Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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mercredi 20 septembre 2006

mercredi 20 septembre 2006

Réponse à « Dur d'être avocat ! »

Pour compenser mon silence de ces derniers jours due à l'obsession quasi névrotique d'un quelconque préfet de ne plus vouloir voir un mien client sur le territoire, je vous invite à lire une belle réflexion sur le métier d'avocat de celui qui en porte le nom sans en avoir le titre, et qui les connaît mieux que personne, l'avocat général Philippe Bilger.

Dur d'être avocat, tel est le titre de son billet. Ceux qui le connaissent un tant soit peu, comme votre serviteur, savent que dès lors que le titre semble un hommage, le corps sera plus griffu, tant Philippe Bilger ne requiert jamais mieux que quand il a l'air de plaider.

Il pointe du doigt la contradiction qui menace tout avocat entre ses valeurs profondes et la cause qu'il doit défendre, en citant un exemple terrible : mon confrère Charles Libman, qui, alors qu'il était adversaire farouche et sincère de la peine de mort, a assisté des parties civiles dans une affaire d'assassinat qui a abouti à la condamnation à mort et à l'exécution de l'accusé.

Philippe Bilger conclut :

Je suis heureux que mon métier de magistrat m'ait toujours fait échapper à cette gestion de la complexité et du clair-obscur qui est au coeur de la profession d'avocat. J'ai commencé à requérir aux assises alors que la peine de mort était toujours en vigueur. Même si mes premières affaires l'avaient, par le comble de l'horreur, rendue plausible, je ne l'aurais pas requise. J'aurais seulement hésité sur la démarche à suivre. Aurais-je tenu ma place à l'audience en développant mon refus, aurais-je prévenu ma hiérarchie pour qu'elle me fasse remplacer par un collègue en phase avec ce qu'on attendait de lui ?

Dans la mission du magistrat, il y a une exigence, un sens de la responsabilité et un besoin de rectitude qui ne font jamais de la justice un jeu supérieur. Mais une gravité en action.

On n'est jamais magistrat par hasard.

Qu'il me soit permis d'ajouter mon grain de sel sur cette complexité et ce clair-obscur.

Le magistrat du parquet n'a qu'un client : la société, l'intérêt général, appelons le comme vous voulez.

L'avocat en a des dizaines simultanément.

Le magistrat du parquet n'est jamais seul. Il fait partie d'un service organisé, hiérarchisé : le parquet, et chaque élément est interchangeable. La présence d'un magistrat du parquet est indispensable à chaque audience, mais peu importe qui il est.

L'avocat est seul. Il peut avoir un collaborateur, mais celui-ci l'assiste et se contente de tâches subalternes. C'est Maître Machin qu'on vient voir, pas son collaborateur.

Cette organisation du parquet a une conséquence inéluctable : le fractionnement du travail. Un procureur ne connaît un dossier que ponctuellement. Entre le procureur de permanence lors de l'enquête policière, le procureur régleur lors de l'instruction, l'avocat général à chaque audience de la chambre de l'instruction, et celui de la cour d'assises, au moins quatre parquetiers ont suivi le dossier. Et je ne mentionne pas l'exécution de la peine, qui relève aussi du parquet.

L'avocat, lui, suit un dossier, parfois depuis la première heure de garde à vue de son client jusqu'à ce que la cour rende son verdict, et parfois au stade de l'exécution de la peine. Sans nier la qualité professionnelle des avocats généraux, l'implication n'est pas la même. Les dossiers ont pour nous un côté émotif, passionnel, qui est plus rare chez les magistrats du parquet qui ne s'investissent dans le dossier que le temps nécessaire à leur intervention.

