[Journée d'action des magistrats administratifs] Notre drame tient en un mot
Par Eolas le jeudi 4 juin 2009 à 00:50 :: Magistrats en colère :: Lien permanent
Suite au message de Me Eolas s'étonnant de ne rien recevoir sur son blog, et devant le silence de mes collègues certainement fort occupés par l'instruction de leurs dossiers, je me lance, en regrettant qu'un débutant comme moi doive s'y coller alors que tant de vieux briscards qui auraientd es choses passionnantes à dire restent cois.
Notre drame tient en un mot : la statistique. La statistique et sa maman productivité.
La statistique, qui met en évidence des délais de jugement considérés comme inacceptables par le justiciable et les représentants du peuple qui votent nos budgets. Un délai de jugement est toujours trop long quand il excède quelques mois (hors urgences) et peut faire perdre beaucoup de son intérêt au jugement finalement rendu, alors que l'indu d'APL a été récupéré par la CAF depuis bien longtemps, alors que l'autorisation d'exploiter demandée a été rejetée 3 ans plus tôt, bref, alors que les carottes sont cuites. Tout magistrat qui se respecte en est bien d'accord et le déplore amèrement, mais il ne peut pas, avec le stock de dossiers dont il hérite (cela varie énormément d'un tribunal ou d'une chambre à l'autre, pour ma part c'était un peu plus de 300 quand j'ai démarré, mais les tribunaux d'Ile-de-France traitent des masses de dossiers qui n'ont rien à voir), les urgences à traiter d'abord et qui ne cessent de croître (référés, reconduites, DALO, OQTF à juger en 3 mois), et les vieux dossiers prioritaires, il ne peut pas, donc, accélérer autant qu'il le voudrait la manoeuvre. Les recrutements supplémentaires ne permettent malheureusement pas d'absorber ce contentieux de l'urgence croissant d'autant plus vite que l'Etat français s'est fixé des objectifs quantitatifs de reconduites à la frontière. La tendance était de toutes façons, avant le développement de cette politique, à l'accroissement du contentieux de l'urgence, qui répondait au besoin de préserver les droits des justiciables malgré les délais de jugement (qui se sont certes, réduits, mais pas assez). En résumé, la gestion par des objectifs quantitatifs dans une administration donnée fait naître inéluctablement le souci de mesurer et de piloter à grands renforts de stats' le travail des juridictions. C'est la maladie du siècle. Elle a ses bons côtés, mais elle nous en montre ici de mauvais.
Bref, malgré un effort quantitatif important, permettant la réduction des délais de jugement ou le maintien à peu près à flot des statistiques des juridictions submergées de recours contre les RAF (reconduites), OQTF et refus de titre de séjour, effort piloté grâce à des objectifs quantitatifs (n dossiers pas an et par magistrat, chacun devant finir, par exemple , les requêtes enregistrées en telle année) fixés aux magistrats par leur président de juridiction, le gestionnaire , à savoir le Conseil d'Etat, a dû se rendre à l'évidence : ça coince. Il y a un moment où un magistrat atteint son pic de productivité et où la bête, ensuite, ne lit ou n'écrit plus assez vite (ne parlons pas de réfléchir, même si la majorité d'entre nous y tient beaucoup) pour mener à bien le combat contre cette foutue stat'. (et pendant ce temps-là, les shadocks pompent pour augmenter le nombre de recours à l'autre bout de la chaîne : il faut donc réagir, et vite.)
QUe voulez-vous que fasse le gestionnaire ? Il fait avec ce qu'il a sous la main. En l'absence de recrutements lui permettant d'"éponger" le flot des requêtes et d'éviter la noyade, il décide de changer la méthode de travail.
