Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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Une semaine habituelle, ou : le journal d'un juge d'instruction

Par Annette, juge d'instruction et soutier de la justice


LUNDI

8h30 les gendarmes de la section de recherches m’appellent pour me tenir informée de l’avancée d’une commission rogatoire que je leur avais confiée en mars dernier. Le spécialiste des abus de biens sociaux est parti en mutation, l’enquête est restée en rade, ils me promettent de s’en occuper à partir de décembre quand le remplaçant (non spécialiste) arrivera.

9h30 je mets en examen l’ex-compagne d’un monsieur mort dernièrement de la maladie d’Alzeimer. Les enfants du monsieur la soupçonnent de lui avoir soutiré de l’argent. Cette dame très digne me dit qu’elle a vécu pendant plus de 10 ans avec son ex-compagnon, qu’elle l’a beaucoup aimé, qu’elle l’a soigné, lavé et habillé alors que la maladie s’aggravait, qu’il avait des moyens financiers beaucoup plus importants qu’elle et qu’il payait toutes les factures. Elle reconnaissait avoir signé des chèques à sa place, en sa présence et avec son accord car il avait de moins en moins de force. Elle explique que les enfants avaient toujours soutenu leur mère et lui avait interdit d’aller rendre visite à leur père quand il avait été, à leur demande, admis en maison de retraite. Il est mort trois mois après son admission. L’infraction de faux est constituée, j’espère que le tribunal sera très indulgent.

14h30 encore une affaire de viols et agressions sexuelles. 1/3 des dossiers de mon cabinet. La victime de 26 ans porte plainte contre son beau-père. Elle se trompe dans les dates et les lieux mais qui est capable d’être précis quand les faits remontent 15 ans en arrière? L’auteur présumé ne comprend pas ce qui lui arrive et crie au complot. Que vais-je trouver comme preuves pour des faits aussi anciens?

MARDI

Je me suis accordé la journée pour préparer l’audience à juge unique que je dois présider dans deux jours. 25 dossiers. En commençant à 8h30, j’espère finir à 15h. Il faut se méfier de la simplicité des dossiers qui passent dans ces audiences. Les enquêtes sont parfois sommaires, les affaires souvent contestées, les victimes tendent parfois à vouloir obtenir beaucoup d’argent. Il ne faut pas oublier d’expliquer, expliquer et encore expliquer. Tout le monde n’a pas d’avocat et on peut être perdu dans une salle avec trois personnes en robe sur une estrade (procureur, juge, greffier) et plein de gens avec la même robe qui circulent, parlent entre eux et passent en premier (les avocats). De plus, le droit est un jargon pour le commun des mortels, un langage entre initiés qui se comprennent.

Je ne dois pas oublier d’organiser le transport de plusieurs scellés au laboratoire d’expertises génétiques pour recherche D’ADN dans une affaire de meurtre ni de téléphoner aux experts psychiatres pour leur rappeler une expertise confiée depuis 6 mois. Etre diplomate au téléphone, les experts sont rares sur le ressort et il faut les ménager si on veut continuer à pouvoir faire appel à eux. D’autant qu’ils ne sont plus payés depuis le 15 septembre car la caisse des frais de justice est vide. Il faudra attendre janvier. Je parie que l’année prochaine, vu le rattrapage à faire et l’absence de revalorisation, les caisses seront vides fin juillet. Je veux bien, comme on me le demande, dépenser moins mais cela veut dire que je ne mets pas tous les moyens en oeuvre sur les affaires. Cela veut dire que j’engage ma responsabilité. Est-ce que ma ministre viendra me soutenir parce que je lui aurais permis de faire des économies ce qui est très bon pour son image auprès de Bercy?

