[Journée d'action des magistrats administratifs] La vie d’une audience OQTF entre les mains d’un assistant de justice
Par Eolas le jeudi 4 juin 2009 à 22:38 :: Magistrats en colère :: Lien permanent
Par AJT, Assistant de Justice
Les dossiers arrivent : 8 pour le président et 16 pour l’un des rapporteurs. Un autre rapporteur, troisième membre de la formation de jugement aura 16 dossiers à faire seul et alternera avec l’autre rapporteur pour bénéficier des services de l’assistant d’une audience à l’autre. Soit 24 dossiers à instruire en six semaines, ou plutôt en 90 heures puisque l’assistant de justice dit AJ est censé travailler 60 heures par semaines [Edit :] mois. Parmi ces dossiers, il y a quelques vieux refus de titre de séjour et une majorité d’obligations de quitter le territoire[1].
Ces dossiers sont des rescapés du tri. Le tri permet de rejeter par ordonnance sans contradiction et sans audience publique les dossiers contenant des irrecevabilités manifestes : par exemple lorsqu’il manque un exemplaire de la requête, que le délai de recours d’un mois est dépassé, lorsque la décision préalable fait défaut ou encore quand le requérant n’habite plus à l’adresse indiquée. Jusque là tout semble normal. Sauf que le rejet par ordonnance est aussi justifié pour défaut de motivation en droit et en fait de la requête (les étrangers malades et les « L. 313-14[2]. » notamment y passent…).
Certains dossiers devant être rejetés au tri sont parfois repêchés grâce à la bienveillance de l’assistant ou d’un agent en charge de rédiger l’ordonnance. Une fois repêché, ce dossier devient susceptible d’annulation[3] et cela arrive fréquemment[4].
Une fois sur le bureau : une oqtf = 3h. Pas le temps de se pencher sur un problème de droit épineux, encore moins d’aller chercher une délégation de signature[5]. Le droit des étrangers paraît alors très simple. Et oui on le sait bien c’est un contentieux facile pour les assistants novices, et dit très formateur mais quand même très barbant puisqu’il y en a beaucoup et que tous les dossiers vus grossièrement sont tous les mêmes ; on en oublie presque que des libertés fondamentales sont en jeu).
L’abattage est en route. Une fois la pile finie, arrive le jour de la clôture d’instruction. Ce jour-là le préfet ou ses avocats attributaires d’un marché public produisent un mémoire en défense pour certains dossiers et demandent parfois même des frais irrépétibles (qui aurait cru que le droit des étrangers, un droit soit disant bien moins technique que les marchés publics ou l’urbanisme, attirerait des gros cabinets… quand il y a de l’argent en jeu, le droit des étrangers devient alors intéressant)[6]. Et puisque le droit des étrangers c’est si facile, l’épaisseur des mémoires en témoigne.
Le projet de jugement est alors repris si le mémoire change le raisonnement et/ou la solution. Pour cette raison, afin d’anticiper et de ne pas se retrouver le jour de la clôture de l’instruction à faire des heures supplémentaires, l’assistant fait toujours un projet de rejet quand il propose une annulation car c’est plus long à faire et que au cas le mémoire change l’issue du litige… Surtout, un rejet est toujours plus facile à justifier qu’une annulation.
Une fois la pile finie, elle part chez le rapporteur chargé des dossiers afin qu’il jette un coup d’œil sur le travail de l’assistant et adapte le projet de jugement à sa manière. Puis les dossiers sont transmis au rapporteur public.
Puis arrive la séance d’instruction. (Moment très intéressant, puisque s’échangent les idées de chacun et un véritable débat se met en œuvre sur chaque dossier.) Cela dure environ une demi-journée. En général l’assistant a déjà fait quelques heures supplémentaires pour finir tous les dossiers, la séance d’instruction est alors faite à titre gracieux : l’assistant défend chacun de ses dossiers face à la formation de jugement Bien souvent même si la séance est un moment crucial et très intéressant, l’assistant a d’autres choses à gérer. Son travail au TA est accessoire à la vie qu’il a en dehors : préparation d’examen ou de concours, thèse par exemple. Il ne peut cependant y renoncer car il a instruit plus de la moitié de l’audience. Il devient alors essentiel dans la cuisine « étranger » interne du TA. Un AJ n’est pas magistrat et pourtant… Pour 8 euros net de l’heure, en CDD de deux ans, cela fait une justice bon marché, suffisante quand il s’agit d’étrangers.
