Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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mardi 16 mars 2010

mardi 16 mars 2010

Question prioritaire de constitutionnalité, mode d'emploi

NB : ce billet est la suite de ce premier épisode.


— Bonjour Maître. Bonjour Jeannot.

— Bonjour la Miss. Entre donc, et sers toi donc une coupe. C’est la fête.

— Oui, j’ai cru comprendre que nous vivions un moment historique dans l’histoire. Du droit, certes, mais ça reste de l’histoire.

— Les occasions de dire du bien de notre président de la République sont trop rares pour bouder notre plaisir.

— À propos de bouder, pourquoi Jeannot ne dit-il rien, et me regarde-t-il, bouche bée ?

— Disons que le champagne n’est pas la seule cause de son ivresse. Laissons-le à son extase et buvons à ce grand jour.

— Mais au fait, concrètement, comment ça marche, cette Question Prioritaire de Constitutionnalité ?

— Curieusement, assez simplement. La Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC) peut être posée devant toute juridiction, aussi bien judiciaire qu’administrative. Seule exception : la cour d’assises.

— Pourquoi ?

— On pourrait dire parce que le jury représente le peuple souverain rendant la justice (d’où le fait que les audiences de cour d’assises se tiennent en la forme solennelle : hermine de rigueur, même sur les épitoges parisiennes). Mais ce serait une mauvaise réponse : le peuple souverain est le premier soumis à la Constitution, car s’il est souverain, il n’est pas monarque absolu.

— Quelle est la bonne réponse ?

— Elle est pragmatique. La cour d’assises a comme caractéristique unique dans notre ordre juridictionnel d’être une juridiction temporaire. Elle ne siège que par sessions, en principe, de quinze jours par trimestre, plus si besoin (et à Paris, il y en a trois qui siègent simultanément de janvier à décembre, sans compter la Spéciale jugeant les actes de terrorisme). De ce fait, elle siège “sans désemparer”, c’est à dire sans interruption autre que le repos des juges, jusqu’à rendre sa décision. Or la Question Prioritaire de Constitutionnalité suppose un sursis à statuer, incompatible avec la cour d’assises.

— Un accusé de crime ne peut donc soulever que la loi qu’on lui applique serait inconstitutionnelle ?

— Si, Dieu merci. Mais selon des modalités différentes sur lesquelles je reviendrai. Procédons par ordre.

— Je suis toute ouïe.

— La Question Prioritaire de Constitutionnalité peut être posée à tout stade de la procédure, même pour la première fois en appel, dérogeant à la règle judiciaire de prohibition des moyens nouveaux, et même devant la cour de cassation.

— Voilà qui facilitera son entrée en vigueur.

— Absolument. Les instances déjà engagées peuvent bénéficier de ce nouveau droit. Sur la forme, la Question Prioritaire de Constitutionnalité doit impérativement être posée par écrit, et par un écrit distinct des autres pièces de procédure comme les requêtes et les mémoires devant la juridiction administrative, et les conclusions et mémoires devant la juridiction judiciaire.

— Pouvez-vous me rappeler brièvement la différence ?

— Devant la juridiction administrative, on appelle requête l’acte qui introduit l’instance, qui met en route le procès. Les argumentations écrites produites par la suite pour y répliquer, puis par le demandeur pour combattre cette contre argumentation, etc. s’appellent tous des mémoires (en défense, en demande). Cela qu’on soit devant le tribunal administratif, la cour administrative d’appel ou le Conseil d’État. Devant la juridiction judiciaire, le procès civil est introduit par une assignation, le procès pénal par une citation. Les arguments présentés par les particuliers (demandeur, défendeur, partie civile, prévenu ou accusé) sont des conclusions. Les arguments du parquet sont des réquisitions (s’il ne fait que saisir un juge, c’est un réquisitoire). Les arguments présentés devant la cour de cassation et devant la chambre de l’instruction s’appellent des mémoires.

— La procédure judiciaire est plus compliquée.

— Toujours. La procédure administrative est un modèle de simplicité formelle, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne présente aucune difficulté de fond. Les publicistes sont capables de subtilités qui auraient lassé les byzantins.

— Revenons-en à la Question Prioritaire de Constitutionnalité.