Enfin, pourquoi le nier ? Le magistrat du parquet a un traitement fixe chaque mois, dépendant, hormis les primes, de son rang dans la hiérarchie et de son ancienneté. L'avocat dépend des honoraires de ses clients. Et quand on n'est pas Thierry Lévy ou Charles Libman, il n'est pas toujours loisible de refuser un client parce qu'on ne partage pas toutes ses vues. Dès lors, partie civile ou défense, le choix dépend parfois plus des circonstances que d'une décision réfléchie sur une position de principe.

Certains avocats se limitent à une seule position dans leur spécialité. Tel avocat ne défendra que des employeurs au Conseil de prud'hommes, tel autre que les victimes au pénal. Dès lors, c'est vrai, il ne risque pas d'être pris à contrepied d'une audience à l'autre. Ces avocats justifient ce principe par une question de cohérence : on choisit son camp et on s'y tient.

Je n'ai jamais adhéré à ce raisonnement.

La lutte des classes est une vision obsolète. Il n'y a pas le prolétariat contre le patronat aux prud'hommes, pas plus que le crime contre les victimes au pénal, les paparazzis contre les « peoples » devant la 17e chambre de la presse. Si un salarié était en butte à un petit tyran de SARL, je le défendrais avec plaisir et la même fougue que j'assisterais un employeur confronté à un salarié allergique au travail. Et je crois les conseillers prud'hommes assez intelligents pour le comprendre.

Mes goûts, mes valeurs, ma personnalité, à moins que ce ne soit mes névroses, ne m'étant guère penché sur la question, m'ont poussé vers la défense pénale. C'est dans ce type de dossiers que j'ai le sentiment de réaliser le mieux la passion qui m'anime dans ce métier. Mais si une personne qui a été volée, frappée ou pire encore frappe à ma porte[1], vais-je la renvoyer en lui demandant de m'envoyer son tortionnaire ? Certainement pas. Une personne qui m'appelle à l'aide (ad vocat en latin) me fait l'honneur de sa confiance. Je ne me vois pas la congédier sous prétexte qu'elle n'était pas du bon côté du manche. Je pense même que le fait que j'use ma robe régulièrement sur le banc de la défense me rend particulièrement compétent pour assurer la défense des intérêts d'une partie civile. Une réserve toutefois : en cas de préjudice corporel particulièrement lourd, je pense à de lourdes séquelles définitives laissant la victime en grande partie invalide, je sors de ma spécialité pour entrer dans celle très spécifique de la réparation du préjudice corporel (le "corpo" dans le jargon des avocats) et là, une fois la condamnation acquise, condition préalable du droit à indemnisation, je céderais la place à un confrère spécialisé en la matière. Mais cette réserve n'est pas une exception : je sortirais du domaine de ma compétence.

Dès lors, l'engagement de l'avocat, son attachement à son dossier, relève bien plus de la relation humaine qu'il a établi avec son client, qui peut parfois être très forte quand la confiance et le respect sont mutuels, plus que des valeurs en cause. Quand je défends un voleur, je n'attaque pas le droit de propriété. Je n'approuve pas ses actions et ne blâme pas la société de tolérer qu'Untel possède plus que Telautre. Mais je le défends avec passion, et mets tout en oeuvre pour lui éviter une sanction disproportionnée – voire toute sanction si le dossier justifie une relaxe. Et tous les dossiers ne sont pas tous blancs ou tout noirs, surtout ceux que connaît la cour d'assises.

