Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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lundi 8 février 2010

lundi 8 février 2010

Un nouvel exemple de malfaçon législative

Mon excellent confrère, tellement excellent qu’il mériterait d’être parisien, Maître Mô a levé un lièvre qui, si je ne partage pas ses conclusions fort pessimistes (mais optimistes pour certains de nos clients) révèle sans nul doute un nouveau cas spectaculaire de malfaçon législative, encore plus beau que l’abrogation de la dissolution pouvant frapper la Scientologie sans que personne ne le remarque.

Tout a commencé quand madame Marie-Louise Fort, député UMP de la 3e circonscription de l’Yonne (Sens et alentours) s’est avisée avec horreur et stupéfaction que le code pénal ne contenait pas le mot « inceste ». Entendons-nous bien. Il réprime effectivement l’inceste, et ce depuis sa première édition en 1810, mais n’utilise pas ce mot, préférant le très juridique terme de viol ou agression sexuelle “aggravé par la qualité de son auteur d’ascendant légitime, naturel ou adoptif, ou par toute autre personne ayant autorité sur la victime”, et le cas échéant la minorité de 15 ans de la victime, même si le cumul de ces circonstances n’aggrave pas la répression (20 ans de réclusion criminelle sont encourus pour le viol aggravé, la loi réservant le degré au dessus, 30 ans de réclusion, si le viol a entraîné la mort de la victime sans intention de la donner, et la perpétuité quand le viol est accompagné de tortures et actes de barbarie) : art. 222-24 du Code pénal.

Marie-Louise Fort a donc rendu un rapport déposé en janvier 2009 (pdf), reprenant largement les conclusions d’un précédent rapport du député Christian Estrosi.

Oui, Christian Estrosi, je sais.

En voici des extraits choisis.

Premier temps : quoi de mieux pour aveugler le législateur que de noyer ses yeux de larmes ?

Maire de Sens, j’ai été confrontée à la situation particulièrement douloureuse et émouvante de victimes d’inceste luttant pour « recouvrer la vie ». Les accompagner a été pour moi l’occasion de mesurer le poids du tabou qui les écrase en même temps que leurs proches.

Déjà, quand un député commence à parler de lui sous prétexte de parler des victimes dès le premier paragraphe de son rapport, on peut craindre le pire. Surtout quand il ajoute :

Enfin, la dernière phase de la mission a été un temps de réflexion et de synthèse. Car travailler à lutter contre l’inceste est humainement ébranlant et philosophiquement questionnant. (sic.)(Rapport, page 3).

Moi, c’est la syntaxe que je trouve questionnante philosophiquement.

Et en effet, la catastrophe est annoncée dès la page 11 :

La présente mission, considérant que l’inceste n’est pas seulement la circonstance aggravante d’un viol ou d’une autre agression sexuelle mais aussi un élément constitutif de ceux-ci, suggère pour sa part d’intégrer la notion de l’inceste aussi dans la définition de ces infractions.

ceci étant justifié par l’argument hautement juridique suivant :

La mission souhaiterait rappeler que la loi a le pouvoir de casser le tabou en le nommant.(rapport, p.12)

La loi-Brice de Nice, en somme.

Pourquoi, une catastrophe ?

Parce que la loi n’est pas une psychothérapie à portée générale. Elle doit poser des règles, qui s’inscrivent dans un ensemble de règles préexistant, dans lequel elles doivent s’insérer sans dommage pour l’édifice. C’est du travail de précision.

Et un point fondamental du droit pénal est qu’un élément constitutif d’une infraction ne peut être en même temps une circonstance aggravante de cette infraction.

Ainsi, le code pénal définit des infractions de base, dites simples. Si elles sont commises dans certaines circonstances énumérées par la loi, elles deviennent aggravées, et la peine encourue est plus élevée. Certains variantes de l’infraction peuvent être tellement spécifiques qu’elles font l’objet d’une définition autonome : on parle alors d’infraction qualifiée.

Prenons l’exemple du vol.

Le vol est la soustraction frauduleuse de la chose d’autrui. C’est l’art. 311-1 du Code pénal qui pose la définition. Ce vol est le vol simple. L’élément matériel est l’appréhension de la chose, qui suppose que l’auteur s’en saisisse physiquement (pirater votre compte PayPal n’est pas un vol, mais une autre infraction, selon la méthode employée). L’élément moral est la conscience que la chose appréhendée ne nous appartient pas, peu importe qu’on sache à qui elle est : il suffit qu’on soit certain qu’elle n’est pas à nous.

Le vol est puni de trois ans d’emprisonnement et 45000 euros d’amende : art. 311-3 du code pénal.

L’article 311-4 du Code pénal prévoit toute une liste de circonstances qui font du vol un vol aggravé. Ces circonstances peuvent être liées à la façon dont la chose est appréhendée (usage de violences légères), au lieu où le vol est commis (gares et transports en commun), à la victime (personne vulnérable comme des personnes âgées, hein, m’sieur Hortefeux ?). Une circonstance aggravante fait passer la peine encourue à 5 ans, deux circonstances à sept ans et trois à dix ans (exemple : un vol commis avec violences, sur une personne âgée, par effraction nous emmène déjà au sommet de l’échelle des peines correctionnelles). Ce sont les vols aggravés.

