Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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mardi 7 octobre 2008

mardi 7 octobre 2008

Les mathématiques de l'insécurité

Par Fantômette


Le 24 juin dernier, le Figaro titrait glorieusement sur le palmarès de la violence, "ville par ville".

"Où court-on le plus de risques de se faire agresser ? Quelles sont les communes les plus sûres ?" Tendez-vous déjà la main vers votre tube de lexomil ?

Le Figaro poursuit inexorablement : "D’après les chiffres incontestables de la PJ".

Nous y voilà. Les chiffres. Incontestables. Forcément.

Qu’un chiffre soit incontestable, cela pourrait déjà se discuter. Que son interprétation le soit, cela ne se discute même plus.

Alors dans le but de faire de vous, chers lecteurs, des lecteurs avertis qui en vaudront plusieurs, quelques complexités à garder à l’esprit toutes les fois où l’on vous parlera des "chiffres de la délinquance" et plus particulièrement des "chiffres incontestables".

Qu'est-ce que l'on compte ?

Pour commencer, de quoi parle t’on exactement ? Qu’est-ce que l’on compte ? Le nombre d’infractions dites-vous ? Ce n’est pas si simple.

Pour mieux comprendre, imaginez une série de cercles concentriques, qui dessinent une cible.

Le cercle extérieur, le plus large, représente le fameux "chiffre noir du crime". Si l’on admet que ce chiffre représente l’ensemble de toutes les infractions commises, sur une période donnée et sur un territoire donné, il augmente lorsque vous vous garez sans mettre d’argent dans l’horodateur. Lorsque vous resquillez en prenant le métro. Lorsque vous trouvez un billet de dix euros par terre, et que vous l’empochez[1].

Ce chiffre noir est inconnu et risque fort de le rester. Combien d’infractions sont-elles réellement commises par an en France ? On ne le sait pas.

Mesurer l'activité policière

Le second cercle, plus petit, correspond quant à lui à des données plus quantifiables. Il ne répond pas à la question de savoir combien d’infractions ont été commises, mais plutôt de savoir combien d’infractions ont été signalées ou constatées.

Ah, me direz-vous, il s’agit du nombre de plaintes. Celles-ci, du moins, peut-on les compter. C’est exact. Les dénonciations, également. Ceci dit, de nombreuses infractions ne feront pas l’objet de plainte. Il existe des infractions sans victime, au sens juridique du terme : la consommation de substances illicites, la conduite sans permis, le défaut d'assurance... Celles-ci seront découvertes sur la seule initiative de la police.

Nous pouvons donc, direz-vous, compter le nombre d’infractions dont la police et la gendarmerie auront eu connaissance, que ce soit par le biais d’un dépôt de plainte, ou par ses propres activités d’investigation.

D’accord. Cela nous donnera un chiffre donné.

Remarquez que ce chiffre nous donnera donc, non pas une image de la criminalité en tant que telle, mais bien plutôt une image de l’activité répressive de la police et de la gendarmerie. Et si les deux ne sont pas sans lien, sans doute faut-il se garder d’y voir un lien trop étroit.

Qu’un commissaire dynamique sache donner à ses troupes un peu de cœur à l’ouvrage, les envoie dans les quartiers sensibles, et stimule leur motivation : voilà "les chiffres incontestables de la délinquance" qui montent. Cela révèle t-il pour autant une hausse de la délinquance ? Pas nécessairement. En fait, toutes choses étant égales par ailleurs, si l’on remplace un commissaire un peu dépassé par un commissaire extrêmement efficace, on peut même imaginer que la délinquance va baisser dans son secteur (quitte à passer dans le secteur voisin). Pourtant, en faisant son travail très efficacement, il fait augmenter les chiffres de la délinquance, et créera, selon toute probabilité, du sentiment d’insécurité.

Qu’un gouvernement, soudainement soucieux d’offrir un meilleur accueil aux usagers du service public de la police, crée de nouvelles structures pour recueillir des plaintes, dans de meilleures conditions, et y forme ses agents, voilà les "chiffres incontestables" de la délinquance qui montent.

Que des campagnes soient lancées pour inciter les victimes de tel ou tel type d'infractions à porter plus systématiquement plainte, et les "chiffres incontestables", infatigablement, reprennent leur ascension.

Faut-il en déduire quoi que ce soit relativement au chiffre noir ? Augmente t-il ? Peut-être. Mais rien ne le prouve. Il pourrait aussi bien baisser. Les "chiffres incontestables" n’en augmenteraient pas moins.

