Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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mardi 9 mars 2010

Outreau, ad nauseam

Par Gascogne


Est-il possible de mettre le dossier d’Outreau à toutes les sauces ? Visiblement, oui, Xavier BERTRAND, secrétaire général de l’UMP, ne s’est pas privé de ressortir l’antienne d’Outreau face à la mobilisation de l’ensemble des personnels du Ministère de la Justice et de grand nombre d’avocats.

Xavier BERTRAND est allé jusqu’à dire que lui, au moins, avait de la mémoire, et qu’il se souvenait d’Outreau, tel une sorte de vase de Soissons.

Visiblement, sa mémoire est fort sélective. A-t-il déjà oublié qu’une commission d’enquête parlementaire avait fait un énorme travail, que peu de monde avait critiqué lors de la sortie de son rapport ? Et que concluait cette commission ? Qu’il ne fallait pas supprimer le juge d’instruction, mais plutôt instaurer une collégialité de l’instruction. Malheureusement, et comme cela se fait habituellement en France, cette réforme s’est faite sans étude d’impact[1], et le moment venu, à savoir le 1er janvier 2010, le législateur s’est rendu compte qu’il était impossible de mettre en place cette collégialité, et en a fort opportunément retardé la mise en place, au 1er janvier 2011. Il y a d’ailleurs fort à parier qu’une nouvelle loi interviendra d’ici à la fin de l’année pour retarder encore l’échéance, dans l’attente de la nouvelle réforme de la procédure pénale qui résoudra bien plus sûrement le problème.

Je rappellerai également à Xavier BERTRAND qu’à force d’amalgames simplistes, il risque de se fâcher avec beaucoup de monde. Cracher au visage des magistrats est certes facile et payant en terme d’image, tant il est aisé de trouver dans l’auditoire des justiciables mécontents (par définition, au minimum un justiciable sur deux). Mais concernant la manifestation du 9 mars, Xavier BERTRAND en profite pour cracher sur les personnels pénitentiaires, les fonctionnaires de la protection judiciaire de la jeunesse, les greffiers et fonctionnaires des tribunaux, les avocats, dont nul ne contestera qu’ils sont tous autant responsables les uns que les autres des dégâts du dossier d’Outreau.

Et bien sûr, c’est également un moyen de nier les évidences, en l’occurrence qu’une telle mobilisation, jamais réalisée jusqu’alors entre tous les services d’un même ministère, démontre a minima qu’il existe un véritable malaise au sein de celui-ci.

Ceci dit, je n’étais pas, aujourd’hui, à une nausée près, après avoir commencé ma journée en écoutant Jean-Pierre ELKABBACH interroger sur Europe 1 les représentants de l’Union Syndicale des Magistrats et du Syndicat de la Magistrature. Visiblement, le fil conducteur de l’interview était de ressortir tous les poncifs possibles et imaginables pour discréditer le mouvement : corporatisme, conservatisme, dossier catastrophique des juges d’instruction, absence de remise en cause…

Les deux interviewés ont eu beau lui dire,

- que quant au corporatisme, supprimer le juge d’instruction ne nous privera pas de travail, mon cher Jean-Pierre, ça n’est donc pas notre gamelle que nous défendons.

- que nous voir comme opposés à toute réforme explique difficilement les propositions faites systématiquement par les syndicats de magistrats (sur la carte judiciaire, sur les différentes réformes envisagées), jusqu’aux ateliers de travail mis en place par l’USM avec le Conseil National des Barreaux sur la réforme de la procédure pénale.

- qu’un dossier d’instruction qui aboutit à un non lieu au bout de quinze ans n’est pas nécessairement un dossier qui a échoué. Les raisons conduisant à une telle longueur, inadmissible, sont nombreuses, et ne peuvent se réduire à la seule responsabilité des magistrats (longueur d’exécution des commissions rogatoires, des expertises, des demandes d’actes diverses et variées des parties…). En outre, un dossier aboutissant à la condamnation d’innocents est une catastrophe judiciaire. Mais un dossier qui aboutit à ne pas condamner quelqu’un qui se dit innocent le serait aussi ?

- que les magistrats réfléchissent aux mutations de leur profession, mais qu’ils n’ont pas à s’excuser pour les erreurs de quelques uns. Les journalistes de la presse écrite, des radios, ou encore de la télévision, sont-ils dans l’obligation de s’excuser dés qu’un journaliste chroniqueur du matin fait annoncer le décès d’une personnalité qui n’est pas morte ?

Faire de la démagogie n’est visiblement pas donné à tout le monde, même si Jean-Pierre ELKABBACH et Xavier BERTRAND semblent avoir partagé les bancs de la même école. A cracher contre le sens du vent, on risque de subir soi-même quelques dégâts. Le moindre d’entre eux est de participer au dégoût général dont Dadouche vous a parlé. A moins que cela ne soit à dessein…

Notes

[1] mais comme l’a dit Pascal CLEMENT à une réunion syndicale “si on devait attendre d’avoir les moyens pour voter des lois”…

lundi 1 février 2010

Petite leçon de droit à destination du ministre de l'intérieur

Brice Hortefeux, le 30 janvier 2010, au sujet de l’assassinat d’un couple de septuagénaires par, semble-t-il, des cambrioleurs :

“les sanctions pénales seront aggravées” pour ce type de délinquance”. “Ce n’est pas la même chose d’agresser, de cambrioler un octogénaire”, a-t-il dit.

Code pénal, art. 221-4 :

Le meurtre est puni de la réclusion criminelle à perpétuité lorsqu’il est commis : (…)

3° Sur une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de son auteur ;

Heu, chef, comment on aggrave la perpétuité ? On garde le cadavre en prison ?

Ah, mais non, le chef parlait de délinquance, et non de criminalité. Il parlait donc des cambriolages des maisons de petits vieux.

Code pénal, art. 311-4 : Le vol est aggravé… :

5° Lorsqu’il est facilité par l’état d’une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de son auteur ;…

Vous connaissiez la règle “un fait divers, une loi ?”. Elle a atteint un nouveau pallier : désormais, c’est un fait divers, votons ce qui existe déjà.

À lire chez maître Mô, le coup de sang de Marie, magistrate du parquet (mon excellent quoique septentrionnal confrère a plus de chance que moi en adoptant des parquetiers : je n’ai eu que des mâles…) qui fait le tour des infractions d’ores et déjà aggravées.

J’en profite pour tirer ma toque au Garde des Sceaux qui s’est comporté en Garde des Sceaux (ça nous change) en refusant cette démagogie. Merci, madame le ministre.

Et je rends confraternellement hommage à Frédéric Lefebvre, auteur de cet impérissable apophtegme :

À force de réfléchir avant de légiférer, … on reste immobile.

Il parvient presque à faire oublier l’abject titre de cet article du Figaro.

jeudi 10 décembre 2009

Grève à l'OFPRA

Même si on entend beaucoup parler du RER A aujourd’hui, une autre grève, beaucoup plus discrète, a lieu aujourd’hui, et qui pourtant est un coup de tonnerre dans un ciel bleu.

Les Officiers de Protection de l’OFPRA font grève. Ça mérite de s’y arrêter, tout particulièrement sur ce blog où je traite volontiers du droit des étrangers et d’un de ses aspects : le droit de l’asile.

J’avais déjà expliqué à ma charmante lectrice ce qu’est le droit de l’asile et l’OFPRA à l’occasion d’une récente et honteuse décision du Conseil d’administration de l’OFPRA. Je n’y reviendrai pas mais vous invite à vous y rafraîchir la mémoire.

Ce sont donc les Officiers de Protection qui ont décidé de ce mouvement de grève, qui est assez contraire à leur mentalité et à leur tradition. Même si l’OFPRA a été rattaché, plus pour le symbole qu’autre chose, au ministère de l’immigration, de l’identité nationale, de l’intégration et du développement solidaire (M3IDS), il relève en fait de la tradition et de la culture du ministère des affaires étrangères, son vrai ministère de tutelle, auquel il finira par revenir dès la prochaine alternance (prochaine étant ici à prendre au sens de “suivante” et non “proche dans le temps”, vu comment vont les choses dans l’opposition). On y goûte le secret, on s’y plaît dans la discrétion, et on manie avec dextérité la courtoisie même si on a des envies de meurtre. Autant dire que pour médiatiser leur mouvement, ils sont aussi à l’aise qu’un Suisse face à un minaret.

Et même si je déploie à l’occasion toute mon énergie et mon talent pour obtenir que les décisions qu’ils prennent soient annulées en appel, je respecte leur travail et appuie leur mouvement.

Du fait de leur tradition de la discrétion, et de leur petit nombre, car les Officiers de Protection forment un corps à part dans la fonction publique, et ils ne sont que 200, et encore une partie, j’y reviendrai, est en fait du personnel contractuel lié par un contrat de travail, de ce fait donc, leur mouvement est destiné à passer quasiment inaperçu, ce que la direction de l’office sait bien. Mais ils exercent une prérogative essentielle de la République, qui a valeur constitutionnelle a rappelé le Conseil Constitutionnel : celui d’instruire et de statuer sur les demandes de statut de réfugié.

Pour résumer, quitte à simplifier, mais hélas sans caricaturer, l’évolution de la position de la France sur l’asile sur un siècle, on peut dire ceci. La France a accueilli durant la première moitié du XXe siècle des populations fort diverses dans sa tradition de l’asile, ne reposant sur aucun texte international ni aucun principe constitutionnel, et sans se poser de questions. Ce furent les Arméniens au lendemain de la Grande Guerre (n’est-ce pas M. Devedjian ?), les russes blancs dans la foulée, puis des russes rouges fuyant la répression stalinienne, et dans les années 30 les Républicains espagnols (500.000 en quelques mois, jusqu’à 15.000 par jour à l’effondrement de la République en 1939, alors quand on vous parle de raz de marée migratoire aujourd’hui, permettez-vous un sourire). Divers offices étaient créés au cas par cas pour traiter ces demandes d’asile, cette tâche étant confiée à des personnes ayant le statut de réfugié, car elles connaissaient fort bien la situation locale et pouvaient dire si ce prétendu baron n’était pas en fait un sbire du NKVD venu continuer en France le travail d’épuration — il y en eût. l’OFPRA naîtra de la fusion de ces différents office en un office unique et permanent. On raconte que dans les années 30, quand l’office occupait enfin des locaux uniques, un étage traitait les dossiers russes (globalement hostiles au communisme, on s’en doute) et un autre les réfugiés espagnols (globalement favorables au communisme, on s’en doute). Les occupants de chacun des étages ne s’adressaient jamais la parole et se croisaient dans les escaliers sans se regarder. Mais pourtant, ils vivaient sous le même toit sans s’entretuer, alors qu’ils se seraient égorgés avec les dents dans leurs pays d’origine. Il faudra que j’en parle à mon préfet, mais et si notre identité nationale, c’était ça, dans le fond ?

Au lendemain de la guerre, la France comme le reste du monde est frappée d’horreur en voyant ce qui s’est passé en Europe, tant dans les années 30 qu’au lendemain de la guerre (il y eut des déportations après l’armistice, trois millions de germanophones étant expulsés de force de Pologne et de Tchécoslovaquie, notamment des Sudètes, dans des conditions qui firent des milliers et des milliers de morts). Un peu saisie de mauvaise conscience aussi malgré le refoulement collectif, elle signa la Convention de Genève de 1950 qui aujourd’hui encore encadre le droit des réfugiés. Mais depuis les crises des années 70 et le chômage de masse, la question de l’immigration est devenue politiquement sensible. Et l’asile est une forme d’immigration. De plus, la tentative de fermeture des formes légales d’immigration va provoquer un afflux de demandes d’asile infondées visant à permettre l’accès au territoire.

Le problème est que dans ces demandes de plus en plus nombreuses, il y a toujours des vrais réfugiés. On ne peut pas les traiter un contentieux de masse. La réponse de l’État sera, à moyens constants bien sûr, d’augmenter les cadences, en créant des procédures particulières imposant des décisions à très bref délai. Mes lecteurs magistrats administratifs se diront “Tiens ? Ça me rappelle quelque chose” en songeant aux procédures de reconduite à la frontières (à traiter en 72 heures) et d’obligation de quitter le territoire (à traiter en trois mois), et ils auront raison : c’est absolument la même technique. Résultat : la Cour Nationale du Droit d’Asile (CNDA) se voit soumettre la quasi totalité des décisions de rejet (quand le taux d’appel, toutes juridictions confondues est plutôt de l’ordre de 20% au niveau national) ce qui en fait la première juridiction de France par le volume de dossiers traités, et sur l’ensemble des décisions accordant le statut de réfugié, les deux tiers viennent de la CNDA à la suite d’un appel et seulement un tiers directement de l’Office (alors qu’au niveau national, le taux de réformation en appel est de l’ordre de 5%). Cette différence s’explique aussi en partie par le fait que les avocats interviennent dans la procédure au stade de l’appel, alors que les réfugiés ne font que rarement appel à nous au stade de la première demande. À croire qu’on sert à quelque chose.

Les revendications de cette grève sont multiples, ce qui montre que le mécontentement montait depuis longtemps sur bien des griefs. La direction de l’OFPRA a appliqué depuis des années une politique de gestion dite du “parle à ma main”.

Les voici ; elles sont révélatrices de l’état de l’asile en France. Qui ne sont pas les pires en Europe loin de là. le taux d’accord est d’environ un tiers en France, ce qui est la moyenne européenne, ce qui fait qu’une fois de plus, Éric Besson ment en disant que la France est parmi les pays les plus généreux en la matière. Au niveau de l’UE, la France est, en taux de réponse positive en première instance, 24e sur 27 avec 16%, contre 65% pour la Pologne, 64% en Lituanie et au Portugal, 62% en Autriche, 58% au Danemark (source : Eurostat, pdf).

► Tout d’abord, il y a l’abus par les préfectures des procédures prioritaires. La loi prévoit que les demandes d’asile sont enregistrées par les préfectures. Il y a parfois des refus d’enregistrement des demandes qui sont absolument illégales de la part des préfectures, comme Versailles par exemple qui pendant longtemps, je ne sais pas si c’est encore le cas, n’enregistrait que quatre dossiers par jour parce que c’est comme ça. Et le préfet peut décider, sans avoir à s’en justifier, que le dossier devra être traité prioritairement. Dès lors, l’OFPRA est tenu d’examiner le dossier dans un délai de 15 jours (ce qui inclut la convocation pour entretien, les recherches et vérifications, et la rédaction de la décision, qui doit être motivée si c’est un rejet car il y a appel possible). Le demandeur dont le dossier est classé en “PP” n’a plus que huit jours, au lieu de 21, pour l’envoyer à l’OFPRA (l’OFPRA doit le RECEVOIR le 8e jour, dit la loi), sachant que depuis 2000, le dossier doit être rédigé en Français, l’OFPRA ne prenant plus en charge les frais de traduction. Le demandeur en “PP” n’a pas de droit d’asile au sens strict du terme : pas de droit au séjour ni d’allocation temporaire d’attente, il peut être arrêté, frappé d’un arrêté de reconduite à la frontière et placé en centre de rétention (CRA) en vue de son expulsion. La seule protection dont il bénéficie est qu’il ne peut être expulsé tant que l’OFPRA n’a pas statué. En cas de placement en CRA, l’OFPRA doit statuer dans les 96 heures. Ces décisions sont totalement arbitraires (un recours est théoriquement possible, mais les demandeurs ne sont en pratique jamais assistés d’un avocat à ce stade et il faut pour qu’un référé suspension soit utile que la décision n’ait pas épuisé ses effets, or généralement, l’OFPRA a statué quand le juge administratif examine ce recours). Le taux de PP atteint 30% en 2008 (source : rapport 2008 de l’OFPRA, pdf, page 15) au niveau national, mais il dépasse les 50% dans les DOM-COM et atteint 91% en Guadeloupe (réfugiés Haïtiens principalement).

► Les services dits “d’appui” sont insuffisants. Il s’agit du service de documentation, qui collecte en permanence les informations des divers pays afin de permettre de confirmer les détails d’un récit. Il s’appelle la division de l’information, de la documentation et des recherches (DIDR). C’est un service essentiel, mais qui a un personnel insuffisant (une quinzaine de personnes quand l’OFPRA traite 50.000 dossiers par an, alors que le service équivalent du Danemark, pays de 3 millions d’habitants en a 40, pour 1750 demandes par an). En plus, les consulats, qui sont une source d’information sur place, boudent les demandes de l’OFPRA en refusant d’y répondre.

► L’absence totale de concertation pour la nouvelle liste des pays d’origine surs (cf. mon billet précité). Les OP en charge des demandes turques ont appris avec stupéfaction que ce pays était désormais sûr (7% de taux d’accord, ça reste élevé).

► Malgré la demande des syndicats, il n’y a jamais eu de concertation pour fixer des grands critères communs d’acceptation des demandes selon leur origine. Chaque OP fait sa cuisine dans son coin, ce qui aboutit à une différence de traitement selon le bureau où atterrit votre dossier (certains OP, il faut bien le dire, trouvant saugrenue l’idée de faire droit à une demande).

► L’Office n’a plus de directeur des ressources humaines depuis 6 mois, et les demandes de mutation en interne (on a parfois besoin de changer de service) sont rejetées dans la plus grande opacité. Je ne vous parle même pas des demandes de mutation externe. Si vous voulez casser la motivation de quelqu’un, ne vous y prenez pas autrement.

► Il y a une inégalité salariale entre les OP titulaires et les salariés, alors qu’ils font exactement le même travail. Là aussi, pour casser une dynamique de travail, la discrimination salariale est très efficace. Outre le fait qu’elle est illégale.

J’ai été frappé en discutant avec des OP de ressentir exactement la même chose que lors des actions des magistrats judiciaires et administratifs ainsi que chez les policiers : ce sont des gens qui font un métier qu’ils adorent, mais dans des conditions qu’ils détestent. Une pure illustration de la schizophrénie administrative qui vous fait détester faire un travail que vous adorez. Imaginez les dégâts au bout de quelques années sur le psychisme.

J’apporte donc tout mon soutien à l’action des Officiers de Protection. Même s’ils n’en sauront rien, car mon blog est inaccessible depuis les ordinateurs de l’OFPRA.

Oui, des personnes qui ont besoin de chercher des informations sur internet pour leurs dossiers ont un PALC. Remarquez, le secrétariat d’État au numérique filtre aussi son accès à internet et notamment aux réseaux sociaux. Vivement qu’on interdise aux ordinateurs du ministère de la Justice d’accéder à Légifrance.

je trouve que ça colle bien avec le décor.

jeudi 22 octobre 2009

La décision HADOPI 2 expliquée à mon stagiaire

« Eh bien mon Jeannot, tu en fais une tête ? Tu t’es encore fait voler ton scooter ?

— Non maître, je viens de renoncer à l’iPod que mon papa voulait m’offrir. C’était le dernier modèle, à 1 Gigaeuros de budget.

— Je comprends ta frustration. Comment puis-je te consoler ?

— En m’expliquant la décision du Conseil constitutionnel de ce jour sur la loi HADOPI 2.

— Fayot. Mais tu fais ça très bien, alors soit. Commençons par un rappel des épisodes précédents.

— D’accord. Au commencement était la loi n°2009-669 du 12 juin 2009 favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet. Elle crée une autorité administrative indépendante nommée la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet (HAdœpi, usuellement désignée la HADOPI). Cette Haute Autorité a un bras armé, la Commission de Protection des Droits (CPD). Le schéma devait être le suivant. Cette commission était saisie par des procès-verbaux dressé par des agents assermentés salariés des diverses société de perception de droit (SACEM, SACD, etc), des organismes de défense professionnelle et du Centre national de la cinématographie constatant des téléchargements d’œuvres protégées par telles adresses IP. La CPD se faisait alors communiquer par les fournisseurs d’accès internet (Orange, Free, Neuf…) le nom du titulaire de l’abonnement correspondant à cette adresse IP. La CPD lui envoyait alors, errarre humanum est, un premier avertissement par mail, puis, perseverare diabolicum, en cas de nouveau constat une lettre recommandée, et enfin, obstinare desconectum, pouvait prononcer une suspension d’un an de l’accès internet du titulaire de l’abonnement fautif.

