Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Lettre à mon fils

Par Gascogne


Je t'envoie ce courrier puisque les moyens modernes de communication ne sont pas sûrs. Tu sais que je ne peux parler librement, et que toute interception de correspondance me vaudra des poursuites disciplinaires.

Je voulais tout de même te dire à quel point j'ai été fier de toi lors de ta prestation de serment. Te voilà juge, mon fils. Pourtant, je ne peux m'empêcher d'être amer. Ton serment est bien loin de celui que j'avais moi même prêté voilà bien des années : "Je jure de bien et fidèlement remplir mes fonctions, de garder religieusement le secret des délibérations et de me conduire en tout comme un digne et loyal magistrat". Tu as dû te contenter d'un "Je jure de servir l'Etat et les victimes". Autres temps, autres moeurs, encore que les assauts contre notre serment aient commencé très tôt...

Je t'aiderai bien sûr à payer ton assurance responsabilité. Il n'est pas possible que tu t'endettes autant alors que ta carrière ne fait que commencer. Tu comprendras cependant qu'il ne conviendra pas que cela se sache. Un juge ne peut rien recevoir d'un procureur, fut-il son père.

Comme tu le sais, je serais bien revenu à la carrière de juge, mais la séparation du corps, alors que tu n'étais qu'un enfant, s'est faite rapidement. Et je n'ai pas pu revenir au siège...Diviser pour mieux régner a toujours été la maxime préférée des dirigeants, et notre corps n'y a pas fait exception.

La transformation n'a finalement pas été si violente. Ils avaient commencé a préparer l'opinion publique, en répétant à l'envie que les magistrats étaient corporatistes, que la consanguinité des juges et des procureurs était mauvaise pour les justiciables. Le plus extraordinaire est que je n'ai toujours pas compris pourquoi. Un procureur protégé par un statut semblable à celui du juge aurait-il était plus dangereux pour le justiciable qu'un procureur aux ordres, pour lequel la vérité du dossier est bien moins importante que les statistiques mensuelles ? Plus dangereux pour les politiques impliqués dans des affaires délictueuses, sans doute, mais pour le reste...Moi qui pouvais en des temps lointains requérir l'annulation d'une procédure si la loi était violée, je ne le peux désormais plus.

Ensuite, ils ont réformé le Conseil Supérieur de la Magistrature afin que les magistrats n'y soient plus majoritaires, corporatisme oblige. Les nominations des procureurs furent ainsi totalement assurées par le pouvoir. L'étape suivante a été la suppression de la Commission d'Avancement. Tu n'as jamais connu cette instance : ses membres étaient en partie élus sur des listes syndicales de magistrats. La commission d'avancement avait deux grands secteurs d'intervention : elle statuait sur l'inscription au "tableau d'avancement" qui permettait aux magistrats de passer au grade supérieur. Ta carrière à toi se décidera en conseil des ministres. La commission d'avancement décidait ensuite des intégrations dans la magistrature. Aujourd'hui, et tu ne le sais que trop, la désignation des juges se fait à Paris. C'est le CSM qui décide de tout, et les magistrats n'en font plus du tout partie.

Ton pauvre père n'est plus qu'un vulgaire procureur aux ordres du préfet de région. Je dois poursuivre toutes les infractions, puisque l'opportunité des poursuites a été abandonnée depuis bien longtemps. Malheureusement, les moyens matériels en procureurs et autres fonctionnaires qui nous avaient été promis pour accompagner cette réforme n'ont pas suivi. Je n'y avais pas cru de toute manière.

Bien sûr, la liberté de parole à l'audience, la dernière qui nous restait, a également disparu. Les politiques ne supportaient plus que des professionnels du droit en charge de l'application des lois puissent donner leur avis sur celles-ci, même à l'audience. Alors je m'y rends désormais le coeur léger, puisque je n'ai plus qu'à demander des peines fixées par la loi, que les juges sont tenus d'appliquer. Certes, nous n'avons plus beaucoup d'utilité, mais c'est tellement plus confortable, même si certaines situations me mettent parfois très mal à l'aise. Tu n'auras pas plus le choix que tes camarades de promotion.

Ton métier ne sera jamais celui que j'exerçais lorsque tu étais jeune, et que tu venais me voir à l'audience. Je voyais dans ton regard que tu étais fier de ton père. Fier de ce qu'il apportait à la société. Malheureusement, les temps ont bien changé, et la justice n'est plus aujourd'hui qu'une administration comme une autre. Comme la Sécurité Sociale ou les impôts. Le justiciable veut son jugement favorable. Il prend son ticket et choisit son juge. Où est la justice, dans tout cela ?

