Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

jeudi 16 octobre 2008

jeudi 16 octobre 2008

Vu à la télé

Par Dadouche



20 h 55 : je m'installe devant ma télé.
Le programme est alléchant : Rachida Dati dans "A vous de juger". Arlette Chabot nous annonce "la ministre dont on parle le plus", celle dont "les dossiers soulèvent des polémiques".
Une remarque tout de même en passant à l'intention de France 2 : au tribunal, quand une femme "dans un état intéressant" se présente à la barre, on lui propose au moins une chaise. Enfin moi, ce que j'en dis....

S'ensuit une vingtaine de minutes sur "la femme et son oeuvre", avec des questions insistantes (et parfaitement déplacées) sur son état.

Enfin, on aborde les choses sérieuses. Et là, c'est l'illumination.
Je crois que j'ai enfin compris le malentendu.

Nous, magistrats, bêtement, quand on entend "Garde des Sceaux", on pense rédaction de projets de loi et de décrets, politique pénale, réflexion sur les équilibres de la procédure, budget, fonctionnement des juridictions, dialogue avec le personnel judiciaire et les auxiliaires de justice. On pense utile quoi.
Le ministre place Vendôme, au conseil des Ministres et au Parlement à faire son job et nous dans nos tribunaux à essayer de faire le nôtre, et les sauvageons seront bien gardés.

Mais quand la Garde des Sceaux décrit sa fonction, elle donne la fiche de poste d'une VRP de la compassion, de la championne des victimes, de la terreur des malfaisants, de la reine du terrain : protéger les Français, sanctionner les multirécidivistes, rapprocher les Français de leur justice. C'est Rachida d'Arc, qui a entendu les voix de Nicolas Sarkozy.

"Ma place est sur le terrain".
La ministre cite quelques déplacement essentiels à sa fonction : la rencontre au centre hospitalier de Bordeaux avec une enfant violée qui a perdu sa mère et que la Justice est là pour protéger, la visite à la maison des adolescents, une visite (quand même) à la cour d'appel de Douai. En tout 120 déplacements depuis 18 mois.
Ce qu'elle aimerait qu'on dise d'elle ? "Elle a renforcé la justice, elle nous a protégés, elle a sanctionné les délinquants".

En fait, la Garde des Sceaux n'est pas ministre de la Justice. Elle EST la Justice. ELLE protège, ELLE sanctionne, ELLE assume.
Bon, entendons nous bien, quand elle protège, c'est du lourd. On ne parle pas de violence routière, de vols à l'arraché ou de petit trafic de shit. Non, son créneau, ce sont les pédophiles dangereux, les meurtriers en série, les vrais monstres.
D'ailleurs, elle voit des criminels partout, puisqu'elle nous ressert son antienne sur "les seuls mineurs incarcérés sont ceux qui ont commis des actes criminels". Il faut croire que le ressort où j'exerce est peuplé de mineurs qui ont violé, tué ou braqué, puisqu'il y en a en permanence à la maison d'arrêt. Curieux, moi j'ai plutôt prononcé des condamnations pour des vols aggravés, des violences, des extorsions, des mises en danger de la vie d'autrui ou des incendies.

Passons, relever toutes les erreurs ou approximations prendrait trop de temps.

Quelques perles tout de même : les mineurs en CEF sont alcooliques depuis l'âge de 11 ans (celle là est en récidive), la moitié des magistrats se sont mis en grève en 2000, "les mineurs ne vont en prison que pour des affaires criminelles, c'est le code qui le dit".

Il y a eu des fulgurances.... à la conclusion décevante : si la délinquance des mineurs continue à augmenter malgré la fermeté mise en oeuvre depuis 18 mois, contrairement à la délinquance des majeurs qui est en net recul grâce aux peines planchers, c'est parce que le texte n'est pas adapté, trop vieillot, fait pour les enfants de la guerre et non pour ceux de 2008. Ca ne peut évidement pas être (comme Elisabeth Guigou a osé le prétendre avec indécence en parlant de son fils adolescent alors qu'on lui parlait des criminels qui peuplent les prisons et les centres éducatifs) parce que pour les mineurs ce qui marche le mieux c'est l'éducatif (qui n'exclut pas l'autorité et la fermeté), et que ça marche encore mieux quand il y a des éducateurs pour faire de l'éducatif.

Soyons justes, une annonce intéressante tout de même : un code de la justice des mineurs. Ca ne sera pas du luxe d'avoir tout dans le même texte. Après, faut voir le contenu...

