Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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vendredi 13 juillet 2007

vendredi 13 juillet 2007

Le grand divorce de 1790 : la séparation des autorités administratives et judiciaires

Premier volet d'un billet en deux parties sur la justice administrative, dont je parle trop peu, et les politiques, pas du tout, alors qu'elle le mérite amplement.

Tout d'abord, voici un aperçu historique de cette dichotomie absolument fondamentale en droit français, et qui est assez unique au monde.

Mais avant de revenir aux origines, définissons un peu : qu'est ce que cette séparation, que signifie-t-elle ?

Il s'agit d'une interdiction faite aux magistrats judiciaires (aussi bien les procureurs que les juges) de connaître des affaires de l'administration. Cette interdiction est absolue, et comme tout ce qui est absolu en France, connaît des exceptions.

Ainsi, un tribunal judiciaire ne peut juger un litige vous opposant à l'Etat, une collectivité locale (région, département ou commune), une administration (le Trésor Public) ou un établissement public (l'Institut Géographique National, ou les haras nationaux). Il est incompétent, et doit refuser de juger. Sous l'ancien code pénal, s'immiscer dans les affaire de l'administration était pour un juge le crime de forfaiture.

Pourquoi cette séparation ?

C'est là que l'Histoire nous éclaire. Cette séparation remonte à la Révolution française. Rappelons que c'est la réunion des Etats Généraux par Louis XVI qui en est le point de départ, quand ceux-ci vont devenir assemblée nationale constituante le 20 juin 1789 (date qui devrait être la véritable fête nationale, plutôt que cet incident sans intérêt que fut la prise de la Bastille).

Mais qu'est ce qui a provoqué la réunion des Etats Généraux ?

Une guerre que livraient les juges au roi. Les cours d'appel (on les appelait les parlements) avaient pour mission de retranscrire dans leurs registres les lois décidées par le roi. Cette formalité administrative, condition de l'applicabilité de la loi, a été dévoyée par les magistrats qui se permirent de commenter le texte, et, avant de l'enregistrer, d'adresser des remontrances au roi, lui demandant de modifier tel et tel point. Si le roi refusait et renvoyait le même texte, ou insuffisamment amendé, ils faisaient des itératives remontrances puis des réitératives remontrances. Réitérer suppose en effet de répéter trois fois : on fait, on itère et on réitère.

La seule possibilité qu'avait le roi d'imposer sa volonté était de se déplacer en personne pour, au cours d'une cérémonie appelée lit de justice (car le roi prenait place sur un divan à la romaine et était allongé), ordonner lui même la transcription de la loi au greffier, qui ne pouvait que s'exécuter.

Louis XV nomma le Chancelier Maupeou qui opéra une réforme à la hussarde (avec arrestation et exil de magistrats) pour mettre fin au pouvoir des parlements. Louis XVI le renvoya, et rétablit les anciens usages, croyant ainsi calmer la fronde des magistrats. Maupeou dit à cette occasion : « J'avais fait gagner au roi un procès qui dure depuis trois cents ans. Il veut le reperdre, il en est le maître. »

Et en effet, quand le roi voulut instituer de nouveaux impôts pour faire face aux finances désastreuses de l'Etat (une tradition qui a survécu elle aussi), les magistrats refusèrent, disant que le consentement à l'impôt rendait nécessaire que les Etats Généraux se réunissent pour les approuver, comme c'était le cas lors de la Guerre de Cent Ans. Face à ce blocage, le roi n'eût d'autre choix que de réunir les Etats Généraux.

Je simplifie un peu, la réunion des Etats de 1789 eût d'autres causes, mais nous devons rester dans le sujet.

Les révolutionnaires arrivés au pouvoir n'ont pas oublié que les juges avaient paralysé le pouvoir royal et contraint à la réunion des Etats. Loin de leur en savoir gré, ils ont compris que leurs belles lois seraient également lettres mortes si les parlements se permettaient de les discuter, de leur faire des remontrances, ou d'annuler leurs décisions. C'était pour eux hors de question. Invoquant la séparation des pouvoirs, principe qui n'a jamais été compris en France, et n'a JAMAIS bénéficié au pouvoir judiciaire [1], les révolutionnaires vont à jamais retirer aux juges le pouvoir de s'intéresser à l'action de l'administration.

C'est donc une loi des 16 et 24 août 1790, qui posera le principe en son article 13 :

Les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler de quelque manière que ce soit les opérations du corps administratif ni citer devant eux les administrateurs en raison de leurs fonctions.

Cette loi est toujours en vigueur, vous pouvez la trouver sur Légifrance.

Pour faire bonne mesure, les révolutionnaires vont reprendre en main la magistrature. Après une brève expérience d'élection des juges, sur l'exemple américain, les juges seront des agents publics, rémunérés par l'Etat. La vénalité des offices de juge est abolie[2]

Pour le pouvoir judiciaire, l'histoire s'arrête là. Il va docilement appliquer la loi de 1790, qui a été érigée depuis en principe à valeur constitutionnelle.