— Fort bien résumé, et simplifié. Mais hélas…

Fatalitas…

— Le bel édifice chancela.

— Il s’effondra sous les coups de boutoir du Conseil constitutionnel, qui censura toute la partie obstinare desconectum, rappelant que l’internet étant fils légitime de la liberté d’expression et de communication, il fallait que toute atteinte à ces principes passât par le juge. Dès lors, il ne restait que l’e-mail et la lettre recommandée, et puis… plus rien.

— Fort bien, tu as bien lu mes premiers billets sur la question.

— Certes. Mais que se passa-t-il ensuite ?

— Le président actuel est d’un naturel obstiné. Il préféra changer de ministre et de loi plutôt que d’idée. Puisque le Conseil voulait un juge, il allait en avoir un, mais dans la version service minimum : le juge qui tient le stylo. L’idée était de remplacer la machine administrative à suspendre les accès internet par une machine judiciaire à suspendre les accès internet. 

— En transférant bien sûr les moyens budgétaires prévus pour la CPD à la justice afin qu’elle fasse face à ce surcroît de travail ?

— Ah ! Ah ! Ah ! Sacré Jeannot ! Mais restons sérieux, veux-tu ?

— Désolé, je ne recommencerai plus.

— L’idée du législateur fut donc d’utiliser une procédure jusque là cantonnée essentiellement aux délits et contravention routiers. Après tout, ne parle-t-on pas d’autoroutes de l’information ? Il s’agit de l’ordonnance pénale. On présente au juge le dossier avec toutes les preuves réunies. Si le président estime que la culpabilité est ainsi démontrée, il rend une ordonnance déclarant le prévenu qui en l’espèce ne l’est pas, prévenu, coupable et prononce une peine. Le condamné se voit notifier la décision et a 45 jours pour faire opposition, ce qui anéantit l’ordonnance et entraîne la citation de l’opposant devant le tribunal correctionnel où il peut, enfin, présenter sa défense. Au passage, la loi HADOPI 2 étend cette procédure à la contrefaçon, et prévoit en outre que ce délit relève désormais du juge unique pour que les oppositions, qui promettent d’être systématiques, n’engorgent pas trop les tribunaux, et crée une peine complémentaire de suspension de l’accès internet d’une durée d’un an. 

— En somme, un patch

— Exactement. La loi prévoit enfin que cette peine complémentaire peut être prononcée en cas de contravention prévoyant cette peine, si une négligence caractérisée peut être retenue contre le condamné.

— Mais de quelle contravention s’agit-il ?

— Pour le moment, aucune. Les décrets d’application créeront cette contravention.

— Je n’en vois pas l’utilité.

— Elle est pourtant évidente. Imagine que ton petit frère Loulou télécharge l’intégrale de Pocoyo® avec l’abonnement de ton papa. La CPD lui écrit un courriel d’avertissement.

— Papa ne sait pas ce qu’est qu’un e-mail.

— Peu importe. La loi ne lui demande pas de le lire, elle demande à la CPD de l’envoyer. Puis, la saison 2 y passant, c’est la lettre recommandée. Enfin, les agents assermentés constatent que c’est désormais l’intégrale de Caillou® qui est téléchargée : c’est la transmission au parquet. Il reçoit l’ordonnance, transmet à son redoutable avocat le dossier, qui accroche l’ordonnance à un croc de boucher en faisant opposition. À l’audience, il démontre que le jour des téléchargements, il était à une réunion de copropriété dans le Var, et que c’est son fils mineur qui est à l’origine de ces téléchargements.

— C’est la relaxe assurée.

— Et l’ordonnance pénale devient impossible pour punir le vrai coupable, puisque cette procédure est inapplicable aux mineurs : art. 495 du CPP.

— Par Portalis ! Mais la plupart des téléchargeurs sont des mineurs !

— Une grande partie, c’est sûr. Mais s’agissant d’une activité clandestine par nature, il n’existe pas de statistique fiable. D’où les pincettes géantes qu’il faut prendre avec les chiffres brandis par les premiers intéressés à l’affaire de 500.000 œuvres téléchargées par jour, qui tient plus de l’haruspice que du mathématicien, soit dit en passant. Une parade facile était de blâmer ses enfants mineurs et tout tombait à l’eau. 

— Ne pouvait-on saisir les juges des enfants ?

— Tu es vraiment désopilant, Jeannot. Les juges des enfants traitent des dossiers d’enfants battus, violés, martyrisés, ou sombrant dans la drogue, le vol, le recel, la violence, ou le trafic de stupéfiants, aucune de ces hypothèses n’excluant les autres. Ils sont déjà surchargés de travail et privés de greffier par dessus le marché. Déposer sur leur bureau des dossiers pénaux parce que Kévin a téléchargé le dernier Black Eyed Peas les fera éclater d’un rire nerveux, pour les plus polis. 

— Oui, dadouche serait plus grossière.

— Et qui l’en blâmerait ? D’où la solution de La Fontaine revisité : “si c’est toi, c’est donc ton père”. Le Gouvernement va créer une contravention de défaut de surveillance de l’accès internet qui permettra de condamner à une amende le titulaire de l’abonnement utilisé par un tiers (mineur vivant sous le toit ou même un tiers non identifié), cette contravention…

—…faisant encourir la peine complémentaire de suspension de l’accès internet ! C’est… comment dire ?

— Kafkaïen. Coûteux, mais kafkaïen.

— Venons-en alors à cette décision du Conseil.

— Tu as raison, le décor est planté, place à la tragédie. Elle se joue en un (second) acte et 5 scènes.

— Je bois vos paroles.

— Scène 1 : l’article 1er de la loi. Cet article pose la nouvelle procédure devant la CPD. Désormais, les agents de la CPD peuvent constater les infractions faisant encourir la peine complémentaire de suspension de l’abonnement. Étrange définition de la compétence relevant de la seule peine complémentaire.

— Quels sont les griefs soulevés ?

— J’ai presque honte de le dire. La loi ne serait pas intelligible, argument bateau qui ne tient pas ici, l’article étant parfaitement clair, et les parlementaires demandent au Conseil d’interpréter les termes “les faits susceptibles de constituer une infraction” comme impliquant nécessairement un complément d’enquête.

Interpréter ? Mais le Conseil n’interprète pas la loi, il en vérifie la conformité à la Constitution !

— Article 61 de la Constitution. Le Conseil renvoie donc les parlementaires à leurs chères études sans examiner plsu avant le contenu de l’article 1er. Ah, quousque tandem abutere, Legislator, patientia nostra ? Quand l’opposition chargera-t-elle un cabinet d’avocats constitutionnalistes de lui préparer ses recours plutôt que se ridiculiser en bricolant ce genre d’argumentation ? 

— Et la scène 2 ?

— C’est l’article 6, qui confie au juge unique le jugement des infractions entraînant la suspension de l’accès internet.

— Qu’est-ce qui chiffonne nos 60 députés au moins ?

— Ils invoquent une atteinte à l’égalité devant la justice, puisque certains auteurs seront poursuivis par ordonnance pénale et les autres devant le juge unique.

— Et que dit le Conseil ?

— Qu’eu égard à l’ampleur du phénomène, des mesures dérogatoires étaient justifiées, et que les règles ainsi instituées ne crée pas de différence de traitement entre les personnes se livrant à ces activités illicites.

— Est-ce tout ?

— Non. L’ordonnance pénale constituerait “une régression des garanties procédurales”, argument non juridique mais politique, et serait incompatible avec la complexité du délit de contrefaçon.

— Tiens ? Il me semble avoir déjà lu ça quelque part…

Je l’avais en effet soulevé dès que l’idée de l’ordonnance pénale a été invoquée. J’en concluais, et je maintiens, que la plupart des demandes d’ordonnances pénales seront rejetées. Mais l’inefficacité du procédé ne signe pas son inconstitutionnalité. Le Conseil rejette donc à raison.

— N’y a-t-il donc aucun argument qui trouve grâce aux yeux du Conseil ?

— Si, mais presque par accident. Les députés soulevaient le fait que la loi permette à la victime de présenter une demande de dommages-intérêts dans le cadre de cette procédure méconnaitrait le droit à un procès équitable.

— La Convention européenne des droits de l’homme, invoquée à l’appui d’une violation de la Constitution ?

— Original, n’est-ce pas ? L’argument est balayé par le Conseil : rien n’interdit au législateur de permettre à la victime d’intervenir dans la procédure d’ordonnance pénale, qui du coup prend un tour franchement cocasse puisque c’est une condamnation qui est prononcée après que le parquet ait soutenu l’accusation, la victime demandé réparation… mais sans que le prévenu ne soit seulement informé de ce qu’on allait le juger (je ne parle même pas de présenter sa défense). Mais le Conseil a déjà validé tout ça en août 2002…

— Alors, où le bât blesse-t-il ?

— Le législateur peut permettre à la victime de présenter sa demande, à condition de fixer tout le régime procédural de cette demande. Il s’agit de procédure pénale, domaine exclusif de la loi. Le législateur ne pouvait renvoyer au décret comme il l’a fait. Le Conseil censure cette partie du texte car elle est inapplicable faute de précision. le Conseil donne même le mode d’emploi : il faut prévoir les formes selon lesquelles cette demande peut être présentée, les effets de l’éventuelle opposition de la victime, et le droit du prévenu de limiter son opposition aux seules dispositions civiles de l’ordonnance pénale ou à ses seules dispositions pénales. Ce sera pour HADOPI 3 ?

— En attendant ? 

— Pour me citer moi même : les ayant droits ne pourront pas demander réparation de leur préjudice. Ils doivent sacrifier leur rémunération à leur soif de répression. Quand on sait que leur motivation dans ce combat est de lutter contre un manque à gagner, on constate qu’il y a pire ennemi des artistes que les pirates : c’est l’État qui veut les protéger.

— Que dit d’autre cette décision ?

— Brisons le suspens : le Conseil ne censurera rien d’autre. Sur l’article 7, qui prévoit la peine complémentaire de suspension de l’accès, le Conseil valide l’obligation de payer le prix de l’abonnement (qui résulte d’un contrat dont la suspension est due au fait du débiteur, ce qui est cohérent et logique), et écarte la rupture d’égalité due au fait que pour les zones où il est impossible de suspendre l’accès internet sans couper le téléphone et la télévision, cette peine complémentaire ne peut être prononcée, car il s’agit d’un obstacle technique et provisoire.

— En effet. Et pour l’article 8 qui prévoit la peine complémentaire en matière contraventionnelle ?

— Les auteurs de la saisine critiquaient son imprécision, notamment la référence à une “négligence caractérisée”. 

— Mais il s’agit de la définition d’une peine complémentaire, l’infraction principale restant à définir ?

— C’est exactement ce que répond le Conseil. Il appartiendra à qui le voudra d’attaquer le décret définissant cette contravention devant le Conseil d’État et au juge de rechercher une négligence caractérisée.  À mon sens, avoir un wi fi non sécurisé est une telle négligence, mais le fait d’avoir mis une clé, WEP ou WPA, suffira à écarter une négligence caractérisée

— Que reste-t-il ?

— Rien ou presque : l’article 11 institue un délit consistant à souscrire un nouvel accès internet malgré une peine de suspension judiciaire. Il est puni de deux ans de prison et de 30.000 euros d’amende.

— Et que trouvaient à y redire les parlementaires ?

— Que cette peine était manifestement disproportionnée.

— Disproportionnée ? Deux ans encourus pour violer intentionnellement une peine prononcée par un juge ?

— Vi.

— Et que répond le Conseil ?

— Que la peine n’est pas disproportionnée. Et rideau, c’est la fin de la décision.

— C’est donc une victoire pour le Gouvernement ?

— Politique, sans nul doute. L’affront du mois de juin est lavé, et le Gouvernement peut feindre de déposer aux pieds des artistes la dépouille de leur Némesis. 

— Et vous maintenez votre pessimisme sur l’efficacité de cette loi ?

— Absolument. C’est une journée des dupes. J’en veux pour preuve que la loi se fait seppuku à l’article 9, non soumis au Conseil, et pour cause !

— Que dit-il, cet article ?

— “Pour prononcer la peine de suspension prévue aux articles L. 335-7 et L. 335-7-1 et en déterminer la durée, la juridiction prend en compte les circonstances et la gravité de l’infraction ainsi que la personnalité de son auteur, et notamment l’activité professionnelle ou sociale de celui-ci, ainsi que sa situation socio-économique. La durée de la peine prononcée doit concilier la protection des droits de la propriété intellectuelle et le respect du droit de s’exprimer et de communiquer librement, notamment depuis son domicile”. Autant dire que face à autant d’obstacles à franchir pour prononcer une simple peine complémentaire que rien ne l’oblige à prononcer, la hargne répressive du juge sera mise à rude épreuve. Ajoutons à cela que les pirates auront désormais un sentiment d’impunité puisque tant qu’ils n’auront pas reçu le recommandé du deuxième avertissement, ils se sentiront à l’abri du risque de condamnation pénale (et de fait, ils n’auront pas complètement tort), et vous comprendrez que les torrents vont continuer à s’écouler et les mules à être chargées. Les artistes auraient bien tort de célébrer cette apparente victoire. Elle a été remportée à leurs frais.

mardi 29 septembre 2009

Quelques mots sur l'affaire Polanski

Les plus attentifs de mes lecteurs auront peut-être entendu parler de cette affaire dont les médias se sont discrètement fait l’écho : un cinéaste français a été interpellé en Suisse et placé en détention, à la demande des États-Unis d’Amérique, en raison d’une affaire de mœurs remontant à la fin des années 70.

Un petit point juridique sur la question s’impose pour mes lecteurs qui n’étant pas ministre de la culture désireraient avoir un point de vue éclairé sur la question.

Roman Polanski a été arrêté en vertu d’un mandat d’arrêt international délivré par la justice américaine. Un mandat d’arrêt international est une demande émanant forcément d’une autorité judiciaire (en France, un juge d’instruction ou une juridiction répressive) et relayée par voie diplomatique, s’adressant à tous les autres États, d’interpeller telle personne et de la lui remettre. Le vocabulaire juridique parle d’État requérant et d’État requis.

En principe, un mandat d’arrêt international, restant un acte interne à l’État requérant, ne lie pas les autres États requis. Mais de nombreuses conventions internationales, bilatérales (liant deux États entre eux) ou multilatérales (liant plusieurs États : il y en a une en vigueur en Europe, en Afrique de l’Ouest, au sein de la Ligue Arabe, en Amérique du Nord, etc…), dites de coopération judiciaire, sont intervenues pour rendre obligatoire l’exécution de ce mandat par l’État requis. Ces conventions ne sont pas signées avec n’importe quel État : la France n’a par exemple pas de convention d’extradition avec l’Iran ou avec la Corée du Nord. Dans notre affaire, il s’agit du Traité d’extradition entre les États-Unis d’Amérique et la Confédération Helvétique signée à Washington le 14 novembre 1990 (pdf).

Concrètement, le mandat est notifié aux autorités du pays où se trouve la personne visée, ou enregistrée dans une base de données internationale, la plus connue étant celle de l’Organisation Internationale de police Criminelle, plus connue sous le nom d’Interpol. Quand une personne se présente à la frontière, la police vérifie sur la base de son passeport si la personne est recherchée (les passeports actuels permettent une lecture optique, le contrôle ne prend que quelques secondes). En cas de réponse positive, la personne doit être interpellée, la police n’a pas le choix.

Le droit interne s’applique alors. Je ne connais pas le droit suisse en la matière, mais on peut supposer qu’il est proche du droit français en la matière. Le mandat d’arrêt vaut titre provisoire d’incarcération, généralement de quelques jours, le temps pour les autorités de notifier à la personne le mandat d’arrêt dont elle fait l’objet, qu’elle sache qui a ordonné son arrestation et pourquoi. C’est capital pour les droits de la défense et le non respect de ce délai entraîne la remise en liberté immédiate. Le détenu a naturellement droit à l’assistance d’un avocat. 

Le détenu est ensuite présenté à un juge qui va s’assurer que la notification a été faite et demander à l’intéressé s’il accepte d’être remis à l’État requérant (auquel cas son transfèrement est organisé dans les délais prévus par la loi, là aussi sous peine de remise en liberté immédiate. S’il refuse, le juge statue sur une éventuelle remise en liberté surveillée, et l’intéressé peut contester le mandat d’arrêt. 

Les arguments que l’on peut soulever sont divers. La régularité de forme, tout d’abord : le mandat d’arrêt international doit être conforme à la convention internationale liant l’État requérant à l’État requis, sinon ce n’est pas un mandat d’arrêt international. Classiquement, il doit indiquer l’autorité émettrice, la date d’émission, la nature des faits qui le fondent, et les textes de loi interne réprimant ces faits. Un État requis peut refuser une extradition pour certains motifs, qui généralement figurent dans la convention d’exclusion. Classiquement, ce sont les délits politiques (terrorisme exclu) et les faits qui ne constituent pas une infraction dans la loi de l’État requis, ainsi que le fait pour le détenu d’avoir déjà été jugé par un autre État pour ces mêmes faits : c’est la règle non bis in idem : on ne peut être jugé deux fois pour les mêmes faits (l’appel n’est pas un deuxième jugement mais une voie de recours). L’intéressé peut également soulever que le châtiment auquel il est exposé est illégal. L’Europe n’extrade pas quelqu’un exposé à la peine de mort, mais elle extrade si l’État requérant fournit des garanties que cette peine ne sera pas prononcée ou exécutée. Et oui, les États requérants (vous vous doutez que je parle surtout des États-Unis) tiennent parole, sous peine de se voir refuser toutes leurs futures demandes d’extradition.

Je passe sur le droit français qui est encore plus compliqué puisqu’il connait une phase judiciaire et une phase administrative, la cour de cassation et le Conseil d’État pouvant connaître du même dossier d’extradition (Cesare Battisti a fait le tour des juridictions françaises avant de faire le tour du monde).

Enfin, il existe un principe fondamental : un État n’extrade jamais ses ressortissants. C’est contraire à la protection qu’il doit à ses citoyens. Ce qui ne veut pas dire qu’ils sont l’abri de poursuites dans leur État d’origine.

J’ajoute que depuis 2004, le droit européen (de l’UE s’entend) a créé le mandat d’arrêt européen, qui exclut toutes les règles de l’extradition, notamment l’interdiction d’extrader un national. Il est de fait plus proche du mandat d’arrêt interne que du mandat d’arrêt international. Ce qui est conforme à la logique d’intégration européenne. Je me méfie autant des juges espagnols et allemands que Français, mais pas plus (c’est assez suffisant comme ça).

Et je crois nécessaire d’ajouter qu’aucune loi ni convention internationale ne prévoit d’immunité pour les artistes, oscarisés ou non.

Ah, une dernière précision ,décidément, on n’en a jamais fini : l’extradition ne se confond pas avec le transfèrement : ce terme concerne des personnes purgeant une peine dans un État autre que le leur, et prononcé par cet État. Le transfèrement vise à permettre au condamné d’être rapatrié dans son pays pour y purger sa peine. C’était le cas des condamnés de l’Arche de Zoé.

Revenons-en à notre cinéaste.

Il est de nationalité française (et polonaise, mais ici cela n’a aucune incidence). Il est visé par un mandat d’arrêt international émis par la justice de l’État de Californie pour une affaire remontant à 1977. Il a à l’époque eu des relations sexuelles avec une mineure âgée de treize ans après lui avoir fait boire de l’alcool et consommer des stupéfiants. Si mon confrère Dominique de Villepin me lit, qu’il ne s’étouffe pas d’indignation en invoquant la présomption d’innocence : celle-ci a expiré peu de temps après les illusions de cette jeune fille, puisque Roman Polanski a reconnu les faits en plaidant coupable. La culpabilité au sens juridique de Roman Polanski ne fait plus débat. Roman Polanski, après quelques jours en prison, a été remis en liberté dans l’attente de l’audience sur la peine. Il en a profité pour déguerpir et a soigneusement évité le territoire américain pendant trente ans.