Mesurer l'activité des juridictions

A l’intérieur de ce second cercle, le troisième cercle représente une autre catégorie de chiffres, qui nous informent sur l'activité des juridictions. Il pourra s'agir de compter le nombre de condamnations prononcées sur une période donnée, ou encore, plus généralement, le nombre de réponses pénales apportées, l'expression englobant aussi bien les condamnations classiquement prononcées par les tribunaux de police, tribunaux correctionnels et cours d'assises, que les réponses apportées par le biais des procédures alternatives au procès[2].

Ce chiffre-là est inférieur au précédent[3].

En effet, pour commencer, une plainte transmise au parquet ne fera pas systématiquement l’objet d’un jugement, faute, par exemple, d’avoir identifié l’auteur de l’infraction. L’infraction peut également avoir été mal caractérisée, ou bien, si un fauteur de trouble a dûment été dénoncé, le parquet peut estimer que les charges pesant contre lui sont insuffisantes[4]

La plainte pourra ainsi faire l’objet d’un classement sans suite, faculté ouverte au ministère public par l’article 40 du code de procédure pénale.

Imaginons une circulaire émise à l’intention du Parquet, sollicitant les procureurs de poursuivre avec fermeté tel ou tel type d’infraction, de ne pas les classer sans suite, de les orienter de préférence vers les tribunaux et non les voies alternatives, et voilà le chiffre incontestable de la délinquance, aimablement fourni par les juridictions pénales, qui augmente.

Toute instruction de ce type, qui ira dans le sens d’une poursuite plus systématique, d’une "réponse pénale" plus systématique, fera évidemment augmenter les mesures de l’activité judiciaire pénale[5]

Mais qu'est ce que cela signifie, au regard du "chiffre noir" de la délinquance ? Augmente t-il ? Diminue t-il ? Qui peut le dire ?

Un disciple optimiste du grand Beccaria serait en droit de voir dans l'augmentation du nombre de poursuites engagées et menées à terme, une raison de supposer que l'on prévient dans le même temps une délinquance potentielle, par le mécanisme dit de prévention générale. Plus la répression est active et visible, plus elle dissuade. C'est fort possible. Cela signifierait alors que plus les tribunaux poursuivent, et plus l'on a des raisons de supposer que le chiffre noir diminue.

Ce n'est pourtant pas souvent l'impression que le public retirera de l'idée que "les chiffres incontestables" de la délinquance augmentent.

Mesurer l'activité de l'administration pénitentiaire

Dernier cercle, et dernier chiffre, qui contribue probablement à créer du sentiment d'insécurité : celui qui concerne la population carcérale.

Le nombre de détenus augmente. Qu'est-ce que cela signifie ?

Il y a toujours deux explications possibles à l'accroissement ou à la diminution d'une population donnée. Elle s'accroit si le nombre de naissances augmente, et si le nombre de décès diminue. Inversement, lorsque le nombre de naissances diminue, ou lorsque le nombre de décès augmente, la population décroit. Il en va de même de la population carcérale. Remplacez seulement la naissance par l'incarcération, et le décès par la sortie de prison.

Deux origines possibles, donc, évidemment non exclusives l'une de l'autre, à l'augmentation sensible de la population carcérale. Plus de personnes qui entrent. Mais aussi, moins de personnes qui sortent. Ajoutez à cela une politique pénale qui tend à prononcer des peines plus longues d'incarcération, et vous disposez là d'une explication qui pourrait suffire à expliquer le phénomène de surpopulation carcérale, sans qu'il soit besoin d'extrapoler sur les variations supposées d'un chiffre noir, plus que jamais obscur et mystérieux.

Et destiné à le rester.

Notes

[1] Oui, c'est un vol.

[2] Passage devant le délégué du procureur, médiation pénale, composition pénale, notamment

[3] Je laisse de côté les affaires dans lesquelles les plaignants saisissent directement les juridictions pénales par le biais notamment des citations directes, relativement bien moins nombreuses.

[4] Ainsi, en 2005, sur près de 4.900.000 infractions traitées, 8,4% d'entre elles ont été classées sans suite pour motif juridique, ce qui recouvre notamment des hypothèses où l'infraction est inexistante ou n'est pas caractérisée. Un peu plus de 60% sont classées pour défaut d'élucidation. 22% d'entre les infractions restantes, dites poursuivables, seront classées sans suite pour un motif d'opportunité (le plaignant a pu se désister de sa plainte, être désinteressé spontanément. L'infraction peut être de très faible gravité, le préjudice inexistant...) Source : Annuaire statistique de la Justice 2007.

[5] Entre 2001 et 2005, le nombre de classements sans suite opéré par le parquet est passé de 434.475 à 323.594, faisant passer le taux de classement sans suite des affaires poursuivables de 32,7% à 22,1%. Il est intéressant de noter que cette diminution a notamment concernée les affaires classées sans suite pour le motif du peu d'importance du préjudice causé ou du trouble à l'ordre public. Source : Annuaire statistique de la Justice 2007.

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