V).

En fait, il semblerait que les faits soient les suivants.

Le portable habituel de S… est tombé en panne. Il l'a donc remis à son opérateur qui lui en a prêté un de remplacement. Au cours des opérations de réparation, le technicien est tombé sur ce SMS, stocké dans la mémoire interne du téléphone. Son sang picard n'a fait qu'un tour : faire dérailler un train, c'est comme arracher une caténaire, si on excepte la fait que ça n'a rien à voir : c'est sûrement un coup de Tarnac.

L'opérateur dénonce donc les faits à la police qui ouvre une enquête en préliminaire, pour non dénonciation de crime (art. 434-1 du Code pénal), s'il vous plaît, avec la procédure d'exception pour le terrorisme, pour faire bonne mesure. On lui reproche d'avoir eu connaissance de la préparation d'un attentat et de ne pas l'avoir lui-même dénoncé aux autorités.

S… a donc été convoqué, principalement… pour lui demander qui lui a envoyé ce SMS, et aller chercher ledit émetteur par la peau des fesses, et lui demander s'il n'aurait pas par hasard des tuyaux sur une insurrection à venir et des comités invisibles.

Âbénonhain, comme on dit dans la baie de Somme, a répondu ce dernier. Après seize heures à l'isolement dans une cellule jaune qui sent la pisse aux normes républicaines, il est remis en liberté. Le procureur de la République d'Abbeville est en charge des excuses (et moi du graissage) :

« La procédure pénale est la même pour tout le monde, que le risque soit probable ou peu probable », rappelle Éric Fouard, mettant en avant le principe de précaution qui prévaut en matière de terrorisme.

« Cette actualité récente [l'affaire Julien Coupat, qui remonte tout de même à sept mois] a certainement joué en sa défaveur, admet le procureur. Je comprends que, de son côté, la garde à vue puisse paraître violente mais, dans ce genre d'affaire, on ne peut prendre aucun risque. »

Je cherche pour ma part désespérément le risque que la police n'a pas voulu prendre en privant de liberté seize heures une personne qui avait reçu un SMS semblant indiquer que son correspondant n'avait pas la moindre idée de comment faire dérailler un train. Et pourtant, en tant qu'avocat, j'ai de l'imagination, forcément…

Moralité de l'histoire ? Il y en a plusieurs.

- Si vous ne faites pas dans le terrorisme, pensez à effacer vos SMS de la mémoire de votre téléphone. Sinon, merci de les laisser pour les services de police.

- Encore une fois, au nom de notre sécurité (le déraillement de train étant avec la grippe porcine mexicaine A la première cause de mortalité des Français, c'est bien connu), la liberté individuelle est balancée à la poubelle sans un seul instant de réflexion sur la nécessité de la mesure. Et avec la bénédiction de l'autorité judiciaire, garante des libertés individuelles selon la Constitution, qui sur ce genre d'affaire n'est vraiment pas à la hauteur de son rôle (un peu comme le procureur de Nîmes qui, tout magistrat qu'il est, a fait appel de la remise en liberté de la famille avec le bébé de quatre mois, la contraignant à passer trois jours de plus en Centre de rétention, pour rien et en violation de la Convention des droits de l'enfant : car ce placement était bien illégal. Principe de précaution, encore. On ne pouvait prendre le risque de laisser ce bébé de quatre mois en liberté).

En effet, sachez-le, seul le procureur de la République (ou le juge d'instruction si c'est sur commission rogatoire, mais le juge d'instruction est plus accessible que le procureur pour l'avocat) a le pouvoir d'ordonner qu'il soit mis fin à une garde à vue ; et la loi ne prévoit aucune possibilité pour l'avocat du gardé à vue de saisir un juge pour lui demander de regarder le dossier et juger de l'absolue nécessité de cette privation de liberté. Le procureur ne peut le faire que de sa propre initiative. D'ailleurs, pour peu que l'affaire porte sur du terrorisme, du trafic de stupéfiant, ou de la délinquance en bande organisée, l'avocat est soigneusement tenu écarté pendant 48 heures.

Quand je dis que la procédure pénale française a des aspects médiévaux, je suis injuste. Avec le Moyen-Âge. L'Habeas Corpus, les Anglais l'ont depuis 1215 (C'est Jean Sans Terre, le vilain Prince Jean de Robin des Bois qui l'a accordé à ses sujets !), les Français quant à eux restent soumis à l'arbitraire de l'État qui peut vous embastiller, pour votre sécurité bien sûr, pendant 48 heures sans que vous ne puissiez rien dire ; et si c'était une erreur, ne comptez même pas sur des excuses. Des anglais et de nous, qui sont les citoyens, qui sont les sujets, à votre avis ?

Ce qui est tout particulièrement rageant, c'est qu'en tant qu'avocat, ma position est que dès que S… a mis un orteil dans le commissariat, il devait être placé en garde à vue car ce placement est créateur de droits (notamment il fait partir le compte à rebours pour la durée maximum). Mais garde à vue n'est pas nécessairement synonyme de placement en cellule, retrait des ceintures, montres, lacets, lunettes, d'humiliation et d'heures d'attentes passées en cellule odoriférante. Sauf dans l'esprit des policiers. La CNDS le rappelle régulièrement[1], d'ailleurs, avec autant d'effet que pisser dans un violon (c'est peut-être pour ça que le violon sent l'urine, au fait ?).

