Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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Comme quoi quand l'Etat le veut, il sait faire des économies

Je ne ferai aucun parallèle avec un fait divers qui agite le microcosme politique et le 8e arrondissement de Paris, mais j'ai lu une communication dans le Bulletin du Barreau qui m'a fait tiquer.

Le Bulletin du Barreau, anciennement dénommé le bulletin du Bâtonnier, est un petit fascicule qui nous est distribué chaque semaine dans notre case au Palais. Il contient les informations officielles de l'ordre, des avis sur des modifications législatives importantes, des jurisprudences nous concernant, et les décisions disciplinaires qui frappent nos confrères qui manquent à leurs obligations, trahissent leurs clients, violent le secret professionnel ou pire encore : ne payent pas leurs cotisations à l'ordre.

Dans le bulletin n°4 de cette année 2005, page 24; j'ai lu la communication suivante, qui semble curieusement ne pas faire bondir mes confrères.

Elle est hélas tristement révélatrice des "solutions" que trouve l'Etat pour réaliser des économies.

Jusqu'à présent, les indemnités d'aide juridictionnelle étaient payés aux avocats commis d'office ou choisis par des justiciables impécunieux sur des fonds versés en plusieurs fois à chaque Ordre par le ministère de la justice. En clair, le ministère verse plusieurs enveloppes en cours d'année, et au 31 décembre, l'Ordre fait le compte des sommes effectivement payées, et le ministère régularisait en versant le complément.

Une "grande réforme" (sic) législative est en cours qui prévoit que désormais, le budget de l'aide juridictionnelle sera payé une fois pour toute pour l'année, au titre d'une enveloppe globale. Conséquence de ce système (je cite la communication en question) : "Si cette enveloppe est insuffisante en fin d'année, certaines affaires traitées par nos confrères risquent de ne pas leur être réglées".

N'est ce pas là une idée brillante ? Plutôt que de se référer au nombre réel de dossiers et au montant global effectivement payé (je rappelle que chaque type d'affaire fait l'objet d'un paiement forfaitaire tarifé par l'Etat), on va décider par voie d'arrêté ministériel de combien sera ce montant.

La réalité est en effet l'ennemie de la République : elle s'obstine à contredire les belles anticipations de nos gouvernants (voyez la croissance, cette contre-révolutionnaire, qui se refuse obstinément à respecter les instructions de Bercy, elle nous fout le déficit budgétaire par terre cette salope).

Et cette fois, si la réalité, cette rebelle, se refuse à se conformer aux estimations du Garde des Sceaux, la parade est toute trouvée : on ne payera pas les avocats qui travaillent à l'aide juridictionnelle ! Gouvernement 1, réalité 0. Si les avocats ne sont pas contents, qu'ils fassent un procès à la réalité !

Et puis après tout, on les paye une misère : entre une misère et rien du tout, la différence est subtile : de quoi se plaindraient-ils ?

Voilà une saine gestion des deniers du contribuable : aucun risque qu'un journal mal intentionné n'en tire un scandale.

Franchement, comment les avocats doivent ils prendre ce genre de mesure ? Et surtout, comment une telle idée peut elle germer dans le cerveau d'un bureaucrate et être validée à tous les échelons jusqu'à aboutir en projet de loi ?

En tout cas, je note : ne plus faire de permanences garde à vue, mise en examen ou comparutions immédiates en décembre.

Commentaires

1. Le jeudi 24 février 2005 à 12:48 par eomer

Mon Cher Confrère,

J'ai lu comme vous cette note dans notre bulletin qui m'a fait bondir, pâlir et bondir encore.

Je ne comprends pas que l'ensemble des institutions qui nous représentent, demeurent à ce point dans l'inertie la plus totale.

Il était déjà fort décourageant d'accepter de défendre les gens bénéficiant de l'aide juridictionnelle.

Désormais, le bénovolat nous est offert !

Que dis-je, le bénévolat? Non, c'est en fait à nos frais que nous devrions défendre les gens bénéficiant de l'aide juridictionnelle, puisque comme chacun sait les procédures au delà de notre temps représentent un coût financier.

J'espère que nous serons capables de nous mobilser.

Par ailleurs, la légalité de ces dispositions est discutable dans la mesure ou ce projet de loi remet en cause le droit que possède chaque citoyen d'être défendu par un avocat.

Votre bien dévoué et fidèle lecteur.

2. Le jeudi 24 février 2005 à 12:50 par Béotien

Vous faites du mauvais esprit.

C'est en fait un excellent moyen de réguler l'encombrement des tribunaux.