Au départ, l’accusation contenait cinq chefs d’accusation, dont une qualification de viol. À la suite d’un accord passé avec le parquet, comme la loi californienne le permet, Roman Polanski a plaidé coupable pour un chef unique d’abus sexuel sur mineur (unlawful sexual intercourse with a minor), code pénal californien section 261.5., délit puni de 4 ans de prison maximum. 

Le mandat d’arrêt vise à le faire comparaître pour prononcer la peine, la comparution personnelle du condamné étant obligatoire pour la loi californienne. 

La victime a été indemnisée et a retiré sa plainte. Cela faisait partie probablement de l’accord passé avec le parquet (la victime n’est pas partie au procès pénal en droit américain). Cela ne fait pas obstacle à la poursuite de l’action publique.

Tant qu’il résidait en France, il était tranquille : la France n’extrade pas ses nationaux. Et il ne pouvait être poursuivi en France, bien que de nationalité française, les faits ayant déjà été jugés aux États-Unis. C’est la règle non bis in idem dont je vous parlais plus haut.

C’est la vanité qui a piégé notre cinéaste : invité en Suisse pour y recevoir une récompense pour l’ensemble de son œuvre (il ne se doutait pas qu’en effet, c’est bien l’ensemble de son œuvre qui allait recevoir ce qui lui revenait), il s’est rendu dans la sympathique confédération fédérale. Fatalitas : à l’aéroport, le contrôle de son passeport donne un ping Mise à jour : D’après la presse suisse, ce serait le cinéaste qui a donné l’alarme lui-même en demandant à la police suisse une protection, attirant ainsi l’attention des autorités sur sa venue : elles ont constaté que ce monsieur était l’objet d’un mandat d’arrêt international émis en 2005 (je vais revenir sur cette date curieuse de prime abord), il n’était pas suisse, il pouvait être arrêté. Et le voici qui goûte la paille humide des cachots helvètes, où il est en cellule individuelle, confiné 23 heures par jour. Ça vous choque ? À la bonne heure. Les prisonniers en France sont traités de la même façon en maison d’arrêt, sauf qu’en plus, ils sont dans une cellule surpeuplée. Pensez-y aux prochaines élections.

La Suisse va notifier par voie diplomatique l’arrestation de Roman Polanski. Les États-Unis ont 40 jours pour demander officiellement l’extradition à compter de l’arrestation (article 13§4 de la convention de 1990), soit jusqu’au 5 novembre 2009 à 24 heures, faute de quoi Roman Polanski sera remis en liberté. Ce dernier a indiqué qu’il refusait l’extradition et compte porter l’affaire devant le Tribunal pénal Fédéral (Bundesstrafgericht) et le Tribunal fédéral (Bundesgericht), la cour suprême suisse, le cas échéant. L’affaire est désormais dans les mains de la justice suisse et de mon excellent confrère Lorenz Erni.

Enfin, dernier point, sur l’ancienneté de cette affaire. Tous les soutiens au cinéaste invoquent à l’unisson l’argument que cette affaire est ancienne (à l’exception de Costa Gavras, qui lui soulève que cette jeune fille de 13 ans en faisait 25 ; il est vrai que 13 minutes d’un de ses films en paraissent 25, mais je doute de la pertinence juridique de l’argument). Se pose en effet la question de la prescription.

Je ne reviendrai pas sur le magistral exposé des règles en la matière (sans oublier la deuxième partie) par Sub lege libertas, règles qui sont à l’origine d’une grande partie de la consommation de paracétamol par les juristes. J’ajouterai simplement une précision : la loi californienne prévoit une prescription de 6 10 ans pour des faits de la nature de ceux reprochés à Roman Polanski (Code pénal de Californie, section 801.1). Cela dit sous toutes réserves, je n’ai pas accès à l’évolution du droit pénal californien depuis 1977.

Mais il faut garder à l’esprit que la prescription n’est pas un laps de temps intangible qui une fois qu’il est écoulé fait obstacle aux poursuites. Il peut être interrompu, et repart dans ce cas à zéro. Il faut six ans d’inaction des autorités judiciaires pour acquérir la prescription. Or les autorités judiciaires californiennes ne sont pas restées inactives depuis trente ans et ont toujours interrompu la prescription. La preuve ? En 2005, elles ont délivré un nouveau mandat d’arrêt international, acte qui interrompt la prescription : ce n’était en l’état actuel des choses qu’en 2011 que la prescription aurait éventuellement pu être acquise (sauf éléments du dossier que j’ignore, bien sûr).

Enfin et j’en terminerai là-dessus, je trouve choquant deux choses dans le tir de barrage du monde artistique. 

Je trouve honteux d’entendre des artistes qui il y a quelques semaines vouaient aux gémonies les téléchargeurs et approuvaient toute législation répressive et faisant bon cas de droits constitutionnels pour sanctionner le téléchargement illégal de leurs œuvres crier au scandale quand c’est à un des leurs qu’on entend appliquer la loi dans toute sa rigueur. Quand on sait que pas mal de téléchargeurs ont dans les treize ans, on en tire l’impression que les mineurs ne sont bons à leurs yeux qu’à cracher leur argent de poche et leur servir d’objet sexuel. Comme si leur image avait besoin de ça. Et après ça, on traitera les magistrats de corporatistes.

Et je bondis en entendant le ministre de la culture parler de « cette amérique qui fait peur ». Ah, comme on la connait mal, cette amérique.

Tocqueville avait déjà relevé il y a 170 ans, la passion pour l’égalité de ce pays. Elle n’a pas changé. Il est inconcevable là-bas de traiter différemment un justiciable parce qu’il appartiendrait à une aristocratie, fut-elle artistique. Il y a dix ans, l’Amérique a sérieusement envisagé de renverser le président en exercice parce qu’il avait menti sous serment devant un Grand Jury. Quitte à affaiblir durablement l’Exécutif.

Une justice qui n’épargne pas les puissants et les protégés des puissants ? On comprend qu’un ministre de la République française, qui a soigneusement mis son président et ses ministres à l’abri de Thémis, trouve que cette Amérique fait peur.

PS : billet mis à jour, merci à nemo pour ses lumières sur le droit du Golden State.

vendredi 4 septembre 2009

Rentrée des classes : cours de latin ou pourquoi ne pas tuer son mari pour toucher sa retraite de veuve.

par Sub lege libertas


Oui, on peut tuer ses parents et toucher l’héritage. Est-ce si sûr ? Le Maître de ces lieux a démontré juridiquement la béance entre le droit successoral (les indignités) et la morale, voire -j’y ajoute - le droit naturel ou divin (tu ne tueras point). Evidemment, le procureur - qui peut toujours au nom de l’ordre public ou dans l’intérêt de la loi venir donner son avis aux civilistes - ne peut totalement rester taisant. Et que pourrait-il répondre juridiquement pour exhéréder le fils qui a causé la mort de son père dans un geste de démence reconnue pénalement ?

Et bien, il ne parlera pas chinois mais latin ! Et vous vous en doutez ça me plaît bien… Depuis 1948 (selon le Professeur Morvan qui s’est penché sur la question), la Cour de cassation qui contrôle l’usage des règles de droit a recours à des principes de droit qui viennent lui servir de fondement à son analyse quand la référence à un texte législatif n’y suffit pas. Ces principes sont très divers, mais pour nombre d’entre eux, ce sont des adages latins, de vieilles maximes de droit romain qui pour certaines ont parfois été traduites en articles de loi. Mais souvent elles demeurent non écrites, sauf à être visées par un tribunal ou une cour de justice comme référence : vu le principe…

Dans notre beau système judiciaire, cette pratique peut étonner : les jacobins hurleront contre au nom de la prohibition des “arrêts de règlement”, ces jugements par lesquels les cours souveraines de l’Ancien Régime face à la maigreur des textes légaux cuisinaient une règle de droit à leur propre sauce et décidaient qu’elle réglait pour l’avenir (d’où le nom d’arrêt de règlement) la question posée par le litige. Je ne trancherai pas le débat entre les jacobins, les positivistes, les jus-naturalistes et autres oiseaux interprètes des sources du droit pour savoir si le recours à des principes non écrits comme fondement d’une décision judiciaire est une hérésie systémique, un scandale politique (gouvernement des juges) ou l’expression de la normativité de la jurisprudence même sans ”stare decisis”, preuve de l’adaptation permanente du droit à l’évolution de la société. Mékeskidi ? Rien d’autre en français que ce que dit un juge dans son jugement peut servir de référence pour un autre jugement dans un cas similaire, même si ce n’est pas obligatoire, et qu’ainsi sans que la loi ait changé, son interprétation par les juges permet de l’adapter à la réalité de la société.

Je me contenterai de cette pratique établie pour tenter de débouter Anastase de sa demande de part d’héritage de feu son papa qu’il a follement occis. Et voilà donc qu’avec Balthazar le frérot orphelin, le procureur que je suis s’écrie : “Nemo auditur propriam turpitudinem allegans”. Comme l’article 111 de l’ordonnance royale donnée à Villers-Cotterêts le 15 août 1539, insinué au Parlement de Paris le 5 septembre de la même année, toujours en vigueur dans notre pays, m’interdit l’usage d’une autre langue dans les actes judiciaires que la langue françoise, je me reprends et derechef je m’écrie : Nul ne peut alléguer ses propres méfaits pour en tirer profit.

Ah ! Mais ne serait-ce pas de la morale qui sous couvert d’adage latin s’insinue dans le droit pour mettre en échec l’application des textes en vigueur au profit d’Anastase ? J’ose un glissement de terrain sémantique : morale peut-être, équité certainement. Et là, je reste juriste car jus est ars boni et aequi, le droit est le moyen d’être bon et équitable. Le droit anglo-saxon, que je maîtrise certes aussi bien que la langue de Shakespeare parlée par une betizu, use me semble-t-il très bien de cette notion d’équité comme fondement notamment du droit des obligations, là où notre bon vieux législateur post-révolutionnaire nous fait privilégier l’égalité. Mais comme le juge et pas seulement celui de Château-Thierry aime naturellement l’équité quand l’égalité de la loi semble injuste, il trouve refuge dans cet adage “nemo auditur” pour prohiber que l’on tire avantage d’un méfait que l’on a causé.

Bien. Mais cet adage a-t-il déjà été utilisé dans un cas comme celui de nos Abel et Caïn de l’héritage ? Et c’est là où je vais vous parler de mon pays natal, le bassin minier du Nord-Pas de Calais. En ces contrées, Micheline - on l’appellera comme cela - vivait auprès de son Robert retraité des mines, sans doute silicosé, sirotant son café bistoule du matin au soir. Or un jour ou peut-être était-ce une nuit, lassée de la vie que lui faisait mener son Robert, voilà que la Micheline le cogne tant avec tout ce qui lui tombe sous la main que Robert quitte le bas monde de son coron pour l’éternité. Micheline est condamnée pour coups mortels avec arme à cinq années de réclusion criminelle par la cour d’assises de Saint-Omer ou de Douai, peu importe.

Mais bientôt Micheline quitte les murs de sa prison et s’avise que désormais veuve de feu son mineur de fond, elle peut revendiquer la pension de reversion d’ouvrier mineur conformément au décret du 27 novembre 1946, portant organisation de la sécurité sociale dans les mines. C’est la veuve joyeuse version ch’ti! La Cour d’appel de Douai, le 19 février 1993, donne raison à Micheline qui se réjouissait déjà, après voir touché le fond, de le faire désormais au pluriel. Las, la Cour de cassation s’en mêle et sans remettre en cause la réalité du droit à pension ouvert par les textes au profit de Micheline, vise uniquement en tête de son arrêt (et en latin !) la règle “nemo auditur” pour dire à Micheline qu’elle “se trouvait exclue de la prestation considérée pour une cause qui lui était propre, le décès de son mari étant le résultat de l’acte fautif lui ayant valu sa condamnation”.

J’en entends déjà qui disent : “D’accord, mais à la différence de Micheline, Anastase n’a pas été condamné puisqu’il était irresponsable pénalement. Donc, pique nique douille c’est Sub lege libertas l’andouille ” Que nenni ! Car au visa de la règle “nemo audititur” je conclue civilement ainsi : Attendu que Anastase a causé le décès de son père, qu’il a d’ailleurs été tenu de réparer au profit de son frère Balthazar les conséquences de son geste fautif au plan civil, Attendu que Anastase ne peut se prévaloir de son comportement fautif pour revendiquer la qualité d’ayant-droit à la succession de son père, laquelle n’a été ouverte qu’à raison de ce comportement, que dès lors en application de la règle sus-visée, il doit se voir débouter de sa demande…

Attendons donc tous de voir comment la cour d’appel de Nîmes, peut-être sur conclusion de l’avocat général inspiré par la lecture de ce billet, statuera, avant de se soumettre à la tentation d’estourbir ses géniteurs par un fol appât du lucre.

vendredi 14 août 2009

Hora­tio Caine va-t-il deve­nir un per­son­nage de la série Cold Case ?

Question angoissante : quitter la chaleur tropicale de la Floride pour les frimas de Philadelphie lui feraient courir le risque du choc thermique (outre le fait qu’il n’aurait plus guère de raisons de tripoter ses lunettes), et le changement de méthode de travail (abandonner la preuve scientifique pour aller accuser du crime tous les survivants de l’époque jusqu’à ce que l’un d’entre eux passent aux aveux), à son âge, est un traumatisme.

On comprend donc que ce soit la Cour Suprême des États-Unis qui ait eu à trancher la question.

Pourquoi un tel transfert est-il envisagé ? À cause de ce diable d’Acide Désoxyribo-Nucléique, l’ADN. Pour tout savoir sur cet assemblage de molécules, la piqûre de rappel est ici. Pour les fainéants, voici la version courte.

L’ADN a révolutionné les enquêtes policières en permettant une nouvelle méthode d’identification des suspects. Si une goute de sang, un cheveu ou du sperme est retrouvé sur une scène de crime, l’ADN permet de dire avec une quasi-certitude que l’échantillon témoin correspond à telle personne dont on a l’ADN, et surtout de dire avec une certitude absolue s’il ne lui correspond pas. Si le positif s’exprime toujours en probabilité (de l’ordre de 1 sur plusieurs dizaines de milliards, soit plus que la population terrestre…), le négatif est une certitude absolue. Si une signature moléculaire précise (un allèle) figure sur un échantillon mais pas sur l’autre, il est rigoureusement impossible que les deux échantillons proviennent de la même personne.

Mais cette technique n’est au point que depuis une dizaine d’années environ (outre qu’elle coûte cher à mettre en œuvre, plusieurs milliers d’euros par test). Des tests ADN plus rudimentaires existaient auparavant, mais avec des probabilités d’erreur bien plus élevées, comme vous allez voir.

Enfin, son utilité, surtout en matière de viols où le sperme de l’auteur a été retrouvé et conservé, est évidente.

À tel point qu’aux États-Unis, nombre de condamnés ont souhaité bénéficier de tels tests a posteriori afin d’obtenir le révision de leur condamnation. Comment les en blâmer : 240 prisonniers ont ainsi été innocentés.

Parmi ces candidats au test, William Osborne, pensionnaire du système pénitentiaire de l’Alaska.

Le 22 mars 1993, Williaw Osborne et un de ses amis ont sollicité les services d’une prostituée d’Anchorage. Après une prompte négociation, la prestation est arrêtée ainsi que son prix : 100 dollars pour une procédure orale sur les deux messieurs. La prestataire de service monte dans leur voiture, et pour jouir en paix de la tranquillité de la nature, ils se rendent de conserve à Earthquake Park, ainsi baptisé en souvenir du terrible tremblement de terre du 27 mars 1964, le second plus fort tremblement de terre jamais enregistré (magnitude 9,2, soit 2,8 millions de fois Nagasaki ; ça méritait bien un parc).

Là, l’affaire tourne très mal. La prostituée demande à être payée d’avance. Aussitôt, l’un des hommes sort une arme de poing et sous la menace, l’obligent à avoir une relation orale avec l’un d’eux et vaginale avec l’autre, utilisant un préservatif de la prostituée. Une fois leur affaire terminée, ils disent à la prostituée de s’allonger sur le ventre dans la neige. Refus de la prostituée, craignant pour sa vie. Furieux, les deux hommes vont l’étrangler et la frapper avec la crosse de l’arme. Elle tentera de prendre la fuite mais sera rattrapée, battue avec un manche de pioche (de hache, en fait) et finalement, l’un des hommes lui tirera une balle dans la tête. Ils la laisseront pour morte, après l’avoir recouverte de neige à la hâte, et partiront.

Heureusement, l’ange gardien de la prostituée a fini par se réveiller : la balle n’a fait qu’effleurer sa tête. Elle a pu se relever, rejoindre la route et arrêter une voiture. La police arrivera très vite sur les lieux et retrouvera une douille, le manche de pioche, et le préservatif.

Quelques jours plus tard, lors d’une verbalisation banale pour usage intempestif des feux de route, un policier va arrêter et contrôler le véhicule de Dexter jackson. À l’intérieur, la police va découvrir un pistolet correspondant au calibre utilisé lors de l’agression de la prostituée, et divers objets personnels appartenant à celle-ci. La voiture correspond à la description faite par la victime. Très vite, Dexter Jackson va avouer être le conducteur lors de l’agression, et donnera le nom du coauteur : William Osborne, un militaire. L’enquête va retrouver des témoins affirmant avoir vu Osborne et Jackson monter ensemble dans la voiture peu avant le crime. Une perquisition au logement d’Osborne va permettre de trouver un manche de pioche identique à celui laissé sur les lieux du crime. La victime l’identifiera formellement au procès. Enfin, un test ADN va être effectué sur le sperme retrouvé dans le préservatif, selon une méthode dite DQ Alpha, méthode rudimentaire qui ne permettait pas une certitude très élevée (On peut dire que c’est une méthode traître génétique). Et de fait, le test sera positif, mais en retenant des caractéristiques communes à 16% des Noirs américains, dont Osborne fait partie. Enfin, des poils pubiens retrouvés n’ont pas permis de test DQ Alpha, mais l’examen microscopique concluait qu’ils correspondaient à ceux d’Osborne.

Sur ces preuves, Osborne, qui niait sa participation aux faits, a été reconnu coupable, mais tenez-vous bien : d’enlèvement, violences et agression sexuelle. Il a été acquitté pour la tentative de meurtre (oui, malgré le tir d’une balle dans la tête) et n’a même pas été poursuivi pour viol, la victime étant prostituée, Ah, le rude charme de l’Alaska, ou le droit de porter une arme est mieux protégé que le droit d’une prostituée de dire non.

Osborne a été condamné à 26 ans de prison.

Très vite après sa condamnation, il va faire appel et demander à bénéficier d’un nouveau test plus performant. Il va faire procéduralement des pieds et des mains pour obtenir la révision de son procès. Ses requêtes seront rejetées, car la cour d’appel d’Alaska estimera que le choix de son avocate de ne pas demander de tests plus précis lors du procès était un choix tactique de la défense (l’avocate pensait son client coupable et préférait plaider le doute avec une marge d’erreur de 16% plutôt que de se tirer une balle dans le pied en obtenant des résultats positifs plus fiables), et retiendra qu’Osborne a reconnu les faits devant le tribunal d’application des peines pour demander une libération conditionnelle, or mentir devant ce tribunal est un crime. Il ne peut invoquer sa propre turpitude.