La loi prévoit en outre des vols spécifiques faisant l’objet d’une répression autonome : les vols qualifiés. Il s’agit du vol commis par un majeur avec la complicité de mineurs (art. 311-4-1 du code pénal), du vol accompagné de violences importantes (art. 311-5 du Code pénal) ou du vol à main armée (art. 311-8 du code pénal). La distinction est importante, surtout dans notre affaire d’inceste, car les circonstances aggravantes du délit simple ne s’appliquent pas au délit qualifié qui est une infraction autonome. Et un délit qualifié peut avoir ses propres circonstances aggravantes : tel est le cas du vol en bande organisée (art. 311-9 du code pénal).

Vous saisissez maintenant la catastrophe annoncée quand le député annonce que ” l’inceste n’est pas seulement la circonstance aggravante d’un viol ou d’une autre agression sexuelle mais aussi un élément constitutif de ceux-ci”. Le député va faire de l’inceste un viol ou une agression sexuelle qualifiée pour “nommer la chose et casser le tabou”. Fort bien, mais va-t-il penser à adapter la peine encourue ?

La réponse est dans la proposition de loi déposée par le même député, et qui a été définitivement adoptée le 26 janvier 2010, en attente de publication, faute pour le Conseil constitutionnel d’avoir été saisi de cette loi.

La loi crée un nouvel article 222-31-1 au Code pénal ainsi rédigé :

Les viols et les agressions sexuelles sont qualifiés d’incestueux lorsqu’ils sont commis au sein de la famille sur la personne d’un mineur par un ascendant, un frère, une sœur ou par toute autre personne, y compris s’il s’agit d’un concubin d’un membre de la famille, ayant sur la victime une autorité de droit ou de fait.

Nous avons donc un article qui crée deux infractions qualifiées, donc autonomes.

Et que prévoit la loi pour la répression ?

Rien. Pas un mot. La loi crée deux infractions et ne les réprime pas. Amusant pour une loi qui veut casser un tabou en le nommant de faire ainsi de la peine encourue un tabou en ne la nommant pas.

Conséquence de cette loi ?

Toute la question est là et les avocats pénalistes se frottent les mains. Car il va y avoir controverse, décisions contradictoires, jusqu’à ce que la cour de cassation y mette bon ordre dans quelques années.

L’hypothèse de Maître Mô est la plus orthodoxe juridiquement, mais vous allez voir que la cour de cassation est capable de souplesse pénale en la matière.

Pour lui, ce viol qualifié n’étant pas spécifiquement réprimé, il emprunte la pénalité du viol simple (il reste un viol, qui est puni de quinze ans de réclusion criminelle nous dit l’article 222-23 du code pénal), puisque la circonstance aggravante de commission par ascendant (au sens large, j’inclus les personnes ayant autorité), lui est non seulement inapplicable en tant qu’infraction autonome mais en plus est devenue élément constitutif de l’infraction.

Conclusion de mon septentrional confrère : la loi a allégé les peines de l’inceste,ce qui est une curieuse façon de lutter contre lui. Et le même raisonnement vaut pour l’agression sexuelle (je rappelle que l’agression sexuelle exclut tout acte de pénétration sexuelle, qui serait un viol : ce sont les attouchements et caresses, subis ou donnés sous la contrainte).

Juridiquement, le raisonnement tient parfaitement.

Sur le blog Dalloz, Emmanuelle Allain en tient un autre, auquel j’ai tendance à me rallier : il ne s’agirait que d’une loi d’affichage, qui ne change rien à l’état du droit, comme le législateur aime tant en faire tout en jurant qu’il va arrêter d’en faire. Il suffira pour cela que la jurisprudence, et en dernier lieu la cour de cassation, décide que l’article 222-31-1 du Code pénal ne prévoyant aucune peine, le mot inceste n’est qu’une décoration ajoutée sur l’intitulé du crime comme la guirlande sur le sapin, qui reste fondamentalement ce qu’il a toujours été : un viol aggravé par la qualité de son auteur.

Ce ne serait pas la première fois que la cour de cassation ferait prévaloir l’efficacité de la loi et la volonté du législateur sur la rigueur juridique et le texte effectivement voté. Un problème similaire s’était posée en 1994 avec l’entrée en vigueur du nouveau code pénal : le législateur avait abrogé l’ancienne circonstance aggravante de torture et acte de barbarie et créé un nouveau crime de torture et acte de barbarie. La non rétroactivité de la loi pénale plus sévère (ce qu’est une loi créant un nouveau crime) aurait dû s’opposer à ce que les faits antérieurs au 1er mars 1994 fussent jugés sous cette qualification. Mais la cour de cassation a jugé, dans un arrêt du 11 mai 2005, que cette infraction nouvelle assurait en fait la continuité de l’incrimination, sans guère s’expliquer sur cette étrange continuité par la nouveauté. Je pense que dans notre affaire, la cour de cassation tordra un peu le texte pour le faire coller avec la volonté clairement exprimée du législateur de lutter contre l’inceste et non d’en alléger la répression.

Mais je ne me gênerai pas pour soutenir la position de Mô devant les juridictions. Vous savez mon attachement à la rigueur juridique. Que la Cour de cassation tranche, puisque le Conseil constitutionnel n’annulera pas cette loi comme il l’aurait probablement fait pour les lois qui ne légifèrent pas qui lui sont soumises.

En attendant, bien sûr, ce seront les victimes qui paieront les mots cassés. Que Dieu les protège du législateur qui veut les protéger. Leurs bourreaux, le parquet s’en charge.

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