Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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De la formation emphytéotique des nouveaux magistrats

Par Mandret, parquetier dans un petit tribunal


Les atteintes répétées à l’institution judiciaire en général et à la magistrature en particulier ont souvent pris la forme de critiques acerbes à l’encontre de la formation des magistrats. Trop centrée sur elle-même, ne donnant pas assez “d’épaisseur humaine” à ses étudiants, parfois même comparée à une usine de petits poids, que n’a t’on pas entendu ?

Alors c’est fait, Mesdames, Messieurs, la formation nouvelle est arrivée

L’Ecole Nationale de la Magistrature (ENM) a récemment présenté le “nouveau séquençage” de la formation initiale des magistrats. Outre l’introduction en début de scolarité d’un stage avocat d’environ 6 mois, la formation des magistrats français durera désormais 36 mois (contre 31 précédemment, déjà l’une des plus longue de la fonction publique).

A la lecture de ce projet, la formation débute donc désormais par un grand stage avocat, puis par huit mois d’études à l’école de Bordeaux, se poursuit par un stage juridictionnel de dix mois, continue par un stage extérieur à l’institution de six semaines auquel s’enchaîne un stage de langue avec séjour à l’étranger d’environ cinq semaines pour se terminer enfin par un stage de préparation aux premières fonctions (ouf !). Soit trois ans de formation après l’entrée à l’école qui succède, rappelons le, à cinq années d’études universitaires et parfois une à deux années de préparation au concours.

Un magistrat cuit à point est donc un magistrat à bac + 10.

Rappelons également que cette réforme fait suite aux conclusions de la commission parlementaire suite à l’affaire dite d’Outreau qui avait recommandé un rapprochement des formations magistrats/avocats et proposé avec force d’allonger significativement la durée du stage avocat déjà présent dans la formation initiale.

Les attentes et exigences multiples auxquelles a du répondre l’ENM depuis quelques années et l’introduction dans son cycle de formation de stages supplémentaires l’a donc conduite à étirer la durée de cette formation initiale pour la porter à trois ans.

En dépit des pratiques de nos voisins européens, en dépit de ce qui se fait s’agissant des autres écoles de la haute fonction publique, c’est décidé, le magistrat passera trois ans à la Magistrat’Ac ou ne sera pas

En effet, même si la comparaison est peu aisée compte tenu de la variété des modes d’accession à la magistrature chez nos voisins, dans les pays qui recrutent les auditeurs de justice par concours, la durée est plus proche des deux années (Espagne et Portugal) et est même de 18 mois en Italie. D’ailleurs dans ces pays l’allongement interminable la formation n’a pas été privilégiée, mais l’exigence d’une expérience professionnelle préalable a prévalu.
De même assez peu de pays ont mis en place un tronc commun entre magistrats et avocats estimant que la faculté de droit jouait ce rôle.

Alors voilà, la mise en cause systématique de magistrats dans des faits divers plus médiatiques les uns que les autres justifie à peu près tout. Mais à y regarder de plus près, pourquoi faire passer 6 mois à un auditeur de justice chez un avocat ? Le stage précédent de 2 mois ne suffisait donc pas ? Etre élève pendant trois ans guérit donc de tous les maux de cette satanée jeunesse dont il faut absolument débarrasser les magistrats?

Il est absolument certain que le juge d’instruction ayant passé 4 mois de plus dans un cabinet d’avocat à rédiger des conclusions civiles sera plus à même de comprendre la situation de l’assassin ou de l'escroc qui lui fait face lors d'une mise en examen.

Il est tout aussi certain que le président correctionnel se souviendra de sa plaidoirie devant le tribunal de l’incapacité quand il aura à entendre une victime à la barre.

L’ouverture de l’école sur le monde extérieur et sur l’ensemble des acteurs qui font le monde judiciaire est essentielle. Mais pourquoi s’arc-bouter sur cette relation magistrats/avocats. Nos rapports sont ils si exécrables. Je ne le crois pas. Cette mesure a été prise pour contenter un petit nombre de parlementaires conseillés par une minorité d’avocats qui ne sont en rien représentatifs de la profession.

Tellement d’autres choses auraient pu être mises en place dans le cadre de cette réforme, qui n’était d’ailleurs pas indispensable, la formation de l’ENM (ancienne version) étant copiée dans de nombreux pays.

D’abord, l’idée d’une concertation européenne pour harmoniser les formations au sein de l’Union n’a jamais préoccupé nos dirigeants. L’idée de conditionner le concours à l’exercice d’une profession judiciaire préalable même de courte durée, de multiplier les stages dans des institutions ou entreprises totalement extérieures au monde judiciaire, ou tout simplement de mettre en place un système de parrainage en dehors de toute voie hiérarchique étaient sans doute trop simple pour être mise en place.

Enfin, il aurait été tellement plus naturel, pour répondre aux préoccupations visant le jeune magistrat esseulé face à son dossier, de tout simplement pourvoir des postes en sortie d’école dans de grands tribunaux, avec de nombreux collègues prêts à répondre à la moindre question du jeune arrivant plutôt que de faire, de ce bel outil qu’est l’ENM, une usine à gaz et de parsemer dans les barreaux de France et de Navarre de jeunes collègues en soif d’apprendre à devenir tout simplement ... Magistrats.

Commentaires

1. Le jeudi 23 octobre 2008 à 15:36 par mad

Merci pour ce billet.
Je serais intéressé de savoir combien d'auditeurs se trouverons bien dans leur stage et y resterons, la plupart passant l'examen d'entrée à l'EFB pendant leur formation.