Osborne ayant perdu en droit alaskain, il va donc jouer la carte fédérale : il va alléguer avoir un droit constitutionnel à l’accès à la contre-expertise génétique à ses frais, en raison du Due Process Clause, ce que nous appelons en droit européen le droit à un procès équitable. Le juge fédéral de première instance rejettera sa demande pour des motifs techniques : il estimera que sa demande relève de la procédure d’ habeas corpus puisqu’il prétend être détenu à tort. La cour d’appel fédérale va casser cette décision en estimant que le due process est le fondement correct de cetet action, sans trancher sur son bien fondé et va renvoyer devant le juge fédéral. Le juge va donc statuer à nouveau et va estimer qu’eu égard aux circonstances, il existe un droti constitutionnel limité pour fonder une demande de nouveau test[1]. La cour d’appel va confirmer cette décision, en estimant que le droit constitutionnel d’accès aux preuves, qui ne fait plus débat depuis longtemps (depuis Brady v. Maryland, 373 U. S. 83 (1963) exactement) s’applique également à l’accès post-condamnation, en vue d’une procédure de révision. C’était là une nouveauté qui a fait bondir le procureur fédéral sur le gros bouton rouge caché dans un tiroir de son bureau : le recours devant la cour suprême.

Et bien lui en a pris car la Cour suprême va casser cette décision (District Attorney’s Office for Third Judicial Dist. v. Osborne, 557 U. S. ____ (2009)”, pdf).

Il n’y a pas de droit constitutionnel à l’accès au test ADN dans un cadre post-condamnation, dit en substance la Cour. La Constitution protège les droits de toute personne accusée d’un crime. Pas condamnée pour un crime.

Entendons bien la Cour, dont l’opinion majoritaire est co-signée par les originalistes[2] de la cour ce qui ne surprendra personne. Elle ne dit pas qu’il est interdit à un condamné d’avoir accès à ces preuves. Au contraire, elle en rappelle l’efficacité en notant que 240 personnes ont ainsi été innocentées après avoir été condamnées. Elle dit que ce droit relève de la compétence du législateur des États fédérés, qui seul peut fixer les modalités et conditions d’exercice de ce droit. La cour relève d’ailleurs innocemment que 47 des 50 États ont d’ores et déjà adopté une telle législation, façon de pointer du doigt le législateur alaskain qui est en retard sur la question (mais comment lui en vouloir si ses électeurs considèrent qu’on ne peut violer une prostituée et que lui tirer une balle dans la tête avant de la recouvrir de neige n’est pas une tentative de meurtre…).

La Constitution ne doit pas tout faire à la place du législateur, quelque regrettable que soit sa carence.

Horatio Caine va donc continuer à s’occuper de cadavres encore chauds sous le soleil orange de Miami, laissant l’anoréxique Lilly Rush à ses hallucinations.

Et Osborne ? Libéré en conditionnelle en 2007, il a été arrêté peu de temps après pour avoir commis un délit pendant cette mesure et est à nouveau incarcéré. La libération conditionnelle est en cours de révocation. Il doit avoir ça dans le sang.

Prochain épisode : peut-on laisser les Blancs du Sud rédiger le Code électoral ?

Notes

[1] “there does exist, under the unique and specific facts presented, a very limited constitutional right to the testing sought.”Les italiques sont d’origine.

[2] Doctrine juridique voulant que la Constitution ne s’interprète qu’en référence à ce qu’ont voulu ses rédacteurs.

lundi 20 juillet 2009

Les anti-inflammatoires permettent-ils de voir des jeunes filles nues ?

La Cour Suprême se pen­che par­fois sur des ques­tions fon­da­men­ta­les, sans mau­vais jeu de mot. L’une d’entre elles est celle de la pri­vacy, mal tra­duit par “vie pri­vée”, le con­cept de pri­vacy étant plus large que cela. Il s’agit du droit reconnu à tout indi­vidu de gar­der secret ce qui la con­cerne, et de ne révé­ler publi­que­ment ou aux auto­ri­tés que ce qu’elle veut bien révé­ler, sans pou­voir être forcé de révé­ler plus. Cela inclut notre vie pri­vée, mais aussi l’inté­grité cor­po­relle et le patri­moine (la per­qui­si­tion, la réqui­si­tion d’un bien est une atteinte à la pri­vacy). 

Ce droit est con­sa­cré par le Qua­trième amen­de­ment à la Cons­ti­tu­tion des États-Unis.

Le droit des citoyens d’être garan­tis dans leurs per­sonne, domi­cile, papiers et effets, con­tre les per­qui­si­tions et sai­sies non moti­vées ne sera pas violé, et aucun man­dat ne sera déli­vré, si ce n’est sur pré­somp­tion sérieuse, cor­ro­bo­rée par ser­ment ou décla­ra­tion solen­nelle, ni sans qu’il décrive avec pré­ci­sion le lieu à fouiller et les per­son­nes ou les cho­ses à sai­sir.

Quand, dans nos séries pré­fé­rées, un citoyen refuse d’ouvrir la porte à un poli­cier qui n’aurait pas « un man­dat » (search war­rant), il invo­que le Qua­trième amen­de­ment. Le poli­cier ne peut en effet entrer de force que pour des rai­sons ne souf­frant pas dis­cus­sion (cris d’au secours, coups de feu, tra­ces de sang récen­tes…), ou si un juge l’y a au préa­la­ble auto­risé, en déli­mi­tant stric­te­ment les lieux à fouiller et les cho­ses recher­chées. Il existe l’équi­va­lent de notre enquête de fla­grance, si le poli­cier a pu cons­ta­ter de l’exté­rieur l’exis­tence d’une infrac­tion sur le point, en train ou venant de se réa­li­ser, qui auto­rise aussi son inter­ven­tion. Le juge amé­ri­cain exerce un con­trôle de pro­por­tion­na­lité et de néces­sité de la mesure, qui ne s’appli­que pas qu’aux poli­ciers mais à toute per­sonne exer­çant une par­celle de l’auto­rité publi­que. Comme les ensei­gnants.

Là encore, on voit com­ment les rédac­teurs de la Cons­ti­tu­tion ont eu le souci cons­tant de pro­té­ger les géné­ra­tions à venir des abus pos­si­bles de l’auto­rité, y com­pris celle con­fiée aux États et à l’État fédé­ral. S’il est un point résu­mant toute la dif­fé­rence cul­tu­relle entre la France et les États-Unis, c’est bien celui-là : les amé­ri­cains ont com­pris depuis le début que l’État était un tyran poten­tiel et ont voulu s’en pro­té­ger, tan­dis que les Fran­çais le voient comme le gar­dien de l’inté­rêt géné­ral, expres­sion de la majo­rité et qui ne peut donc mal faire. Hob­bes con­tre Rous­seau. La leçon de 1941 n’ayant que peu servi, les droits indi­vi­duels s’effa­cent dans notre tra­di­tion face à la puis­sance de l’État. Heu­reu­se­ment, nous avons l’Europe qui a intro­duit ces pro­tec­tions indi­vi­duel­les face à la puis­sance de l’Auto­rité dans notre droit.

Et c’est sans se dou­ter qu’elle allait être plu­tôt bru­ta­le­ment con­fron­tée à cette ten­dance à la tyran­nie de celui qui a une par­celle d’auto­rité que la jeune Savana Red­ding, alors âgée de 13 ans, s’est ren­due à son cours de math du col­lège public de Saf­ford, 8900 habi­tants, dans le Comté de Gra­ham, Ari­zona, (c’est ce bâti­ment-là)ce jour d’octo­bre 2003.

Le règle­ment de l’école est plu­tôt rigou­reux. Sur la liste des cho­ses inter­di­tes dans l’enceinte de l’éta­blis­se­ment se trou­vent divers objets parmi les­quels, je ne sais pour­quoi, les anti-inflam­ma­toi­res, qu’ils soient sur ordon­nance (pres­crip­tion drug) que sans ordon­nance (over-the-coun­ter). Je sais que l’anglais uti­lise le même mot pour les médi­ca­ments et les dro­gues (je ne dis pas que c’est à tort), mais tout de même, si un phar­ma­cien ou un méde­cin pou­vait m’expli­quer pour­quoi, il me paie­rait de ma peine. 

Au beau milieu du cours, l’assis­tant du prin­ci­pal du col­lège, Kerry Wil­son, fit irrup­tion et demanda à Savana Red­ding de le sui­vre dans son bureau. Là, on lui pré­senta un orga­ni­seur lui appar­te­nant (une sorte de gros agenda se fer­mant par une fer­me­ture-éclair) con­te­nant divers objets pro­hi­bés par le règle­ment de l’école : cou­teaux, mar­queur indé­lé­bile, bri­quets, et, hor­resco refe­rens, une ciga­rette. Inter­ro­gée sur ces objets, elle déclara que l’orga­ni­seur lui appar­te­nait bien mais qu’elle l’avait prêté il y a quel­ques jours à une amie, Marissa Gli­nes. Elle nia que ces objets fus­sent siens. 

L’assis­tant du prin­ci­pal sor­tit alors les élé­ments les plus acca­blants : 4 pilu­les d’Ibu­pro­fène® 400mg (anti-inflam­ma­toire vendu uni­que­ment sur ordon­nance) et une de Naproxène® 200mg, un anti-inflam­ma­toire vendu sans ordon­nance, médi­ca­ments dont la déten­tion est inter­dite sans auto­ri­sa­tion préa­la­ble de la direc­tion de l’éta­blis­se­ment. Kerry Wil­son informa alors Savana Red­ding que des sour­ces con­fi­den­tiel­les (vous ver­rez plus loin les­quel­les) l’avait informé que Savana Red­ding dis­tri­bue­rait ces pillu­les dans l’éta­blis­se­ment. Ce que Savanna Red­ding nia farou­che­ment. Kerry Wil­son lui demanda si elle accep­tait que l’on fouillât ses affai­res per­son­nel­les, ce qu’elle accepta. Kerry Wil­son appela alors une assis­tante admi­nis­tra­tive, Helen Romero, et tous deux fouillè­rent le sac à dos de Savana, sans rien trou­ver.

Notons d’ores et  déjà que jusqu’à pré­sent, une jeune fille de 13 ans est seule con­fron­tée à des adul­tes, sans que ses repré­sen­tants légaux (c’est ainsi que les juris­tes appel­lent les parents) ne soient infor­més. Il est per­mis de tiquer (mais vous ver­rez qu’à ce stade, le juge amé­ri­cain ne fron­cera pas les sour­cils). Mais l’affaire va pren­dre un tour pro­pre­ment incroya­ble.

En effet, Kerry Wil­son ne va pas s’avouer vaincu. Il va ordon­ner à Helen Romero de con­duire Savana chez l’infir­mière de l’école pour qu’elle fouillât ses vête­ments. Savana Red­ding dut donc, en la pré­sence cons­tante d’Helen Romera et de l’infir­mière Peggy Sch­wal­lier (mais hors la pré­sence de Kerry Wil­son pour des rai­sons qui vont être de plus en plus évi­den­tes), ôter sa veste, ses chaus­set­tes, et ses chaus­su­res. Lais­sée ainsi en t-shirt et pan­ta­lon “stretch” (donc sans la moin­dre poche), elle atten­dit que les deux fem­mes eus­sent fini d’exa­mi­ner ses vête­ments. Chou blanc. Déci­dé­ment têtues, les deux fem­mes lui firent ôter son pan­ta­lon, son t-shirt, et ne trou­vant tou­jours rien, son sou­tien-gorge, qu’elle dut tenir à bout de bras et secouer, puis lui firent tirer sur l’élas­ti­que de sa culotte, révé­lant ainsi sa poi­trine et sa région pel­vienne. Aucune pilule ne fut décou­verte.

April Red­ding, la mère de Savana, fut d’une grande modé­ra­tion dans son appro­ba­tion de la chose, et pour­sui­vit aus­si­tôt en jus­tice l’école, Wil­son, Romero et Sch­wal­lier (Ah, la Sainte femme…), pour vio­la­tion du Qua­trième amen­de­ment (donc com­pé­tence du juge fédé­ral). La Cour de Dis­trict rejeta la plainte de madame Red­ding, esti­mant qu’il n’y avait pas eu vio­la­tion du Qua­trième amen­de­ment du fait de l’Immu­nité Qua­li­fiée (Qua­li­fied Immu­nity), excep­tion (au sens juri­di­que de moyen de défense) qui exo­nère de leur res­pon­sa­bi­lité des per­son­nes inves­ties de l’auto­rité publi­que ou char­gée d’une mis­sion de ser­vice publi­que qui auraient violé les droits cons­ti­tu­tion­nels d’une per­sonne, si une per­sonne rai­son­na­ble (rea­son­na­ble per­son) n’aurait pas dans la même situa­tion réa­lisé cette illé­ga­lité, ce qui est exclu quand le droit pro­té­geant la per­sonne fouillée est clai­re­ment éta­bli. Les juris­tes recon­naî­tront ici une appré­cia­tion in abs­tracto, la rea­son­na­ble per­son de nos amis amé­ri­cains n’étant autre que notre bonus pater fami­lias.

En appel, la cour d’appel fédé­rale con­firma ce rejet en for­ma­tion res­treinte (panel, com­posé de trois juges), qui fut porté devant la for­ma­tion plé­nière (en banc). Atten­tion, vous allez décou­vrir le rai­son­ne­ment gigo­gne qu’affec­tion­nent les juges amé­ri­cains.

La for­ma­tion plé­nière appli­qua le test en deux éta­pes fixé par la juris­pru­dence de la cour suprême : Sau­cier v. Katz, 533 U. S. 194, 200 (2001). D’abord, la fouille était-elle illé­gale ? Ensuite, cette illé­ga­lité était-elle évi­dente ?

Sur l’illé­ga­lité, oui, répond la cour, au regard des cri­tè­res de fouille des élè­ves des éco­les fixés par l’arrêt New Jer­sey v. T. L. O., 469 U. S. 325 (1985). Cet arrêt de 1985 a posé le prin­cipe que le droit des école de main­te­nir l’ordre était une cause légi­time pou­vant l’empor­ter que le droit à la pri­vacy, donc que la direc­tion pou­vait effec­tuer une fouille sans man­dat de jus­tice à con­di­tion que soit rem­pli… un test en deux éta­pes. Il faut l’école ait une sus­pi­cion rai­son­na­ble (rea­son­na­ble sus­pi­cion), carac­té­ri­sée par (1) le fait que l’action était jus­ti­fiée dès son début (une fouille ne sau­rait être jus­ti­fiée par le fait qu’elle a per­mis de décou­vrir quel­que chose) et (2) que la fouille était pro­por­tion­nelle aux cir­cons­tan­ces ayant jus­ti­fié cette cette fouille à son com­men­ce­ment. Ici, selon la cour d’appel, si l’orga­ni­seur jus­ti­fiait la fouille, le carac­tère pro­por­tion­nel fai­sait défaut 

Cette fouille était illé­gale, mais la direc­tion en avait-elle cons­cience ?
Oui, répond encore la cour d’appel, esti­mant qu’ici, il était clai­re­ment éta­bli que le droit à la pri­vacy de la col­lé­gienne s’oppo­sait à une telle fouille. Motif un peu vague, me direz-vous à rai­son ,ce qui expli­que que l’affaire soit remon­tée à la Cour Suprême.

Et la Cour a sta­tué le 25 juin der­nier, dans un arrêt Saf­ford Uni­fied School Dis­trict #1, et al, v April Red­ding, 557 U. S. ____ (2009) (pdf), en con­fir­mant que la fouille était illé­gale. 

La cour com­mence par recon­naî­tre que le règle­ment de l’école, aussi strict soit-il, est légal et sensé : les ensei­gnants ne sont pas des phar­ma­ciens, ne peu­vent recon­naî­tre des médi­ca­ments, et l’effet de sub­stan­ces acti­ves sur des orga­nis­mes juvé­ni­les ne sont pas ano­dins. Sans par­ler de la pro­hi­bi­tion des armes, du tabac ou du mar­queur indé­lé­bile, qui sert plus à dégra­der qu’à s’expri­mer.

Puis elle va entrer dans les détails de ce qui s’est passé ce jour funeste. C’est sur dénon­cia­tion d’un élève ayant été malade après avoir pris une pilule que lui a remis Marissa Gli­nes que Kerry Wil­son a mené son enquête. Il a fait appe­ler Marissa Gli­nes hors de sa classe et a saisi l’orga­ni­seur qui était en sa pos­ses­sion, avec les objets que nous avons vu. Il a ensuite con­vo­qué Marissa Gli­nes et, en pré­sence d’Helen Romero, lui a fait vider ses poches. Où furent décou­ver­tes les pilu­les d’Ibu­pro­fène (blan­ches) et une de Naproxène (bleue), et une lame de rasoir. Kerry Wil­son demanda à Marissa Gli­nes qui lui avait donné cette pilule bleue. Marissa répon­dit qu’elle avait dû se glis­ser avec cel­les qu’elle lui avait don­nées. Qui est ce “elle”, demanda Wil­son ? Savana Red­ding répon­dit Marissa Gli­nes (qui elle aussi subit une fouille cor­po­relle qui ne donna rien. 

La Cour va cons­ta­ter que c’est sur la foi de ce seul témoi­gnage, sans ques­tions plus pous­sées pour savoir s’il y avait une pro­ba­bi­lité que Savana Red­ding eût en sa pos­ses­sion actuelle d’autres pilu­les pro­hi­bées, et après qu’une fouille de ses affai­res per­son­nel­les n’ait rien donné, que Kerry Wil­son va ordon­ner qu’il soit pro­cédé à la fouille cor­po­relle.

Or si cette fouille du sac à dos et des vête­ments était jus­ti­fiée aux yeux de la Cour vu les élé­ments en la pos­ses­sion des auto­ri­tés sco­lai­res et son carac­tère rela­ti­ve­ment peu intru­sif (notez le con­trôle de pro­por­tion­na­lité), ce que d’ailleurs Savana Red­ding n’a jamais con­testé d’ailleurs, la fouille cor­po­relle atteint un tel degré de gra­vité dans l’atteinte à la pri­vacy que la Cour doit invo­quer le test en deux éta­pes de l’arrêt T.L.O. Et la Cour cons­tate que les indi­ces ayant con­duit à déci­der de la mesure, donc sa jus­ti­fi­ca­tion dès le début, étaient lar­ge­ment insuf­fi­sants pour jus­ti­fier une telle atteinte. Non, le fait de lut­ter con­tre le tra­fic d’anti-inflam­ma­toi­res, cette cause fût-elle légi­time, ne per­met pas de con­train­dre une jeune fille mineure à se désha­biller. Cette dis­pro­por­tion carac­té­rise la vio­la­tion du Qua­trième amen­de­ment, par 8 voix con­tre 1 (Seul Cla­rence Tho­mas a dis­con­venu), ce qui en fait un des rares arrêts de cette ses­sion adopté à une large majo­rité.

Cepen­dant, ajoute la cour, la juris­pru­dence con­cer­nant les fouilles sco­lai­res est actuel­le­ment tel­le­ment con­tro­ver­sée qu’on ne peut dire que la loi est clai­re­ment éta­blie en la matière (de fait, la série de tests en deux éta­pes à faire abou­tit à déchi­rer les juges : peut-on deman­der à des ensei­gnants d’être plus sages qu’eux en cette matière très juri­di­que ?). Dès lors, la Cour Suprême accorde l’Immu­nité Qua­li­fiée à l’assis­tant du prin­ci­pal, à l’assis­tante admi­nis­tra­tive et à l’infir­mière sco­laire. Seule l’école est décla­rée res­pon­sa­ble. Un juriste fran­çais dirait que la faute des trois per­son­nels ensei­gnants n’est pas déta­cha­ble du ser­vice.

Cet arrêt, outre le fait qu’il me per­met de faire un titre de billet avec les mots « jeune fille nue » qui va faire beau­coup pour aug­men­ter le nom­bre de visi­teurs clients poten­tiels, trouve un écho en France où le Gou­ver­ne­ment s’inter­ro­geait il y a peu sur la pos­si­bi­lité de créer un corps spé­ci­fi­que d’agents pour fouiller les car­ta­bles des élè­ves, et où des fouilles spec­ta­cu­lai­res ont eu lieu dans le cadre d’opé­ra­tions anti-dro­gue menées par la gen­dar­me­rie, avec des chiens et même des fouilles à corps. Ce que les parents d’élève n’appré­cient guère, et on peut les com­pren­dre. 

