Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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jeudi 6 août 2009

jeudi 6 août 2009

Horatio Caine va-t-il devoir s'acheter une cravate ?

Et la réponse est oui, car il va devoir aller témoi­gner au tri­bu­nal, nous dit la Cour Suprême dans un arrêt qui est comme un coup de ton­nerre dans un ciel bleu pour les experts scien­ti­fi­ques prê­tant leur con­cours à une enquête cri­mi­nelle.

Le sys­tème pénal anglo-saxon repose sur deux prin­ci­pes essen­tiels, qui sont inter­dé­pen­dants : sup­pri­mez-en un et tout l’édi­fice s’écroule.

Pre­mier prin­cipe : tout accusé, même d’un délit mineur, a le droit d’être con­fronté à son accu­sa­teur. C’est la Con­fron­ta­tion Clause, le Sixième Amen­de­ment à la Cons­ti­tu­tion des États-Unis.

Dans tou­tes pour­sui­tes cri­mi­nel­les, l’accusé aura le droit d’être jugé promp­te­ment et publi­que­ment par un jury impar­tial de l’État et du dis­trict où le crime aura été com­mis — le dis­trict ayant été préa­la­ble­ment déli­mité par la loi —, d’être ins­truit de la nature et de la cause de l’accu­sa­tion, d’être con­fronté avec les témoins à charge, de dis­po­ser de moyens légaux pour con­train­dre la com­pa­ru­tion des témoins à décharge, et d’être assisté d’un con­seil pour sa défense.

Ce Sixième amen­de­ment rap­pel­lera aux juris­tes l’arti­cle 6 de la Con­ven­tion euro­péenne des droits de l’homme. La dif­fé­rence est que l’arti­cle 6 a été adopté en 1950, et le Sixième Amen­de­ment en 1791.

On vous accuse d’avoir grillé un feu rouge en état d’ivresse ? Si vous allez au pro­cès (ce “si” est l’expres­sion du deuxième prin­cipe ci-des­sous), le poli­cier qui vous a ver­ba­lisé vien­dra au tri­bu­nal dépo­ser sous ser­ment que oui, il vous a vu griller le feu rouge, et que quand il vous a demandé si vous aviez bu, vous lui avez répondu : “Non, je vous jure, chuis pas bourr­glbl…” avant de lui vomir sur le pan­ta­lon. Et votre avo­cat aura le droit de le con­tre-inter­ro­ger pour ten­ter de démon­trer que ce témoi­gnage n’est pas pro­bant (Par exem­ple, de l’endroit où il était, le poli­cier pou­vait-il voir la cou­leur du feu ?) Et si le poli­cier (ou tout autre témoin) ne vient pas à l’audience, vous serez acquitté (d’où tous ces films et séries sur les témoins que la police cache et pro­tège et que le méchant cri­mi­nel cher­che à faire assas­si­ner par tous les moyens).

Le deuxième prin­cipe est le plea bar­gai­ning. Le pro­cès pénal com­mence par une audience pré­li­mi­naire (Pre­li­mi­nary hea­ring) où le juge vous deman­dera ce que vous plai­dez (What is your plea ?). Si vous plai­dez cou­pa­ble (guilty plea), le juge fixera direc­te­ment une audience de pro­noncé de peine. Si vous plai­dez non cou­pa­ble (not guilty), vous deman­dez à être con­fronté à vos accu­sa­teurs. Le juge sta­tuera alors sur votre sort : pla­ce­ment en déten­tion ou en liberté sous cau­tion (bail). Le sys­tème pénal amé­ri­cain ne pour­rait pas faire face à tous les pro­cès. La très grande majo­rité des cas sont réglés en amont par une négo­cia­tion : le par­quet mon­tre à votre avo­cat les preu­ves qu’il a réu­nies, et lui pro­pose une peine (voire une qua­li­fi­ca­tion) moin­dre. Si vous l’accep­tez, vous plai­dez cou­pa­ble et il n’y a pas d’audience sur la cul­pa­bi­lité, uni­que­ment sur la peine. Car les pei­nes pro­non­cées en audience sont par­ti­cu­liè­re­ment sévè­res : la pri­son ferme est fré­quente et le sur­sis inconnu (les États-Unis ont plus recours à la libé­ra­tion con­di­tion­nelle, appe­lée parole). Notons qu’il existe dans cer­tains endroit un troi­sième plea, le nolo con­ten­dere, ou no con­test, mais il est rare et com­pli­qué dans ses effets. Res­tons-en à la dicho­to­mie cou­pa­ble/non cou­pa­ble.

Par exem­ple, vous avez télé­chargé de la musi­que illé­ga­le­ment. C’est un délit fédé­ral, prévu par le code pénal amé­ri­cain, c’est à dire le titre 18 du Code des États-Unis (USC), sec­tion 2319, noté 18 U.S.C. §2319. Vous avez mis ces mor­ceaux à dis­po­si­tion (cir­cons­tance aggra­vante) par un acte de télé­char­ge­ment (uploa­ding), cir­cons­tance aggra­vante. Vous ris­quez une peine de 10 à 16 mois de pri­son. Le pro­cu­reur vous pro­pose d’oublier l‘upload (réduc­tion à 6-12 mois) et une peine de 3 à 6 mois, c’est à dire le mini­mum avec libé­ra­tion con­di­tion­nelle pos­si­ble dans trois mois, et une libé­ra­tion cer­taine au bout de six. Trois à six mois, ou dix à seize mois ? Fai­tes vos jeux.

