Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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L’angoisse du gardien des libertés au moment du penalty

Par Alex, juge de tribunal correctionnel


J’ai revêtu mon maillot noir à simarre[1] et suis revenu sur le terrain, pour la séance de tirs au but. Je mets mes gants, et me place dans mon but. La liste est arrêtée, il y aura quarante tireurs cet après-midi, la séance sera longue pour le gardien des libertés individuelles...

Face à moi s’avance un prévenu. Je l’ai déjà rencontré, ou pas. Je sais quelles sont ses manies, ses trucs, ou pas. J’ai quelques informations sur son passé, mais jamais je n’ai eu la chance de pouvoir disposer de toutes les vidéos de ses tirs au but. Pas les moyens, pas le temps: à chaque audience, ce sont 40 prévenus différents, 40 carrières de délinquants débutants ou chevronnés. Et puis, après tout, comment son passé de joueur pourrait-il me permettre de savoir à coup sûr comment il va tirer son penalty aujourd’hui?

Pourtant, je vais devoir prendre une décision immédiatement: partir à gauche ou à droite, à mi-hauteur ou à raz de terre. Incarcérer ou pas. Etre sévère ou modéré. Ne pas choisir c’est être battu à coup sûr, et d’ailleurs cela m’est interdit, ce serait un déni de justice.

Peut-être vais je partir du bon côté et bloquer son tir. Ma décision se sera donc révélée, rétrospectivement, la bonne: laissé libre, il ne recommencera pas. Mis en prison, il ne s’y suicidera pas. Ou alors, ce sera le contre-pied parfait: j’ai choisi de partir à droite, et il a tiré à gauche. Je l’ai emprisonné, il s’est suicidé le lendemain à la maison d’arrêt ou y a tué un codétenu; je l’ai laissé libre, et il a braqué une supérette en sortant de l’audience. Pourtant, rien dans son comportement ne laissait envisager ce qui s'est passé. Alors, après le match, on commentera le tir dans la presse, au besoin le club réunira une commission d’enquête qui, bien calée dans un confortable fauteuil, regardera les bandes vidéos et me fera la morale sur le mode “mais voyons, vous n’avez pas vu son pied pivoter un dixième de seconde avant le tir, c’est pourtant évident, il vous a piégé, vous êtes donc mauvais, il faut vous sanctionner”. La présidente du club ira de son petit couplet fidèlement relayé par la presse. Certes, eux connaissent le résultat du match, mais moi, qu’avais-je au moment du tir à part mes gants et mon intuition?

Le meilleur gardien du monde n’a jamais arrêté tous les penaltys, et le meilleur juge du monde n’empêchera jamais la récidive d’un condamné ou le suicide en prison d’un autre.

Mes obligations de gardien des libertés sont les suivantes: m’entraîner toujours, me perfectionner et respecter les règles de la partie judiciaire. Si j’y manque, j’engage ma responsabilité. Mais on ne peut vouloir me sanctionner pour avoir plongé à droite, alors que le tireur a finement masqué son intention de tirer à gauche.

Pourtant, si je n’arrête aucun tir ce soir, quelle sera mon avenir? On me fera doucement rétrograder comme deuxième ou troisième gardien. Je ne jouerai plus les matchs les plus importants: fini la Ligue des champions, bienvenue en CFA2. Adieu l’anti-terrorisme, bonjour l’exécution des peines. Le FC Kourdekass ne s’intéressera pas à moi, le Sporting Club de Framboisy me gardera dans ses rangs jusqu’à la retraite.

Mais ça, c’est transparent pour le public, qui préférerait me voir pendu à ma barre transversale avec les filets afin de payer pour la faute qu’on m’impute (mais quelle faute?).

Jusqu’ici, pour comprendre la difficulté du métier de gardien des libertés, nous avions des présidents de club certes inégaux, mais dont l’autorité reposait sur l’expérience, le sens politique et la connaissance de l’acte de juger. Aujourd’hui, il y a à la tête du club une supportrice braillarde, toujours prête à dénigrer les joueurs du moment que cela lui permet de passer à la télé.

Alors aujourd’hui, ça suffit. Si ma présidente de club est si douée (que mille coupes d’Europe soient portées à ses lèvres), qu’elle descende sur le terrain et prenne ma place.

De même, s’il y a parmi les téléspectateurs de TF1 ou les commentateurs du Figaro.fr quelqu’un qui est capable de prédire l’avenir de chaque délinquant, je lui offre mon salaire, mes gants et mon maillot à simarre. Sinon, je n’exige qu’un peu de respect.

Notes

[1] Revers de soie ou de satin qui descend de chaque côté de la robe, de l'épaule au bas de la robe, qui distingue la robe de magistrat de la robe d'avocat, qui n'a pas de simarre.

Commentaires

1. Le jeudi 23 octobre 2008 à 19:54 par Tigrou_bis

Bravo !!