Le problème est que la réalité est têtue, et que supprimer les juges ne supprime pas les conflits. L'activité de l'Etat peut générer des dommages, peut prendre des formes illégales, et il est normal de pouvoir se défendre.

Dès 1791, des fonctionnaires sont chargés de juger ces litiges. Mais ils ne sont ni impartiaux ni forcément compétents, et les décisions de l'Etat ne sont pas susceptibles d'examen juridictionnel.

L'acte de naissance du droit administratif est la création du Conseil d'Etat, le 13 décembre 1799. Cette institution de jurisconsultes, conseillers du Premier consul, va également avoir un rôle juridictionnel, cette double facette n'ayant jamais disparu jusqu'à aujourd'hui. Et ainsi, parallèlement aux juridictions judiciaires traditionnelles, va apparaître un ordre de juridiction autonome, l'ordre administratif. Dans un premier temps, son rôle se limitera au contrôle de la légalité des actes de l'administration, en annulant les actes contraires à la loi.

Cette coexistence pose un problème de répartition des compétences pour certaines affaires un peu compliquées (la réalité a une imagination sans limite, les juristes le savent bien), ou quand l'Etat se comporte comme une personne ordinaire (en recrutant une personne par un contrat de travail, par exemple). En 1848, la IIe république va donc créer le Tribunal des Conflits, juridiction dont le seul rôle est de désigner l'ordre compétent, sans résoudre le litige au fond. C'est la seule juridiction à cheval sur les deux ordres, composée en nombre égal de conseillers d'Etat et de conseillers à la cour de cassation, présidée par le Garde des Sceaux, qui ne vote que pour départager. C'est également le seul tribunal qui rend des arrêts, le vocabulaire habituel voulant que les tribunaux rendent des jugements, et les cours, des arrêts. Le tribunal des Conflits est saisi dans deux types de cas, qu'on nomme conflit. Soit un conflit négatif, quand aucun tribunal ne se reconnaît compétent, soit un conflit positif, et que celui qui pensera qu'il s'agit de l'hypothèse où les deux tribunaux se déclarent compétents sorte sous les quolibets. Pourquoi voudriez-vous qu'un justiciable qui a un tribunal qui accepte de se prononcer aille demander à l'autre si lui aussi ne voudrait pas statuer ? Le conflit positif est quand le préfet du département prend un arrêté contestant la compétence du juge judiciaire au profit du juge administratif (uniquement dans ce sens, judiciaire vers administratif). Le tribunal des conflits tranche et renvoie l'affaire sans la juger devant le tribunal qu'il a déclaré compétent.

Le Tribunal des Conflits existe encore, puisqu'il a été saisi dans l'affaire du CNE par le gouvernement qui déniait au juge judiciaire (le Conseil de prud'hommes de Longjumeau et la cour d'appel de Paris) la compétence pour juger de la conformité d'une ordonnance, acte du gouvernement, à une convention internationale.

Et c'est le Tribunal des Conflits qui va faire parvenir le droit administratif à l'âge adulte, au lendemain de la chute du Second Empire, à la suite d'un banal accident sur la voie publique.

Le 3 novembre 1871, une fillette insouciante du haut de ses cinq ans et demi, et totalement ignorante que le destin du droit l'a marquée de son sceau, marche dans les rues de Bordeaux. Mais le malheur va frapper la petite Agnès Blanco, sous forme d'un wagon de la manufacture des tabacs de Bordeaux, poussé sans prudence par Henri Bertrand, Pierre Monet et Jean Vignerie, employés de cette manufacture. Le wagon va renverser Agnès et lui passer sur la cuisse, qui devra être amputée. Le père d'Agnès va assigner en justice devant le tribunal judiciaire les trois employés et l'Etat, en la personne du préfet de la Gironde, Adolphe Jean. Le tribunal se déclare compétent, et le préfet de la Gironde, partie au procès et qui avait soulevé cette incompétence, prend un arrêté de conflit, que diable, on n'est jamais mieux servi que par soi même.

Le 8 février 1873, le tribunal des conflits, avec la voix de départage du Garde des Sceaux Jules Dufaure pour rompre l'égalité, va donner compétence au juge administratif, par cette formule célèbre chez les étudiants de deuxième année de droit :

Considérant que la responsabilité, qui peut incomber à l'Etat, pour les dommages causés aux particuliers par le fait des personnes qu'il emploie dans le service public, ne peut être régie par les principes qui sont établis dans le Code civil, pour les rapports de particulier à particulier ; Que cette responsabilité n'est ni générale, ni absolue ; qu'elle a ses règles spéciales qui varient suivant les besoins du service et la nécessité de concilier les droits de l'Etat avec les droits privés ; Que, dès lors, aux termes des lois ci-dessus visées, l'autorité administrative est seule compétente pour en connaître ; (...)

C'est l'arrêt Blanco.

Le droit administratif est né, il est majeur, et indépendant du droit privé, son père naturel. Désormais, il ne s'agit plus seulement de juger de la légalité des actes de l'administration, mais aussi de condamner l'Etat pour les dommages que cause son action. L'Etat devient responsable.

