Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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lundi 18 août 2008

lundi 18 août 2008

L'affaire Wizzgo

Aujourd'hui, je vous propose d'étudier une décision judiciaire rendue cet été qui mérite l'attention.

Distribution

La société Wizzgo exploite un logiciel éponyme présenté comme un magnétoscope numérique en ligne.

Ce logiciel, une fois téléchargé, permet d'afficher les programmes des chaînes de la TNT, et d'un simple clic sur l'un d'eux effectué avant sa diffusion, d'en demander l'enregistrement. Une fois le programme diffusé, l'utilisateur, en lançant le logiciel, télécharge automatiquement un fichier vidéo du programme en question.

Ce service est présenté comme gratuit, mais vise à se financer par la publicité qui agrémente la fenêtre du logiciel quand i lest ouvert. Il est, pour le moment, limité à 15 heures de programme sur une période d'un mois.

La société Métropole Télévision exploite une chaîne de télévision baptisée M6 ; la société EDI TV exploite une chaîne baptisée W9 et diffusée uniquement sur le TNT. La société M6 web exploite quant à elle un site baptisé M6 replays, qui permet de revisionner les programmes des deux chaînes précitées. Enfin, les sociétés 89 Productions et C Productions, dont les sièges sont à la même adresse que les deux chaînes de télévision précitées, produisent des programmes diffusés par ces chaînes.

Voilà pour le casting.

Pourquoi tant de haine ?

Ces cinq sociétés se sont émues comme un seul homme de l'activité de la société Wizzgo et ont porté leur émotion en plein mois d'août devant le juge des référés de Paris.

Les demanderesses estimaient que l'activité de la société Wizzgo était parasitaire et constituait une concurrence déloyale à leur égard, puisqu'elle exploite les programmes que ces sociétés ont produit ou acheté sans verser aucune rémunération aux titulaires des droits d'auteur. Elles demandent donc que le juge fasse interdiction à la société Wizzgo de poursuivre son activité en ce qui concerne leurs programmes et soit condamnée à leur verser une provision de 15000 euros à valoir sur les dommages-intérêts qu'ils obtiendront lors d'un procès ordinaire (on dit “au fond”) à venir et à produire les éléments permettant d'établir l'ampleur de ce préjudice (nombre et désignation des programmes de ces sociétés reproduits pour les clients de la société Wizzgo).

La société Wizzgo répondait en réplique (le mot réplique s'imposant ici) que le service qu'elle propose s'assimile en tout point à ce que fait un magnétoscope, artefact parfaitement licite, et que le programme est reproduit in extenso, coupures pub incluses. Elle invoquait donc l'exception de copie privée (article L.122-5, 6° du CPI), celle-là même qui rend licite la reproduction d'une œuvre par un particulier à son seul usage personnel.

And the winner is…

Par ordonnance en date du 6 août 2008, le juge des référés de Paris a fait droit aux demandes des sociétés Métropole Télévision et autres.

Le juge écarte l'argumentation de l'ordonnance de copie privée par des motifs qui, je le crains, ne brillent pas par leur limpidité. On sent que les greffiers habituels sont en vacances, la rédaction des jugements s'en ressent.

Voici ce que dit le tribunal (j'ai légèrement modifié la ponctuation défaillante de l'ordonnance ; je n'ai pas touché aux mots en eux-même).

(…)L’autorisation de la loi est tirée de l’exception de copie privée, laquelle, dérogatoire, est d’interprétation stricte, et d’une technique qui permettrait d’invoquer le bénéfice de l’article L. 122-5, 6° du Code de la propriété intellectuelle par la création d’une copie transitoire destinée à un usage licite ;

L’ajustement de la technique logiciel aux prescriptions légales évoque une pratique “limite” habituelle des publicitaires en matière de boissons alcooliques et de tabac ; que le rapprochement est justifié par les caractéristiques d’un service qui repose d’abord sur une inscription dans le sillage d’une “addiction” des consommateurs, en l’espèce l’attrait pour les nouvelles technologies de l’image et audiovisuelle et la gratuité apparente, la position du problème des pouvoirs du juge des référés face à des pratiques qui tentent de limiter l’effet des prohibitions légales ;

J'avoue ma perplexité face à ce paragraphe. La juxtaposition de deux substantifs non séparés par un tiret, qui plus en en faute d'accord (« la technique logiciel »), n'est pas correcte en français. Le juge semble ensuite faire une analogie avec les manœuvres des producteurs d'alcool ou de tabac pour contourner la législation prohibant la publicité, mais cette législation sanitaire est sans lien aucun avec la présente affaire qui porte sur le droit d'auteur exclusivement, la publicité n'étant que la source des revenus des parties. Quant à la mention de l'addiction des consommateurs aux nouvelles technologies, je la trouve incongrue, discutable, et sans intérêt pour la solution du litige. Voilà qui n'aide pas à la compréhension.

