Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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[Journée d'action des magistrats administratifs] Paroles d'Abeille

Par Abeille, juge administratif (Les notes de bas de page sont d'Eolas)


Cher maitre Eolas,

Il y a juste 3 ans, vous avez accueilli sur votre blog mes impressions de conseiller de tribunal administratif statuant en matière de reconduite à la frontière.

Je viens de relire ce que j'avais écrit. Il n'y a hélas rien à changer, à part la création en 2006 de l'OQTF (Obligation de quitter le territoire français[1]).

Enfin, si une autre chose a évolué dans les Tribunaux Administratifs, c'est la charge de travail des magistrats. Les objectifs chiffrés, les statistiques, le ratio affaires entrées/ affaires sorties constituent le coeur des préoccupations des présidents. Vite, vite, vite, jugeons, à la limite peu importe le résultat...

En mars 2005, Renaud Denoix de Saint-Marc, à l'époque vice-président du Conseil d'État[2], déclarait dans l'AJDA (n° 12/2005, p 628) "Il est difficile de demander aux juges d'augmenter encore leur productivité".

Les réformes aujourd'hui préparées par le Conseil d'Etat visent pourtant de nouveau à renforcer la productivité en faisant sauter le goulot d'étranglement que constitue le rapporteur public[3], en multipliant les cas où un juge unique peut statuer et en permettant en appel de juger par ordonnance le contentieux des étrangers[4] sont Les affirmations du vice-président d'hier n'ont donc plus cours aujourd'hui...

La justice administrative est condamnée à se dégrader inexorablement si on ne décide pas à lui attribuer des moyens sérieux et à limiter les recours par l'instauration, par exemple, du recours préalable obligatoire en matière de fonction publique[5]

Notre système de justice administrative ne tiendra plus longtemps à ce rythme.

Notes

[1] Il s'agit d'une décision d'éloignement accompagnant un refus de titre de séjour ou de renouvellement qui peut être directement mis à exécution au bout d'un mois ou en cas de recours quand ce recours a été rejeté. La loi impose aux tribunaux administratifs un délai de trois mois pour statuer sur ces recours, ce qui a considérablement aggravé l'engorgement des juridictions administratives. Le taux d'exécution des OQTF est de l'ordre de 2%. Face à cet échec manifeste et coûteux en moyens, la Commission Mazeaud a proposé sa suppression pure et simple.

[2] Le Vice-Président du Conseil d'État est en fait le chef de la vénérable institution. Le titre de président, purement honorifique, est attribué au premier ministre en exercice. Rappelons que le Conseil d'État remplit un double rôle de conseil du gouvernement en amont, au stade de la rédaction des projets de lois et de décrets, et de juge en aval, étant la juridiction suprême en droit administratif. Il fait également office de Conseil Supérieur de la Magistrature administrative.

[3] Anciennement commissaire du gouvernement, le rapporteur public est un magistrat administratif qui examine en toute indépendance les dossiers et expose à la juridiction de jugement la solution qui lui semble s'imposer, en tant qu'expert impartial. Il est rare qu'une décision aille dans un sens contraire aux conclusions du rapporteur public.

[4] Juger par ordonnance signifie que le président du tribunal va directement rejeter la requête sans lui faire suivre le processus habituel menant jusqu'au jugement. Initialement réservé aux cas où la requête est techniquement irrecevable (délai de recours dépassé, absence d'intérêt à agir, décision attaquée abrogée par l'autorité l'ayant pris…), elles peuvent désormais être prises quand le juge estime qu'aucun moyen sérieux n'est présenté au soutien de la requête. C'est le cauchemar des avocats, et j'ai vu passer des ordonnances qui sont de véritables jugements motivés. Où comment les droits assurés par l'audience (examen par trois juges, plus le rapporteur public) sont écartés par des exigences de productivité.

[5] Le recours préalable est une technique qui consiste à imposer au requérant de présenter sa demande à une autorité administrative déterminée par la loi avant de saisir le juge administratif. Ainsi, les recours manifestement fondés reçoivent rapidement satisfaction (en théorie, bien sûr). Tant que cette autorité n'a pas statué, le juge administratif n'a pas le droit d'examiner le recours. C'est par exemple le cas en matière de refus de visa d'entrée en France.

Commentaires

1. Le jeudi 4 juin 2009 à 09:22 par Fonctionnaire

Tout d'abord, merci aux magistrats nous donnant un aperçu de ce qu'ils vivent.

Une petite remarque sur le "recours préalable obligatoire en matière de fonction publique" : cela n'aura d'effet que si les administrations sont capables de répondre (autrement que par un silence de deux, quatre ou six mois...) et que si elles sont capables de reconnaître leurs bêtises (avec des gens compétents pour lire les dossiers et donner les réponses adéquates).