Et puis, elle a parlé de nous, les magistrats.
Bien forcée, puisque les deux principaux syndicats annoncent des actions la semaine prochaine à cause notamment des multiples atteintes à l'autorité judiciaire.
Alors là, les conseillers en com' ont bien travaillé.
Le congrès de l'USM (première organisation syndicale des magistrats, qui revendique 2000 adhérents et près de 65% des voix aux élection professionnelles), auquel tous les Gardes des Sceaux se sont rendus depuis des décennies, devient "une réunion de 90 magistrats à Clermont-Ferrand". Et elle, elle a préféré aller sur le terrain qu'assister à une réunion dans une cabine téléphonique. On voudrait juste savoir sur quel terrain elle était le 10 octobre dans l'après midi.
On évoque une certaine brutalité ? Elle répond exigence.
La carte judiciaire ? Ce sont les magistrats eux mêmes qui l'ont proposée. Traduction : des commissions alibi ont été réunies en urgence pendant l'été pour faire semblant de consulter alors que le projet était prêt depuis longtemps.
Le Procureur de Boulogne sur Mer a obtenu une mutation qu'il sollicitait depuis plusieurs années après un avis de non lieu à sanction rendu par le CSM ? En langue ministérielle ça se dit : "J'ai pris mes responsabilités, j'ai demandé au magistrat de quitter ses fonctions".
Sans parler du message subliminal qui suit : pour le Juge Burgaud, s'il n'y a rien, ça ne sera pas ma faute mais celle du CSM.

A la fin, j'ai fatigué. A 22 heures, j'ai éteint.
Pas envie de me taper Tapie en prime.

Le Bilan

Sur 1h10 d'émission, plus de 20 minutes sur "sa vie-son oeuvre-ses origines".
Des mots clés : victimes, mutirécidivistes, terrain, criminels.
Des mots absents (notamment dans la bouche d'Arlette Chabot) : budget, rapport de la CEPEJ, respect de l'autorité judiciaire.
Une empoignade avec Elisabeth Guigou sur le thème "mes chiffres sont meilleurs que les tiens et toi aussi t'en as bavé".
Un nom : Nicolas Sarkozy.

Moi j'aime bien la télé de service public.

Allons sifflets de la patri-i-euh

Voici qu'est né un de nos grands débats nationaux qui font partie du génie français : comment partir d'un fait divers qui ressortit de l'anecdote, en faire un événement national, et voir la France se déchirer en deux camps, d'un côté les matamores qui font le concours de celui de qui a la plus grosse[1], et de l'autre les larmoyants qui disent que si les imbéciles se comportent comme des imbéciles, c'est parce que c'est dur d'être un imbécile en France, démontrant ce faisant le contraire.

Mardi soir, lors du match amical France-Tunisie au Stade de France, la Marseillaise a été sifflée. Drame. Drame bis, drame ter, même, puisque déjà le 6 octobre 2001, la même chose était intervenue au même endroit lors d'un match France-Algérie, avec en prime un envahissement du terrain avant la fin qui avait conduit à annuler la rencontre, et le 16 novembre 2007 lors d'un match France-Maroc.

Face à cette expression brute de la stupidité qui trouve hélas à s'épanouir lors des matchs de foot, le gouvernement a immédiatement réagi. Il est hors de question que des supporters de foot aient le dernier mot : le Gouvernement les battra sur leur propre terrain. Et par le même score que le match, 3 à 1.

C'est Roselyne Bachelot qui marque le point de l'égalisation en annonçant que désormais, tout match avant lequel la Marseillaise serait sifflée serait « immédiatement arrêté ». Je suppose qu'il faut comprendre qu'il ne démarrerait même pas, donc ne serait pas arrêté mais annulé.

Le juriste se pose alors deux questions. D'une part, à partir de combien de sifflets le match serait-il annulé ? Un seul sifflet sur 80.000 spectateur serait-il suffisant ? Ou faudrait-il un certain seuil ? Dans ce cas, qui compterait les siffleurs ? Compter pendant la Marseillaise n'est-il pas en soi un outrage à l'hymne, qui doit s'écouter l'œil larmoyant, ce qui empêche de compter efficacement ? D'autre part, quel serait le fondement juridique ? Certes, la question peut être court-circuitée : votons une loi, et baste. Mais en attendant, posons-nous la question : sur quoi reposerait ce principe de sanction collective, qui frapperait non seulement les spectateurs présents qui eux larmoyaient bien de façon réglementaire en entonnant le « Aux armes etc. », mais aussi les quelques millions de téléspectateurs qui n'y peuvent mais (ou au contraire peuvent siffler à l'envi sans que personne n'y trouve à redire), et qui seront du coup condamnés à une re-re-re-rediffusion des Experts ? C'est donner à des imbéciles un pouvoir de nuisance exceptionnel. Or les imbéciles raffolent de ça. Ça ne risque donc pas de les décourager.

Mais à peine de le temps de s'attarder que Michèle Alliot-Marie s'enfonce dans la défense après un petit pont suivi d'un grand pont et marque le deuxième point : elle demande au préfet (petit pont) de saisir la justice (grand pont) en vue de poursuivre les auteurs de ces délits. Le procureur de Bobigny a donc ouvert une enquête préliminaire à cette fin. Nous passerons rapidement sur le hors-jeu, non sifflé : le préfet n'est pas compétent pour donner des instructions au procureur aux fins de poursuite. C'est le ministre de la justice, que Michèle voit tous les mercredi matin. Vivement l'arbitrage vidéo. En attendant, ce sera de la justice vidéo, puisque la police va travailler sur les images de la télévision et des caméras de sécurité. L'enquête est confiée à la BRDP de Paris. La Brigade de Répression de la Délinquance contre… la Personne. Oui, visiblement, au ministère de l'intérieur, on croit que la Marseillaise, c'est une personne. Le point est donc logiquement validé.