La solu­tion fran­çaise, abou­tis­sant à ne pas vou­loir attri­buer de pou­voirs de police aux ensei­gnants (alors que rien ne s’y oppose, et même que les prin­ci­pes géné­raux du droit admi­nis­tra­tif le per­met­tent) et à réser­ver cela à la police abou­tit à un résul­tat plus trau­ma­ti­sant encore pour les élè­ves tout en ren­for­çant une image d’impuis­sance nui­sant à l’auto­rité. Je ne sais pas si elle est due à une résis­tance des ensei­gnants qui ne vou­draient pas de ce pou­voir, ou à un choix de l’État qui veut réser­ver toute coer­ci­tion à la police, au ris­que de dété­rio­rer son image, en sou­li­gnant la répres­sion au détri­ment de la pro­tec­tion qui est pour­tant l’essence de la police. Une solu­tion rai­son­na­ble est cepen­dant dif­fi­cile à trou­ver, les juges amé­ri­cains se déchi­rant eux-même sur l’enca­dre­ment de ce pou­voir de police. Voilà un thème de débat qui méri­te­rait la séré­nité et le dépas­se­ment des cli­va­ges poli­ti­ques. 

Pro­chaine épi­sode de notre rubri­que de droit amé­ri­cain : Hora­tio Caine va-t-il devoir s’ache­ter une cra­vate ?

vendredi 10 juillet 2009

Faut-il se chauffer au gaz pour être juge en Virginie occidentale ?

Lors de sa récente session, la Cour suprême a rendu un arrêt important changeant de manière spectaculaire sa position sur la très délicate question de l'indépendance de fait des juges élus.

Les juges exercent en démocratie le troisième pouvoir, le pouvoir judiciaire : celui de trancher un différend selon la loi. Cette mission essentielle en démocratie suppose deux qualités essentielles : l'indépendance, et la compétence.

En démocratie, trois systèmes de désignation sont envisageables : la désignation par l'autorité publique (les modalités peuvent varier de la désignation discrétionnaire au concours, en passant par la désignation ratifiée), l'élection, et le tirage au sort.

La France a recours à un panaché des trois systèmes. La majorité des juges administratifs et judiciaires sont désignés par l'autorité publique sur la base d'un concours (c'est un décret signé par le président de la République en personne qui leur confère leurs fonctions ; Chirac pour Gascogne, Dadouche, Sub lege libertas, Paxatagore et Lulu, René Coty pour Anatole). Certains de ces juges sont désignés par l'autorité publique sans concours (les “sur titre” ; par exemple, Rachida Dati n'a jamais passé le concours d'accès à l'ENM— mais la plupart des “sur titre” sont de très bons magistrats ; citons aussi les membres du Conseil constitutionnel, nommés discrétionnairement par les trois présidents de la République, du Sénat et de l'Assemblée nationale). Les conseillers prud'hommes sont élus par les salariés et les employeurs, de même que les juges de commerce le sont par les commerçants. Le jury d'assises est quant à lui tiré au sort parmi le corps électoral.

Ce dernier système peut surprendre, mais il est selon Montesquieu le plus démocratique puisqu'il respecte l'égalité des chances (même si dans tous les systèmes de droit, le tirage au sort est toujours tempéré tant par des restrictions pour l'accès au tirage —conditions d'âge et de probité— que par une influence sur le tirage —droit de récusation d'un juré tiré au sort.

La désignation par l'autorité publique se fait en principe sur un critère de compétence technique. C'est le cas du concours, mode de désignation au mérite par excellence, mais aussi de la nomination par le pouvoir politique, qui si elle est encadrée par des contre-pouvoirs peut être satisfaisante. Ainsi les juges à la Cour Suprême des États-Unis sont-ils désignés par le président des États-Unis mais avec ratification par le Sénat ; les plus hauts postes de magistrats français sont soumis à l'avis (pour le parquet) ou à l'accord (pour le siège) du Conseil Supérieur de la Magistrature, ce qui rend particulièrement scandaleux le coup de force qui viendrait de se produire pour muter un procureur général, j'y reviendrai dans un prochain billet.

Notons que les nominations au Conseil constitutionnel n'étaient soumises à aucun contrôle ni contre pouvoir jusqu'à la révision constitutionnelle de juillet 2008, ce qui était une carence à mon sens mais a permis d'éviter la politisation du Conseil. On verra ce que donnera la nouvelle procédure, qui n'a pas encore eu à s'appliquer (les prochaines nominations sont pour février 2010 avec le départ d'Olivier Dutheillet de Lamothe, Dominique Schnapper et Pierre Joxe.

Aux États-Unis, qui vont nous occuper, 39 des 50 États de l'Union ont recours partiellement ou totalement à l'élection des juges et procureurs généraux. C'est donc un sujet sensible, qui reflète la méfiance traditionnelle du peuple américain envers l'État, et qui a ainsi voulu garder la mainmise sur la désignation de ceux chargés de dire le droit.

L'invonvénient d'un tel système de désignation est qu'il se politise forcément. Les campagnes électorales pour élire tel juge ne sont pas toujours compatibles avec la dignité inhérente à la fonction, et l'argument de la promesse de sévérité (promesse tenue, les États-Unis ont un taux d'incarcération dix fois supérieur au nôtre) est un des plus porteurs. Se pose aussi la question de l'indépendance du juge, dont la campagne est financée par des gens susceptibles un jour d'être justiciables devant lui. Or un principe constitutionnel aux États-Unis est celui du procès équitable, le due process of law.

Or la position de la Cour suprême a toujours été de dire que le juge ne doit pas voir son impartialité remise en cause à la légère : il prêtent serment de respecter la loi et la Constitution, et doivent bénéficier d'une présomption d'honnêteté. De fait, deux cas seulement constituent selon elle une situation objective où le juge doit se récuser : quand le juge a un intérêt financier dans le litige —Tumey v. Ohio, 273 U. S. 510, 523 (1927)— et quand le juge statue sur un délit d'audience (contempt of court) dont il a été la victime directe —Mayberry v. Pennsylvania, 400 U. S. 455 (1971). Ces décisions ont d'ailleurs été reprises dans des lois fédérales depuis lors. En dehors de ces cas, le demandeur en récusation doit prouver la partialité (bias) du juge, ce qui est très difficile, d'autant plus que généralement, il faut bien le dire, les juges se déportent volontiers quand ils estiment ne pas être neutres.

Intéressons-nous à présent à l'industrie du charbon en Virginie occidentale.

Ah, Charleston[1], ton univers impitoya-able. Un géant du charbon y règne sur les Appalaches : Massey Energy®, sous la forme de sa succursale locale :A. T. Massey Coal Co., Inc. Massey est le 4e producteur de charbon des États-Unis avec 40 millions de tonnes par an (vous voyez que le réchauffement de la planète a de beaux jours devant lui), et le premier de la région des Apalaches. Face à Goliath, quatre David : Hugh Caperton, Harman Development Corp.,Harman Mining Corp., et Sovereign Coal Sales (que j'appellerai Caperton tout court, comme la Cour Suprême). Quatre petits exploitants de mines de charbon qui vont tous faire faillite à cause selon eux de manœuvres déloyales et illicites de Massey.

Si en France, tout finit par des chansons, aux États-Unis, tout finit par des procès. Et pour cause : ça marche. Le géant se prend la pierre judiciaire en plein front. En août 2002, un jury déclare A.T. Massey coupable de comportements commerciaux déloyaux et illicites et le condamne à payer à Caperton 50 millions de dollars. En juin 2004, la cour d'appel rejette le recours de A.T. Massey par un arrêt cinglant qui établit formellement sa culpabilité. Massey forme un pourvoi en cassation devant la Cour Suprême de l'État de Virginie Occidentale.

Or fin 2004 se tenaient les élections judiciaires à la Cour Suprême : le juge sortant était l'Honorable Justice McGraw, candidat à sa succession. Son principal adversaire était l'avocat Brent Benjamin.

Le Groupe Massey va décider de soutenir le candidat Benjamin, farouche partisan du libre marché. Et quand je dis soutenir, je dis soutenir. Outre les 1.000 dollars, don maximum au candidat selon la loi de Virginie Occidentale, Massey va faire un don de 2.500.000 $ à une association qui s'opposait à McGraw et soutenait Benjamin. Le nom de l'association est, pour la petite histoire « Pour le Bien des Enfants ». En fait, c'était plutôt pour le bien des mineurs.

Et pour faire bonne mesure, Massey va dépenser 500.000 $ en courriers et campagnes diverses appelant à faire des dons pour Benjamin. Hypocrisie de la législation américaine : on ne peut donner plus de 1000 dollars à un candidat mais on peut dépenser 500.000 $ pour encourager les gens à lui faire des dons plafonnés à 1000 $ chacun. Sachant que les comités de soutien des deux candidats ont dépensé à eux deux 2.000.000 $, Massey va dépenser 3 millions pour soutenir un candidat.

Qui sera élu avec 53,3% des votes. Ramené au nombre de suffrages exprimés, cela fait 8 dollars par vote pour Massey.

Une fois Brent Benjamin devenu Justice Benjamin, Massey forme son pourvoi en cassation en octobre 2005. Aussitôt, Caperton dépose une requête en suspicion légitime à l'encontre du Justice Benjamin, lui demandant de se déporter, le demandeur étant son principal soutien financier. En avril 2006, le Justice Benjamin rejette cette requête, s'estimant tout à fait impartial.

Et en novembre 2007, la cour suprême annule le jugement, par trois voix contre deux. Trois voix, dont celle de Benjamin : son vote fut donc décisif. Dans l'opinion dissidente du Justice Albright, cosignée par le Justice Cookman, on peut lire ces lignes impitoyables “Non seulement l'opinion de la majorité ne repose sur aucun fait établi ou un précédent jurisprudentiel, mais elle est fondamentalement injuste. Malheureusement, la justice n'a été ni honorée ni servie par la majorité". Ambiance. ”

Caperton n'en démordant pas, il porte son affaire devant la Cour Suprême.

Qui va se déchirer à son tour mais, par un vote de 5 contre 4, donner raison à Caperton. L'argument central est le suivant : même si aucun élément ne permet d'affirmer la partialité du Justice Benjamin, il existe ici une telle probabilité de partialité (probability of bias) qu'il aurait dû se récuser. la femme de César ne doit pas être soupçonnée même si elle n'a rien à se reprocher : il en va de même de ses juges. À l'argument de l'atteinte de la confiance publique dans les juges et le risque de raz-de-marée de recours en récusation Caperton, le Justice Kennedy, qui a rédigé l'Opinion de la Cour réplique que non, il s'agit d'un cas d'espèce eu égard aux circonstances extrêmes (un soutien “disproportionné” du demandeur)

Le Chief Justice Roberts, dissident, s'étouffe d'indignation, soutenu en cela par le bloc conservateur de la cour : les Justice Scalia, Alito, et Thomas (les usual Suspects). Le Chief Justice Roberts ne parvient pas à accepter cette décision ne reposant pas sur des critères objectifs (contrairement à Tumey ou Mayberry) mais sur l'appréciation du juge. Il soulève dans son opinion dissidente (page 28 et suivantes du pdf) 40 questions que cet arrêt laisse selon lui irrésolues. Certaines sont pertinentes (par exemple : et si le litige portait sur un enjeu de 10.000 $, soit bien moins que le soutien financier de la campagne, peut-on soupçonner Massey d'acheter son juge ?), tandis que d'autres sont teintées de mauvaise foi par une reductio ad absurdum classique : par exemple : “Et si un juge est élu sur une promesse de sévérité envers le crime, doit-il se récuser de toute affaire criminelle ?” ; et pourquoi pas l'obliger à se chauffer au gaz pour juger une entreprise de charbon (d'où le titre du billet).

Les règles objectives dégagées par la Cour dans ses arrêts Tumey et Mayberry ont été reprises dans des textes de loi, ce qui montre au passage le respect à la limite de la crainte révérencielle du législateur américain envers le juge, tandis que le législateur français vote sans vergogne des lois pour contourner les objections du juge, fût-il constitutionnel (Rétention de sûreté, HADOPI 2…). Gageons que cette fois, le législateur américain se gardera bien de s'aventurer sur ce terrain glissant.

Alors, Caperton, révolution jurisprudentielle ou cas d'espèce sans lendemain ?

Prochain épisode : les anti-inflammatoires permettent-ils de voir des jeunes filles nues ?

Notes

[1] Qui est comme tout le monde le sait la capitale de la Virginie Occidentale.

mardi 7 juillet 2009

De l'art délicat de donner des leçons à qui n'a pas appris les siennes

Un fait divers a fait quelque peu ricaner sur le web, une forme d'arroseur arrosé, internet tenant parfois d'une cour de récréation où on aime à rire aux dépens d'autrui (c'est toujours mieux comme métaphore que la plomberie).

Même si vous pourrez facilement retrouver le nom des protagonistes, puisqu'il est sans intérêt pour ma démonstration et que je ne souhaite pas exposer plus avant le dindon de la farce, je vais utiliser des pseudonymes.

Géronte est un étudiant en informatique. Ce jour là, il doit passer un contrôle de connaissance (il ne s'agit pas d'un examen visant à la délivrance d'un diplôme, la chose a son importance) portant sur sa maîtrise d'un logiciel très (trop ?) utilisé sur internet. Le sujet tombe, et là, c'est le blanc. Chaque exercice noté implique l'utilisation d'une technique dont il n'arrive pas à se souvenir.

Mais il découvre qu'il peut se connecter à internet depuis sa salle d'examen (l'examen a forcément lieu sur un ordinateur), quand bien même l'école avait dit avoir pris ses précaution pour que ce soit impossible.

Il lance donc un appel au secours demandant de l'aide et promettant une récompense.

Scapin, spécialiste de ce programme du fait de sa profession de graphiste indépendant, lui répond et lui propose son assistance. Géronte lui expose sa difficulté et lui propose de faire les exercices à sa place, contre une rémunération de 100 euros.

Scapin tombe alors le masque et exposant qu'il n'a ni besoin d'argent, ni peur du paradoxe, lui demande 300 euros faute de quoi il téléphonera à son école pour révéler la triche en cours, capture d'écran de leurs échanges à l'appui. Géronte croit à une plaisanterie de quelqu'un ayant changé d'avis, et conclut l'échange par le sommet de la péroraison cicéronienne en rhétorique contemporaine : un ;-) .

Mais Scapin était sérieux. Il a appelé l'école, qui se dispose à prendre des sanctions contre cet élève.

Internet est un théâtre, et le poulailler s'esclaffe de la Farce de Scapin sur ce pauvre Maître Géronte.

Un seul ne rit pas à l'orchestre : votre serviteur. Il ne peut s'empêcher d'être amer dans cette saynète, où Scapin mérite peut-être plus les coups de bâton que Géronte.

Géronte a voulu tricher, c'est certain. La fraude à un examen est un délit depuis la loi, toujours en vigueur, du 23 décembre 1901, puni de 3 ans de prison et 9000 euros d'amende ; mais seulement si l'examen est un concours d'accès à la fonction publique ou vise la délivrance d'un diplôme délivré par l'État, outre des sanctions disciplinaires d'interdiction provisoire de se présenter aux examens et concours (je n'ai pas retrouvé la référence des textes, si quelqu'un peut m'éclairer, je mettrai à jour). En dehors de ces cas, la fraude expose l'élève a des sanctions disciplinaires prononcées par son établissement pouvant aller jusqu'au renvoi.

Ici, il s'agissait d'un contrôle de connaissance, interne à l'établissement. Le délit n'était donc pas constitué, mais la faute disciplinaire, oui.

Foulant au pied tous mes principes, je mets un instant ma robe pour plaider gratuitement (Argh ! Je brûle ! Je brûle !) que ce que Géronte a fait est EXACTEMENT ce qu'un professionnel aurait fait à sa place : chercher de l'aide sur internet. Internet est un paradis pour informaticien (il y a même des femmes nues, d'ailleurs, c'est dire si la ressemblance est poussée), et quiconque a un souci peut trouver promptement du secours dans les forums spécialisés. La solidarité existe, et le mot de communauté prend ici tout son sens. J'en sais quelque chose y ayant eu assez recours pour rustiner mon blog (au fait, Rémi, ça avance, cet upgrade ?). Professionnellement, ce n'est pas tricher : c'est aller chercher l'information, disponible gratuitement, à charge de revanche. De fait, si Géronte n'avait pas voulu frimer en précisant qu'il était en examen, mais avait simplement demandé de l'aide, il l'aurait très probablement trouvée, sans qu'on lui pose de questions. Cela n'annule pas la triche mais en atténue la gravité. D'autant que face à cet échec, il a finalement rendu copie blanche, ou son équivalent en informatique (disque dur formaté ?). Géronte mérite une sanction, mais plutôt de l'ordre de l'avertissement.

Tournons nos yeux vers Scapin.

Qu'a-t-il fait ? Dénoncer un tricheur n'est pas répréhensible en soi. La dénonciation fut un sport national avant d'avoir mauvaise presse mais reste légale (bon, de là à la qualifier d'acte républicain, il faut pas exagérer, sauf à être un spécialiste de la chose).

Mais auparavant, il y a eu cette parole malheureuse : “ ce qui serait encore mieux, ce serait 300 euros pour que je ne téléphone pas tout de suite à l'école en leur balançant les photos et le résumé du chat qu'on vient d'avoir.

Et là, le juriste ne peut s'empêcher de s'exclamer : « 312-10 ! »

Code pénal, article 312-10 : Le chantage est le fait d'obtenir, en menaçant de révéler ou d'imputer des faits de nature à porter atteinte à l'honneur ou à la considération, soit une signature, un engagement ou une renonciation, soit la révélation d'un secret, soit la remise de fonds, de valeurs ou d'un bien quelconque.

Le chantage est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75000 euros d'amende.

Le fait de tricher à un contrôle est bien de nature à porter atteinte à l'honneur et à la considération du tricheur. Peu importe que le fait soit illicite et avéré : le chantage n'a pas à porter sur des faits licites ou mensongers : on peut parler de jurisprudence ancienne puisqu'il en a déjà été jugé par la chambre criminelle de la cour de cassation le 4 juillet 1874.

Et, découvrant que Scapin a bel et bien prévenu l'école, le juriste s'écrie derechef : « 312-11 ! »

Code pénal, article 312-11 : Lorsque l'auteur du chantage a mis sa menace à exécution, la peine est portée à sept ans d'emprisonnement et à 100.000 euros d'amende.

Le poulailler ne rit plus, et interpellant l'orchestre, lui objecte : mais la loi sanctionne le fait d'obtenir les fonds, et là, Géronte n'a pas voulu payer, Scapin n'a rien obtenu !

Ce à quoi le juriste, décidément imperméable à l'humour, rétorque : « 312-12. »

Code pénal, article 312-12 : La tentative des délits prévus par la présente section est punie des mêmes peines.

La tentative est constituée dès lors que, manifestée par un commencement d'exécution, elle n'a été suspendue ou n'a manqué son effet qu'en raison de circonstances indépendantes de la volonté de son auteur (article 121-5 du Code pénal). Ici, la circonstance indépendante de la volonté du maître chanteur est que la victime du chantage n'a pas payé, qu'elle ait préféré subir les conséquences de sa fraude ou n'ait pas pris la menace au sérieux.

Tourner en ridicule les tricheurs, pourquoi pas ? Encore qu'avec l'internet, donner le nom de la personne est le condamner à une infamie perpétuelle, ce qui est disproportionné, surtout pour une simple interrogation écrite.

Mais commettre un délit à cette occasion me semble être une curieuse façon de se poser en donneur de leçon.