2. Le jeudi 23 octobre 2008 à 16:44 par Légisphère

Effectivement, l'expérience professionnelle dans un métier juridique (avocat, avoué, huissier, notaire, juriste d'entreprise et tout ce qu'on voudra d'autre) préalable au concours (2 ans?) me semblerait bien meilleure idée qu'une foultitude de stages durant la formation initiale. En 6 mois de stage, on est loin d'avoir fait le tour d'un métier d'avocat. Et puis, il faut plaider, recevoir des clients soi-même, assister des clients lors de comparutions immédiates, ou devant un JLD, ou devant un juge d'instance...

Mais cela signifierait la quasi disparition du concours actuel, ainsi qu'une réforme du corps en lui-même (parce qu'on ne rémunère pas de la même manière des gens qui sortent d'université et des gens qui ont travaillé ne serait-ce que deux années).

Ceci dit, ce n'est pas tant, à mon sens, que avocats et magistrats ne s'entendent pas, il y en a même, dit-on, qui se marient ensemble, c'est dire, mais bien plutôt que lorsque le ministère d'avocat est inévitable (lorsque l'affaire est compliquée, ou que la réprésentation est obligatoire), le contact entre la justice et le justiciable s'établit au travers de l'avocat. Le justiciable ne voit surtout du monde de la justice que son avocat, et il n'en perçoit souvent, au moins jusqu'à l'audience (1h00 sur 3 ans de dossier ?) que ce que lui rapporte son avocat ! A ne pas perdre de vue... ;)

3. Le jeudi 30 octobre 2008 à 09:43 par hatonjan

Ma foi, il est vrai que les stages sont nécessaires, mais aussi dans un milieu plus "connexe". Je ne suis pas spécialiste, mais pourquoi pas un stage en police/gendarmerie/douanes ? Pourquoi pas un stage en milieu pénitenciaire, ouvert ou fermé? Pourquoi pas avec des services sociaux ? Pas forcément long, mais qu'au moins ça ouvre l'esprit.

4. Le jeudi 30 octobre 2008 à 16:19 par Mandet

@hatonjan

Tous ces stages existaient et étaient obligatoires dans l'ancienne formation. (à l'exception des douanes qui était en option).

Des informations dont je dispose, seul le stage pénitentiaire est maintenu.

Le stage extèrieur (ouverture d'esprit maximale) a même failli être supprimé !

C'est pour cela qu'à mon sens l'objectif de la réforme n'est absolument pas rempli.

5. Le mercredi 5 novembre 2008 à 13:22 par Pax Romana

« Un magistrat cuit à point est donc un magistrat à bac + 10. »

Oui, alors n'exagérons rien, le concours est accessible à bac+4 (et non 5), et le fait que quelqu'un le passe plusieurs fois avant de le réussir ne peut quand même pas être compté comme années d'études post-bac. 4 et 3 font 7, donc au final 7 ans après le bac et non bac+10 comme vous l'indiquez, ce qui ne veut d'ailleurs pas dire que le niveau final soit de bac+7 car il existe des formations de niveau bac+N requérant plus de N années d'études du fait de spécificités.

Un exemple : avec votre raisonnement, un maître de conférence « cuit à point » aura un master 2 (donc 5 ou 6 ans selon les parcours) + 1 an pour passer l'agrégation parce que dans beaucoup de matières c'est un prérequis tacite + 3 à 5 ans de thèse + 1 à 3 ans de post doc = bac+15... alors que le niveau requis est de bac+8 et que le mécanisme des qualifications fait qu'on ne peut candidater que l'année suivante.

Qu'il soit bien entendu que je n'entends dévaloriser en rien la formation des magistrats, qui est difficile (et c'est tant mieux à mon avis). Mais cette façon de compter en bac+qqch ne montre pas grand chose.

Par ailleurs, à mon sens, si la titularisation en tant que magistrat était un diplôme, ce serait plus proche d'un master 2 recherche professionnalisant, donc plutôt niveau bac+5. Mais encore une fois je ne vois pas bien quelles conclusions on peut tirer de savoir au niveau de quel grade universitaire se placerait un hypothétique grade de magistrat s'il existait.

D'ailleurs, si je puis me permettre, je n'ai pas bien compris ce que vous vouliez dire. Si vous pensez que la formation dispensée par l'ÉNM est devenue hétéroclite et trop longue à force de réformes mal ficelées et démagogiques (ce qui me paraît ressortir de votre billet, et pour quoi je suis d'accord sur certains points), pourquoi ne pas le dire simplement ainsi et aller extrapoler des niveaux de grade ?

6. Le vendredi 7 novembre 2008 à 10:35 par Mandet

Merci de cette rectification à base de savants calculs, je penserai à introduire ce genre de circonvolution dans un prochain billet, si l’occasion m’en est donnée.

“le fait que quelqu'un le passe plusieurs fois avant de le réussir ne peut quand même pas être compté comme années d'études post-bac”
Si vous le dites. Mais ces années ne sont, bien souvent, pas de simples années de “passage”, mais des années d’études à part entière avec inscription à IEJ, IEP, DU ou même diplômes de 3ème cycle.

“la formation dispensée par l'ÉNM est devenue hétéroclite et trop longue à force de réformes mal ficelées et démagogiques” ==> c’est vrai que ça aurait eu de la gueule comme billet ! Arf, mais pourquoi j’ai pas pensé à l’écrire comme çà.

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