On approche de la fin du temps réglementaire quand Bernard Laporte déborde la défense par la droite, et va aplatir dans l'en-but par une splendide recommandation « de ne plus jouer de matches avec les ex-colonies ou protectorats français du Maghreb au Stade de France, mais “ chez eux, ou alors en province” ».

Par exemple à Marseille ?

Vu la beauté du geste, l'essai est validé même si c'est du foot, et la France rentre au vestiaire, son honneur lavé, blanchi ajoute Bernard Laporte, sur le score de 3 à 1. Désolé pour les supporters siffleurs, mais ils n'avaient aucune chance face à un tel niveau de compétition.

Là où me naît une pointe de jalousie, c'est à l'égard de mes confrères qui auront à défendre les quelques supporters siffleurs identifiés et poursuivis. Ils vont s'amuser comme des fous.

D'abord sur la preuve. Leur client sifflait-il l'hymne, ou sifflait-il les siffleurs ? Comment distingue-t-on l'outrageur de celui qui manifeste bruyamment son mécontentement à l'égard de ceux qui commettent l'outrage ? Voyez la photo d'illustration de cet article du Monde. On y voit un jeune homme, les doigts dans la bouche, probablement en train de siffler. Supposons que la photo a été prise durant l'hymne national français. La photo est sous titrée « Des supporteurs de l'équipe tunisienne, le 14 octobre au Stade de France. » En effet, le jeune homme tient le coin d'un grand tissu rouge qui selon toute vraisemblance est le drapeau de Tunisie. À sa droite, un autre supporteur, hilare, brandit une écharpe frappée du mot “Tunisie”. Un supporteur tunisien, assurément. Un suspect, lui aussi : de par son sourire, on se doute que s'il n'a pas sifflé le cantique national, c'est uniquement parce qu'il a les mains prises.

Vraiment ? Et dites-moi, j'ai la vue basse : qu'est-ce qu'il a autour du cou ?

Ensuite sur la matérialité de l'outrage. Siffler est-il un outrage ? L'article 433-5-1 du Code pénal ne définit pas ce que c'est que l'outrage à l'hymne national. La définition se trouve à l'article 433-5, juste avant.

Constituent un outrage (…) les paroles, gestes ou menaces, les écrits ou images de toute nature non rendus publics ou l'envoi (postal) d'objets quelconques…

Déjà se pose le problème du caractère non public de l'outrage. Cela a totalement échappé au législateur, qui a voulu éviter l'application du régime des infractions de presse (plainte préalable, prescription de trois mois…) en se greffant sur l'outrage de droit commun et non l'injure ou l'offense qui sont des infractions de presse. Aucune juridiction n'ayant été saisie de la question, c'est un premier point de droit intéressant à soulever : la loi pénale est d'interprétation stricte.

En outre, un sifflet n'est pas une parole, ni un geste, ni une menace, ni un écrit, ni une image. L'élément matériel du délit semble sacrément faire défaut.

Et en admettant que les juges fassent une interprétation large de cette définition et décident que oui, un sifflet est un outrage, et que l'outrage de l'article 433-5-1 n'a RIEN à voir avec celui de l'article 433-5, c'est juste une coïncidence de numérotation, il reste un troisième argument : la conformité de cette loi avec l'article 10 de la CSDH. Vous vous souvenez ? La France collectionne les condamnations pour atteinte à la liberté d'expression non nécessaires dans une société démocratique. Il faudra qu'on m'explique en quoi réprimer depuis 2003 l'outrage fait au drapeau ou à l'hymne national est nécessaire dans une société démocratique. Le fait que le Conseil constitutionnel ait jugé conforme à la Constitution ce délit (§99 et suivants) ne préjuge pas de ce que penseront les juges de Strasbourg.

Bref, il n'est pas impossible que dans la compétition de ridicule qui s'est engagée, la France joue les prolongations.

Notes

[1] Proposition, naturellement.

Mes logiciels, comme mes clients, sont libres. Ce blog est délibéré sous Firefox et promulgué par Dotclear.

Tous les billets de ce blog sont la propriété exclusive du maître de ces lieux. Toute reproduction (hormis une brève citation en précisant la source et l'auteur) sans l'autorisation expresse de leur auteur est interdite. Toutefois, dans le cas de reproduction à des fins pédagogiques (formation professionnelle ou enseignement), la reproduction de l'intégralité d'un billet est autorisée d'emblée, à condition bien sûr d'en préciser la source.

Vous avez trouvé ce blog grâce à

Blog hébergé par Clever-cloud.com, la force du Chouchen, la résistance du granit, la flexibilité du korrigan.

Domaine par Gandi.net, cherchez pas, y'a pas mieux.

Calendrier

« octobre 2008 »
lun.mar.mer.jeu.ven.sam.dim.
12345
6789101112
13141516171819
20212223242526
2728293031

Contact