(PS : Merci de ne pas citer les noms des protagonistes de cette affaire, le message serait immédiatement supprimé dans son intégralité, je ne vais pas m'amuser à faire de la correction).

samedi 20 juin 2009

Quelques mots sur ce blog

    Je suis entré dans le vif du sujet sans même me présenter et expliquer ma démarche. Ne croyez pas que je sois distrait, mais la création de ce blog ne me paraît pas un événement tel qu'il justifie que je le marque d'un discours sur ma démarche, mes envies, mes idées et opinions.

Mais un petit mode d'emploi m'est apparu nécessaire à la réflexion, en guise de mise au point.

En quelques mots : je suis avocat au barreau de Paris, passionné de mon métier et aimant à flâner sur le web. J'ai souvent constaté un intérêt poussé pour la justice et le droit de manière générale, intérêt laissé insatisfait par l'opacité de la matière et la difficulté d'appréhender, pour un esprit non formé --à moins que ce ne soit déformé ?-- au droit.

Alors j'ai décidé d'y ajouter ma petite pierre numérique.
Chaque jour, si mon emploi du temps m'en laisse le temps, je narrerai ici des choses vues et entendues aux audiences auxquelles j'ai assisté, je raconterai un peu l'envers du décor du Palais, et donnerai à qui voudra bien me lire quelques clefs pour comprendre un débat juridique ou un fait divers dont on parle dans la presse sans hélas d'approche pédagogique.

Tout ce qui sera raconté ici sera absolument authentique comme constaté par moi même, sauf indication contraire.

Ce que ce blog n'est pas :

Ce blog n'est pas un site de cabinet d'avocat. Je ne révèlerai pas mon identité, mon but n'est pas de pêcher des clients sur l'internet ou de me faire de la pub clandestine.

Mon anonymat ne m'empêche pas de respecter scrupuleusement la déontologie de ma profession. Je ne parlerai jamais de dossiers dans lesquels j'interviens ou suis intervenu, car ces éléments sont couverts par le secret professionnel. Je ne ferai état que de fait que toute personne aurait pu elle-même constater, les audiences étant publiques.

Ce n'est pas non plus un site de consultations juridiques. Je ne répondrai à aucune question par mail ou posée en commentaire visant à obtenir un renseignement à usage personnel. Chaque ordre organise des consultations gratuites, et 30.000 confrères dans toute la France sont à votre disposition pour vous apporter le meilleur conseil au plus juste prix.

Merci à tous mes visiteurs de leur curiosité.

vendredi 5 juin 2009

Follement injuste, juste fou ? Mortel !

par Sub lege libertas


Chère Maître Laure Heinich-Luijer,

Première secrétaire de la Conférence du stage, avocate au barreau de Paris, vous nous écrivez, à nous magistrats -à moi donc- sans aménité quoiqu’au décours d’une matinée partagée à la formation de magistrats pénalistes rue Chanoinesse, je vous connusse capable de cette « douceur accompagnée de grâce et de politesse » (Littré) pour soutenir sans faiblesse votre cause.

Votre client est mort, mort dans sa folie, mort dans sa prison, mort dans les soupçons sur son innocence que sa folie lui faisait peut-être même perdre de vue et que la justice devait pourtant présumer. Je vous cite :

M.O. s'est pendu dans sa cellule de la Maison d'arrêt de Fresnes.

Il était schizophrène.

Un collège d'experts l'avait déclaré irresponsable de ses actes et capable de s'accuser de faits qu'il n'avait pas commis.

Il existait un doute sur sa culpabilité.

Il n'existait plus de doute sur son irresponsabilité.

Votre thrène -que chacun le lise, çà ailleurs, en entier, c’est impératif- s’il se fait pamphlétaire, n’est pas un libelle ad hominem, n’en déplaise à ceux qui voudraient l’y réduire. C’est une exhortation à l’humanité, une exhortation violente, car à oublier l’urgence de l’homme sans raison dans le temps de la procédure, la mort est survenue non sans raison.

Je ne sais rien du dossier, n’en veux rien savoir et n’en dirai rien, par décence. Je ne viens pas non plus répondre à votre lettre ouverte, adressée à nous les magistrats, si répondre signifiait devoir défendre les magistrats visés dans votre dénonciation de leurs actions ou inactions, de leurs manières de faire ou non en cabinet, en chambre du conseil ou dans le couloir. Je crains de penser qu’à tous, on trouverait de louables intentions, à défaut, d’atténuantes circonstances faites de la litanie convenue des lourdeurs de la procédure, de la charge de travail, de la foi du palais, de l’imprévisibilité du geste d’un fou, d’impondérables divers, etc.

Je pourrais même biaiser en vous renvoyant à la lecture de l’article L3214-3 du Code de la santé publique, pour vous inviter à apostropher plutôt le préfet du Val de Marne qui après tout, aurait pu l’hospitaliser, ce fou trop détenu pour détenir encore le droit d’être fou ; et le directeur de la maison d’arrêt qui pouvait le saisir de cette situation, mais les fous ont tant leur place en geôle et au prétoire, qu’il n’est plus très sain d’esprit de les imaginer à l’hôpital et sans jugement. Mais vous ne pouvez raisonnablement pas vous contenter d’un avis de Ponce Pilate. Quant à déplorer ce fol attrait de notre société pour la culpabilité et l’enfermement des fous, des mineurs et autres qui rassurent les chantres d’une opinion publique enrôlée dans leurs visées idéologiques, pour réelle que soit cette inclination, vous ne pouvez supporter que cela justifie que les magistrats y succombent, l'air du temps soufflant l'esprit de la loi ; du moins aviez-vous espéré que les devoirs de leur état ne les gardassent de ce commun dérèglement.

Je reçois donc votre faire-part et dans le deuil d’un humanisme judiciaire, je vous assure comme magistrat qu’en cet instant, je suis votre confrère.

jeudi 4 juin 2009

[Journée d'action des magistrats administratifs] Notre drame tient en un mot

Par un magistrat désabusé

Suite au message de Me Eolas s'étonnant de ne rien recevoir sur son blog, et devant le silence de mes collègues certainement fort occupés par l'instruction de leurs dossiers, je me lance, en regrettant qu'un débutant comme moi doive s'y coller alors que tant de vieux briscards qui auraientd es choses passionnantes à dire restent cois.

Notre drame tient en un mot : la statistique. La statistique et sa maman productivité.

La statistique, qui met en évidence des délais de jugement considérés comme inacceptables par le justiciable et les représentants du peuple qui votent nos budgets. Un délai de jugement est toujours trop long quand il excède quelques mois (hors urgences) et peut faire perdre beaucoup de son intérêt au jugement finalement rendu, alors que l'indu d'APL a été récupéré par la CAF depuis bien longtemps, alors que l'autorisation d'exploiter demandée a été rejetée 3 ans plus tôt, bref, alors que les carottes sont cuites. Tout magistrat qui se respecte en est bien d'accord et le déplore amèrement, mais il ne peut pas, avec le stock de dossiers dont il hérite (cela varie énormément d'un tribunal ou d'une chambre à l'autre, pour ma part c'était un peu plus de 300 quand j'ai démarré, mais les tribunaux d'Ile-de-France traitent des masses de dossiers qui n'ont rien à voir), les urgences à traiter d'abord et qui ne cessent de croître (référés, reconduites, DALO, OQTF à juger en 3 mois), et les vieux dossiers prioritaires, il ne peut pas, donc, accélérer autant qu'il le voudrait la manoeuvre. Les recrutements supplémentaires ne permettent malheureusement pas d'absorber ce contentieux de l'urgence croissant d'autant plus vite que l'Etat français s'est fixé des objectifs quantitatifs de reconduites à la frontière. La tendance était de toutes façons, avant le développement de cette politique, à l'accroissement du contentieux de l'urgence, qui répondait au besoin de préserver les droits des justiciables malgré les délais de jugement (qui se sont certes, réduits, mais pas assez). En résumé, la gestion par des objectifs quantitatifs dans une administration donnée fait naître inéluctablement le souci de mesurer et de piloter à grands renforts de stats' le travail des juridictions. C'est la maladie du siècle. Elle a ses bons côtés, mais elle nous en montre ici de mauvais.

Bref, malgré un effort quantitatif important, permettant la réduction des délais de jugement ou le maintien à peu près à flot des statistiques des juridictions submergées de recours contre les RAF (reconduites), OQTF et refus de titre de séjour, effort piloté grâce à des objectifs quantitatifs (n dossiers pas an et par magistrat, chacun devant finir, par exemple , les requêtes enregistrées en telle année) fixés aux magistrats par leur président de juridiction, le gestionnaire , à savoir le Conseil d'Etat, a dû se rendre à l'évidence : ça coince. Il y a un moment où un magistrat atteint son pic de productivité et où la bête, ensuite, ne lit ou n'écrit plus assez vite (ne parlons pas de réfléchir, même si la majorité d'entre nous y tient beaucoup) pour mener à bien le combat contre cette foutue stat'. (et pendant ce temps-là, les shadocks pompent pour augmenter le nombre de recours à l'autre bout de la chaîne : il faut donc réagir, et vite.)

QUe voulez-vous que fasse le gestionnaire ? Il fait avec ce qu'il a sous la main. En l'absence de recrutements lui permettant d'"éponger" le flot des requêtes et d'éviter la noyade, il décide de changer la méthode de travail.

Or, en quoi consiste la méthode de travail ? pour le contentieux de droit commun ( de mémoire, il ne concerne désormais plus que 30 % des requêtes) , il s'agit de faire instruire le dossier par un rapporteur, qui passe la balle à un rapporteur public qui examine le dossier à son tour, voire, en plus, à un réviseur (luxe ! ) qui fait ce que son nom suggère : il révise le dossier. Ensuite, la chambre/ section/ sous-section selon les degrés de juridiction se réunit et tout le monde discute des dossiers de tout le monde. Moralité, dans une juridiction de première instance, deux personnes au minimum ont examiné de façon approfondie le dossier, et ensuite le débat se déroule en formation collégiale, en séance d'instruction, ou en délibéré, ou pour les plus fêlés d'entre nous et les dossiers les plus difficiles, lors de ces deux séances. Quand la décision est arrêtée, il faut encore relire le dossier, de nouveau à deux, avec le président de la formation de jugement. Bref, au bout du compte, si tout va bien le dossier est bien traité, les points de droit correctement examinés, et l'appréciation des faits âprement discutée s'il y avait un doute.

Dans notre société où un sou (pardon , denier public) est un sou, du moins quand il s'agit de justice, (mais ailleurs aussi) et où les juridictions peinent à écluser ce "stock" contentieux qui ne cesse de s'accroître, cet entêtement à bien faire les choses passe pour un luxe criminel. En outre, le rapporteur public et le président de la formation de jugement parfois réviseur, doivent éplucher pour chaque audience les dossiers de chaque magistrat. à raison de 9 à 10 dossiers par magistrat et par audience, si on se met à balancer des marchés publics en veux tu en voilà, la situation devient intenable, non seulement pour le rapporteur qui peine sur sa stat' , mais surtout pour le rapporteur public et le Pdt de la formation de jugement.

Bien sûr, je ne parle pas ici des référés (juge unique car juge de l'urgence, on comprend la raison), ni de la reconduite à la frontière, ni des dossiers promis à l'ordonnance parce que la requête est irrecevable (sur l'appréciation de cette irrecevabilité, il pourrait y avoir des choses à dire, mais passons), la juridiction administrative, incompétente, etc..Je parle de ce truc qui s'appelle la collégiale et qui rend nos stats' si déplorable selon le gestionnaire.

Il a donc été décidé de changer la méthode de travail. Cela a commencé, bien sûr par tous les contentieux relevant du R 222-13 du CJA, contentieux relevant désormais du juge unique qui officie avec un rapporteur public. Ca fait encore trop, apparemment. On a donc refilé des dossiers aux assistants de justice, qui font ce que l'on appelle pudiquement de l'"aide à la décision" : en gros, ils préparent un projet de jugement et une note, qu'ils passent au rapporteur, chargé de les relire attentivement. Ce procédé, utile pour une vraie série où le rapporteur ne ferait que de la dactylo une fois jugée la tête de série, me paraît nettement plus discutable dans les OQTF. Mais passons, et gageons que nos collègues qui bénéficient d'une aide à la décision ont toujours le temps de relire convenablement les assistants de justice. Cependant, cela ne suffit toujours pas, le contentieux s'entasse, le justiciable s'énerve, le parlementaire grince des dents, et le gestionnaire consciencieux s'affole. Pour que le rapporteur public puisse encore accomplir pleinement sa tâche, comme on ne peut pas augmenter la main d'oeuvre, l'idée est donc de réduire le nombre de dossiers où ce rapporteur public intervient. Quant à la collégiale, même topo : voyez le temps que l'on gagnerait si au lieu de se réunir pour discuter de chaque dossier, on se limitait à ceux qui en "valent la peine" !

Mais comment fait-on, me direz-vous, pour déterminer les dossiers qui "valent la peine" de ceux qui ne "valent pas le coup" ? Et, au fait, quelle était la justification de l'existence de la collégiale ?

C'est ici que nous sommes confrontés à un véritable " choc des civilisations" : la culture du magistrat de base, ses principes, l'amour de son métier, qu'il l'ait choisi en connaissance de cause ou pas, (le résultat est souvent le même au bout du compte, car, ne serait-ce ce problème de statistique, c'est un métier très attachant) tout le pousse à rejeter l'idée selon laquelle certains dossiers (et derrière le dossier, il y a parfois des injustices, des malentendus, des drames) mériteraient moins la collégiale que d'autres.

De fait je l'ai souvent constaté : un dossier apparu comme simple dans la solitude du bureau, peut devenir un sacré sac de noeuds après son passage devant le rapporteur public ou en séance d'instruction, et vice versa. La collégiale met un coup de projecteur sur les ambiguités et incertitudes que la pression statistique pourrait masquer, et dépasse, s'il le faut en votant, la perplexité du magistrat confronté à un sac de noeuds juridique.

Autrement dit, elle est salutaire, et garante d'une certaine harmonisation - et donc de l'équité- des jugements rendus par une juridiction. Brassens disait qu'à plus de quatre on est une bande de cons. certes, cela arrive, mais cela arrive encore plus vite quand on est tout seul, et , reconnaissons-le d'expérience et de compétence diverses sur un contentieux donné. Bref la collégiale rétablit une forme d'équilibre.

Mais voilà : nous avons un autre problème. Notre gestionnaire bien aimé, lui, en qualité de juridiction suprême, traite des "vrais " dossiers, compliqués, médiatiques, bourrés de questions juridiques nécessitant l'attention des plus hautes sommités intellectuelles de l'Etat, ou du moins de l'administration, des types brillants triés sur le volet à la sortie de l'ENA. Comment peut-il comprendre deux secondes que de "pauvres" dossiers d'APL ou d'OQTF puissent nous retenir plus de deux minutes ? il ne comprend pas. A la limite, il peut trouver cela inquiétant. Mais voilà, il se trouve que le juge de première instance , lui, récupère des dossiers sans moyens bien qualifiés, avec des faits pas toujours clairs (ce que la réalité peut être emmerdante à ne pas vouloir se plier à nos belles catégories juridiques) , des documents un peu limite, des experts qui se contredisent. Il a pris la fâcheuse habitude de ne pas se ruer sur la solution juridique et de prêter attention à ce flottement entre ce qui est établi et ce qui ne l'est pas, à demander des pièces pour vérifier ou s'ôter des doutes, il a appris en s'y cassant les dents que son métier de juge de première instance était de déblayer, de vérifier, de qualifier, et seulement ensuite de répondre. Cela arrive moins souvent au juge d'appel et de cassation, plus souvent saisi de questions de droit, si le travail de 1ère instance a été bien fait ou si le dossier n'est pas trop complexe.

Alors forcément... il y a un hiatus dans la vision du métier entre le juge de cassation et celui de 1ère instance ou d'appel. Dans le fond, nous ne faisons pas exactement le même métier. Qui plus est, un magistrat de 1ère instance ou de cour d'appel a à peu de chances d'exercer son métier en qualité de juge de cassation, dès lors que ces deux catégories en relèvent pas du même corps d'administration et que le Conseil d'Etat est plus ouvert aux administrateurs civils qu'aux magistrats de TACAA. Pour ne rien arranger à nos problèmes de compréhension, évidemment, un membre du conseil d'état a à peu près autant de chances de travailler en qualité de rapporteur dans un TA que de faire pom-pom girl lors d'une rencontre de football américain.

Aurions-nous évité cette grève si ce fossé n'existait pas, ou bien la préoccupation du gestionnaire l'emporterait-elle sur le souci d'équité qui nous anime, et qu'il prend peut-être pour de l'attachement au "confort" de notre travail - qui n'est désormais plus du tout confortable ?

[Journée d'action des magistrats administratifs] Le clan des portes fermées

Par Pea n°251, juge administratif''


6 heures : « ... sur le quart nord-ouest de la France, avec quelques éclaircies en fin de journée. Côté températures, elles seront en légère baisse... ». Tu tapes sur le radio réveil jusqu'à ce qu'il s'arrête, le reprogramme pour ton amoureuse une heure plus tard, sautes du lit avant de changer d'avis, fonces sous la douche pour finir de te réveiller, enfiles tes vêtements préparés la veille, avales une grande tasse de café soluble (pas terrible, ça fait un moment que tu dois acheter une cafetière expresso) accompagné d'une poignée de croquettes prédigérées spécial petit déjeuner qu'on appelle communément céréales, hésites entre deux paires de chaussures (les mocassins noirs ou les marrons à lacet) comme si c'était le moment, embrasses tes chérubins dans leur sommeil et sors dans la fraicheur d'une aube nouvelle.

7h45 : tu es devant la porte du tribunal, tapes machinalement le code « 34JA», 34 comme le n° 34 de la rue du Paradis, adresse de ton lieu de travail et J A comme juridiction administrative, un code facile à se remémorer, le même depuis des années. Tu s renoncé à t'interroger sur son efficacité contre les éventuelles intrusions, personne n'ayant à ce jour tenté de voler les dossiers (dommage, autant de moins à faire !) ou les ordinateurs. Tu passes à ta case, oui, comme les profs ; pourtant et contrairement à eux tu as un bureau, et, s'il te plait, un bureau pour toi tout seul, mais on ne va quand même pas te monter ton courrier ou tes dossiers, faut pas pousser Mémé dans les orties. Quand ça déborde, on annexe l'appui de fenêtre tout près, à moins de finir par tomber sur un greffier compréhensif ou courageux qui apporte la pile tant attendue.

Dans l'ascenseur, tu voyages avec les poubelles qui se promènent d'étage en étage : la femme de ménage trouve qu'il est plus commode de les stocker provisoirement à cet endroit en attendant de les sortir. De 6 à 8, c'est son créneau horaire, t'as qu'à pas arriver si tôt.

Tu longes le couloir dans le noir à cause de cette fichue minuterie qui n'a pas été reliée à un détecteur de présence (trop cher).Tu arrives à ton bureau, il était temps, la pile a failli tomber plusieurs fois. Si ça tombe, c'est l'horreur, les dossiers se mélangent et il faut tout retrier. C'est pourquoi depuis longtemps tu as pris l'habitude d'élastiquer systématiquement tes dossiers, mais c'est fou ce que les élastiques peuvent disparaitre lorsque les dossiers circulent entre le greffe et le bureau du courrier. Tu allumes l'ordinateur qui s'échauffe pendant cinq bonnes minutes avant d'être opérationnel, téléchargeant des mises à jour diverses, te laissant ainsi le temps d'attaquer la pile. Un dossier te revient, l'ordonnance de clôture que tu avais demandée a été faite, il en rejoint une bonne vingtaine sur la table de décharge derrière toi, à étudier dès que la date de clôture sera dépassée. Le suivant : M. Jsuipapressémékanmaime te demande quand tu as l'intention d'enrôler son affaire, qui a bientôt deux ans ; est jointe la question du greffier : keskonluirépon ? Coup d'œil rapide : M. Jsuispapressémékanmaime n'est pas très âgé et ne donne pas de motif particulier comme un problème financier ou de santé qui justifierait un enrôlement plus rapide que la moyenne. Tu réponds au greffier : « encombrement du rôle » (parfois tu mets « comme d'habitude » mais là c'est un nouveau alors il risque de pas savoir) et tu ajoutes un commentaire à son intention : « j'ai encore une centaine de dossiers plus anciens ». Tu as 423 dossiers collégiaux en stock, soit si on part sur une hypothèse haute de 10 dossiers par audience à raison de 20 audiences par an plus quelques ordonnances, en supposant qu'on ne t'affecte plus une seule affaire nouvelle à compter d'aujourd'hui et « toutes choses égales par ailleurs » (puisque la justice et l'économie font aujourd'hui bon ménage), ça représente deux années entières de travail devant toi. Il vaut mieux ne pas y penser en démarrant le matin pour ne pas risquer d'être atteint d'un syndrome d'impuissance et de découragement rampant.