Sans aide juridictionnelle, les affaires pénales se règleront beaucoup plus vite. J'ai appris qu'au pénal, une audience allait beaucoup plus vite lorsqu'on supprimait l'avocat. De même, pour l'instruction, sans avocat, presque plus d'erreurs de procédure de la part du magistrat instructeur, du parquet et de la police, selon l'adage "Tu soulèves pas, elle existe pas", et selon l'autre adage "In limine litis cher ami" (qu'on traduit par, "va te faire foutre, je t'ai bien eu, misérable inculte").

Sans aide juridictionnelle, plus de litiges civils minables, qui font perde du temps et de l'argent à tout le monde.

On a déjà supprimé le juge pour les petits litiges (qu'on a remplacé par le prox). Maintenant on supprime l'avocat pour les petits litiges (ou plutôt pour les litiges des petites gens, c'est à dire vous et moi).

Il ne reste plus qu'à "toiletter" le code civil, le code pénal, et le code du travail pour le moderniser et enlever tout ces litiges qui font perdre du temps à tout le monde (produits défectueux, droit de la consommation, abus de biens sociaux, détournement de fonds publics, corruption, licenciement abusif, harcèlement moral ...). Et voilà, plus d'encombrement des tribunaux.

Ceux qui prétendent qu'il faut donner plus de moyens à la justice ne sont que des démagogues.

3. Le jeudi 24 février 2005 à 13:25 par David Sporn

Je trouve ça lamentable... Je sens qu'on se prépare des erreurs judiciaires édifiantes pour les émissions de télé spécialisées.

4. Le jeudi 24 février 2005 à 13:51 par forgeron

c'est un terme juridique "salope"? :-) surprenant en tout cas!

Pourrez vous vraiment ne pas faire d'aide juridictionnel pendant une periode donnee "a loisir"?

5. Le jeudi 24 février 2005 à 14:03 par Veuve Tarquine

Je reprends l'exclamation d'une consoeur : « Et bien nous ferons dorénavant renvoyer tous les affaires d'AJ qui viennent en décembre ! ».

6. Le jeudi 24 février 2005 à 14:05 par azathoth_

Il faudra employer Winston Smith aux greffes, pour régulariser la réalité.

Because 2005 is 21 years too late.

7. Le jeudi 24 février 2005 à 14:16 par Maxime R.

Et en cas de surplus dans l'envelope, l'Etat aura perdu des sous au passage ? Intéressant, voilà qui lui donnera envie de la soupeser...

Et dans quelques années, grand progrès pour la justice : le gouvernement aura décidé de payer l'aide juridictionnelle à son montant réel. J'anticipe un peu, mais la politique c'est souvent l'affaire de refaire ce qui a été défait précedemment, ou l'inverse.

8. Le jeudi 24 février 2005 à 15:27 par lmpo

Dans la série "ça ne fait bondir personne", je vous conseille de lire le texte du Syndicat de la Juridiction Administrative intitulé "Les juges administratifs jugent-ils par avance ?" (www.rajf.org/breve.php3?i... dont j'apprécie beaucoup le passage selon lequel "Cette affaire marque sans doute une nouvelle fois la difficile compréhension des mécanismes juridictionnels du droit public" (no comment).

Après cette saine lecture, attaquez celle de l'éditorial et de la communication de Monsieur le Batonnier du Barreau de Paris dans le bulletin numéro 7 de cette année.

Ce dernier, qui avait publié un communiqué par lequel il a élevé «une protestation solennelle contre ce qui apparaît être une violation caractérisée des droits de la défense, du principe du contradictoire et de la loyauté du débat juridictionnel», estime à présent qu' "après les discussions engagées, les problèmes ont trouvé une explication et les difficultés sont en voie de résolution".

En effet, il relève que "dans un communiqué en date du 14 février, le président du tribunal administratif a notamment confirmé que c’était bien à l’issue de l’audience que le jugement était rédigé et signé".

Nous voilà rassurés...

9. Le jeudi 24 février 2005 à 17:01 par flo-_

Pardonnez un quidam non juriste pour l'heresie qu'il va proposer:
Pourquoi ne pas imaginer que les avocats de l'aide juridictionelle soient fonctionnaires? On aurait alors une situation un peu similaire aux medecins: medecins à l'hopital et medecins de ville.
Seulement, je doute que beaucoup soient interresses par ce qui serait peu remunerateur... Je suppose que les revenus d'un Dupond-Moretti ou d'un Verges, ça fera toujours plus rever les futurs avocats que les revenus d'un postier.
Bref, mis à part le fait que personne ne voudrait le faire, mon idée est elle idiote ?