MERCREDI

9H30 J’ai 110 dossiers dans mon cabinet dont 20 en fin d’instruction pour lesquels je n’ai plus d’acte à faire. Le plus ancien a été ouvert en 2003, le dernier date de hier. Il y a au moins 20 dossiers qui attendent que je trouve le temps de les lire et de leur donner une orientation après le retour des enquêtes. J’espère en lire un ce matin. Pas trop gros. Je ferai une audition dans deux mois vu mon emploi du temps. J’ai refermé la porte de mon armoire où dort un dossier de 5 tomes sur des abus de confiance et prises illégales d’intérêts de la part d’un gérant de tutelle. Il est technique et délicat, il y a plus de 350 victimes. Il faut que je trouve le temps de m’y replonger dedans mais quand? Les week-ends? Si la Justice est lente pour les justiciables, c’est parce qu’elle est pauvre pour les juges. D’après les prévisions, on devrait être 2000 en moins en 2012 (il faut dégraisser la fonction publique) sur 8000 actuellement. A ce rythme, on va tomber dans les profondeurs des classements européens. Mais je ne devrais pas me plaindre, c’est pire dans d’autres tribunaux.

JEUDI

14H30 j’ai gagné une demi-heure sur mes prévisions. J’ai juste mangé une barre de céréales et une pomme. Je vais aller à la boulangerie pour un, non deux pains au chocolat. Je me ferais un thé en rédigeant l’ordonnance de renvoi devant le Tribunal correctionnel dans une affaire de vols de plusieurs boulangeries. Une histoire de toxicomanes en manque d’argent. Dans les boulangeries, les caisses sont tenues par des femmes, en général plutôt âgées et donc plus faciles à braquer avec un pistolet factice.

Un avocat vient me parler d’un dossier de coups mortels ayant donné la mort sans intention de la donner. La mise en examen, qu’il défend, est en détention provisoire depuis 8 mois. Il veut savoir si j’envisage de la placer sous contrôle judiciaire dans les prochaines semaines. Je lui dis que j’attends encore des informations et que cela me paraît prématuré. Je ne m’interdis pas de discuter avec les avocats sur les dossiers. Je choisis ceux avec qui je peux le faire, ceux qui sont honnêtes, sérieux et francs, qui respectent ma fonction et le rôle de chacun. Ce ne sont pas forcément les plus médiatiques, ceux qui font la Justice non dans les tribunaux mais dans les journaux ni les plus chers, ceux qui voient dans le justiciable d’abord un client.

VENDREDI

9H30 En parlant d’avocat médiatique, voilà un type d’affaires qui les attire: les homicides involontaires. Porter plainte contre le docteur du SAMU qui n’a pas diagnostiqué l’embolie pulmonaire, contre l’hôpital qui n’a pas gardé le jeune homme qui s’est enfui après avoir été admis après une tentative de suicide et qui ne rate pas la seconde, contre l’infirmière qui s’est trompée de perfusion. Je n’aurais pas dû programmer cette audition de partie civile en fin de semaine. Il est impossible d’expliquer à des parents ayant perdu leur enfant que le risque zéro n’existe pas, que tout incident n’est pas pénalement répréhensible. Je ne serais à leurs yeux qu’une juge sans sentiment, inhumaine, sans compassion. Je ne supporte plus ce mot. Est-ce de la compassion que de mettre sur la sellette un médecin qui a des conditions de travail aussi difficiles que les miennes et dont les décisions ont autant d’impact sur la vie des gens que les miennes seulement pour faire plaisir à des victimes qui veulent un coupable à tout prix? Mais leur avocat le leur a dit et il a raison.

14h30 quelques signatures, quelques courriers et je m’accorde une heure pour envoyer ce mail à Maître Eolas Pour dire que je fais mon travail avec conscience, responsabilité, en essayant d’avoir le même respect pour une victime ou un prévenu, que je tremble parfois devant les difficultés, que j’hésite souvent avant de demander une détention provisoire, que je sais ce qu’est une victime puisque j’en vois toutes les semaines Pour affirmer haut et fort que si, comme dans toutes les professions, il y a des cons et des incompétents dans la magistrature, il n’y en a pas plus qu’ailleurs et qu’il y a (voir les statistiques) plus de sanctions disciplinaires qu’ailleurs. Qu’on me parle d’Outreau mais qu’on me parle aussi de ce qui marche Pour râler contre mes conditions de travail Pour refuser la Justice émotionnelle et coup de pub voulue par nos politiques Pour refuser d’être un bouc émissaire. Que chacun prenne ses responsabilités.