*Souffle très fort dans son sifflet de supporter*
"A-lex ! A-lex ! A-lex !" Hurle la foule en délire...

Non, nous ne voulons pas vous voir rétrograder... Oui, encore d'autres arrêts spectaculaires du gardien des libertés ! Ca c'est du spectacle ! ;)

2. Le jeudi 23 octobre 2008 à 20:00 par Ck

Il y aura toujours, malheureusement, des tirs imparables... en pleine lucarne... Et ceux-là, même le meilleur gardien des libertés (et de la détention) ne pourra les arrêter.

3. Le jeudi 23 octobre 2008 à 22:34 par michel

superbe métaphore filée

bravo

(par contre ça doit se corser pour les non juristes / non footeux! j'ai de la chance de comprendre les deux jargons et ils sont particulièrement bien utilisés...)

4. Le jeudi 23 octobre 2008 à 23:27 par Loop

Très bon pour l'imagination! Merci! ça mérite au moins un ballon d'or!

5. Le vendredi 24 octobre 2008 à 13:11 par Laurent V.

Très bons textes, même si très sombres sur vos conditions, cependant je commence à en avoir assez de lire des trucs comme : "Mais ça, c’est transparent pour le public, qui préférerait me voir pendu à ma barre transversale avec les filets afin de payer pour la faute qu’on m’impute (mais quelle faute?)." ou encore dans un autre billet intitulé "Lettre à mon fils" quand je lis une phrase comme celle-ci : "Le justiciable veut son jugement favorable. Il prend son ticket et choisit son juge."

Je comprends qu'il y ait un (gros) malaise dans vos professions, mais merci de ne pas taper sur le justiciable, "l'ennemi" n'est pas là. Et merci de ne pas systématiquement croire la presse qui voudrait justement essayer de nous monter les uns contre les autres.

6. Le vendredi 24 octobre 2008 à 19:27 par Alex

@tigrou_bis, michel, Ck, Loop, Laurent V: merci d'avoir lu mon texte et de l'avoir commenté. Ce n'est pas (et de loin) le meilleur de la série, et je craignais un peu que cette métaphore paraisse un peu incongrue. Si vous l'avez appréciée, j'en suis ravi.

@ Laurent V en particulier: non, je ne crois pas que le justiciable soit l'ennemi, bien au contraire. Quand les gens ressortent de ma salle d'audience civile (je fais aussi du JAF), j'ai le sentiment qu'ils sont rassurés et plutôt soulagés de voir que la justice les a écoutés. Mais je dois aussi vous avouer qu'il m'arrive d'entendre des propos très violents et blessants sur mon métier de la part de personnes qui, précisément, ne le connaissent pas. Quant à la presse, je partage entièrement votre avis.

7. Le samedi 25 octobre 2008 à 00:37 par raven-hs

Merci pour ce billet.

La métaphore est particulièrement bien sentie. Et je pense qu'elle peut être reprise avec profit pour expliquer au citoyen lambda l'absurdité des propos tenus par le GDS.

On a coutume de dire au football que la place de gardien est la plus ingrate: si un joueur de champ manque un contrôle ce n'est rien, si un attaquant manque un tir le score n'évolue pas; en revanche si un gardien se troue il en prend un. L'actualité montre que le JLD est dans cette position.

Si le FC Kourdekass ne veut pas de vous, pourquoi ne pas utiliser l'arrêt Bosman et partir de l'AS Simmare pour rejoindre l' Epitoge AC ? Ou sinon continuer à attendre du respect...

8. Le samedi 25 octobre 2008 à 17:49 par Alex

@raven-hs: merci de votre commentaire. L'Epitoge AC est certes accueillante, mais j'ai toujours voulu relever du statut de la fonction publique d'Etat, pas par confort, mais simplement parce que ce statut permet d'exercer des métiers extrêmement variés au cours d'une vie: magistrat, je peux être par exemple "détaché" (c'est le terme) pendant quelques années dans un emploi de conseiller de tribunal administratif, administrateur civil ou haut fonctionnaire européen, travailler dans une entreprise publique ou une juridiction internationale. C'est cette variété que je souhaite conserver, et que ne m'offrirait pas forcément l'Epitoge AC (malgré la qualité de son staff). :-)

9. Le lundi 27 octobre 2008 à 13:48 par FilouBilou

bravo!
j'aurais envie de vous faire une hola, mais on vous en sert une à chaque fois que vous rentrez dans la salle d'audience.

10. Le jeudi 30 octobre 2008 à 00:39 par Maitre Yogi

Alex : 1, GDS : 0.

11. Le vendredi 31 octobre 2008 à 15:01 par hatonjan

Rien à dire Alex, la métaphore est magnifique, elle donne une ambiance un rythme incroyable, elle est aussi une manière d'expliquer les difficulté en gardant le sourire. Gardez votre humour, il est très agréable, et fondamental pour votre moral !

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