Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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lundi 25 octobre 2010

lundi 25 octobre 2010

Report de la Berryer Cohn-Bendit

URGENT : En raison de la grève dans les transports, la Berryer prévue ce mercredi 27 avec Daniel Cohn-Bendit est repoussée à une date ultérieure.

Des chaînes dans le prétoire

Audience de comparution immédiate à Paris. Les prévenus défilent dans le box, arrivant tous en suivant le même rituel : ils sont menottés et tenus par ce qu’on appelle “la laisse” : des menottes attachées à une chaîne d’environ 50 cm, terminée par un mousqueton qui permet de la fixer à un anneau sur la ceinture des gendarmes de l’escorte. Ainsi, si le prévenu tente de s’évader, il devra emporter avec lui un gendarme mobile qui de son côté fera tout pour se montrer indigne de son épithète.

Aussitôt arrivés, les menottes leur sont ôtées, le Code de procédure pénale prévoyant qu’on doit être face à son juge sans entrave. Mon côté chipoteur me fait dire que ces menottes pourraient utilement leur être ôtées de l’autre côté de la porte pour que les juges ne les voient jamais menottés, mais il est vrai que leur présence dans le box, un gendarme les suivant comme leur ombre, avec la tête de malfrat qu’a toute personne sortant de deux ou trois jours de privation de liberté est largement suffisant pour que les menottes ne puissent pas plus encore porter atteinte à leur présomption d’innocence.

Entre alors un Africain, grand et maigre, le visage long, les cheveux hérissés en petites pointes. Il a quelque chose de différent par rapport aux autres prévenus, un regard à la fois absent et paisible, une profonde résignation, mais aucun désespoir. Il remercie très poliment le gendarme quand il lui ôte les menottes, et quand il lui indique le bout de banc en bois où il est prié de s’asseoir. Il attend ensuite son tour avec l’immobilité d’une statue.

Son dossier est finalement appelé. Un interprète s’approche, le prévenu ne s’exprime qu’en langue Peulh. Le tribunal  constate son identité. C’est un Mauritanien, sans papier, qui après avoir été débouté de l’asile et contrôlé dans la rue, fait l’objet d’un arrêté de reconduite à la frontière. Il a été placé en rétention il y a un mois, sa rétention touche à sa fin, et il est poursuivi en comparution immédiate pour entrave à l’exécution d’une mesure de reconduite à la frontière, délit dont j’ai déjà dit tout le bien que je pensais.

L’examen des faits (on dit l’instruction à l’audience) est rapide. Au cours de sa rétention administrative, il a refusé à trois reprises d’être conduit au consulat du Sénégal et de Mauritanie pour la délivrance d’un laisser-passer, document délivré par le consulat du pays étranger admettant l’entrée d’un de ses ressortissants, indispensable pour reconduire un étranger démuni de passeport. Interrogé par le tribunal sur son refus, il explique que n’étant pas sénégalais, il n’avait pas de raison de se rendre au premier consulat, et qu’il ne voulait pas retourner en Mauritanie, mais rester en France. Le procureur griffonne aussitôt sur ses notes : il tient un argument en or pour solliciter le mandat de dépôt.

Le président demande si le procureur a des questions à poser ; il répond non de la tête. Puis il demande à la défense, et semble surpris quand la défense répond qu’elle souhaite poser une question.

- “Le prévenu peut-il expliquer pourquoi il a fui la Mauritanie ?”

L’interprète traduit la question, et le prévenu se met à parler. L’interprète, imperturbable, traduit aussitôt.

-“De par mon nom de famille, je suis d’une lignée d’esclaves d’une autre famille, pour laquelle je suis tenu de travailler. Avant moi, mon grand-père fut leur esclave, puis mon père, et à sa mort, ce fut mon tour. Ils me battaient souvent, parfois sans raison. Cette cicatrice là (il montre sa main, balafrée de part en part), c’est mon maître qui me l’a fait. Alors j’en ai eu assez et je me suis enfui, d’abord au Sénégal, où j’ai eu l’asile, mais là bas, il n’y a pas de travail, c’était la misère pour moi. Alors je suis venu en France.”

Après un silence, le président demande, d’une voix plus douce :

- Vous aviez quel âge quand votre père est mort et que vous avez dû prendre sa place ?

- Huit ans.

Le regard paisible du prévenu n’a pas quitté les yeux du président. Il n’a même pas l’air de réaliser la gravité de ce dont il parle.

Il fait un peu plus frais dans le prétoire, soudainement.

- Pas d’autre question, dit l’avocat, qui savait manifestement fort bien ce que son client allait répondre.

Le procureur se lève pour ses réquisitions. A croire qu’il n’a pas entendu ce qui s’est dit, il estime le délit constitué, et eu égard au risque de fuite du prévenu, qui a déclaré vouloir rester en France, il demande trois mois de prison ferme avec mandat de dépôt.

L’avocat de la défense se lève à son tour et, alors qu’on aurait pu s’attendre à de grandes formules indignées, se lance dans une plaidoirie de pur droit.

Les poursuites reposent sur un arrêté de reconduite à la frontière, puisqu’on lui fait reproche de faire obstacle à son exécution. Il en attaque donc la légalité par voie d’exception, comme le lui permet l’article 111-5 du Code pénal. Voilà le tribunal correctionnel devenu tribunal administratif. Il soulève l’incompétence du signataire, qui n’est pas le préfet de police, faute pour l’administration de fournir l’arrêté de délégation de signature régulièrement publié. Elle ne manque jamais de le faire devant le tribunal administratif, puisque tous les avocats soulèvent le problème, mais jamais dans le dossier transmis au parquet. Or la charge de la preuve de la délégation de signature pèse sur elle. Il ajoute qu’en outre, l’arrêté viole l’article 3 de la Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales, puisque le prévenu est exposé à des traitements inhumains et dégradant, l’esclavage, en cas de retour dans son pays. En outre, le délit consiste à refuser de communiquer des renseignements ou un document de voyage aux autorités compétentes (article L.624-1, al. 2 du CESEDA). Or le dossier contient la carte de réfugié sénégalais du prévenu, qu’il a fournie aux services de police. Cette carte supporte sa photographie, son nom, sa date et son lieu de naissance. Il a fourni tous les renseignements que pouvait espérer l’administration. Quant à son refus de comparaître devant le consul, il n’est pas prévu par le délit, qui ne parle que de l’autorité administrative compétente, c’est à dire un préfet, et pas un consul étranger. Il explique au tribunal que le préfet ne fait que l’instrumentaliser, puisque cette poursuite arrive la veille de la fin de la rétention administrative, c’est à dire la veille de la remise en liberté du prévenu. Le préfet veut donc obtenir son placement en détention, avant de le placer à nouveau en centre de rétention à sa sortie pour retenter de le reconduire à la frontière. Et je confirme, oui, c’est courant. Il conclut donc à la relaxe.

Le tribunal met en délibéré son jugement jusqu’à après la suspension d’audience et appelle le dossier suivant.

Et c’est avec un sentiment de honte que j’ai regardé un gendarme remettre des chaînes à un esclave qui pour seul crime a eu un jour l’idée vraiment saugrenue de fuir la servitude et de venir chercher la liberté en France.

Epilogue : Le tribunal a relaxé le prévenu. A la question de l’escorte qui voulait savoir s’il fallait le reconduire au centre de rétention, le président a répondu : “C’est le problème du préfet, pas le mien. Le tribunal a ordonné sa remise en liberté, vous le relâchez.”

Avant d’ajouter : “Ne lui remettez pas les menottes”

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