Reprenons, en sautant le paragraphe où le tribunal rejette la demande de la société de Wizzgo tendant à ce qu'une question préjudicielle soit posée sur ce point de droit à la Cour de Justice des Communautés Européennes, au motif que les délais d'une telle procédure sont incompatibles avec la rapidité de la demande en référé. Passons rapidement en relevant que ce motif n'est pas pertinent, et qu'il aurait été plus simple de rappeler que le juge national est compétent pour interpréter le droit européen, et que l'article L.122-5, 6° du CPI n'est en tout état de cause pas du droit européen mais du droit national.

Les demanderesses font valoir les règles acquises pour la protection des droits de propriété intellectuelle dans le domaine de la photocopie, de la reproduction des supports numériques ; … le défendeur soutient que, comme pour un magnétoscope, la copie utilisable est faite chez le particulier et sur son action pour son usage privé ; qu’à tout le moins ce service suppose l’utilisation coordonnée des moyens techniques de la société et de l’utilisateur ;

Les principes juridiques et économiques en cause sont clairs ; la copie privée, qui fait exception au droit de la reproduction de l’œuvre, est par définition sans valeur économique, ne pouvant supporter pratiquement un acquittement de droits de reproduction et n’étant pas placée sur un marché ; la production et l’acquisition des matériels nécessaires sont [donc] licites ;

Le service querellé, économique, qui n’est pas de l’ordre du don, qui permet la réalisation par son utilisateur d’une copie est illicite quel que soit le montage technologique ; il est interdit de créer et s’approprier une richesse économique à partir d’un service de copie d’œuvres ou de programmes audiovisuels qui se soustrait à la rémunération des titulaires des droits de propriété intellectuelle ; le service offert par la société WIZZGO est [donc] manifestement illicite ; (…).

Deux remarques là aussi. D'une part, la jurisprudence a déjà établi qu'un échange d'enregistrement sur la base du don était également illicite s'il sort du cadre privé proche permis par l'exception de copie privée (il s'agissait d'une personne enregistrant des films diffusés en français sur la télévision nationale et envoyait les cassettes à sa famille installée à l'étranger). la copie privée ne doit pas sortir du foyer. D'autre part, il faut rappeler que les disques durs des ordinateurs ne font pas l'objet à ce jour (gageons que ça ne durera pas) de la perception d'une redevance reversée aux sociétés d'auteurs comme tel est le cas pour les disques durs et DVD réinscriptibles ou non des magnétoscopes de salon. Les programmes audiovisuels transitant sur les serveurs de Wizzgo puis chez le client passent par des supports mémoire non soumis à cette rémunération. On peut donc se demander ce qu'il en serait si la commission prévue à l'article L. 311-5 du code de la propriété intellectuelle relative à la rémunération pour copie privée[1]taxait ainsi les mémoires des ordinateurs…

La société Wizzgo se voit donc interdire de proposer l'enregistrement des programmes de M6 et W9, sous astreinte de 10.000 euros par infraction constatée, et doit fournir aux demanderesses les données relatives à leurs programmes ainsi illicitement enregistrés. Autant dire que si les autres chaînes de la TNT font de même, c'est la survie même de Wizzgo qui est en cause.

Enfin, cela pose à nouveau la question récurrente du modèle économique dit du « web 2.0 », déjà soulevé lors de l'affaire Fuzz. Ce modèle repose, je le crains, sur des mythes, le principal étant celui de la création de richesse à partir d'une matière première qui serait gratuite, que ce soit le contenu des blogues (Wikio), du User Generated Content (Youtube, Fuzz) ou des flux RSS des autres sites (Lespipoles). Déjà que l'idée de faire payer ses services par d'autres que ses clients (comprendre : par la pub) me paraît pour le moins audacieuse, seul Google ayant réussi pour le moment ce tour de force (encore que de plus en plus de ses services gratuits sont proposés en version améliorée payante, selon le bon vieux modèle du web 1.0.

Au-delà de sa viabilité économique, qui ne concerne que les associés de ces sociétés commerciales (Wizzgo est une Société Anonyme), ses créanciers et dans une moindre mesure ses clients, le problème de la licéité du modèle semble de plus en plus douteuse. Une telle activité faite sans le consentement des fournisseurs de la matière première est illicite car parasitaire.

Ajoutons à cela la crise du secteur du crédit bancaire, et il n'y a plus qu'à se demander si ça ne sent pas l'explosion prochaine de bulle, explosion 2.0 (béta) bien sûr…

Notes

[1] C'est son nom officiel, je n'y peux rien.

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