Dans mon cas (un peu particulier et rare), suite à diverses erreurs concernant ma carrière ou mon traitement, j'ai exercé des recours administratifs (facultatifs), restés sans réponse, puis des recours contentieux, où l'administration affirmait évidemment que tout était clean et que mes recours étaient infondés, et j'ai obtenu satisfaction à chaque fois devant le juge (quatre affaires distinctes, enjeu global de plus de 30 000 euros).

Merci donc aux TA et CAA. Mais ne croyez pas que le RAPO (recours administratif préalable obligatoire) soit une solution, s'il n'y a pas de structure compétente du côté de l'administration. Cela ne ferait qu'allonger la procédure sinon.

2. Le jeudi 4 juin 2009 à 09:31 par Shad

Le constat fait par ces billets est clair: Comme pour leurs collègues du judiciaire, le travail des juges administratifs est laminé, nivelé, rationalisé par l'idéologie du New Public Management (peut-être peut-on comparer ce phénomène à la dépossession dont ont fait l'objet de nombreux métiers à la fin du XIXème par l'essor de l'industrie et l'introduction du taylorisme). Ce que je ne comprends pas, c'est la raison pour laquelle les Conseillers d'Etat se laissent aller à ça ? Ils appartiennent à l'un des corps les plus prestigieux de notre pays et n'ont pas besoin de cette esthétique entrepreneuriale pour asseoir leur légitimité.

3. Le jeudi 4 juin 2009 à 16:45 par shorturl

Merci pour ce témoignage qui nous permet de nous rendre compte de l'etat de la justice française.

4. Le jeudi 4 juin 2009 à 19:49 par combatsdh

Maître, sur note 2 le taux d'exécution à tout de même atteint 4% en 2007 (1800 pour 45000 Oqtf) et la commission Mazeaud n'a pas proposé la suppression des Oqtf mais l'instauration d'1 RAPO. Elle a empêché suppression de l'intervention du JLD en 35bis et création d'une JAS des étrangers. C'est déjà bien...

5. Le jeudi 4 juin 2009 à 23:38 par AD

@combatsdh Tout le temps que le préfet aura des quota sur le nombre d'OQTF, un RAPO ne servirait à rien : il y a aura 90% de rejet et 100% de recours contentieux sur rejet (recours tout à fait normal soit dit en passant)... Après les IQTF, on a créé les OQTF... On avance encore de 6 lettres dans l'alphabet et on a les VQTF...

6. Le vendredi 5 juin 2009 à 23:51 par Corwin

@ Shad

C'est que le CE :

1. certes gestionnaire de la juridiction administrative, ne décide pas des budgets qui lui sont affectés. On m'objectera qu'il a le choix, pour x euros, de recruter 1 magistrats plutôt que 5 AJ (la proportion est à l'avenant). Mais il reste qu'il n'a pas la maîtrise de son enveloppe budgétaire annuelle, qui est (très légitimement) votée par le Parlement dans le cadre de l'examen de la loi de finances.

2. il n'a pas la maîtrise non plus de la charge de travail de la juridiction administrative : dès lors qu'aujourd'hui, à peu près toutes les décisions de l'administration sont contestables devant la justice, cette charge dépend principalement de la propension des administrés à contester ces décisions devant la justice et d'éventuels transferts de charges décidés par le Parlement législateur (comme pour le contentieux du RMI jusqu'à il y a peu confié aux juridictions spécialisées de l'aide sociale, aujourd'hui transformé en contentieux du RMA entre les mains des TA).

Conclusion : entre une charge de travail globale qui augmente et des moyens globaux qui augmentent aussi mais nettement plus lentement, on fait quoi ? Laisser filer les délais de jugement, sûrement pas, d'ailleurs la France est régulièrement condamnée par la CEDH pour cette raison. Alors le CE imagine des moyens d'accroître encore la "productivité" des juridictions.

Tout cela est hélas assez prévisible. Si cela vous intéresse, pour plus de détails, allez lire (parmi toutes les très bonnes contributions reçues sur ce blog, merci Maître) la contribution de Magistratdésabusé. Je fais miennes ses observations. Et si vous voulez rire un peu, allez voir à cette adresse : http://www.blogdroitadministratif.net/index.php/2009/04/01/232-parodiparodi-partners Je peux attester que cette production émane directement de membres du Conseil d'Etat (peut-être pas ceux qui sont aux commandes de l'institution certes...).

Pour conclure, je pense que cette grève, que je soutiens, est utile. Et au fond, le vice président du CE doit-il en être mécontent ? Ce peut être un argument pour défendre ses budgets dans la négociation budgétaire annuelle avec Bercy et devant le Parlement...

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