Or, en quoi consiste la méthode de travail ? pour le contentieux de droit commun ( de mémoire, il ne concerne désormais plus que 30 % des requêtes) , il s'agit de faire instruire le dossier par un rapporteur, qui passe la balle à un rapporteur public qui examine le dossier à son tour, voire, en plus, à un réviseur (luxe ! ) qui fait ce que son nom suggère : il révise le dossier. Ensuite, la chambre/ section/ sous-section selon les degrés de juridiction se réunit et tout le monde discute des dossiers de tout le monde. Moralité, dans une juridiction de première instance, deux personnes au minimum ont examiné de façon approfondie le dossier, et ensuite le débat se déroule en formation collégiale, en séance d'instruction, ou en délibéré, ou pour les plus fêlés d'entre nous et les dossiers les plus difficiles, lors de ces deux séances. Quand la décision est arrêtée, il faut encore relire le dossier, de nouveau à deux, avec le président de la formation de jugement. Bref, au bout du compte, si tout va bien le dossier est bien traité, les points de droit correctement examinés, et l'appréciation des faits âprement discutée s'il y avait un doute.
Dans notre société où un sou (pardon , denier public) est un sou, du moins quand il s'agit de justice, (mais ailleurs aussi) et où les juridictions peinent à écluser ce "stock" contentieux qui ne cesse de s'accroître, cet entêtement à bien faire les choses passe pour un luxe criminel. En outre, le rapporteur public et le président de la formation de jugement parfois réviseur, doivent éplucher pour chaque audience les dossiers de chaque magistrat. à raison de 9 à 10 dossiers par magistrat et par audience, si on se met à balancer des marchés publics en veux tu en voilà, la situation devient intenable, non seulement pour le rapporteur qui peine sur sa stat' , mais surtout pour le rapporteur public et le Pdt de la formation de jugement.
Bien sûr, je ne parle pas ici des référés (juge unique car juge de l'urgence, on comprend la raison), ni de la reconduite à la frontière, ni des dossiers promis à l'ordonnance parce que la requête est irrecevable (sur l'appréciation de cette irrecevabilité, il pourrait y avoir des choses à dire, mais passons), la juridiction administrative, incompétente, etc..Je parle de ce truc qui s'appelle la collégiale et qui rend nos stats' si déplorable selon le gestionnaire.
Il a donc été décidé de changer la méthode de travail. Cela a commencé, bien sûr par tous les contentieux relevant du R 222-13 du CJA, contentieux relevant désormais du juge unique qui officie avec un rapporteur public. Ca fait encore trop, apparemment. On a donc refilé des dossiers aux assistants de justice, qui font ce que l'on appelle pudiquement de l'"aide à la décision" : en gros, ils préparent un projet de jugement et une note, qu'ils passent au rapporteur, chargé de les relire attentivement. Ce procédé, utile pour une vraie série où le rapporteur ne ferait que de la dactylo une fois jugée la tête de série, me paraît nettement plus discutable dans les OQTF. Mais passons, et gageons que nos collègues qui bénéficient d'une aide à la décision ont toujours le temps de relire convenablement les assistants de justice. Cependant, cela ne suffit toujours pas, le contentieux s'entasse, le justiciable s'énerve, le parlementaire grince des dents, et le gestionnaire consciencieux s'affole. Pour que le rapporteur public puisse encore accomplir pleinement sa tâche, comme on ne peut pas augmenter la main d'oeuvre, l'idée est donc de réduire le nombre de dossiers où ce rapporteur public intervient. Quant à la collégiale, même topo : voyez le temps que l'on gagnerait si au lieu de se réunir pour discuter de chaque dossier, on se limitait à ceux qui en "valent la peine" !
Mais comment fait-on, me direz-vous, pour déterminer les dossiers qui "valent la peine" de ceux qui ne "valent pas le coup" ? Et, au fait, quelle était la justification de l'existence de la collégiale ?
C'est ici que nous sommes confrontés à un véritable " choc des civilisations" : la culture du magistrat de base, ses principes, l'amour de son métier, qu'il l'ait choisi en connaissance de cause ou pas, (le résultat est souvent le même au bout du compte, car, ne serait-ce ce problème de statistique, c'est un métier très attachant) tout le pousse à rejeter l'idée selon laquelle certains dossiers (et derrière le dossier, il y a parfois des injustices, des malentendus, des drames) mériteraient moins la collégiale que d'autres.