Le dossier d'après, c'est une affaire nouvelle qui t'est attribuée : tu parcours rapidement la requête, vérifies qu'il ne manque pas la décision attaquée, que le greffier a bien pointé et numéroté les pièces jointes, qu'il a indiqué le bon défendeur (hélas non : DDTEFP, alors que la direction départementale du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle est rattachée à la préfecture, il fallait donc marquer « le préfet »).

Les suivants viennent des assistants de justice, les AJ pour les initiés. (Oui, on dit aussi AJ pour l'aide juridictionnelle ; tout dépend du contexte.) Tu ne les appelles plus par leur nom parce qu'il y en a beaucoup, qu'ils changent tout le temps, qu'ils travaillent à temps partiel, pour tout le monde donc pour personne en particulier ; souvent pas d'interlocuteur précis, facile pour s'y retrouver. Et puis ils ont été regroupés dans une salle style open space, ça ressemble à une fourmilière, avec les galeries creusées sous les dossiers et l'interchangeabilité des ouvrières. Les AJ sont censés se passer les consignes, ce qui pourrait être efficace si leurs tâches et leurs donneurs d'ouvrage étaient moins variés. Ça fait penser aux pools des secrétaires très prisés il y a deux ou trois décennies, jusqu'à ce que l'on s'aperçoive qu'ils déresponsabilisaient les secrétaires et engendraient des pertes de temps importantes. Mais mettre les AJ dans les chambres, les intégrer dans les équipes encadrées par le vice-président ne semble pas être une évidence pour tout le monde.

On frappe à ta porte. Au début, lorsque tu étais arrivé dans ce tribunal, tu travaillais toujours la porte ouverte, signe d'accueil, d'ouverture et de disponibilité pour autrui. Comme de nombreux autres collègues, tu avais exercé un autre métier avant d'être juge ; tu travaillais alors en équipe, les portes de communication entre les bureaux toujours ouvertes, c'était une évidence. Au tribunal, il y a ceux qui travaillent porte ouverte et ceux qui travaillent porte fermée. La porte ouverte, c'est fort sympathique : les collègues passent la tête pour te dire bonjour, échanger quelques mots sur les réformes en cours, t'interroger sur ce que tu fais, prendre ton avis sur un dossier, t'inviter à prendre un café...Fort sympathique et intéressant mais perturbant lorsque tu mènes une réflexion longue sur une affaire (Oui ça t'arrive parfois) puisqu'il faut à chaque fois te replonger dans le dossier en essayant de retrouver tu en étais. Tu as donc rapidement tourné casaque et rejoint le clan des portes fermées, ceux qui tentent de s'isoler et qu'on ne peut déranger sans raison valable.

On frappe à ta porte, donc. Une jeune collègue, de reconduite, qui doit statuer sur la partie obligation de quitter le territoire d'un dossier que tu as à ton rapport pour la partie refus de titre de séjour (merci la réforme de 2006). Le requérant excipe de l'illégalité du refus de titre. Ta collègue a étudié le dossier, s'est fait une opinion mais aimerait savoir si tu la partages car si elle retient l'exception d'illégalité et que de ton côté tu proposes un rejet, alors même qu'en théorie rien ne l'interdit, en pratique ça fait désordre, surtout à deux mois seulement d'intervalle. Tu l'écoutes, l'interroges, feuillettes le dossier, son raisonnement te semble tenir la route.

Tu poursuis la pile jusqu'à épuisement, rectifiant des erreurs, demandant des pièces manquantes, vérifiant l'existence de dossiers liés, mettant en demeure le défendeur lorsqu'il tarde à produire, ça s'appelle faire de l'instruction. Puis tu retournes à ton écran et cette fois ce sont les mails : des lettres d'actualités juridiques (pas le temps de tout lire, tu repères les thèmes sur lesquels tu travailles le plus en espérant que les oublis seront rattrapés par les collègues), un mot de ton rapporteur public qui dit qu'il n'est pas d'accord avec la solution que tu proposes pour l'affaire 06 2543 Karensky et te donnes dix lignes d'explications. Tu imprimes le mail, extirpe le dossier Karensky de la pile de l'audience du 10 juin, le gardes sous le coude pour y réfléchir. Un collègue te demande si tu n'aurais pas, par hasard, conservé le dossier 07 4522 qui est passé à son rapport, ça ne te dit vraiment rien mais tu vérifies quand même (il y a des dossiers partout dans ton bureau, on ne voit que ça en rentrant, on se demande comment tu fais pour ne pas les égarer ; d'ailleurs, on est en train d'expérimenter la dématérialisation des dossiers, plus de papier, halte à la déforestation, c'est vachement bien pourvu qu'il n'y ait pas de pannes de réseau...). Le jour viendra où tu devras te faire opérer du canal carpien à force de taper toute la journée sur ton ordi et de manipuler la souris, mais tant que cette maladie n'est pas devenue une épidémie professionnelle reconnue, il n'y a aucune raison de te doter d'un logiciel à reconnaissance vocale, ça coute cher. Après, on pourra toujours dire qu'on ne savait pas, qu'on croyait que c'était la maladie des secrétaires, pas des juges sans secrétaire, tu ne joues quand même pas dans la même cour. D'ailleurs, on ne va pas non plus te payer des cours de dactylo, c'est indigne pour quelqu'un de ton rang, même les collègues ça les fait rigoler quand tu leur en parles, on est en France, hein, pas aux States ; et puis maintenant que tu as atteint une bonne vitesse de frappe avec deux doigts, il faudrait du temps avant que ça soit rentable. En plus, taka faire du copier-coller, c'est quand même plus rapide, quelle idée d'aller inventer autre chose que ce qui existe. Ne jamais oublier que le juge de base est là pour appliquer les solutions élaborées par d'autres, en appel ou en cassation - quitte à omettre ou minimiser cette autre évidence : le juge de base est le premier saisi donc le premier à statuer en cas de modification des dispositions légales (ce qui est plutôt fréquent, les lois et décrets n'étant pas immuables).

9 h : un café bien mérité avec les collègues qui viennent d'arriver. Tu es content, tu as réussi à tout écluser avant, tu vas pouvoir te mettre à bosser (ben oui, bosser, c'est faire des dossiers, le reste ne compte pas, c'est de l'échauffement). On en profite pour échanger : alors; la grève, t'en penses quoi ? T'as vu, l'AJDA a publié notre jugement 05 3256 Winch. Pertes de temps que tout cela, la statistique, Bon Dieu, la statistique ! ! !

10h30 : non, le café n'a pas duré une heure et demi, d'autres bricoles se sont rajoutées entre temps : des modifications dans les jugements à ton rapport après relecture par ton président de chambre - essentiellement des coquilles à rectifier, quelques maladresses de rédaction-, des jugements à signer. Puis tu as préparé ton prochain rôle : quels sont les dossiers devenus plus urgents qu'urgent, qu'il faut absolument que tu passes et qui sont en état d'être jugés ? Il faut en trouver des gros et des petits ; ce n'est ni au poids ni à l'épaisseur que ça ce joue, mais à la difficulté. Si tu ne mets que des affaires très compliquées, tu n'auras jamais le temps de « faire ta norme », c'est à dire d'en préparer 8 à 10. Mais évaluer la difficulté des dossiers en les parcourant rapidement est relativement aléatoire, tu n'es jamais à l'abri d'une surprise. Avec tout ça, toujours pas eu le temps de plonger vraiment dans l'étude d'un dossier.

A 10h30 tu te rends sans enthousiasme à l'assemblée générale des magistrats sur le projet de juridiction. C'est une nouveauté managériale que ce projet de juridiction, a priori très séduisante : chaque tribunal et chaque cour doit établir pour les trois années à venir un projet qui couvre tous les aspects de son fonctionnement : organisation du travail, relations avec les parties, rayonnement de la juridiction.. L'ensemble du personnel doit s'investir dans l'élaboration de ce projet et s'en approprier les grandes lignes. Sauf que les dés sont pipés dès le départ puisque la juridiction ne maîtrise ni les intrants (le nombre de dossiers dont elle sera saisie, toujours à la merci d'une réforme comme la mise en place du droit opposable au logement ou du revenu de solidarité active pour ne mentionner que les plus récentes), ni les objectifs à atteindre (le nombre de dossiers à sortir) puisqu'ils lui ont été assignés en haut lieu, ni les moyens notamment humains dont elle dispose. Le projet de juridiction, où comment sortir plus de dossiers à moyens constants. Les limites de l'exercice sautent aux yeux du béotien.

Ton président sait très bien que la charge de travail s'est nettement accrue au fil des ans : tes collègues et toi sortez environ 260 dossiers par personne et par an, ce qui, si on enlève les weekends et les congés, donne une moyenne de plus d' un dossier par magistrat et par jour, instruction, étude du dossier, audience, délibéré et rédaction du jugement compris, sans parler du temps passé à siéger dans des commissions diverses. Si certains dossiers ne te prennent pas une demi-journée, il t'arrive régulièrement de passer plusieurs jours sur une même affaire, par exemple pour les installations classées.

20 audiences par an à raison de 8 à 10 dossiers par rapporteur en formation collégiale, 10 à 12 en juge unique fonction publique et un minimum de 16 pour les contentieux très répétitifs comme les permis de conduire ou les aides personnalisées au logement. Ce qui fait ensuite monter la moyenne, ce sont toutes les affaires qui sortent par ordonnance.

Tout le monde est au taquet, il semble difficile d'en demander plus. De ce point de vue-là, ton président a un discours rassurant : « Il ne s'agit pas de travailler plus car je sais que vous travaillez déjà beaucoup mais il s'agit de travailler autrement pour produire plus. » C'est la nouvelle variante du célèbre « travailler plus pour gagner plus ». Car même en étant dans la moyenne des tribunaux, il faut quand même sortir plus de dossiers ; d'abord parce que les objectfis fixés par le gestionnaire parisien[1] sont en légère hausse chaque année, ensuite parce que, sous la pression, les tribunaux en queue de classement vont forcément remonter la pente. Donc la moyenne nationale va augmenter, c'est mathématique. Ton président n'ambitionne pas que ton tribunal rejoigne la tête du classement mais il voudrait qu'il reste dans la moyenne.

La discussion tourne vite court. Comment sortir plus de dossiers sans travailler plus, si ce n'est en consacrant moins de temps à chaque dossier ? La quantité, au détriment de la qualité. Tu te souviens d'ailleurs d'une inspection qui avait eu lieu dans les locaux de ton tribunal il y a quelques années et au cours de laquelle, dans la restitution qui avait été faite à l'ensemble du personnel, les inspecteurs avaient déclaré sans vergogne que l'essentiel n'était pas de juger bien mais de juger vite, que les justiciables se moquaient de la qualité de tes jugements, la seule chose qui les intéressait étant d'avoir une solution à leur litige et que l'appel était là pour rattraper tes inévitables erreurs.

Bon, évidemment, ça, on ne peut pas l'écrire et le discours officiel aujourd'hui est de faire toujours plus à qualité constante. Il est plus politiquement correct de mentionner une rationalisation des méthodes de travail grâce à une utilisation maximalisée de l'outil informatique (on exclut ici toute formation à la dactylographie pour les raisons évoquées plus haut mais on mentionne toutefois le logiciel à reconnaissance vocale, on va peut être étudier la possibilité d'envisager quelques achats ponctuels réservés aux magistrats les plus motivés), une harmonisation des pratiques (via l'extension de l'utilisation de modèles) et un recours encore plus systématique à l'aide à la décision (grâce aux stagiaires et assistants de justice qui seront dotés d'outils appropriés comme des guides méthodologiques). Comme ça tu n'auras plus qu'à signer les décisions prises par d'autres sur des modèles pré-établis...pourvu que ton affaire rentre dans les bonnes cases, sinon l'appel y remédiera. Finalement, ce n'est pas si difficile d'être juge, il suffit d'avoir un bon nombre de parapheurs à disposition et de savoir signer. Cantique à la productique, tu es allergique : tu aimes le travail bien fait et non la justice d'abattage... Mais tant qu'on ne veut pas dépenser plus...

Tu te souviens du dernier rapport publié par la Commission européenne pour l’efficacité de la justice, selon lequel, suivant les données de l'année 2006, la France dégringole dans le classement européen, passant du 18ème au 35ème rang, derrière l'Arménie, la Moldavie ou la Roumanie, que ce soit pour le budget de la justice rapporté au PIB par habitant ou pour le nombre de juges pour 100 000 habitants. Le rapport met l’accent sur le manque de moyens de la justice et son corollaire : la lenteur des procédures en France.

Le justiciable qui veut que tu juges vite et qui serait indifférent à la qualité du jugement rendu... Il faut dire seuls les initiés sont en mesure d'apprécier la qualité de la rédaction, que tu as parfois peaufinée pendant un bon moment, ce gaspillage de temps constituant un crime inavouable : le profane, bien souvent, ne comprend goutte à ton jugement : une seule phrase qui court sur plusieurs pages, de préférence bien ciselée et balancée, de quoi faire pâlir de jalousie les meilleurs journaliste du Monde, mais les « sans qu'il soit besoin de statuer sur la recevabilité de la requête », « le moyen manque en fait » et autres nonobstant ne sont pas traduits en langage vernaculaire. Ça fait pourtant quelques décennies que la messe n'est plus dite en latin. Le Concile Vatican II du Palais Royal est-il dans les tuyaux, la rumeur t'ayant rapporté qu'il est envisagé que le rapporteur public explique aux parties qui le demandent la solution finalement retenue ? Le tout à moyens constants, bien entendu, à l'heure où l'accueil du public est devenu une priorité dans les administrations, mais, toujours bien entendu, le tribunal n'est pas l'administration puisqu'il en est le juge.



12H15 : tu sors de la réunion, vaguement écœuré mais malheureusement pas surpris. Tu glisses quelques dossiers dans ta sacoche. Ça fait belle lurette que tu ne déjeunes plus le midi : amener son casse-croute, bof, il faut l'avoir préparé, les sandwichs plein de mayonnaise ne sont pas très digestes, un plat dans un restau du coin, ça prend trop de temps. Et puis le droit nourrit son homme. Tu rentres chez toi, tu vas enfin pouvoir te mettre au travail.

Notes

[1] Le Conseil d'État.

dimanche 31 mai 2009

Heeding Gideon's call

Car il n'y a pas de jour où on ne peut se cultiver tout en pratiquant son anglais.

Je viens de passer un formidable moment en compagnie des étudiants de première année de droit de Yale à écouter Stephen B. Bright donner sa leçon, intitulée Heeding Gideon's Call: Defending Indigent Criminal Defendants. Stephen Bright est avocat pénaliste, spécialisé dans la peine de mort. Bref : un avocat qui sauve des vies, dont quelques unes innocentes.

Cette leçon de 48 minutes pose la problématique de la défense pénale des indigents aux États-Unis, en exposant les divers systèmes envisageables (conscription c'est à dire commission d'office, contractualisation c'est à dire des avocats s'engagent à assurer cette défense contre une rémunération par l'État, en plus de leur cabinet, public defendant, des avocats payés par l'État pour ne faire que cela) avec leurs inconvénients (désintérêt et incompétence des conscrits, conflit d'intérêt des contractuels, surcharge de travail et insuffisance de moyen des public defendants quand ce ne sont pas que les plus mauvais qui se résignent à cette carrière), mais surtout en rappelant les valeurs en jeu, qui vont bien plus loin que le simple problème de dépense publique qui, ici comme là-bas, semble seul préoccuper les autorités. Un réquisitoire impitoyable à l'égard des juridictions criminelles du sud des États-Unis, qui valident des condamnations à mort prononcées dans des conditions incroyables (mention spéciale à la cour d'appel qui a validé une condamnation à mort prononcée alors qu'il est établi que l'avocat de la défense s'est endormi à plusieurs reprises au cours de l'audience, car il n'était pas prouvé qu'il avait dormi aux moments important où son intervention aurait pu influer le cours du procès. Le client a finalement été exécuté) et qui montrent que la question raciale est loin d'être réglée (tel ce procureur de Louisiane qui a utilisé 16 de ses 22 récusations pour écarter les 16 jurés Noirs d'un procès et qui assura, la main sur le cœur devant la cour suprême de l'État que ce n'était qu'une coïncidence).

Le titre de la leçon (Entendons l'appel de Gideon, le jeu de mots avec l'allusion biblique à la victoire du prophète Gédéon —Gideon en anglais— sur les Madianites —Juges, 6-8—étant intraduisible) fait allusion à l'arrêt de la Cour Suprême Gideon v. Wainwright, 372 U.S. 335 (1963), qui a posé le droit constitutionnel à tout accusé à l'assistance d'un avocat. Clarence Earl Gideon a été condamné à 5 ans de prison pour cambriolage après s'être vu refuser le droit à l'assistance d'un avocat, que la loi de Floride réservait aux crimes capitaux. Celui-ci rédigea un recours devant la cour suprême des États-Unis, seul et au crayon à papier, qui conduisit la cour suprême à casser ce jugement et à le faire juger à nouveau, assisté d'un avocat, qui démontra son innocence et obtint son acquittement[1].

Vous pouvez la télécharger gratuitement sur iTunes en cliquant sur ce lien ou télécharger le MP3 sur cette page (Merci Julien). Ce cours exige un bon niveau d'anglais, mais pas une formation juridique : il s'adresse à des freshmen, des étudiants de première année (bien qu'une formation en anglais juridique ne fasse pas de mal).

Je vous laisse sur la conclusion de mon confrère Bright, qui est tout aussi valable en France :

« La chose qui compte le plus, réellement, est ce que vous aurez fait de votre vie pour combattre le racisme et la pauvreté ; et celle qui compte le moins, c'est combien vous aurez gagné en le faisant. »

Notes

[1] Je parle d'acquittement pour un délit car le jugement a été rendu par un jury.

samedi 30 mai 2009

En deux mots

Réussi :

Raté :


Bon, je n'arrive pas à faire des billets courts. Alors pour votre édification :

Le premier clip remonte au 2 février 2008. C'est une chanson écrite par William J. Adams alias will.i.am, membre des Black Eyed Peas, et mis en image dans les jours qui ont suivi le discours qu'elle reprend, le célèbre "Yes We Can" de Barack Obama.

Yes We Can n'est pas le slogan officiel de la campagne de Barack Obama, qui était "Change We Can Believe In". C'est le leitmotiv d'un formidable discours prononcé un soir de défaite, le 8 janvier 2008, lors des primaires du New Hampshire, remportées par Hillary Clinton. Ce n'était qu'une semi-défaite, l'avenir l'a démontré, car Barack Obama a fini deuxième, loin devant John Edwards, ce qui le propulsait, après son succès aux caucus de l'Iowa, comme le challenger face à la favorite Hillary Clinton, ce qui n'était pas évident au départ. La suite est désormais de l'Histoire.

C'est un cas assez unique de discours politique promu au rang d'œuvre d'art. Et qui a fait de cette phrase prononcée par une froide nuit d'hiver dans la Nouvelle Angleterre un slogan officieux mais plus connu que l'officiel (plutôt mauvais, il faut bien le dire).

