Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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mardi 28 décembre 2010

mardi 28 décembre 2010

L'affaire “la carte et le territoire“

L’attribution d’un prix Goncourt ne peut se faire sans être accompagné d’une polémique. L’attribution de l’édition 2010 de ce prix à Michel Houellebecq pour son livre “La carte et le territoire” n’ayant guère été contesté en elle-même, il fallait autre chose.

Et c’est de l’internet qu’est venue la tradition salvatrice.

En effet, un blogueur s’affirmant juriste a pris l’initiative de publier le roman de Michel Houellebecq dans un format électronique ouvert (le .pdf) gratuitement. Il affirmait que sa décision était parfaitement légale, du fait qu’il était établi (et ce n’était en effet guère contestable) que certains passages du dit livre étaient manifestement tirés de Wikipédia, la version francophone de l’encyclopédie libre Wikipedia (sans accent sur le e).

Son raisonnement était le suivant :

1. Les articles de Wikipédia sont des œuvres de l’esprit publiées sous licence d’œuvre en partage (ou creative commons, cc en anglais)paternité-partage à l’identique” (BY-SA en anglais, que je retiendrai par la suite brevitatis causa), c’est à dire qu’elles peuvent être librement reproduites à une double condition : indiquer l’auteur et partager l’œuvre dérivée aux mêmes conditions.

2. Michel Houellebecq a reproduit plusieurs passages de l’encyclopédie Wikipédia, en l’occurrence tirés des entrées consacrées à la biographie de personnalités médiatiques françaises.

3. Dès lors, cette œuvre dérivée est nécessairement publiée sous licence CC-BY-SA.

4. Donc cette licence permettait à ce blogueur de reproduire cette œuvre à l’identique sur son site, en en indiquant l’auteur et en publiant ce texte sous la même licence.

Quod Erat Demonstrandum.

L’argument juridique ayant quelque apparence de cohérence, complété par l’aplomb de la personne ayant publié cet article, la presse a fini par se poser la question et a commencé à relayer l’info, sur un ton cependant louablement prudent.

Finalement, les Éditions Flammarion ayant eu vent de l’affaire ont mis l’intéressé en demeure de retirer ce fichier sous peine de poursuites pour contrefaçon.

Et ledit juriste a jugé plus prudent d’obtempérer, non sans persister et signer qu’il maintenait qu’il avait raison. Sans doute craignait-il de tomber sur un juge moins compétent que lui en matière de propriété intellectuelle. À moins que ce ne soit sur un juge plus compétent ?

Car à mon sens le raisonnement ne tient pas. Le point erroné est le point 3, que l’on pourrait appeler la théorie de la contamination.

Rappelons brièvement le droit français en la matière. Dès lors qu’une création originale atteint le degré de sophistication qui en fait une œuvre de l’esprit, elle est protégée par la loi qui attribue automatiquement et sans aucune formalité de déclaration ou d’enregistrement à son auteur un monopole d’exploitation (parfois improprement appelé copyright, qui est un terme anglais désignant un autre régime, celui du droit anglo-saxon, qui privilégie la protection de l’œuvre au détriment de l’auteur). Seul l’auteur peut décider de la divulgation de cette œuvre, seul lui peut consentir aux deux modes d’exploitation de cette œuvre : la représentation (l’exposition d’une toile, la représentation d’une pièce) et la reproduction (pressage de disques compacts, copies 35 mm pour les salles de cinéma…), sous la seule exception des hypothèses prévues à l’article L.122-5 du Code de la Propriété Intellectuelle (CPI), dont la célèbre exception de copie privée et celle de courte citation. À ces droits patrimoniaux, qui peuvent être cédés, s’ajoute un droit moral incessible et perpétuel de faire respecter l’œuvre (art. L.121-1 du CPI).

Écartons d’emblée le faux débat sur leur validité en droit français. Doublement faux débat, car si j’en ai entendu parler, je n’ai jamais vu quelqu’un soutenir que les licences CC ne seraient pas valables en droit français. Je me demande donc même si ce débat existe réellement.

S’il est vrai que ces licences ne sont pas expressément consacrées par le Code de la propriété intellectuelle, bâti autour de la protection du monopole d’exploitation de l’auteur, ce débat n’a à mon sens absolument pas lieu d’être. Le droit d’auteur français a toujours admis que l’auteur était libre de décider des conditions dans lesquelles son œuvre était divulguée : l’article L.121-2 du CPI le dit d’ailleurs expressément. Par défaut comme disent les informaticiens, l’œuvre est présumée relever de ce monopole d’exploitation, le plus protecteur des droits de l’auteur : il faut l’accord écrit de l’auteur pour tout ce qui ne relève pas des exceptions de l’article L.122-5. Mais si l’auteur décide de publier son œuvre sous licence d’œuvre en partage, non seulement la loi le lui permet mais il ne fait aucun doute qu’elle protègera ce mode de partage comme elle protège le mode plus restrictif du monopole. Le CPI protège l’auteur, mais dans la mesure où celui-ci désire être protégé.