— J’allais vous le proposer. L’écrit doit être distinct, et motivé, c’est-à-dire expliquer en quoi la loi applicable serait contraire à la Constitution. Formellement, la Question Prioritaire de Constitutionnalité prendra donc la forme de l’écrit habituel : mémoire, conclusion… Ce sera nécessairement une exception au principe de procédure civile d’unicité des écritures, qui veut que toutes les argumentations figurent dans les conclusions et que toute demande qui n’est pas reprise dans les dernières conclusions est réputée abandonnée.

— Et que doit faire le juge saisi d’une telle question ?

— Il en vérifie la recevabilité, qui repose sur trois conditions (article 23-2 de l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ; elle n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ; enfin, la question n’est pas dépourvue de caractère sérieux. Pour résumer, il s’assure de sa pertinence au litige, de sa nouveauté, et de son sérieux, encore que j’aie du mal à imaginer un cas qui remplirait les deux premières conditions mais pas la troisième.

— Faut-il argumenter cette recevabilité dans la Question Prioritaire de Constitutionnalité ?

— Ce n’est pas obligatoire, juste vivement conseillé. Mâcher le travail du juge ne nuit jamais. Notamment, lui fournir copie de la décision du Conseil constitutionnel sur la loi contestée (s’il a été saisi) me paraît un minimum, pour qu’il puisse s’assurer si la disposition en question —C’est le cas de le dire— a été examinée et ce qu’il en a été dit.

— Je suppose que si le juge estime qu’une de ces conditions n’est pas remplie, il rejette la QPC. Et s’il estime qu’elles sont remplies ?

— Il n’est pas compétent pour y répondre. Le législateur a fait l’option d’une compétence exclusive du Conseil constitutionnel. Cette défiance vis à vis du justiciable est loin d’avoir disparu du cœur du législateur. Aux États-Unis, la Constitution est une norme comme les autres, et tout juge saisi peut juger de la conformité d’une loi à la norme suprême. Les Cours suprêmes de chaque État et la Cour Suprême des États-Unis n’agissent que comme cour de cassation, pour unifier l’interprétation de la Constitution.

— Nous connaissons tous votre proaméricanisme béat, qui n’est battu en béatitude aux yeux de vos détracteurs que par votre européisme. Revenons-en à la France.

— Soit. Le juge estimant la QPC recevable la transmet dans les huit jours à la cour de cassation s’il porte une robe ou une médaille en sautoir[1] et au Conseil d’État s’il ne porte aucun signe distinctif de sa fonction.

— Pourquoi ce passage obligé ?

— C’est un filtrage, comme l’ancienne chambre des requêtes de la cour de cassation, dont on n’a jamais eu autant besoin que depuis qu’on l’a supprimée en 1947.

— Sur quels critères ?

— Les mêmes que la recevabilité devant le juge du fond : pertinence, nouveauté, et sérieux (article 23-4 de l’Ordonnance du 7 novembre 1958)

— Article qui est redondant, puisque le législateur, après avoir renvoyé au 1° de l’article 23-2, reprend le caractère sérieux comme condition de la transmission au Conseil constitutionnel.

— Tu as remarqué ? C’est que le législateur se méfie encore plus du juge que du peuple.

— Et pour la cour d’assises ?

— La QPC doit nécessairement accompagner un appel. La QPC accompagne la déclaration d’appel ; il est aussitôt transmis à la cour de cassation, sans examen de la recevabilité, pour la procédure de filtrage.

— Comment se passe cette procédure de filtrage ?

— Sans ministère d’Avocat aux Conseils. Les QPC sont transmises avec les écritures des parties, et la Cour ou le Conseil ont trois mois pour se prononcer. Soit ils confirment la nouveauté, la pertinence et le sérieux et saisissent le Conseil constitutionnel, soit ils estiment qu’une de ces conditions manque et font retour de la procédure devant le juge. Notons que ce refus peut contenir la réponse à la question : par exemple “Attendu que dans sa décision du 31 février 2010, le Conseil a déjà estimé que l’article 63-4 du Code de procédure pénale était contraire à la Constitution en ce qu’il ne permet pas une assistance effective par un avocat tout au long de la garde à vue ; Attendu qu’en conséquence, la question soulevée ne présente pas de caractère de nouveauté, par ces motifs, dit n’y avoir lieu à saisine de Conseil constitutionnel, ordonne le retour de la procédure au tribunal de Framboisy”.