Voilà, mon fils. Je te souhaite de réussir à travailler dans les meilleures conditions. Non pas matérielles : à l'impossible, nul n'est tenu. J'aurais préféré que tu fasses un autre métier. Celui-ci n'a pas beaucoup d'avenir. Mais je n'en resterai pas moins éternellement fier de toi.

Ton père qui t'aime.

Commentaires

1. Le jeudi 23 octobre 2008 à 00:39 par Marcus Tullius Cicero

Génial ton texte. Oui, on y vient tout droit......

Marcus Tullius Cicero

2. Le jeudi 23 octobre 2008 à 02:06 par PrometheeFeu

J'ai des frissons dans le dos et la larme a l'oeil.

Sans la moindre ironie.

3. Le jeudi 23 octobre 2008 à 10:24 par fr

Je suis élève avocate, ma mère est - enfin je le crois - soulagée car je n'ai pas choisi l'autre côté.... elle est pourtant magistrat, par vocation et adore son métier!
Merci pour ces témoignages. Je rejoins Maître Eolas, la Garde des Sceaux aura réussi un joli coup : vous faire témoigner!

4. Le jeudi 23 octobre 2008 à 10:38 par bb

On rappelle que le travail du procureur est de prouver à l'audience publique la culpabilité de l'accusé ou du prevenu pas seulement de demander une peine à son collegue a droite.


Gascogne :
Voilà un rappel bien utile en ces temps troublés...


5. Le jeudi 23 octobre 2008 à 12:35 par ceriselibertaire

La justice a de l'avenir si le peuple décide de lui en donner. Il est nécessaire de développer un projet politique qui intègre une autre vision de la justice : une justice indépendante, qui applique les lois, qui ne soit pas automatique, qui respecte les parties.
Oui la justice a un avenir, car rien n'est jamais gravé dans le marbre, aucun système n'est définitif.
(PS pour les polémiqueurs : les choses simples ne veulent pas dire que celui qui les exprime est simplet)

6. Le jeudi 23 octobre 2008 à 12:56 par Maboul Carburod....z

Au secours....
Ah bon, ce n'était qu'un rêve ... prémonitoire ?

7. Le jeudi 23 octobre 2008 à 13:10 par Emilien

J'ignore pourquoi exactement, mais à la lecture de ce texte-ci, j'ai les larmes aux yeux.
Merci.

8. Le jeudi 23 octobre 2008 à 16:53 par système D

A Emilien
Parcequ' il est normal de pleurer à un enterrement

9. Le jeudi 23 octobre 2008 à 20:55 par untel

C'est sans doute la dédicace qui suscite l'émotion... en tout cas, bravo ! et merci de cette ferveur.

10. Le vendredi 24 octobre 2008 à 06:52 par Cassandre

Tout est dit mais la guerre de Troie n'aura pas lieu, n'est ce pas ...Il faut absolument le publier ou le diffuser. Merci

11. Le mardi 28 octobre 2008 à 01:10 par Kemmei

Ça méritait d'être relut... l'anticipation n'a rien perdu de son pouvoir glaçant...

Merci !

12. Le vendredi 31 octobre 2008 à 15:28 par hatonjan

Comme prométhée, je me permets de dire que c'est poignant, alors que c'est une fiction, mais une fiction crédible. Je ne sais pas quoi dire là, mais envie de dire merci de m'avoir foutu les boules, parfois ça fait réfléchir. Je ne sais pas si vous avez un fils ou pas, mais si vous n'en avez pas vous semblez déjà l'aimer, je retiendrai cet espoir.


Gascogne :
J'ai un fils, que j'aime par dessus tout. J'aime aussi mon métier. Et moi aussi, j'ai les boules, quand je vois ce qu'il est en train de devenir (mon métier, pas mon fils)...


Mes logiciels, comme mes clients, sont libres. Ce blog est délibéré sous Firefox et promulgué par Dotclear.

Tous les billets de ce blog sont la propriété exclusive du maître de ces lieux. Toute reproduction (hormis une brève citation en précisant la source et l'auteur) sans l'autorisation expresse de leur auteur est interdite. Toutefois, dans le cas de reproduction à des fins pédagogiques (formation professionnelle ou enseignement), la reproduction de l'intégralité d'un billet est autorisée d'emblée, à condition bien sûr d'en préciser la source.

Vous avez trouvé ce blog grâce à

Blog hébergé par Clever-cloud.com, la force du Chouchen, la résistance du granit, la flexibilité du korrigan.

Domaine par Gandi.net, cherchez pas, y'a pas mieux.