Le second date de 2009. Il s'agit d'un lip dub, une forme de vidéos très à la mode… il y a deux ans. L'idée est née dans l'esprit de Jakob Lodwick, fondateur de Vimeo, qui s'était filmé marchant dans la rue de New York en train de chanter en playback la chanson Endless Dream du groupe Apes & Androids. Mais le premier vrai lip dub a été fait par l'équipe de Connected Ventures, une société gérant divers sites internets, sur la chanson Flagpole Sitta de Harvey Danger.

Lip Dub - Flagpole Sitta by Harvey Danger from amandalynferri on Vimeo.

La mode s'est répandue très vite et a été une façon pour les entreprises et écoles supérieures de se promouvoir, en montrant qu'il y a une ambiance sympa et qu'en même temps on reste pro.

Les quatres règles du bon lip dub sont : la spontanéité (on doit avoir l'impression que c'est un délire qui part comme ça), l'authenticité (les intervenants et les lieux semblent réels), la participation (on ne fait pas un lip dub tout seul) et l'amusement : tout le monde doit avoir l'air de se marrer (le plus facile étant qu'ils s'amusent réellement). Le clip de l'UMP viole trois de ces quatre règles, mais transgresse également la cinquième, non écrite tant elle était évidente : le lip dub doit être une chanson. Sinon, c'est comme faire un karaoké sur un discours politique, ou danser la tektonik sur Yvette Horner.

Moralité, voulant faire djeun'z et branché, l'UMP reprend un phénomène passé de mode et en plus le fait mal. Vous me direz que les clips des autres listes ne valent pas mieux. Je concède, sauf qu'il est moins humiliant d'être ringard dans le classissisme que l'être dans l'innovation. Vous ajouterez qu'elle peut s'en ficher, l'UMP, elle est déjà en tête dans les sondages, et surtout, c'est payé sur fonds publics.

Ça vous console, vous ?

Promis, bientôt, je vous parle du parlement européen. Ça nous changera de la campagne électorale.

lundi 11 mai 2009

Pour la lettre de licenciement, écrire au ministre qui transmettra

La HADŒPI n'est pas encore créée qu'elle a déjà fait sa première victime, qui porte ironiquement le nom de Bourreau.

Jérôme Bourreau-Guggenheim était jusqu'à il y a peu salarié de la société eTF1, partie du groupe TF1, responsable du pôle innovation web. À l'occasion de la mobilisation contre le projet de loi HADOPI, il a adressé le 19 février dernier un courrier électronique à son député, en l'occurrence Françoise de Panafieu, députée de la 16e circonscription de Paris qui comme son nom l'indique est dans le 17e. Ce mail a été envoyé, semble-t-il depuis son domicile à partir de son adresse privée.

L'assistant parlementaire du député, qui comme leurs noms ne l'indiquent pas sont toutes les deux des femmes, lit le courrier électronique (ne croyez pas que votre député lit ses e-mails professionnels lui-même) et, le trouvant intéressant car solidement étayé (le rédacteur est un professionnel du web), le fait suivre au cabinet du ministre compétent[1], le ministre de la Culture et de la communication, dans le but d'avoir un argumentaire rédigé par les services dudit ministre, censés être au point, si ce n'est pointus sur la question.

Le directeur adjoint dudit ministre, Christophe Tardieu, prend connaissance de ce courrier électronique (il en va des ministres comme des députés : ne croyez pas qu'ils lisent leurs mails eux-même). Et va faire suivre ce courrier à Jérôme Counillon (attention de ne pas oublier le N), directeur juridique de TF1.

C'est là que l'affaire prend un tour bizarre. J'ignore comment ledit attaché du ministère a su que le scripteur travaillait pour une filiale du groupe TF1. Je suppute que l'adresse électronique utilisée ait été en @tf1.fr, sinon, je me demande bien ce qui a mis la puce à l'oreille du ministère, à moins qu'il ait fait état de son emploi dans la lettre ? En tout cas, on accuse souvent TF1 d'être proche du pouvoir, mais je ne pense pas que ce soit au point que les ministères connaissent par cœur l'organigramme des filiales.

Toujours est-il que la direction de eTF1 s'en émeut et le président de la société par actions simplifiée convoque son salarié pour lui chanter pouilles. Le groupe TF1 soutient la loi HADOPI, et eTF1 a précisément pour objet social la production de films et de programmes pour la télévision. Et tout le monde sait que eMule et bittorrent rament à causes des petabytes[2] de programmes de TF1 téléchargés illégalement partout dans le monde. Si on travaille à TF1, on est HADOPIste. HADOPI : aimez-là ou quittez TF1.

Bourreau a la langue bien pendue et lui fait savoir que ce qu'il dit ou pense en dehors des 35 heures hebdomadaires qu'il s'est engagé à consacrer à son employeur ne regarde que lui et à la rigueur son directeur de conscience.

Et le 16 avril, le couperet tombe sur notre pauvre Bourreau : il est licencié pour « divergence forte avec la stratégie » de l'entreprise. Ce qui nous permet d'apprendre que la filiale en charge du développement web de TF1 a pour stratégie de soutenir un texte visant à permettre la coupure de l'accès à internet. Si vous voulez mon avis, on n'est pas encore sorti de la crise...

Chaussons un instant les lunettes du juriste et répondons aux diverses questions de droit que peut se poser le quidam de passage.

Est-il normal que ce ne soit pas le député ou le ministre qui lise son courrier ?

La réponse est oui. Un ministre a des journées… ben de ministre, et a autre chose à faire que lire son courrier : arriver en retard à des négociations syndicales, apprendre le droit européen… Il n'y a nulle atteinte au secret des correspondances dès lors que celui qui en prend connaissance a reçu délégation expresse du destinataire pour ce faire. L'atteinte au secret des correspondances (art. 226-15 du code pénal) suppose la mauvaise foi ou la fraude, c'est à dire la conscience que le courrier n'est pas adressé à celui qui en prend connaissance et qu'il n'a pas l'autorisation pour ce faire.

L'assistant parlementaire avait-il le droit de transmettre une correspondance privée à un tiers ?

Oui, sauf là aussi fraude ou mauvaise foi. Et il n'y a nulle mauvaise foi de la part d'un député (ou de son fondé de pouvoir) de transmettre une correspondance qui lui est adressée ès qualité par un citoyen sonnant le tocsin sur un texte de loi qu'il estime funeste au ministre en charge du texte pour qu'il lui fournisse explications et contre-arguments. Tout comme un courrier que vous adresserez au procureur de la République pour porter plainte sera transmis à un service de police pour une enquête préliminaire avant le cas échéant d'arriver sur le bureau d'un juge d'instruction et pour finir devant un tribunal.

Quand vous envoyez un courrier, qu'il soit épistolaire ou électronique, il cesse de vous appartenir et n'est protégé que pendant son acheminement vers son destinataire. Au-delà, son destinataire en devient le propriétaire et en fait ce qu'il veut, sauf si le courrier contient des éléments relatifs à votre vie privée, dont la divulgation est dès lors prohibée (art. 9 du code civil), ou que son destinataire est tenu au secret professionnel (comme un avocat). Et une prise de position politique d'un citoyen adressée à son ministre ne relève pas de la vie privée.

Le directeur adjoint de cabinet avait-il le droit de transmettre une correspondance privée à un tiers ?

Oui. Pour les mêmes raisons que ce-dessus. Quand bien même le motif légitime avait disparu (on comprend que le député demande des munitions au ministre ; on comprend moins que le ministre informe l'employeur du citoyen), la mauvaise foi n'est pas pour autant apparue : le directeur adjoint n'a pas reçu ce mail par fraude, et il en était le destinataire, par délégation à tout le moins. Ça ne relève pas du pénal. En revanche, il y a une faute professionnelle, dans le sens où rien ne justifiait cette transmission, qui met au contraire son ministre dans l'embarras, la pauvre n'ayant pas vraiment besoin de ça. Ce qui explique que ledit directeur adjoint ait été suspendu pour un mois, c'est-à-dire qu'il reviendra pour aider la chef à porter ses cartons vers la sortie.

eTF1 avait-il le droit de licencier son salarié à cause de ce courrier ?

Je ne suis pas un spécialiste du droit social mais je ne pense pas m'avancer en disant qu'un consensus se fait sur une réponse négative (mais le dernier mot appartient au Conseil de Prud'hommes de Boulogne-Billancourt).

Pour mettre fin à un contrat de travail à durée indéterminée, l'employeur doit faire état d'une cause réelle et sérieuse (pas nécessairement une faute, notez bien). Un comportement peut aussi être qualifié de faute grave voire de fautes lourdes avec des conséquences sur l'indemnisation du salarié. Un CDD ne peut être rompu que pour des faits qualifiés de faute grave au moins. Le juge prud'homal contrôle la qualification des faits et sanctionne (pécuniairement) l'employeur qui a rompu sans cause réelle et sérieuse ou surqualifié la faute. Qu'est-ce qui constitue une cause réelle et sérieuse ? Cela fait l'objet de nombreuses publications que dévorent les avocats en droit du travail. C'est de la casuistique, mais dont l'étude permet de cerner des limites assez claires, même si les marges sont toujours mouvantes.

En matière de liberté d'expression, la jurisprudence admet que l'abus de celle-ci, même en dehors des heures de travail puisse justifier un licenciement. Le salarié a une obligation générale de loyauté envers son employeur, et lui casser publiquement du sucre sur le dos est incompatible avec le fait d'encaisser son salaire à la fin du mois. S'il peut exprimer en interne son désaccord avec des choix de la direction, mais en termes mesurés, il doit, si on lui en donne l'instruction, exécuter néanmoins ces choix. Refuser de le faire justifie un licenciement (et justifierait même plutôt une démission).

Dans notre affaire, il ne semble pas allégué que notre salarié ait critiqué la société qui l'employait. Il semble que la divergence réside dans le fait qu'il ait critiqué une loi que son employeur approuve et estime conforme à sa stratégie. Rien ne permet d'affirmer, sauf à ce que j'ignore des éléments, que le salarié n'aurait pas eu à cœur de faire son travail avec conscience même s'il consistait à appliquer la loi HADOPI. Il y a un monde entre s'opposer à une loi et refuser d'y obéir. Seul ce dernier point peut fonder une sanction.

En conséquence, nous avons un licenciement fondé sur une prise de position politique, dans un courrier adressé en son nom personnel à une personne n'ayant aucun lien avec l'employeur. Je plains l'avocat de TF1 aux prud'hommes. Sa plaidoirie va être un moment de solitude.

Néanmoins, le salarié ne devrait pas être réintégré. Si le Code du travail prévoit cette possibilité pour le juge prud'homal, en pratique, les relations humaines se sont dégradées à un point tel qu'il serait absurde de remettre la situation en l'état et croire que tout reprendra comme si rien ne s'était passé. La sanction est donc presque toujours pécuniaire, sous forme de dommages-intérêts.

Bref, un beau gâchis pour tout le monde.

Notes

[1] Au sens juridique s'entend en l'espèce.

[2] Un petabyte vaut un million de gigabytes. L'adolescent crétin qui sommeille en moi trépigne d'impatience que cette unité devienne le standard de mesure de la mémoire informatique.

vendredi 24 avril 2009

La décision du CSM dans l'affaire Burgaud

CONSEIL SUPÉRIEUR DE LA MAGISTRATURE
Conseil de discipline des magistrats du siège
24 avril 2009
M. Fabrice BURGAUD

DÉCISION



Le Conseil supérieur de la magistrature, réuni à la Cour de cassation comme conseil de discipline des magistrats du siège, pour statuer sur les poursuites disciplinaires engagées par le garde des sceaux, ministre de la Justice, contre M. Fabrice Burgaud, substitut du procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris, sous la présidence de M. Vincent Lamanda, premier président de Cour de cassation, en présence de M. Francis Brun Buisson, conseiller-maître à la Cour des comptes, M. Jean-Claude Becane, secrétaire général honoraire du Sénat, M. Dominique Chagnollaud, professeur des universités, M. Dominique Latournerie, conseiller d'Etat honoraire, M. Jean-François Weber, président de chambre honoraire à la Cour de cassation maintenu en activité de service, M. Hervé Grange, premier président de la cour d'appel de Pau, M. Michel Le Pogam, président du tribunal de grande instance des Sables-d'Olonne, M. Luc Barbier, juge au tribunal de grande instance de Paris, Mme Gracieuse Lacoste, conseillère à la cour d'appel de Pau, et M. Xavier Chavigné, substitut du procureur général près la cour d'appel de Bordeaux, membres du Conseil supérieur de la magistrature,

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jeudi 19 mars 2009

Le président de la République annonce une spectaculaire indulgence à l'égard des bandes

(NB : Il n'est pas impossible que ce billet ne soit pas dépourvu d'un brin d'ironie)

En visite à Gagny, le président de la république a respecté une tradition républicaine bien ancrée, baptisée un fait divers = une loi.

Une de ces mesures est cependant un formidable retournement de la politique pénale actuelle, et une forme de clémence à l'égard des bandes de banlieue.

Le président a annoncé que

L'appartenance à une bande "en connaissance de cause", ayant des visées agressives sur les biens et les personnes, sera punie d'une peine de 3 ans d'emprisonnement.

Or le code pénal connaît un délit baptisé l'association de malfaiteurs, qui est ainsi défini à l'article 450-1 :

tout groupement formé ou entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d'un ou plusieurs crimes ou d'un ou plusieurs délits punis d'au moins cinq ans d'emprisonnement.

Sachant qu'un vol, des violences volontaires ou des destructions volontaires, commises en réunion, font toutes encourir 5 ans d'emprisonnement et sont donc couverts par l'association de malfaiteurs. Et que la jurisprudence n'est vraiment pas exigeante pour considérer constituée l'association de malfaiteurs.

Et l'association de malfaiteurs est punie de 5 ans d'emprisonnement, voire 10 ans si le délit envisagé est lui-même passible de 10 années de prison.

Ce nouveau délit, en vertu du principe que les textes spéciaux dérogent aux textes plus généraux, exclura l'application de l'association de malfaiteurs aux bandes et diminuera donc la peine encourue. Si j'approuve de manière générale la clémence, je ne suis pas sûr que ce soit ce que veut vraiment notre bien aimé président.

À moins que ces fameuses « visées agressives » n'impliquent même pas, dans l'esprit du président, l'existence de faits matériels de préparation de l'infraction. Il suffira donc d'avoir envie de commettre un délit sur les personnes et les biens pour être passible de trois ans de prison (avec un an minimum de peine plancher en cas de récidive). Je souhaite bon courage aux procureurs qui vont devoir apporter la preuve de l'élément matériel de l'infraction.

Ah, le législateur au travail. Une source perpétuelle d'émerveillement.

vendredi 27 février 2009

Pas de blackout chez Eolas

Je suis actuellement bombardé de demandes relayant l'appel au blackout de "la Quadrature du Net", demandant à qui veut bien les entendre de noircir symboliquement leur site internet, leur avatar, leur profil facebook ou que sais-je encore pour protester contre le projet de loi dit HADOPI[1], dit aussi Création et internet, dont le vrai nom est projet de loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet. Mais bon, je sais que loi FDPCI, c'est pas très sexy comme nom de super vilain.

Je vais donc faire une réponse collective au collectif.

C'est non.

Je vais parler du projet de loi HADOPI/HADŒPI/C&I/FDCPI, c'est promis ; encore qu'à la veille de la discussion publique, qui s'annonce plus mouvementée qu'au Sénat — Mais aurait-elle pu être moins mouvementée qu'au Sénat ? —, c'est parler d'un texte virtuel.

Mais, et cela vaut aussi pour l'avenir, je ne me joindrai jamais à un de ces collectifs qui substituent à l'action politique le comportement moutonnier et la pose de la dénonciation vertueuse à une action subtile, discrète et efficace (oui, du lobbying, allez demander à l'industrie audiovisuelle qui a beaucoup influencé ce projet si c'est mal, le lobbying). Bon, quand je dis discret et subtil, je ne pensais pas à ça, hein.

Quand j'ai ouvert ce blog en avril 2004, c'est en grande partie en réaction aux cris d'orfraie poussés contre l'adoption de la LCEN, qui devait transformer la France en la 23e (ou 24e, selon votre opinion sur Taiwan) province de Chine. Je caricature ? Voici l'une des bannières en vogue à l'époque. Tout dans la subtilité.

).

Tout le monde criait à la mort de l'internet et à sa censure généralisée, alors que la loi Perben II passait comme une lettre à la poste malgré les manifestations des avocats.

Rebelotte en 2005 avec la loi DADVSI, qui devait me conduire en prison si j'utilisais Thunderbird ou si je regardais des DVD sur VLC. Je viens de regarder l'intégrale des 4 films “TAXI” en DVD sur VLC, et je ne suis pas en prison (mais je suis bien puni quand même).

La loi DADVSI est passée malgré les bannières et cris d'alarme d'EUCD.info. Et la loi antiterroriste est passée en même temps comme une lettre à la poste. Grande leçon pour le législateur. Vous voulez porter atteinte aux libertés ? Faites une diversion en menaçant de priver le citoyen d'internet. Vous pourrez du coup fliquer internet sans faire tiquer qui que ce soit. Car quelle loi, selon vous, oblige les fournisseurs d'accès à conserver les données de connexion à internet et à les tenir à disposition de la police ? Une loi contre le téléchargement ? Non, contre le terrorisme. Et pourtant, elle sert dans les procédures contre les téléchargements illicites. pwned.

D'ailleurs, là aussi, alors que le rapport Olivennes mettait en émoi les spécialistes du cris d'alarme à contre-temps, qui a protesté lors de la discussion du projet de loi de lutte contre la contrefaçon ? Pas assez sexy, on ne va pas noircir des sites avec ça. Et pourtant cette loi permet désormais aux ayant-droits d'exiger que le juge calcule leur préjudice en appliquant leur marge bénéficiaire sur chaque fichier téléchargé, bref d'obliger le juge à présumer qu'un téléchargement équivaut à une vente de perdue (art. 32 de la loi). Certes, c'était l'application d'une directive européenne (2004/48/CE) mais cela n'avait pas arrêté l'opposition aux lois DEDVSI et LCEN.

Résultat de la loi DADVSI ? Les DRMs sont morts, tués par le marché (le marché, c'est comme les anglais au rugby : à la fin, c'est toujours lui qui gagne). iTunes et Virgin les ont supprimé, ils vendent au format MP3 AAC sans MTP.

On peut s'agacer du fait que le législateur ne tire pas les leçons du passé et recommence les mêmes errements : une usine à gaz, une autorité administrative indépendante pour lui refiler le bébé (qui se souvient de l'ARMT, créée par la loi DADVSI, qui s'est réunie 23 fois, a entendu 12 personnes et qui, pour remplir son rapport obligatoire, est obligée de raconter qu'elle a accueilli trois stagiaires étudiantes en droit et expliquer quel fut leur travail (rapport 2008, pdf, page 19). C'est exact, et c'est plus constructif comme critique que coller un javascript qui va ralentir l'affichage du site comme le propose la Quadrature.

Les débats sur la loi Création et internet promettent d'être mouvementés. D'autant que l'opposition a une vraie carte à jouer : un projet de loi mal fichu, impopulaire, et qui ne résulte pas d'une directive européenne, donc le parlement est totalement libre de ne pas adopter. Sans compter le passage par le Conseil constitutionnel.

Alors, pas de panique, pas de FUD, pas de dénonciation vertueuse et verbeuse.

On va faire du droit, et profiter du spectacle. Quoi qu'il arrive, je vous promets qu'après, on sera toujours en démocratie.

Et puis de toutes façons, je ne sais pas modifier mon template pour un fond noir.

Notes

[1] De l'acronyme pour Haute Autorité pour la Diffusion des Œuvres et la Protection des Droits sur Internet, HADŒPI donc en fait, créée par cette loi.

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