Commentaires

1. Le jeudi 23 octobre 2008 à 09:41 par Tigrou_bis

Hein ? Quoi ? Comment ça, mes yeux clignent davantage que d'habitude ?!?

Bon courage, Madame la Juge...

2. Le jeudi 23 octobre 2008 à 11:11 par LDiCesare

Merci de ce témoignage et d'exercer ce métier.

3. Le jeudi 23 octobre 2008 à 20:54 par Doc

Bonjour,
je désespérais de trouver sur ce blog quelqu'un de "votre monde" qui parle avec justesse et réalisme du "mien", celui de la médecine.
Merci donc, sincèrement.

4. Le vendredi 24 octobre 2008 à 00:02 par annef

je trouve étrange qu' un juge s'identifie à un médecin car ce dernier rencontre les mêmes difficultés à savoir une surcharge de travail. Autant de subjectivité de la part d'un juge d'instruction m'effraie un peu, moi qui ai porté devant la justice ce genre d'affaire décès d'un bébé par imprudence qui n'est pas sans conséquences dans la vie future de ceux que vous appelez et qui sont les victimes. J'espère que votre décision sera impartiale et motivée par un examen approfondi du dossier. Serai-je une victime idéaliste croyant encore en l'impartialité de notre justice, pourtant mon dossier traine depuis 10 ans dans un cabinet d'instruction. Ainsi moi qui avait déjà fait le deuil de la diligence de la justice dois-je aussi faire le deuil d'une justice impartiale ?

5. Le samedi 25 octobre 2008 à 03:57 par j'me la ouej

"14H30 j’ai gagné une demi-heure sur mes prévisions. J’ai juste mangé une barre de céréales et une pomme. Je vais aller à la boulangerie pour un, non deux pains au chocolat. Je me ferais un thé ...... . Dans les boulangeries, les caisses sont tenues par des femmes, en général plutôt âgées et donc plus faciles à braquer avec un pistolet factice."

bouhhh , je vais pleurer !!! sinon il était vert fluo avec un reservoir d'eau le pistolet ?

6. Le lundi 27 octobre 2008 à 03:09 par profession:juge

@annef
vous doutez de l'inpartialité d'un juge d'instruction qui, comparant à la sienne la surcharge de travail du médecin qui a commis une erreur médicale, lui trouve des excuses.
quand un magistrat se revêt de sa robe, il essaie de laisser de côté sa subjectivité, d'oublier en jugeant des infractions à la circulation qu'on lui a embouti sa voiture, et en jugeant des violences conjugales qu'il s'est engueulé hier soir avec sa femme.
Mais l'objectivité totale n'est pas humaine. Et je craindrais une justice purement mécanique et robotisée.
Le juge est censé prendre en compte dans sa décision à la fois les intérêts de la société, du prévenu ou du mis en examen, de la victime... Il est très difficile de se tenir dans chaque affaire exactement à égale distance de tout, comme la balle en équilibre sur son jet d'eau, sans pencher d'un côté.
La seule garantie contre la subjectivité (qui n'est pas la partialité), c'est la multiplication des subjectivités. D'une part la collégialité, 3 regards sur le même dossier, d'autre part le double degré de juridiction.
Au lieu de multiplier les procédures à juge unique, au civil comme au pénal, pour des raisons d'économie, il aurait fallu remplacer le juge d'instruction par une chambre de l'instruction collégiale.
Ce n'est pas le cas, mais le juge d'instruction n'est pas seul à suivre un dossier: le magistrat du parquet qui n'est pas d'accord avec une décision de non-lieu peut en faire appel et c'est alors la chambre de l'instruction (collégiale) qui tranche.
Le vécu et l'expérience des magistrats étant en général plus proches de ceux des victimes que des prévenus, c'est plutôt avec celles-ci, quoiqu'elles en pensent, qu'existe un risque d'empathie, qu'avec les présumés violeurs ou assassins. Il est vrai qu'ici il s'agit d'une infraction involontaire

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