[Journée d'action des magistrats administratifs] Horizons amers
Par Eolas le jeudi 4 juin 2009 à 13:19 :: Magistrats en colère :: Lien permanent
Par un (deuxième) magistrat amer
J’ai choisi ce métier par goût du droit et de la justice.
Je suis ce qu’appelle Me Eolas un légalo-rigide qui a pour mission de faire respecter l’Etat de droit par les pouvoirs publics et autres organismes privés chargés de mission de service public, et tout autre justiciable attrait devant la juridiction dans laquelle j’exerce.
Je m’honore de trancher des litiges à fort enjeux humain, politique, économique ou social, et parfois avec tous ces enjeux combinés dans une même affaire.
Je m’honore de rendre une justice de qualité, indépendante et impartiale.
C’est un honneur tant de limiter ou de corriger la toute puissance publique que d’assurer les conditions légales de l’accomplissement des différentes missions de l’intérêt général.
J’aime le sentiment d’avoir rendu justice au sortir d’une audience de reconduite à la frontière ou au sortir d’une audience de référé liberté.
J’aime le sentiment d’avoir fait œuvre pédagogique à l’attention des parties ou de rappeler le bon sens ou la portée protectrice d’une règle droit que tel ministre, élu ou exécutif local tente de contourner.
J’apprécie la technicité et l’objectivité des affaires à juger, ce qui apporte paradoxalement un regard neuf et pointilleux sur d’autres affaires dont la coloration factuelle ou humaine prédomine.
J’apprécie l’évolution des pouvoirs du juge administratif qui s’occupe toujours plus des conséquences de ses décisions et du sort du justiciable.
Toutefois, après ces longues années, j’ai du mal à supporter l’autogestion du corps et de la juridiction administrative par le Conseil d’Etat, lequel s’il apporte son expertise à l’efficacité et au rayonnement de la justice, n’a pas de légitimité pour trancher tout seul sur les options retenues de la gouvernance de cet ordre de juridiction, notamment le choix et le contenu des réformes d’organisation et de procédure (collégialité, rapporteur public, statut des magistrats...), à l’exclusion de tout autre regard institutionnel, association, corporatiste et médiatique.
Je reste tous les jours étonné que le Parlement et l’Exécutif donne un blanc-seing au CE pour gérer la juridiction administrative. Au nom de quoi, le CE impose ses réformes de procédures, sans réelle concertation , sans tenir compte des causes exogènes du contentieux administratif, lequel est produit en partie artificiellement par l’administration, et sans prendre en compte l’avis des autres justiciables et des praticiens du droit et de la justice ?
Au nom de quoi, le CE impose son statut hybride aux magistrats des TA et CAA, en refusant par exemple, le port de la robe et la prestation de serment, revendications des deux syndicats représentatifs et simple exigence d’apparence de la justice moderne, au motif que les membres du CE y sont opposés pour d’obscures raisons historico-corporatistes ?
Je ne supporte plus que la justice administrative, en dépit de son ancrage profond dans le paysage juridictionnel français, souffre d’un manque de moyens et de reconnaissance institutionnelle.
On pouvait attendre lors de la révision constitutionnelle de l'été 2008 que les parlementaires donnent à la juridiction administrative un statut constitutionnel à la hauteur des nombreuses missions dont elle s’acquitte et de la confiance que semblent lui témoigner les pouvoirs publics lorsqu’il s’agit, comme à l’occasion de l’instauration du DALO ou du RSA, de lui en confier de nouvelles.
Il n’en fût rien et pire, notre corps, de concert avec le CE cette fois là, a dû batailler contre certains parlementaires ingrats ou vengeurs qui ont tenter de supprimer d’un trait de plume par amendement une grande partie des compétences sinon l’existence de la juridiction administrative.
Je n’apprécie pas que pendant de longues années, l’Exécutif, le Législateur et in fine le CE nous ait refusé un statut véritable de magistrat, alors que notre métier est de rendre la justice, pas de conseiller l’Etat ou de produire des rapports publics. Alors que nous sommes toujours plus saisi et plus exposé, je n’apprécie guère l’absence de consolidation de notre statut et la protection moindre de notre état, par rapport aux autres corps de magistrats.
Comparativement aux magistrats judiciaires, par exemple, lesquels verront les poursuites disciplinaires prononcées par un CSM ou des décisions de gestion du garde des sceaux contrôlées par un organe juridictionnel extérieur, en l’occurrence le CE, nous sommes soumis au contrôle juridictionnel et disciplinaire de notre propre gestionnaire, le CE.
Bizarre comme statut pour des juges dont l’indépendance a été reconnu par le législateur en 1987 et pour des juges qui appliquent usuellement les principes du droit au procès équitable.
Je suis agacé par les procès récurrent en sorcellerie par certains politiciens aigris sur notre manque indépendance alors que nous faisons quotidiennement respecter la Loi, mais nous prêtons trop facilement à ces critiques démagogiques par les conservatismes du Conseil d'État sur l'organisation et le fonctionnement de la juridiction administrative.
Je m’inquiète du discours productiviste de notre gestionnaire[1], avalisé sans aucune évaluation propre par les parlementaires, qui se diffuse dans la culture et l’éthique professionnels des membres du corps.
Il est aberrant que l’on ne réfléchisse pas et que l’on ne s’attaque pas aux causes de l’inflation du contentieux, alors qu’un rapport de sociologues a étudié en profondeur les usages sociaux de la justice administrative et que l’on ne tire de conséquences de l’engorgement des juridictions, à partir de constats non vérifiés, uniquement sur les procédures et l’organisation de la justice administrative. Autrement dit, on internalise dans notre organisation juridictionnelle et dans nos procédures les pathologies de l’Administration, au détriment à terme des droits du justiciable et de nos conditions de travail.
Je déplore de ne pas pouvoir juger chaque affaire dans un délai maximum d’un an au plus, compte tenu des moyens affectés à la juridiction administrative et du stock des dossiers restant à juger, mais je ne peux faire plus que ce que me permet ma volonté, mon sens du service public, ma vocation et mon énergie, sauf à rendre une justice d’abattage, ce dont je ne me résoud pas.
J’exerce un métier que j’adore, je sers une justice exigeante au nom du peuple français et je suis un serviteur de l’Etat de droit pour tous les habitants de notre République.
J’attends par conséquent des pouvoirs publics qu’ils assument pleinement, budgétairement, statutairement, le principe de séparation des pouvoirs et qu’ils consolident une fois pour toute notre fonction régalienne.
Notes
[1] Le Conseil d'État.
Commentaires
1. Le jeudi 4 juin 2009 à 14:56 par Eowyn
2. Le jeudi 4 juin 2009 à 15:54 par Papoum
3. Le jeudi 4 juin 2009 à 16:41 par recette
4. Le jeudi 4 juin 2009 à 16:53 par Giudice
5. Le jeudi 4 juin 2009 à 17:11 par archiviste
6. Le jeudi 4 juin 2009 à 17:23 par ortie
7. Le jeudi 4 juin 2009 à 21:42 par CEM
8. Le vendredi 5 juin 2009 à 07:05 par tom
9. Le vendredi 5 juin 2009 à 16:50 par Yann
10. Le vendredi 5 juin 2009 à 17:14 par kopfler
11. Le vendredi 5 juin 2009 à 19:05 par Jeans
12. Le vendredi 5 juin 2009 à 21:59 par lucas ferrand
13. Le samedi 6 juin 2009 à 18:12 par CEM
14. Le samedi 6 juin 2009 à 19:39 par Tom