D’ailleurs, le Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique a rendu le 26 juin 2007 un avis n°2007-1 sur ces licences, avis où pas un seul instant la validité de ces licences n’est remise en question.

Donc le problème ne se situe pas au niveau de la validité de la licence BY-SA. Le problème est : quelles sont les conséquences juridique du non respect de cette licence ?

Notre juriste émet une théorie qui a le mérite de l’originalité : celle de la contamination par la licence. Elle règle le problème en le niant. La licence CC-BY-SA ne peut pas être violée car elle s’impose à l’auteur de l’œuvre secondaire. Son œuvre, qu’il le veuille ou non, devient elle-même en CC-BY-SA.

Mais force est de constater qu’elle ne repose sur aucun texte légal en vigueur, et qu’au contraire, le droit français consacre une autre solution, celle du droit commun de la responsabilité.

Reproduire une œuvre en violation de la licence consentie est tout simplement une reproduction non autorisée. C’est à dire une contrefaçon. Que l’œuvre contrefaite soit soumise au régime du monopole ou du creative commons est désormais sans importance, puisque dans les deux cas, les autorisations de l’auteur ont été outrepassées.

Une contrefaçon est une faute civile et un délit pénal : article L.335-2 du CPI. Et le titulaire du droit de reproduction de l’œuvre, que ce soit l’auteur lui-même ou la personne à qui il a cédé ce droit (on parle alors de l’ayant-droit) peut poursuivre le contrefacteur et obtenir des dommages-intérêts et même si cette mesure est la seule permettant de mettre fin au trouble, la saisie des exemplaires contrefaisant l’œuvre (ce qui sur un support électronique n’a aucun sens ; du moins la justice peut-elle ordonner que la mise à disposition prenne fin).

Mais pas plus que l’auteur de l’œuvre contrefaite ne devient juridiquement le propriétaire des contrefaçons, l’œuvre contrefaisant une œuvre en partage ne devient elle-même œuvre en partage.

Quelle était la solution juridique ici ?

Chaque article Wikipédia est une œuvre de l’esprit autonome. Elle est généralement de collaboration, c’est à dire que la qualité d’auteur est partagée par tous les contributeurs y ayant apporté une part significative de leur créativité (cette liste est disponible pour chaque article qui archive la liste des contributeurs avec chacune de leurs contributions). La Fondation Wikimedia, qui pilote le projet, n’a jamais revendiqué la qualité d’auteur, ni même d’éditeur, insistant sur le fait qu’elle n’est qu’hébergeur de l’encyclopédie collaborative. La seule obligation des contributeurs, qu’ils sont réputés avoir accepté en opérant une contribution, est de mettre leur œuvre à disposition sous licence CC-BY-SA.

Donc les auteurs des articles ayant été contrefaits dans le roman de Michel Houellebecq ont seul qualité à agir en justice. La contrefaçon en question n’occupant que quelques paragraphes d’une œuvre de 428 pages, il est inenvisageable d’obtenir l’interdiction de la distribution de l’œuvre de Michel Houellebecq, nul ne pouvant sérieusement prétendre que ce livre n’étant pas lui-même une œuvre de l’esprit digne de la protection de la loi. L’action ne pourrait aboutir qu’à des dommages-intérêts (et le préjudice subi par les auteurs des fiches des personnalités concernés ne me paraît pas très élevé) et à l’obligation mise à la charge de l’éditeur de mentionner la paternité des passages en question. Notons d’ailleurs que un simple “source : wikipédia” ne me paraît pas satisfaire à la licence CC-BY-SA, puisque comme on l’a vu, Wikipédia n’est pas l’auteur ni même seulement une personne morale. Il faudrait identifier l’auteur des paragraphes en question, et c’est à lui qu’il faudrait attribuer la paternité. Vous voyez que les licences CC ne sont pas si simples que ça (mais le droit de la propriété intellectuelle est très subtil, et donc complexe).

Je crois savoir que ces auteurs ont d’autres chats à fouetter, et surtout peu l’envie d’investir dans une action en justice dont l’intérêt semble difficile à cerner et peu compatible avec l’esprit de partage qui préside à la réalisation de cette encyclopédie. Cette affaire devrait donc en rester là.

En tout cas, en aucun cas une personne tierce, et ne prétendant même pas être un des auteurs de l’œuvre contrefaite, ne peut décider de faire justice lui-même en déclarant aboli le monopole d’exploitation de l’auteur et en distribuant l’œuvre d’autrui. Cela revient à répondre à la contrefaçon par la contrefaçon. Et comme toujours en droit, deux torts ne s’annulent pas, ils s’additionnent.

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