De fait je l'ai souvent constaté : un dossier apparu comme simple dans la solitude du bureau, peut devenir un sacré sac de noeuds après son passage devant le rapporteur public ou en séance d'instruction, et vice versa. La collégiale met un coup de projecteur sur les ambiguités et incertitudes que la pression statistique pourrait masquer, et dépasse, s'il le faut en votant, la perplexité du magistrat confronté à un sac de noeuds juridique.
Autrement dit, elle est salutaire, et garante d'une certaine harmonisation - et donc de l'équité- des jugements rendus par une juridiction. Brassens disait qu'à plus de quatre on est une bande de cons. certes, cela arrive, mais cela arrive encore plus vite quand on est tout seul, et , reconnaissons-le d'expérience et de compétence diverses sur un contentieux donné. Bref la collégiale rétablit une forme d'équilibre.
Mais voilà : nous avons un autre problème. Notre gestionnaire bien aimé, lui, en qualité de juridiction suprême, traite des "vrais " dossiers, compliqués, médiatiques, bourrés de questions juridiques nécessitant l'attention des plus hautes sommités intellectuelles de l'Etat, ou du moins de l'administration, des types brillants triés sur le volet à la sortie de l'ENA. Comment peut-il comprendre deux secondes que de "pauvres" dossiers d'APL ou d'OQTF puissent nous retenir plus de deux minutes ? il ne comprend pas. A la limite, il peut trouver cela inquiétant. Mais voilà, il se trouve que le juge de première instance , lui, récupère des dossiers sans moyens bien qualifiés, avec des faits pas toujours clairs (ce que la réalité peut être emmerdante à ne pas vouloir se plier à nos belles catégories juridiques) , des documents un peu limite, des experts qui se contredisent. Il a pris la fâcheuse habitude de ne pas se ruer sur la solution juridique et de prêter attention à ce flottement entre ce qui est établi et ce qui ne l'est pas, à demander des pièces pour vérifier ou s'ôter des doutes, il a appris en s'y cassant les dents que son métier de juge de première instance était de déblayer, de vérifier, de qualifier, et seulement ensuite de répondre. Cela arrive moins souvent au juge d'appel et de cassation, plus souvent saisi de questions de droit, si le travail de 1ère instance a été bien fait ou si le dossier n'est pas trop complexe.
Alors forcément... il y a un hiatus dans la vision du métier entre le juge de cassation et celui de 1ère instance ou d'appel. Dans le fond, nous ne faisons pas exactement le même métier. Qui plus est, un magistrat de 1ère instance ou de cour d'appel a à peu de chances d'exercer son métier en qualité de juge de cassation, dès lors que ces deux catégories en relèvent pas du même corps d'administration et que le Conseil d'Etat est plus ouvert aux administrateurs civils qu'aux magistrats de TACAA. Pour ne rien arranger à nos problèmes de compréhension, évidemment, un membre du conseil d'état a à peu près autant de chances de travailler en qualité de rapporteur dans un TA que de faire pom-pom girl lors d'une rencontre de football américain.
Aurions-nous évité cette grève si ce fossé n'existait pas, ou bien la préoccupation du gestionnaire l'emporterait-elle sur le souci d'équité qui nous anime, et qu'il prend peut-être pour de l'attachement au "confort" de notre travail - qui n'est désormais plus du tout confortable ?
Commentaires
1. Le jeudi 4 juin 2009 à 10:50 par Buffy
2. Le jeudi 4 juin 2009 à 11:09 par Gilbert
3. Le jeudi 4 juin 2009 à 16:23 par Charles
4. Le jeudi 4 juin 2009 à 17:18 par ena
5. Le jeudi 4 juin 2009 à 23:10 par AD
6. Le vendredi 5 juin 2009 à 06:38 par Passant
7. Le vendredi 5 juin 2009 à 21:00 par moi
8. Le vendredi 5 juin 2009 à 22:02 par lucas ferrand