Et pour finir sur une note optimiste, la politique du chiffre mise en place depuis 2002 prévoit parmi les objectifs chiffrés servant à noter les unités et à répartir les budgets le nombre de gardes à vue. Après ça, étonnez-vous qu'elles augmentent de 54% sur la période, et de 73% pour celles de plus de 24 heures. Ça en fait 225000 de plus par an. 616 de plus par jour. Une toutes les deux minutes. Il faut bien les trouver. Fût-ce dans votre boîte de réception des SMS.

Quoi ? J'avais dit que je finirai sur une note optimiste ? Au temps pour moi. Comme la police d'Abbeville, je me suis trompé.

Notes

[1] Voir dans son rapport 2008 tout beau tout chaud les avis 2006-100 ; 2006-108 ; 2007-64 ; 2007-81 ; 2007-107 ; 2007-130 ; 2007-144 ; 2008-1 ; et 2008-52.

Avis de Berryer : Vincent Lindon

Peuple de Berryer, la Conférence t'invite dans la jungle qu'aucun ministre n'arrivera à fermer : celle des cent papiers où sont jetés à la hâte quelques traits et saillies pour reconduire promptement les candidats aux frontières de l'humilité.

Ce sera le mercredi 13 mai prochain, à 21h15, salle des criées.

L'invité sera M. Vincent Lindon, acteur.

Le rapporteur sera M. Matthieu Brochier, 6ème secrétaire de la conférence, qui souhaitera la welcome à l'invité.

Les sujets (sur lesquels la crédibilité de la Conférence est quasi-nulle) sont:

1- Faut il vraiment partir de cas laids?

2-La confiance règne-t-elle?

Les candidats, et on me dit dans l'oreillette d'insister sur ce point : les candidats seulement peuvent s'inscrire en contactant la quatrième secrétaire, madame Rachel Lindon (Lindon ? Tiens tiens…) à l'adresse suivante : rachellindon[at]hotmail[point]com

Pour les simples spectateurs, nul visa ou passeport n'est exigé pour accéder au territoire, l'entrée est libre, du moins dans la limite des places disponibles : la Conférence ne peut accueillir toute la misère du monde, n'est-ce pas. Les retardataires se verront impitoyablement non admis.

Et surtout, ne croyez pas les ministres qui pourraient vous dire que cette Conférence Berryer est un mythe, et qu'elle n'existe pas.

Informations, discussions, récriminations et trollage sur le blog de la Conférence.

vendredi 1 mai 2009

Sans (guère de) commentaires.

La préfecture de Haute-Saône, n'ayant visiblement rien de mieux à faire, a envoyé quinze gendarmes ce mercredi à Gray, 6200 habitants, chef lieu de canton du département, connu pour son superbe théâtre, à 6 heures du matin, au domicile de monsieur et madame Bakshiyan. Monsieur est azerbaïdjanais, madame est russe. Ils ont deux enfants, dont un bébé de quatre mois. Ces deux personnes troublent en effet gravement l'ordre public, car elles sont en situation irrégulière, leur demande d'asile ayant été rejetée (et en vérité, s'il y avait des problèmes dans le Caucase, ça se saurait). Pas leurs enfants, notez bien puisqu'ils sont mineurs et donc dispensés de titre de séjour (sauf s'ils veulent travailler à partir de seize ans).

Néanmoins, avec cette humanité qui caractérise notre République, tous les quatre se retrouveront ensemble au Centre de Rétention de Nîmes, car on ne sépare pas les familles en France. Bon, des esprits chagrins feront remarquer qu'ils étaient déjà ensemble à leur domicile, mais si on écoute les droits-de-l'hommistes, hein…

Pourquoi Nîmes ? Mais parce qu'il est équipé d'une nurserie. Ladite nurserie étant composée de deux éléments : une table à langer et une chaise haute. Ce qui en fait un des Centres de Rétention les mieux équipés de France.

Le préfet, qui n'a le pouvoir de placer en rétention que 48 heures, a saisi le juge des libertés et de la détention (JLD) de Nîmes afin d'obtenir une prolongation de 15 jours de cette rétention (prolongation renouvelable une fois pour un maximum de trente deux jours). Ce sont les audiences dites “35bis” dont je vous parle régulièrement.

Hier, le JLD de Nîmes a refusé ce maintien en rétention, notamment du fait que ce placement en rétention violerait l'article 3.1 de la Convention Internationale des Droits de l'Enfant (CIDE), qui stipule que :

Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu'elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale.

Il est vrai qu'il est permis de s'interroger sur le fait de savoir si, en décidant d'embarquer deux jeunes enfants dont un bébé de 4 mois, à l'aube, fût-ce en compagnie de leurs parents, avec juste le temps de mettre des affaires dans une valise (20kg maximum, il y a un avion à prendre) avant de les transporter en fourgon sur 494 km et de les priver de liberté pour une durée indéterminée pouvant aller jusqu'à un mois, le préfet de haute-Saône a vraiment eu comme considération primordiale l'intérêt supérieur de ces enfants.

Le débat reste ouvert, puisque le procureur de la République de Nîmes a fait appel, estimant je cite que « Il n'y a pas d'incompatibilité particulière avec la convention des droits de l'enfant. »

Je disconviens respectueusement.

Appel jugé lundi à 9 heures, cour d'appel de Nîmes, salle d'audience du Premier président (l'audience est publique). Notons que si la prolongation n'est pas ordonnée, ils seront remis en liberté rue Clément Ader à Nîmes. Ils se débrouilleront pour rentrer à Gray avec leur bébé (et non, aucune indemnisation n'est prévue pour des étrangers placés irrégulièrement en rétention).

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