Le rapporteur public dit ensuite s’il est d’accord ou non avec l’assistant. (Si le rapporteur public en matière d’OQTF vient à être supprimé, il n’y aura plus de débat contradictoire lors de cette séance et personne pour reprendre l’assistant qui aurait oublié de répondre à un moyen de droit ou qui n’aurait pas vu une pièce essentielle du dossier.).
A la fin de la séance, sauf quelques modifications, l’assistant est dessaisi des dossiers qui vont être passés à l’audience puis jugé en délibéré par la formation de jugement.
L’assistant attend sa prochaine pile.
Notes
[1] Une obligation de quitter le territoire (OQTF) est une décision administrative émanant du préfet qui refuse à un étranger un titre de séjour ou son renouvellement et le contraint à quitter le territoire, au besoin par la force. L'étranger a un mois pour exercer un recours qui doit être jugé dans un délai de trois mois, ce qui fait une pression supplémentaire sur les juges administratifs, alors que rien ne justifie un tel délai hormis le caprice du législateur.
[2] Article L. 313-14 du CESEDA : la carte de séjour délivrée à l'étranger ne vivant pas en état de polygamie dont l'admission au séjour répond à des considérations humanitaires ou se justifie au regard des motifs exceptionnels qu'il fait valoir. Autant dire le domaine de l'arbitraire absolu de l'administration : tout recours contre un refus de carte "L. 313-14" est irrémédiablement voué à l'échec sauf intervention divine.
[3] Formulation jargonnante. Comprendre : ce dossier devient susceptible d'aboutir à une décision d'annulation par le tribunal de la décision attaquée.
[4] Comprendre : pour respecter le diktat des stats, on évacue en les rejetant par un jugement sommaire des requêtes qui étaient bien fondées. Voilà où en est votre justice, chers citoyens.
[5] Les OQTF sont très rarement signées par le préfet en personne (j''en ai vu une seule) mais par un chef de bureau ayant reçu délégation de signature. C'est une clause de style pour les avocats de contester cette délégation. Ça marche très rarement, mais ça a d'autres avantages procéduraux sans intérêt pour ce billet.
[6] En effet, le préfet est parfois représenté par un avocat. C'est le préfet qui décide s'il sous-traite le contentieux ou pas et selon quelle répartition.
Commentaires
1. Le jeudi 4 juin 2009 à 23:44 par François-Noël
2. Le jeudi 4 juin 2009 à 23:48 par AD
3. Le jeudi 4 juin 2009 à 23:49 par François-Noël
4. Le vendredi 5 juin 2009 à 00:02 par magistrat qui y croit encore
5. Le vendredi 5 juin 2009 à 00:03 par AD
6. Le vendredi 5 juin 2009 à 00:37 par Scif
7. Le vendredi 5 juin 2009 à 08:42 par Shad
8. Le vendredi 5 juin 2009 à 09:17 par Scif
9. Le vendredi 5 juin 2009 à 10:03 par Babar
10. Le vendredi 5 juin 2009 à 11:54 par Aidant
11. Le vendredi 5 juin 2009 à 12:56 par Stepposs
12. Le vendredi 5 juin 2009 à 13:19 par Granits Porphyroïdes
13. Le vendredi 5 juin 2009 à 13:34 par Cat
14. Le vendredi 5 juin 2009 à 13:54 par combatsdh
15. Le vendredi 5 juin 2009 à 15:22 par Légisphère
16. Le vendredi 5 juin 2009 à 16:24 par Granits Porphyroïdes
17. Le vendredi 5 juin 2009 à 16:47 par combatsdh
18. Le vendredi 5 juin 2009 à 21:40 par pagnol
19. Le vendredi 5 juin 2009 à 22:10 par jean-marcel Valeen
20. Le samedi 6 juin 2009 à 08:07 par chantal
21. Le samedi 6 juin 2009 à 10:34 par Sylvain
22. Le samedi 6 juin 2009 à 11:50 par Veuxd'elle
23. Le samedi 6 juin 2009 à 13:44 par AJT
24. Le samedi 6 juin 2009 à 14:09 par Scif
25. Le samedi 6 juin 2009 à 14:19 par Scif
26. Le samedi 6 juin 2009 à 14:21 par combatsdh
27. Le samedi 6 juin 2009 à 18:07 par CEM
28. Le lundi 8 juin 2009 à 10:51 par Guile
29. Le mardi 9 juin 2009 à 11:20 par L'abbé Toule
30. Le mardi 9 juin 2009 à 16:51 par Guile
31. Le mercredi 10 juin 2009 à 09:57 par Veuxd'elle
32. Le mercredi 10 juin 2009 à 11:42 par Guile