Aujourd'hui encore, le droit administratif fait partie de la branche du droit public, séparée du droit privé. Les juristes se divisent eux même, en imitation, entre publicistes et privatistes.

Les publicistes étudient et enseignent la Constitution, le droit international public (droit des relations entre Etats), mais plus prosaïquement aussi les contrats administratifs, les marchés publics, l'urbanisme, le droit fiscal, le droit de l'environnement, entre autres. Bref tous les droits où une des parties au moins est l'Etat au sens le plus large. Les privatistes quant à eux se consacrent aux droits où l'Etat n'est pas en cause : droit des contrats, droit du travail, droit de la famille, droit des successions, droit commercial...

Ce sont vraiment deux droits différents. Ce ne sont pas les mêmes textes qui s'appliquent, jusqu'à la procédure. Le droit administratif sera d'ailleurs un droit essentiellement prétorien, ce qui fait penser au droit anglo-saxon. Bien des principes résultent non pas d'une loi mais d'une jurisprudence du Conseil d'Etat, et il n'est pas de matière où l'on consacre plus de temps aux recherches et études de décisions antérieures. A tel point que si la bible des privatistes est le Code civil, celle des publicistes est le GAJA (prononcer gaja), le recueil des Grands Arrêts de la Jurisprudence Administrative ; et un publiciste qui croit savoir que le Conseil d'Etat va rendre un Grand Arrêt est encore plus excité qu'une jeune fille qui va au bal.

Le droit administratif a donc sa poésie, avec des noms d'arrêts parfois exotiques (Arrêt Société Commerciale de l'Ouest Africain, dit arrêt du Bac d'Eloka, Tribunal des Conflits, 22 janvier 1921), historiques (Arrêt Prince Napoléon, Conseil d'Etat 19 février 1875), géologiques (Arrêt société des Granits porphyroïdes des Vosges, Conseil d'Etat 31 juillet 1912), politiques (Arrêt Cohn-Bendit, Conseil d'Etat, 22 décembre 1978), ou pas (Arrêt Chambre syndicale du commerce en détail de Nevers, Conseil d'Etat 30 mai 1930). Le Conseil d'Etat propose une sélection de ces grands arrêts sur son site.

Las, la réalité, encore elle, fait toujours voler en éclat les plus belles constructions intellectuelles. Cette belle séparation ne peut pas être absolue et il est des nombreux domaines juridiques qui empiètent des deux côtés de la frontière.

Le droit pénal, par exemple, concerne bien l'Etat et l'individu, puisque le premier se propose de priver le second de sa liberté ou d'une partie de ses biens (autrefois, de sa vie même) pour ne pas avoir respecté les règles qu'il a posées. Mais le droit pénal est pourtant du droit privé, car il relève par essence du pouvoir judiciaire. Ce qui n'empêche que le juge pénal doit pouvoir apprécier de la légalité des actes administratifs qui fondent les poursuites, par exemple de la légalité du refus de titre de séjour à un étranger poursuivi pour séjour irrégulier. C'est cette exception qu'a posé un arrêt du tribunal des conflits du 5 juillet 1951, Sieurs Avranches et Desmarets, et qui a été consacré par l'article 111-5 du code pénal. J'aime la lueur de panique qui apparaît dans le regard du juge correctionnel (expert du droit privé) quand je soulève une exception d'illégalité d'un arrêté préfectoral en invoquant de la jurisprudence du conseil d'Etat et des articles du code de l'entrée et du séjour des étrangers dont le magistrat en face de moi ne soupçonnait même pas l'existence ce matin en se levant....

Le droit fiscal est le postérieur entre deux chaises, la plupart des impositions relevant du droit public, mais celles frappant le patrimoine, concept de droit privé, relevant de ce dernier droit. Ainsi, si le Conseil d'Etat est le juge suprême en matière de TVA ou d'impôt sur le revenu, c'est devant la cour de cassation que vous irez chipoter vos droits de succession ou votre impôt de Solidarité sur la fortune.

Dernier exemple de droit à cheval entre les deux mondes, le droit des étrangers, que votre serviteur pratique assidûment, la délivrance des titres de séjour relevant exclusivement de l'autorité administrative, de même que les mesures de reconduite à la frontière, tandis que la répression du séjour irrégulier et la privation de liberté qu'entraîne une mesure d'éloignement par la force nécessite le contrôle du juge judiciaire.

Mais là, je me dois de respecter la séparation de l'ordre des billets, et je risque d'empiéter sur le domaine du second. Je me dois donc d'arrêter avant le conflit[3].

La suite, lundi.

Notes

[1] Dans la constitution de la Ve république, ce pouvoir est ravalé au rang d'autorité, et le garant de son indépendance est le président de la République, cherchez l'erreur.

[2] Sous l'ancien régime, les juges achetaient leur charge et pouvaient la revendre à leur successeur, comme c'est encore le cas pour les notaires et les huissiers de justice et les commissaires priseur.

[3] Seul les juristes apprécieront le jeu de mot contenu dans cette phrase.

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