Vous êtes pardonné. Les avocats s'opposent catégoriquement à toute solution de ce genre, car elle viole des principes fondamentaux de notre profession : le libre choix de l'avocat par son client (Dupond Moretti et Vergès ont eu des clients à l'aide juridictionnelle, et peut être en ont ils encore), l'égalité devant la justice (un vrai avocat à ceux qui payent, un fonctionnaire pour les autres), l'indépendance de la profession, tant à l'égard de l'Etat que de son client, or le défenseur public serait dépendant de l'Etat pour sa rémunération, sa carrière, et surtout les moyens d'exercer la défense : aura-t-il un bureau, accès illimité à une photocopieuse, au téléphone, à l'internet ? Vu la radinerie de l'Etat vis à vis des magistrats et des greffes, je doute que le défenseur public soit muni de moyens convenables. Sa carrière étant indépendante des résultats qu'il obtient, il n'aura aucun intérêt à faire une défense efficace, mais plutot à plaider en moins de dix secondes pour traiter un maximum de dossiers et faire péter ses stats sans dépasser ses 35 heures (les heures supp n'étant surement pas payées).

Non, cher flo, point d'avocats fonctionnaires, même si ce statut nous fait rêver parfois dans nos moments de solitude, seuls au cabinet à 1 heure du matin, angoissés par les dossiers qui s'accumulent. La qualité de la défense se paye : ce prix est notre liberté avec son fardeau de responsabilité.

Eolas

10. Le jeudi 24 février 2005 à 17:32 par all

Il ya des économies à faire ailleurs. Remettre tout le monde au travail au ministère de la justice, c'est dégager 50% d'effectif en surnombre.
Sans parler des mètres carrés des Gay-mard, mais là ça devient mesquin.

11. Le jeudi 24 février 2005 à 20:23 par Julie

Maître, peut-être avez-vous déjà fait un post à ce sujet, mais comme je méconnais le système judiciaire, pourriez-vous m'expliquer comment fonctionne l'aide juridictionnelle. Tous les avocats inscrits au barreau sont-ils tenus d'y participer, ou est-ce au bon vouloir des avocats acceptant de prendre des "clients" de cette aide? De même, l'aide juridictionnelle existe-elle quelle que soit le domaine de droit (droit civil, administratif, de l'urbanisme...)? Merci d'avance pour vos précisisons.

12. Le vendredi 25 février 2005 à 09:07 par Damien

pardonner mon manque de culture sur la question, mais cette mesure ne va t'elle pas créer une fracture juridique.

J'imagine aisément qu'un avocat qui debute ne se permettra pas de refuser quelques affaire que ce soit. Et que nous arriverons donc a un systéme ou les avocat expérimentés ne travaillerons plus que pour des fonds privées.

J'en arrive par fois a me demander si nos politiques vivent vraiment dans le meme monde que nous.


Merci d'éclairer ma lanterne.
Je profiterai juste de ce billet pour dire tout le bien que je pense de ce blog
Bonne continuation.

13. Le vendredi 25 février 2005 à 11:44 par Ouioui

Bel exemple de corporatisme


Parce que vous, si votre patron décide de ne pas vous payer parce que votre salaire excède ses prévisions du début de l'année, vous ne tiquerez pas et travaillerez gratuitement, bien sûr...

Si ma remarque relève du corporatisme, la vôtre relève de la stupidité.

Eolas

14. Le vendredi 25 février 2005 à 14:50 par Della

Monsieur et cher Confrère Eolas,

je suis tout à fait d'accord avec vous. d'autant plus qu'en acceptant de défendre quelqu'un qui bénéficie de l'aide juridictionnelle, l'avocat ne prétend pas gagner de l'argent, mais seulement recevoir une indemnisation de manière à ne pas mettre en péril l'avancement de ses dossiers "payants" pour se consacrer à une affaire AJ.

supprimer l'indemnité signifie supprimer la faculté pour l'avocat d'offrir son temps et son savoir faire à une personne démunie.

accepter une affaire à l'AJ ne doit pas devenir un acte révolutionnaire qui dépace de loin le cadre de l'affaire en cause proprement dite.

c'est grave.

Della

dire qu'en plus ils veulent nous chasser de la Cité.

15. Le mercredi 2 mars 2005 à 14:07 par Marie

Maître,
Merci pour votre site que je découvre.
Votre article sur les jugements "faits" d'avance m'interpelle, j'y avais pensé avant de vous lire. Les p.j. des dossiers sont-elles bien étudiées ? J'en doute. cinq ans de procédure pour moi c'est long mais avec un deuxième Avocat honnête je tiens bon ! Faut-il donner un dossier clean ? faut-il croire que les juges sont impartiaux ? difficile, je n'y crois pas. Tout ceci ne peut que décourager l'excellence d'un travail d'Avocat.


Qu'entendez vous par p.j. ?

Eolas

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