— Et si on est déjà devant la Cour de cassation ou le Conseil d’État ?

— L’étape 1 saute, on passe directement à la 2 : le réexamen approfondi de la recevabilité avant saisine éventuelle du Conseil constitutionnel. La QPC prend la même forme que les écritures habituelles : un mémoire, rédigé par un avocat aux Conseils sauf dans les procédures où on peut avoir la folie de s’en passer (le pénal, essentiellement).

— Ça me paraît un peu bizarre, ce double contrôle portant sur les mêmes critères.

— En vérité, ça l’est. Mais je pense qu’avec l’usage, une répartition du travail se fera : le juge du fond se contentera d’un contrôle de l’irrecevabilité manifeste, notamment en se référant aux décisions déjà rendues par la cour de cassation ou le Conseil d’État, tandis que ces deux cours suprêmes opéreront un filtrage plus méticuleux et rigoureux pour éviter le risque de surmenage au neuf sages et deux moins sages de la rue Montpensier.

— Et si la QPC est transmise au CC, que se passe-t-il ?

— La procédure est réglée par une décision réglementaire du Conseil du 4 février 2010. Les étudiants en droit découvriront à cette occasion que la prohibition des arrêts de règlement connaît des exceptions. L’audience est publique ; une salle a été aménagée pour que le public puisse la suivre depuis la salle du conseil où elle se tiendra.

— Et ensuite ?

— De deux choses l’une. Soit la réponse à la QPC est négative : la loi est conforme : le dossier retourne au juge initialement saisi qui applique la loi avec l’esprit serein du juge qui respecte la Constitution. Soit la réponse est positive ; dans ce cas, la disposition inconstitutionnelle est abrogée au jour de la publication de la décision au Journal Officiel, sauf si le Conseil décide d’aménager les effets de cette abrogation dans le temps (nouvel article 61-1 de la Constitution).

— Comment ? Mais une loi violant la norme suprême devrait être nulle ! Et voilà un bien étrange accommodement que de décider comment une loi va peu à peu cesser de violer la Constitution !

— Tu as remarqué ? Le pragmatisme l’emporte sur la rigueur juridique. L’idée étant de limiter les remises en cause de situations passées : la sûreté juridique est aussi un droit de l’homme.

— Un an et demi à peine après avoir réduit le délai de prescription de trente à cinq ans, voilà un bien tardif souci.



— Il est vrai. Sans doute aussi le règne de la loi qui a marqué un siècle de notre histoire institutionnelle laisse cette dernière trace : la loi ne peut si mal faire qu’il faille la traiter comme un vulgaire décret. Le Conseil d’État a lui aussi pris l’habitude de retarder dans le temps l’effet de ses décisions, permettant ainsi au gouvernement de prendre les mesures urgentes nécessaires.

— Et cette procédure est-elle promise à un grand succès ?

— Sans nul doute, surtout les premières années, le temps de soumettre au Conseil Constitutionnel toutes les questions que les parlementaires ne lui ont pas soumises. Une fois cette phase de rattrapage terminée, le rythme sera moins effréné. En attendant, la machine tourne à plein régime. À ce jour, 16 mars 2010, la cour de cassation est saisie de 18 QPC en matière civile et de 4 questions en matière pénale (dont une sur la conformité du système actuel de la garde à vue), tandis que le conseil d’Etat est saisi de 28 QPC.

— Vivement que la première QPC soit transmise au Conseil constitutionnel !



— Tous les juristes de France attendent ce moment comme une pucelle attend le bal. Sois certaine que nous en reparlerons ici.

— Merci, cher maître, je vous laisse travailler.

— Je suis ton serviteur, Malika. N’oublie pas d’emporter Jeannot en partant. Il va finir par baver sur mon tapis

Notes

[1] Les magistrats professionnels et les juges de commerce portent la robe ; les juges de proximité et conseillers prud’hommes une simple médaille en sautoir, ce que je trouve parfaitement anormal soit dit en passant).

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