La première fois que j'ai entendu Philippe Bilger requérir, j'étais encore étudiant en droit. Tout comme les jurés, j'ai bu ses paroles et l'ai suivi, presque main dans la main, du début à la fin de son raisonnement. Il s'agissait d'une affaire de meurtre, un homme passionnément amoureux de sa femme, qui était elle aussi passionnément amoureuse. Mais d'un autre. Il lui avait sacrifié toutes ses économies pour lui payer un restaurant qu'elle allait diriger. Un soir, je crois que c'était celui de l'inauguration, il est arrivé au restaurant et a surpris sa femme en train de fêter joyeusement le lancement de sa petite entreprise avec son amant. Fou de rage, il est allé dans la cuisine, a attrapé le plus grand couteau qu'il a vu et après voir poursuivi son cocufieur dans la rue, lui a enfoncé le couteau sous les côtes, le tuant sur le coup. Indiscutablement, il y avait meurtre. La préméditation avait été écartée, le fait d'aller chercher un couteau sous le coup de la colère ne pouvant relever de la froide détermination que suppose la préméditation. Et Philippe Bilger, dans ses réquisitions, a commencé par défendre l'accusé. Non, ce n'était pas un meurtrier par nature. Sa violence extraordinaire était due à des circonstances extraordinaires : le désespoir d'un homme qui, pour sauver son amour, avait sacrifié ses biens à son épouse, qui le payait fort mal de retour. Malgré ces faits, l'accusé ne présentait pas une dangerosité qui nécessitait une peine d'élimination. Il avait donc requis huit ans, m'avait convaincu que c'était la peine adéquate, et c'est exactement ce qu'a décidé la cour.

Philippe Bilger sait donc très bien que la sévérité systématique ne se justifie nullement, et sait fort bien s'y retrouver dans le clair-obscur qui le dérange pourtant chez nous.

Reste le cas extrême cité par celui qui a inspiré cette note : celui de Charles Libman assistant la famille des victimes et par son talent, peser dans le sens de la peine capitale, qui sera finalement prononcée. Là, il y a contradiction entre une conviction personnelle profonde et le résultat recherché.

Cette situation est pour moi toute théorique, qui ai prêté serment bien après la loi n°81-908 du 9 octobre 1981.

« Je n'avais pas le droit d'être tendre avec mes adversaires. Cela aurait été trahir ma mission d'avocat. » Telle est la réponse de Charles Libman.

Peut être y a-t-il choc des générations, pour moi qui n'ai pas connu la guerre et les audiences d'assises où planait l'ombre de l'échafaud, tandis que Charles Libman a connu les deux. Mais je me sens incapable de cette intransigeance inflexible.

Elle n'est pas inhérente à la profession d'avocat, et c'est là je pense, avec tout le respect que j'ai pour lui, que Philippe Bilger se trompe. On peut plaider toute sa vie, et bien la gagner sans devoir se mettre en porte à faux avec ses valeurs.

Peut être que ce que cette affaire a révélé en 1969, c'est qu'à l'époque, Charles Libman n'était pas l'adversaire aussi farouche de la peine de mort qu'il l'était aujourd'hui. Sans doute son hostilité de principe s'accommodait d'exceptions dans certaines affaires particulièrement répugnante, comme l'affaire Olivier l'a semble-t-il été. Je ne le blâme pas. La question de la peine de mort ne se résume pas à un débat binaire oui/non. Vouloir son rétablissement comme avant 1981 n'est pas la même chose que le souhaiter pour des cas plus restreints qu'avant, et entouré de plus de garanties procédurales. Il n'y a pas contradiction absolue à être hostile à la peine de mort en 1969 et accabler un accusé qui la risque. Rares sont les avocats qui avaient une conviction aussi inflexible que celle de Robert Badinter, qui osa plaider pour Patrick Henry dans la salle même où Bontems fut condamné à mort.

Et rétrospectivement, en revendiquant son devoir de ne pas être tendre avec ses adversaires à peine de « trahison », Charles Libman me semble pudiquement répugner à exprimer qu'au fond, il regrette de ne pas s'être mutiné. Car l'accusé n'est pas notre adversaire, ni notre ennemi. Nous ne sommes pas des poilus dans leur tranchée qui doivent tirer ou être fusillés.

Alors, oui, il est parfois dur d'être avocat, et il fut un temps où c'était encore plus dur.

Mais pas plus qu'on n'est magistrat par hasard, on n'est avocat par accident.

Notes

[1] C'est une métaphore, mon cabinet est équipé d'une sonnette électrique du dernier cri.

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