Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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mardi 14 août 2007

mardi 14 août 2007

La voix du coeur

Audience de reconduite à la frontière au tribunal administratif de Paris. Le juge délégué siège seul dans cette salle qui du coup semble trop grande. Il demande à sa greffière d'appeler le dossier suivante.

- "Dossier numéro 07-123456, Monsieur I. contre le préfet de police".

Le président prend le dossier de Monsieur I. pendant qu'un avocat se lève et fait signe à son client de venir prendre place à ses côtés. Il s'agit d'un Africain d'une trentaine d'année, vêtu de bric et de broc, vêtements de seconde main que lui a trouvé une association caritative, et au visage étrangement serein par rapport à ceux tordus d'angoisse des autres étrangers dont l'avenir se joue aujourd'hui.

Le président instruit brièvement l'affaire. Monsieur I. a été contrôlé par la police alors qu'il était passager d'une véhicule qui venait de griller un feu rouge. Placé en garde à vue, il a fait l'objet d'un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière (APRF). Le juge des libertés et de la détention a annulé la procédure d'interpellation car comme il n'était que passager du véhicule, la police n'avait aucun motif légal de contrôler son identité. Il a donc été remis en liberté, mais cela est sans incidence sur l'arrêté de reconduite à la frontière. Monsieur I. est Sénégalais, de Casamance. Il est en France depuis cinq ans, seul. Sa famille est restée au Sénégal. Il a déjà demandé des papiers, mais ils lui ont été refusés.

Interrogé sur les raisons de sa présence en France, il a déclaré lors de la garde à vue (la procédure a beau avoir été annulée, elle est produite devant le tribunal administratif, c'est tout à fait légal...) qu'il avait une fiancée dans son village, mais il n'avait pas assez de bien pour pouvoir l'épouser et la faire vivre dignement comme un bon musulman doit le faire. Alors il est venu en France, où il travaille au noir dans le bâtiment. Son employeur, qui est présent dans la salle, explique qu'il a fait en vain des démarches pour qu'il soit régularisé : la préfecture de Police lui oppose la situation de l'emploi, disant qu'il y a des Français au chômage qui pourraient occuper le poste de Monsieur I. L'employeur a répondu au préfet qu'il lui saurait gré de bien vouloir lui communiquer leurs nom et adresse, car il cherche des ouvriers de manière continue depuis deux ans. La préfecture n'a jamais répondu.

Le juge donne la parole à l'avocat, qui soulève des arguments désespérés : il conteste la légalité de la délégation de signature du signataire de l'APRF (la préfecture de police produit l'arrêté de délégation de signature qui est valable) et invoque une atteinte disproportionnée au droit à une vie privée et familiale, mais l'argument ne tient pas : il a de la famille au Sénégal, il y a même une fiancée. Tout ce qu'il a en sa faveur, c'est cinq années de présence sur le territoire. Mais il est seul : il est fidèle à sa promise et vit comme un moine. Sa vie, c'est le travail, se reposer dans une chambre dans un foyer, tout ce qu'il peut économiser étant envoyé à sa famille au Sénégal.

Le juge, avant de clore les débats, demande à Monsieur I. s'il a quelque chose à ajouter.

« Oui. » dit Monsieur I, d'une voie posée. C'est la première fois qu'il parle de l'audience. Son avocat a même sursauté.

Le président lui dit : « Je vous écoute ».

« Je suis ici depuis cinq ans. Je travaille, je ne dérange personne, je ne fais de mal à personne. Je voudrais que ma fiancée puisse me rejoindre ici, car elle me manque. Sinon, quand j'aurai gagné assez d'argent, je retournerai en Casamance, mais c'est dur là-bas ».

Un silence. Il reprend, d'une voix cette fois un peu plus tremblante.

« Je sais que la France a un grand coeur. Tout ce que je lui demande, c'est de m'y faire une petite place ».

Un long silence s'abat sur la salle d'audience.

Le président finit par le briser, en souriant tristement à Monsieur I.

« L'affaire est mise en délibéré, le jugement sera rendu en fin de journée ».

Le soir, quand je téléphone au greffe pour connaître mon délibéré, j'en profite pour demander à la greffière : « Et dans le dossier de Monsieur I. ? C'est la même audience... ».

J'entends un bruit de clavier d'ordinateur puis la réponse tombe.

Requête rejetée.

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