Jusqu’à pré­sent tou­te­fois, une caté­go­rie de témoins échap­pait à cette obli­ga­tion de com­pa­raî­tre devant le tri­bu­nal : c’était les experts scien­ti­fi­ques de la police. Hora­tio Caine et ses hom­mes n’avaient pas à aller témoi­gner au tri­bu­nal : leur rap­port (affi­da­vit, attes­ta­tion) suf­fi­sait. Après tout, il s’agit d’emprein­tes digi­ta­les (en fait, on dit papil­lai­res), d’ADN, de rayu­res sur une balle : ça cor­res­pond, ça ne cor­res­pond pas, point. C’était ce que la jus­tice con­si­dé­rait une preuve prima facie (oui, c’est du latin) : une preuve suf­fi­sante en soi, incon­tes­ta­ble en ce qu’elle rap­porte.

Mais un dea­ler de Bos­ton va cham­bou­ler tout ça.

En 2001, Tho­mas Wright, un employé d’un super­mar­ché de la capi­tale du Mas­sa­chu­setts va être inter­pellé par la police après une sur­veillance (un infor­ma­teur ano­nyme avait informé la police qu’il s’absen­tait fré­quem­ment après avoir reçu des coups de fil), por­teur de sachets con­te­nant une pou­dre blan­che sem­blant être de la cocaïne. Dans la voi­ture qui venait de le dépo­ser se trou­vait Luis Melen­dez-Diaz, qui est éga­le­ment arrêté.

Au cours de leur trans­port vers le com­mis­sa­riat, les poli­ciers remar­quent que leurs deux pas­sa­gers sem­blent se tor­tiller dis­crè­te­ment. Arri­vés au poste, les poli­ciers exa­mi­nent la ban­quette et trou­vent un sac con­te­nant 19 sachets de pou­dre blan­che. La pou­dre fut ana­ly­sée par un labo­ra­toire de la police scien­ti­fi­que qui ren­dit un rap­port : c’était de la cocaïne.

Devant le tri­bu­nal, Luis Melen­dez-Diaz va con­tes­ter l’ana­lyse faite par le labo­ra­toire de la police scien­ti­fi­que et va deman­der à être con­fronté à l’ana­lyste. Refus du tri­bu­nal : ce rap­port est une preuve prima facie, con­for­mé­ment à la juris­pru­dence de la Cour Suprême du Mas­sa­chu­setts Com­mon­wealth v. Verde, 444 Mass. 279, 283–285, 827 N. E. 2d 701, 705–706 (2005)[1]. Son appel sera rejeté pour ce motif.

C’est cet arrêt que va con­tes­ter Melen­dez-Diaz devant la Cour Suprême, esti­mant que la juris­pru­dence Com­mon­wealth v. Verde viole le Sixième Amen­de­ment.

Et le requé­rant va trou­ver une oreille atten­tive en la per­sonne du jus­tice Sca­lia, farou­che par­ti­san de la Con­fron­ta­tion Clause. Il va donc s’allier avec les trois juges les plus à gau­che de la cour (les Jus­ti­ces Ruth Bader Gins­burg, David H. Sou­ter et John Paul Ste­vens) et sera ral­lié par un autre con­ser­va­teur, Cla­rence Tho­mas, ce qui est un peu con­tre nature pour ceux qui con­nais­sent Sca­lia et Tho­mas, tan­dis que les Jus­ti­ces con­ser­va­teurs John G. Roberts, Jr., et Samuel A. Alito, Jr., ainsi qu’un des juges mar­qué à gau­che, Ste­phen G. Breyer, vont écrire une opi­nion dis­si­dente rageuse expli­quant que cette déci­sion va allour­dir con­si­dé­ra­ble­ment la charge des par­quets.

Sca­lia leur répond avec un cer­tain à-pro­pos que d’une part, un petit nom­bre d’États a expres­sé­ment prévu cette pos­si­bi­lité de con­tre-inter­ro­ga­toire des experts, et que leur sys­tème pénal ne s’est pas écroulé, et que d’autre part, ce ne sera pas tou­jours dans l’inté­rêt de la défense de faire citer l’expert, qui ris­que de mar­quer des points pour l’accu­sa­tion. Son argu­ment déci­sif est que si la science est infailli­ble, les experts ne le sont pas, et qu’ils peu­vent com­met­tre des erreurs au cours de l’exa­men, ou attri­buer à un résul­tat des con­sé­quen­ces qu’il n’a pas. Une expé­rience scien­ti­fi­que est une chose, son inter­pré­ta­tion en est une autre, et seule la pré­sence phy­si­que de l’expert per­met cette con­tes­ta­tion. Par exem­ple, pour savoir si une sub­stance est de la cocaïne, on place un échan­tillon dans une éprou­vette et on le sou­met à du thio­cya­nate de cobalt ou du p-dimé­thyl­ben­zal­dé­hyde, qui don­nent une colo­ra­tion bleue ou rouge, res­pec­ti­ve­ment. cette colo­ra­tion indi­que la pré­sence de cocaïne. Mais il suf­fit que l’éprou­vette en ques­tion ait con­tenu de la cocaïne sans être cor­rec­te­ment net­toyée pour que du talc prenne une colo­ra­tion bleue ou rouge. Ce n’est pas le p-dimé­thyl­ben­zal­dé­hyde qui s’est trompé, c’est le mani­pu­la­teur. Sca­lia con­clut à la néces­sité d’écar­ter les experts frau­du­leux et les incom­pé­tents.

Et cette règle s’appli­que désor­mais sur tout le ter­ri­toire des États-Unis.

Source : ”Melen­dez-Diaz v. Mas­sa­chu­setts”, 557 U. S. ____ (2009) (pdf)


Pro­chain épi­sode : Hora­tio Caine va-t-il deve­nir un per­son­nage de la série Cold Case ?

Notes

[1] Le Mas­sa­chu­setts ne porte pas offi­ciel­le­ment le titre d’État mais de Com­mon­wealth, comme la Vir­gi­nie et la Penn­syl­va­nie.

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